«- Ma Dame ?
- oui Eléa, que puis-je faire pour toi ?
- Je voulais … je voulais vous remercier pour hier soir. Vous l'avez empêché de …
- Il m'a promis il y a bien longtemps qu'il ne toucherait à aucun des gens de ma maison. Et je ne voulais pas que tu perdes ton sourire.
- Ma Dame ?
- Geoffroy-Théodore s'y entend peut être au lit, mais ce qui est pris sans consentement implique de terribles conséquences. Ne voulant pas de ce qu'il te proposait, tu aurais perdu ce sourire que j'aime tant.
- Ma Dame, comment pouvez-vous savoir que je ne voulais pas ? Je me suis efforcée de ne pas bouger.
- Justement, Eléa. Tu n'as pas répondu. Et tes yeux sont très expressifs. Mais Geoffroy-Théodore ne voit pas l'essentiel. Y a t-il autre chose ?
- Ma Dame … on dit que sous votre voile se cache un visage défiguré, que votre visage a brûlé un soir. Ma Dame, je sais que je ne peux pas avoir mal à votre place, mais puis-je vous aider à quelque chose ?
- Pourquoi voudrais-tu m'aider, Eléa ? N'as-tu pas assez de ta peine et de tes ennuis ?
- Ma Dame, je sais que je ne devrais pas dire ça, mais je vous vois chaque jour un peu plus triste. Je voudrais que vous puissiez rire joyeusement. Chaque jour, je vous sens vous éloigner de ce monde, je vous sens partir dans votre propre monde. Je voudrais vous aider parce que … parce que je vous aime bien.
- Brûlé … Non Eléa, mon visage n'est pas brûlé. Peut-être aurait-ce été mieux … Approche, Eléa.»
Eléa avance de quelques pas. Sibel désigne la place à côté d'elle sur le canapé et Eléa s'y place timidement. Sibel est de dos. Elle enlève son voile et montre son visage à Eléa. Celle-ci porte ses mains à sa bouche, stupéfaite.
«- Ma Dame …
- Voilà mon visage, Eléa. Comme tu le vois, il ne porte pas de trace de brûlure. Les filles du harem ne l'ont jamais vu, de même que personne au domaine, mis à part Geoffroy-Théodore et toi.
- Ma Dame, c'est une honte de porter un voile avec votre visage.
- Le choix ne m'appartient pas. Eléa ?
- Oui, ma Dame ?
- Je te suis reconnaissante pour tes paroles et ton soutien. Tu ne peux pas m'aider, je ne souffre pas physiquement. Mais tu es la première à me proposer de m'aider, et cela n'a pas de prix pour moi. Désormais, je t'interdis de me vouvoyer et de m'appeler ma Dame quand nous sommes seules.
- Merci, ma Dame.
- Eléa …
- Excusez-moi, je vais perdre cette habitude rapidement, je le promets.
- Bien. Et parle-moi comme à une égale. Cela me ferait plaisir.
- D'accord !
- Dis-moi Eléa, comment es-tu arrivée ici ?
- Je suis orpheline. Je vivais en Italie avec mes parents et mon frère, mais mes parents sont morts dans un accident de voiture. Nous étions dans un orphelinat, mais quelqu'un est venu chercher mon frère pour un entraînement quelque part en Grèce. Je suis restée à l'orphelinat pendant un mois encore, et un jour, le maître est arrivé et a signé les papiers de ma tutelle. Cela fait quatre ans que je sers dans ce pavillon, mais pour mon apprentissage, je travaillais dans un autre pavillon. Et tu m'as remarqué et fait venir travailler ici. Et toi ? Tu dois être là depuis longtemps, non ?
- Depuis très longtemps, oui. Tu as quinze ans, n'est-ce pas ? Tu es arrivée ici à cinq ans. Vois-tu … je suis arrivée à quatre ans ici. D'un certain côté, Geoffroy-Théodore m'a beaucoup donné. J'ai eu une très bonne éducation. Les meilleurs professeurs. Un emploi du temps modifiable. Il était comme un père à l'époque. Et j'ai grandi. J'ai changé. Et il a commencé ce que tu sais. J'avais un frère aussi. Il s'est enfui pendant que j'attirais les gardes loin de lui. Il était appelé par les étoiles, tu comprends. Il fallait qu'il parte. Moi je pouvais bien rester encore un peu
- Appelé par les étoiles ?
- Connais-tu les constellations du zodiaque ? Mon frère a été appelé par l'une d'elle, la constellation du Verseau. Je ne l'ai entendu que parce que j'étais de sa famille et que nous étions très liés. Je savais que cet appel ne m'était pas destiné, alors je l'ai fait partir. Et j'en suis fière. Geoffroy-Théodore est aussi attiré par les femmes que les hommes. Il aurait fait de Dorian son jouet, tout comme nous. Et Dorian aurait fait une bêtise. Il aurait été incapable de se soumettre. Je ne sais pas où il est et s'il va bien, mais je le sais en vie dehors. Il serait déjà mort ici. Sais-tu jouer du piano ?
- Non, mais tu n'aura pas le temps de me l'apprendre. C'est l'heure de la visite au harem.
- Allons leur faire mon voile cachant mon visage. A ton avis, qu'est-ce que ce sera, après les brûlures ?
- De quoi ?
- Personnellement, je pense qu'elles vont mettre le voile sur le dos d'une déformation.
- Pourtant, elles sont là depuis longtemps, non ? Elles ont du te voir quand tu étais petite.
- Il en reste tellement peu de quand j'étais petite. Une, il me semble, n'est pas partie. Elle est la doyenne du harem. Et elle est muette. Allons-y.»
