Tant que nous combattons, rien n'est perdu
!TRIGGER WARNING!
Émétophobie, pensées suicidaires et crise d'angoisse
OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance =
- Aots3-Pf1 -
- T-Kt -
- The Reluctant Heroes (Modv) -
- Call Your Name (Gv) (Instrumental) -
- Nightmare -
- Nowhere to Go -
- Symphonicsuite Shingeki no Kyojin -
- So Ist Es Immer -
- Attack on Titan (Wmid) (Instrumental) -
- Emaymniam -
- Shingeki Vc – Pf 20130218 Kyojin -
- Call of Silence -
… ( ) …
Eren avait espéré qu'une fois arrivé au bout du petit couloir qui entourait sa chambre et celle de Mikasa, Mike serait dans le salon. Comme il l'était à de rares occasions.
Mais non : parce qu'Eren n'avait pas besoin d'être recouché vu qu'il ne manquait plus de sommeil, parce qu'il n'y avait pas d'entraînement au harnais et de préparatifs à faire, parce qu'il n'y avait aucun reste de gâteau dans la cuisine aussi Eren se retrouva face à Mikasa. Et personne d'autre.
Assise sur le large canapé, elle enfilait ses bottes. Elle adressa un hochement de tête poli, ainsi que l'esquisse d'un sourire timide, à l'arrivée d'Eren dans la pièce, tandis que le jeune homme regrettait amèrement l'absence de leur atypique mentor. Il ne faisait aucun doute que Mike, dans son flegme légendaire, aurait agi ou trouvé quelque chose à dire pour détendre l'atmosphère entre les tributs, et ce sans même s'en rendre compte, barré dans son monde comme il était ! En reniflant ou en marmonnant à peine trois mots dans sa moustache, il aurait donné une excuse à Eren.
Le tribut se racla la gorge et rendit son vague salut à la jeune fille. La rigidité de ses membres l'insupportait, alors il traversa toute la pièce jusqu'au meuble bar, qui marquait l'entrée de la cuisine américaine. Peut-être que les vapeurs infectes, qui engourdissaient ses muscles, ne le toucheraient pas autant là-bas. Machinalement, il ouvrit le frigidaire et s'empara d'une bouteille de lait. C'était la première occupation que son cerveau avait trouvé pour son corps, ça ferait l'affaire.
-À plus tard, Eren. »
Il n'avait pas encore mis la bouteille à sa bouche – pourtant, le ciel savait qu'il profitait à fond du privilège de boire du lait tous les jours !- que la petite voix de Mikasa perça ses oreilles. Eren recula avec empressement et, du coin de l'œil, la vit ouvrir la porte. Son cerveau trouva tout de suite une nouvelle occupation pour son corps.
-Attends ! »
Il rangea la bouteille, sans avoir avalé une seule goutte, et ferma le frigidaire dans un claquement sourd. Ouf, elle l'attendait ! Certes, avec un sourcil redressé par la perplexité, mais elle l'attendait ! Eren se précipita jusqu'à la porte, que Mikasa gardait entrouverte. Ses bottes à lui se tenaient juste à côté du paillasson, il se dépêcha de les mettre. Mikasa et lui restèrent silencieux. Cinq secondes plus tard, il était prêt et informa sa partenaire d'un signe de tête.
Dévalant les escaliers à sa suite, il avait l'impression de se noyer dans la purée de pois inconfortable qui polluait l'atmosphère de la baraque depuis deux jours. Mais Eren n'avait jamais aimé fuir. Lorsque quelque chose se dressait en travers de sa route, il y faisait face. Ce n'était pas une bête sensation de malaise qui allait le museler ! Alors il transperça le brouillard du silence :
-Euh, tu vas au gymnase là, c'est ça ? »
Ses épaules se raidirent. Elles essayaient de se faire toutes petites, moins faciles à attaquer dans l'obscurité du premier étage, où il n'y avait pas une gigantesque baie vitrée pour éclairer.
-Oui… » vacilla une petite flamme.
Mikasa poussa la porte de l'entrée et ils se retrouvèrent à l'extérieur. L'air était doux, un peu plus frais que d'habitude grâce à la grosse pluie de la veille. Il y avait encore des flaques d'eau, et les reflets du soleil dedans illuminaient un peu plus l'allée de graviers, lui conféraient un revêtement presque naturel. C'était une des journées les plus agréables depuis qu'ils étaient au Capitole, il fallait l'avouer.
-Et toi, tu vas voir Annie et les autres, c'est ça ? » lui demanda Mikasa, toujours avec cette même note craintive dans la voix.
