Sibel, dix-neuf ans, est assise sur le canapé de son salon, engoncée dans une couverture en laine. Eléa la rejoint avec du thé. Elle les sert et s'assoit par terre.
«- Eléa, je t'ai déjà dit de ne pas t'asseoir par terre. Tu peux te mettre sur le canapé.
- Si quelqu'un arrive et me voit assise comme une invitée, je risque mon poste et ma vie. Et j'aime bien le sol.
- Qu'ont-elles dit ?
- De ton absence ? Certaines pensent que tu les snobes, d'autres sont au courant pour ton malaise. Tu fournis encore un bon sujet de discussion. La plupart sont rassemblées chez Morgwenn, la muette, pour en parler.
- Je devrais y aller.
- Tu viens de faire un malaise, tu es de plus en plus pâle, tu ne manges plus. Il est hors de question que tu sortes. Tu vas rester ici. Je ferai venir qui tu veux pour te distraire, mais tu ne bouges pas de ce canapé.
- Eléa, sais-tu ce que j'ai appris ? Sais-tu ce que m'a dit le docteur ?
- Non, je n 'étais pas de service quand il est venu.
- Il m'a dit … que … Eléa, je suis enceinte.
- Oh Mon Dieu ! Ce n'est pas possible ! Sibel … tu ne peux pas … il doit y avoir une autre explication … quelque chose …
- Ce n'est pas le pire.
- Ca existe, pire que ça ?
- Geoffroy-Théodore n'est pas le père.
- On est perdus. Tous. Toi, moi, le père.
- Geoffroy-Théodore n'est pas sensé savoir qu'il n'est pas le père. Je suis enceinte de deux mois et cela fait deux mois qu'il est parti. Il n'est pas sensé savoir que je ne me sens pas un devoir de fidélité envers lui.
- Et qu'en dit le père ?
- Il ne le sait pas. Tu le connais comme moi, je ne sais pas comment il réagira.
- Et pour le bébé ? Que vas-tu faire ?
- Je vais le garder. Je ne peux pas avorter, Geoffroy-Théodore le saurait. Et je ne veux pas qu'il soit donné à des précepteurs dès la naissance, ce qui fait qu'il restera au pavillon avec moi. Je l'élèverai seule ici.
- Le maître va être content. Il rêve depuis longtemps d'un enfant de toi. Tu consolides ta place de favorite et tu t'amènes les bonnes grâces du maître. Enfin, s'il n'apprend pas l'identité du père de l'enfant. Tu ferais mieux de le prévenir, celui-ci, ou il fera une bêtise.
- Va me le chercher, alors. Dis que je le demande car j'ai vu des traces de pas dans le domaine qui ne ressemblent pas aux chaussures que l'on porte ici ou une bêtise de ce style. Il se doit de venir aussitôt.»
Eléa sort. Sibel s'enfonce un peu plus dans le canapé. Des larmes s'accumulent au coin de ses yeux, mais ne tombent pas.
«C'est une catastrophe.»
Geoffroy-Théodore va et vient dans une pièce. Eléa passe en coup de vent et fonce dans les cuisines. Il l'arrête quand elle repasse devant lui.
«- Alors ?
- Laissez-moi y aller, c'est urgent !
- Répond !
- Ca se passe comme un accouchement. Maintenant, laissez-moi passer !»
Il la lâche et elle se précipite dans la chambre.
Sibel est assoupie dans son lit. A côté d'elle repose un bébé. Elle se réveille quand Geoffroy-Théodore entre. Elle est en sueur et semble exténuée. Elle s'assoit sur son lit et prend le bébé.
«-Geoffroy-Théodore, voici mon fils. Il s'appelle Lénaïc.
- Mon fils … Il est magnifique. Comment l'as-tu appelé ?
- Lénaïc. Il est de tradition dans la famille que les mères choisissent le prénom de leur enfant.
- Il en sera ainsi. Dors, Sibel, repose-toi. Je suis fier de toi.»
Sibel repose son fils à côté d'elle et se recouche de manière à pouvoir voir son fils.
Geoffroy-Théodore, Lénaïc dans ses bras, est en face d'Axel, le chef de la garde.
«- Tu as bien compris, Axel ? Je veux que la garde soit doublée autour de cette maison. S'il arrive quoi que ce soit à mon fils, je t'en tiendrai pour responsable.
- Je protégerai cet enfant, maître.
- Bien. Je te laisse avec Sibel pour les mesures à prendre. Elle n'aime pas trop se sentir observée.»
Geoffroy-Théodore sort. Axel se précipite vers la jeune fille et son bébé. Il l'embrasse rapidement et prend l'enfant dans ses bras.