Sibel, à seize ans, joue de la harpe. Un homme entouré d'une grande cape qui cache son corps et son visage arrive derrière elle et l'enlace. Elle arrête de jouer et répond à l'étreinte. Elle se sert le plus possible contre l'homme.
«- Je pense que nous pourrons bientôt partir.
- Nous partons à trois.
- Quoi !
- Je ne laisserai pas Eléa avec ce malade. C'est grâce à elle que je ne suis pas devenue folle, on doit l'emmener.
- Elle sait se battre ?
- Tous les domestiques apprennent à se défendre. Ils sont les seuls à aller quelquefois dehors.
- Tu y tiens vraiment, n'est-ce pas ?
- Enormément.
- Préviens-la. Mais qu'elle ne soit pas un poids.
- Ne t'inquiète pas.
- Je dois y aller. Les gardes vont se demander où je suis passé. A bientôt, mon amour.»
Sibel marche dans une maison de jade. Elle entre dans une pièce où est rassemblée une cinquantaine de jeunes filles. Toutes se taisent à l'arrivée de la jeune fille, sauf un groupe qui ne l'a pas vu.
«- Moi je vous dit que la petite Sibel, elle doit bien en prendre son pied. Et elle doit tenir la forme, aussi, elle qui voit le maître plusieurs nuits par semaine. Ce qui est sûr, c'est qu'elle doit aimer ça. Et elle n'a pas tort, car le maître, au lit, … et ce voile qui cache ses réactions ! Je parierais que ça cache une horrible malformation !
- Tes propos seraient dignes d'intérêt, Manuela, s'ils reflétaient une quelconque vérité. Malheureusement pour toi, tu es dans le faux le plus total qui soit, dans tous les sujets. Maintenant tais-toi.
- Tu n'aimes pas quand on te critique, hein, Sibel ? As-tu peur de perdre ta place ? A cause de ton visage, peut-être ? Montre-le moi ! Montre-moi ce que tu caches !
- Par ordre de celui qui t'a recueilli, personne ne doit voir mon visage. La sentence pour une désobéissance est la mort. Es-tu vraiment prête à tout tenter, Manuela ?
- … non.
- Bien. Restons-en là. Je suis venue pour la gestion du harem. Y a t-il quelque chose qui pose problème ? Le maître envisage de refaire le salon bleu, mais il m'a demandé de vous consulter pour l'aménagement, j'attends donc les propositions …»
A la fin de la réunion, Sibel tourne les talons, prête à repartir, quand un poids la renverse et la maintient par terre.
«- Tu ne croyais quand même pas que j'allais m'abaisser à t'obéir, petite putain. Je vais enlever ce voile, et tout le harem verra ton visage. Le maître ne peut pas remplacer tout son harem d'un coup.»
Tout en parlant, Manuela attrape le voile et tire d'un coup sec dessus. Sibel baisse la tête, permettant à ses cheveux de cacher son visage. Manuela s'apprête à lui tirer les cheveux pour lui faire relever la tête quand un coup l'atteint à la tempe. Etourdie, elle voit Eléa se pencher près de Sibel et lui mettre son voile en main. Manuela se lève, prête à se battre quand la voix du maître se fait entendre.
«- Voilà une bonne preuve de fidélité venant d'Eléa, non ? Et un piteux exemple de l'ambiance qui règne dans mon harem, quoiqu'il ne me déplaise pas que vous vous battiez pour moi. Néanmoins, Manuela, tu étais en tort en voulant enlever le voile de Sibel, et tu le sais. Sibel est ma favorite, et ses ordres viennent avant tes désirs. Tu as enfreint les règles.
- Maître, je vous en supplie, ce n'était pas moi, je n'étais pas moi-même ! Je ne recommencerai pas, je vous le jure ! Maître, je vous en prie !
- Tu veux te racheter ? Soit, viens avec moi. Tu te rachètera peut-être. Mais n'y compte pas trop. Contrairement à ce que tu crois, je n'hésiterais pas à toute vous remplacer pour garder Sibel. Suis-moi.»
Manuela sort derrière Geoffroy-Théodore, l'air vainqueur. Sibel la regarde partir puis soupire.
«- Elle va mourir.
- Tu ne peux pas dire ça ! s'indigne une rousse. Le maître a dit qu'il lui pardonnerait peut-être. Ca lui laisse une chance.
- Le maître ne pardonne jamais, je suis bien placée pour le savoir. Quoiqu'elle fasse, quoiqu'elle dise, le maître la tuera.
- Sur ton ordre ! crie une brune.
- Je ne le verrai pas avant des jours. C'est toujours comme ça quand il tue quelqu'un.
- Tu ne dis que des mensonges ! continue la rousse.
- Depuis combien de temps es-tu là ? Six mois ? Alors tu ne sais rien. Tu crois ce harem magnifique ? Tu peux avoir tout ce que tu veux, tu n'as qu'à claquer des doigts. En échange, tu n'à qu'à lui plaire. Est-ce comme ça que tu vois ta position ? Alors écoute : je suis là depuis près de quatorze ans, et des filles comme toi, j'en ai vu défiler. Aucune n'a tenu plus d'un an. Je connais chacune des habitudes du maître, chacun de ses tics. Je connais ses préférences, ses réactions, je peux deviner ses pensées. Alors ne viens pas me dire que je dis des bêtises. Depuis le temps que je suis là, chacune des filles qui est passée par les portes principales ne sont jamais revenues et j'ai assisté à nombre d'exécutions de celles qui ont bravé les règles. Ne te crois pas supérieure parce que tu lui plais aujourd'hui. Sois-le parce que tu dures.»
