Beaucoup de temps s'est écoulé depuis ma dernière mise à jour, je sais. Mes excuses à ses quelques lecteurs, mais elle refusait de s'écrire, comme tout le reste.
Ce chapitre est dédié à F.
6 – Namida
En apparence, rien n'avait changé. Saya et moi étions toujours dans la même classe, toujours inséparables, et presque chaque soir nous rentrions ensemble chez elle, faisions nos devoirs ensemble dans la bibliothèque, et s'il n'était pas trop tard nous nous enfermions un moment dans sa chambre à écouter de la musique et à parler de douces futilités.
Mais parfois, je la surprenais à baisser les yeux, elle que je n'avais jamais vu plier auparavant. Et quand elle souriait, ça n'arrivait jamais jusqu'aux yeux.
La Saya du lycée ne ressemblait pas à celle d'avant, et ce n'était pas juste parce qu'elle portait un uniforme de fille. La Saya dont j'étais tombée amoureuse avait été taciturne, mais jamais effacée ; et plutôt que sa chaleur, son éternel calme masquait à présent un abîme de tristesse.
Nous n'avions parlé qu'une fois de la maladie qui rongeait sa mère, et de ce qu'il adviendrait lorsqu'elle mourrait. Dans la chambre aux rideaux rouges, les silences se faisaient de plus en plus longs. Je sentais son besoin brûlant de se confier, mais sa fierté l'en empêchait, comme elle la forçait à retenir ses larmes.
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La fin du premier trimestre est arrivée sans qu'elle sorte de cette espèce de torpeur. Pour la première fois depuis que je la connaissais, Saya a eu de moins bonnes notes que moi aux examens.
Au début des vacances d'été, je l'ai invitée à partir avec moi quelques jours, pour se changer les idées, mais elle a décliné.
Quand je suis rentrée, après ces deux semaines à la montagne, elle avait des cernes immenses. Je me suis assise à côté d'elle sur son lit, et là j'ai vu que les calligraphies sur le mur de sa chambre avaient été décrochées. Il n'y en avait plus qu'une, très grande, en plein milieu – l'idéogramme de « mort », tracé avec rigueur et élégance ; Saya semblait ne pas pouvoir en détacher ses yeux.
Je me suis relevée et approchée du mur, et j'ai commencé à arracher la feuille. Saya s'est précipitée pour m'arrêter, m'a attrapé le bras.
- S'il te plaît...
Je me suis tournée vers elle pour voir son expression, suppliante, perdue, qui lui allait tellement mal que je me suis sentie impuissante jusqu'à la rage.
J'ai forcé sur son bras pour finir d'arracher le papier du mur, avant de la tirer vers moi et de la serrer dans mes bras.
- Arrête de te faire du mal.
Elle s'est débattue un instant pour se dégager, puis m'a frappé la poitrine une fois, deux fois, avant de s'effondrer sur moi. J'ai à moitié perdu l'équilibre, me suis rattrapée en m'appuyant le dos contre le mur. J'ai senti ses mains qui se crispaient, agrippaient mon t-shirt, ses ongles longs pinçant douloureusement ma peau.
J'ai commencé à lui caresser les cheveux. Doucement, graduellement, elle a lâché prise.
Elle a pleuré longtemps, le visage enfoui dans le creux de mon épaule. Tout ce qu'elle avait retenu depuis des mois, cette immense tristesse qu'elle avait tenté de ne montrer à personne, se déversait d'un seul coup contre moi.
Un gros noeud s'est formé dans ma gorge, m'empêchant de parler, et au bout d'un moment, je me suis rendu compte que je pleurais aussi.
Mes joues étaient encore humides quand elle a enfin relevé la tête. Ses yeux étaient rouges, mais son visage plus serein qu'il ne l'avait été depuis la rentrée des classes. Elle s'est dégagée de mon étreinte, s'est redressée face à moi.
Elle a commencé :
Pardon, je...
Elle s'est interrompue, a baissé la tête.
Je me suis redressée à mon tour, et je lui ai déposé un baiser sur le front.
- Ne t'excuse pas, idiote.
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J'ai passé le reste de l'été à la sortir de cette grande maison austère, l'emmenant faire du shopping, la traînant à la plage. Au début, je devais beaucoup insister, mais au fur et à mesure je devais moins lui forcer la main.
A la rentrée de septembre, elle souriait presque normalement.
A la première interro du trimestre, elle avait à nouveau les meilleurs notes du lycée.
Quand, deux mois plus tard, une de ses tantes est venue la chercher en plein cours, j'avais presque oublié.
Dès la fin de l'heure, j'ai ramassé mes affaires et je suis partie du lycée pour la demeure des Izumi. J'ai couru.
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Je suis entrée dans sa chambre, elle terminait de mettre le hakama rouge que j'avais si souvent vu sa mère porter.
Une dernière fois, j'ai fermé la porte à double tour derrière moi.
Une dernière fois, Saya a poussé le son de sa chaîne hi-fi assez fort pour couvrir tous les bruits de la maison.
Une dernière fois, nous nous sommes assises côte à côte sur le lit.
Une dernière fois, elle a attendu la fin de la première chanson pour rompre le silence.
Il ne te restait pas deux heures de cours ?
Ca se rattrape facilement.
Je me suis tournée vers elle. Elle regardait le plafond avec un air juste un peu triste.
Ce n'est pas comme si on n'allait plus se voir, non ?
Non, bien sûr, mais ça ne sera plus pareil. Ce ne sera plus... ici.
J'ai parcouru la chambre du regard. Rien n'avait bougé.
Tu n'emmènes rien ?
Elle a secoué la tête en dénégation.
Ce serait encore plus pénible, je crois. Ca me rappelerait trop... dehors.
Elle a fermé les yeux.
Un instant, je me suis remémoré tous les moments que nous avions passés ensemble dans cette chambre – et avec eux, toutes ces fois où j'avais eu envie de lui avouer mes sentiments, et ne l'avais pas fait parce que je ne voulais pas la perdre.
A présent, la perdre avait beaucoup moins d'importance, parce qu'elle s'éloignait de toute manière de moi. Elle allait abandonner la part de sa vie dans laquelle j'avais une place, embrasser ce Don qui nous séparait et en faire le centre absolu de son existence. Quoiqu'il arrive, notre relation serait immanquablement changée, dès l'instant où nous rouvririons la porte.
Parce qu'il me restait si peu à perdre, je me suis penchée sur elle, et je l'ai embrassée sur les lèvres, tout doucement, comme j'avais rêvé de le faire des centaines de fois.