«- J'ai cru qu'il ne partirait jamais. Alors voici mon fils …
- Voici Lénaïc. Lénaïc, voici ton père, le vrai. N'écoute pas ce que dit l'autre, ce ne sont que des idioties.
- Mon amour, il est magnifique. Il te ressemblera.
- Il a tes yeux.
- Ton visage, ta bouche, tes joues. Il sera aussi beau que sa mère.
- Nous ne pourrons pas l'élever ensemble avant un moment.
- Je sais. Il faut d'abord que tu récupères toute ton énergie. Ensuite, on avisera. Eléa devrait pouvoir nous aider. Et je peux facilement vous faire éviter la garde.
- Et toi ?
- Je peux vous rejoindre plus tard.
- Non ! Tu dois partir avec nous !
- Ne t'inquiète pas, mon cœur, nous trouverons une solution. Il faut que tu te reposes. Je dois y aller.»
Ils se séparent sur un dernier baiser.
Sibel et Eléa courent. Toutes les deux sont revêtues de combinaisons moulantes. Eléa a Lénaïc sur son dos. Elles suivent le même chemin que celui qu'avait pris Sibel des années plus tôt. Derrière elles, des chiens aboient, des sifflements retentissent. Sibel s'arrête et regarde Eléa.
«- Pars à droite. Mon frère est passé par là il y a des années pour partir, et personne n'a jamais su comment il a fait, mais il y a un trou dans le grillage à un kilomètre. Fonce vers le village, et téléphone au 568-951-324. Tu demanderas à Dorian de venir vous chercher toi et Lénaïc. Demande-lui en mon nom. Tu as compris ?
- Et toi ? Tu ne vas pas rester là, quand même ? Lénaïc n'a que dix mois !»
Sibel sort un couteau suisse de sa poche et s'entaille l'épaule.
«- Les chiens aiment l'odeur du sang. Je vais les attirer. Toi, tu t'en vas avec Lénaïc.
- Je ne te laisse pas !
- Tu n'as pas le choix !
- On a toujours le choix ! C'est toi qui l'a dit !
- Eléa, je t'en prie … sauve mon fils.
- Sibel …
- Je pourrai toujours m'enfuir avec Axel à un moment ou un autre, mais maintenant que Geoffroy-Théodore sait que Lénaïc n'est pas son fils, il va vouloir le tuer.
- Tu risques aussi beaucoup !
- Il m'aime. Il ne me fera pas mourir.
- Et Axel ?
- Il n'était pas là et je n'ai pas donné son nom. Geoffroy-Théodore sait juste qu'il n'est pas le père biologique. Il ne risque rien. Les voilà. Pars ! Tu te rappelles le numéro ?
- 568-951-324. Sibel … rejoins-nous vite.
- Ne t'inquiète pas.»
Eléa s'enfuit en courant. Sibel regarde la tache carmine qu'a formé son sang et se remet à courir du côté opposé. Elle atteint rapidement l'endroit où elle s'était fait rattraper quatorze ans auparavant et le dépasse. Une balle siffle à son oreille. Une autre l'atteint à l'épaule, la faisant trébucher. Elle s'affale par terre. Les chiens arrivent et lui tournent autour, prêts à lui sauter dessus. Elle les observe, prête à les frapper pour se défendre, mais ils sont rappelés par les gardes qui arrivent. Comme une scène qui se répète, ils la traînent par son bras blessé jusqu'à la maison principale.
La dernière scène que les chevaliers voient dans le miroir avant que celui-ci ne reprenne son aspect originel est la scène où Sibel se fait punir (bien qu'encore une fois, le visage de Sibel ne soit pas montré) et son sauvetage par Camus.
«- Bien, conclu Sibel, maintenant que vous savez, vous allez m'oublier.
- Tu n'as pas tout dit, la contre Eléa.
- Il ne me semble pas avoir oublié quelque chose.
- Tu as oublié le voile. Ils savent maintenant que tu l'as depuis tes cinq ans –ça fait déjà dix-sept ans, tu te rends compte ?-, mais ils ne savent pas pourquoi. Tu pourrais leur montrer ton visage, qu'ils comprennent.
- Eléa !
- Une fois, Sibel, rien qu'une fois. Montre-leur ce visage pour lequel Manuela a donné sa vie, ce visage que toutes ont envié au harem quand elles l'ont vu, ce visage que le maître a chéri plus que tout pendant des années. Juste une fois, s'il te plait, Sibel. Ils ne pourraient pas comprendre autrement. Ils ne sont jamais passés par là.»
Sibel lève lentement les bras et, sous le regard approbateur d'Eléa qu'elle ne lâche pas des yeux, enlève doucement son voile. Les chevaliers ne peuvent s'empêcher de retenir leur respiration à sa vue.