L'imposant bâtiment de la salle de sport se rapprochait à pas lents : il étirait le temps de ce bout de chemin, bien conscient qu'il ne devait pas rester qu'un simple bout de chemin, coûte que coûte. Il était hors de question de s'en tenir à des marmonnements de réponses et des grognements de semelles sur le sol. Le trajet offrait une chance.
-Ouais… »
Pourquoi est-ce que Mikasa était toujours aussi facile à vivre ? Elle était plus qu'autorisée à s'en prendre à Eren, à ne pas lui adresser la parole, à l'envoyer balader : il s'était comporté comme un gros nigaud après tout ! Ce n'était pas de la faute de la jeune femme et pourtant elle se remit à acquiescer, avec un petit sourire, quand il lui apprit qu'il retournait s'entraîner avec Annie ! Ce n'était pourtant pas à elle de faire des efforts pour être pardonnée.
-Mais tu devais aller de l'autre côté ! » s'affola Mikasa en s'arrêtant net.
Eren s'immobilisa aussi. C'était le moment de s'expliquer, plus de retour arrière possible ! Techniquement, il pouvait encore trouver une excuse bidon – quitte à passer pour un demeuré qui avait oublié comment s'orienter sur le campus !-, Mikasa le croirait certainement sur parole, mais c'était fuir, à nouveau. Et non seulement il détestait ça, mais jamais, au grand jamais, il ne fuirait sa sœur.
-J'avais, hahem, besoin de te parler… »
Il se fourra les mains dans les poches, puis concentra toute l'acuité de son regard sur le caillou qu'il malmenait sous son pied. Peut-être la seule chose qui n'échapperait pas à son contrôle.
-Je t'écoute, l'encouragea sa partenaire dans un souffle.
-Euh, voilà je… suis désolé pour… avant-hier. J't'ai hurlé dessus, c'était dégueulasse et j'm'en veux… vraiment.
-Hm hm…
-Si je t'ai dit ça c'est parce que… »
Du bout de la semelle, il écrabouillait ce vulgaire caillou comme s'il était responsable de tous ses maux.
-Parce qu'on est proches… et c'est pas un problème ! J'veux dire : on se connaît depuis longtemps, tu tiens à moi autant que j'tiens à toi et c'est normal ! C'est juste que… les autres sont pas aveugles. On est trop proches… »
Mikasa ne disait rien, ne soupirait même pas. C'était à croire qu'elle avait disparu. Inquiet, Eren releva la tête vers elle : elle se tenait le coude et le fixait, les joues aussi rouges que l'écharpe.
-Hm hm…
-J'te l'avais déjà dit, mais c'est vraiment rien que pour ça que j'ai commencé à traîner avec eux, et progresser avec toute la clique : je voulais qu'on se laisse de l'espace, toi et moi. Si on reste trop collés, on sera faciles à déstabiliser aux jeux. Sans compter que… »
Le caillou était juste là, juste en-bas, à le supplier de focaliser toute son attention dessus… mais c'était Mikasa qu'il devait regarder dans les yeux.
-T'es la favorite et j'suis ton point faible.
-Eren…
-Ça me gêne pas ! J'ai compris que je serai ton boulet durant les jeux, t'en fais pas ! Si t'as envie de me protéger, j'le comprends parfaitement et j't'en remercie. De toute façon, moi aussi je veillerai sur toi. C'est que… bah justement : je veux pas qu'il t'arrive du mal à cause de moi. J'veux pas être un boulet qui peut pas s'occuper un minimum de lui-même ! J'veux pas tout le temps te mettre en danger parce que je sais pas me défendre ! J'veux plus que tu fasses tout toute seule ! »
Pas de « Eren… » comme à chaque fois qu'elle voulait le calmer. Bouche bée, Mikasa le considérait. Ses yeux avaient beau être d'un noir profond, ils brillaient. Une larme. C'était le pompon : voilà qu'il l'avait faite pleurer ! Comme prévu, il n'y avait que ce fichu caillou qu'il avait réussi à contrôler. Il s'était trop reposé sur Armin auparavant la discussion n'était toujours pas son fort, rien n'avait changé. Et pourtant il se sentit tenu d'en rajouter une couche :
-J'suis désolé de t'avoir repoussée la dernière fois. La vérité, c'est que je compte bien être à tes côtés pour les jeux, mais en tant que coéquipier. J'veux qu'on s'épaule. Mais, pour ça, je voulais me recentrer un peu sur moi-même pendant les préparations et devenir fort, sans toi, dans mon coin. Tu vois ? C'était s'éloigner pour mieux se retrouver !… ou une connerie du genre…
-Hahaha ! »
Depuis quand ne l'avait-il pas entendue rire aux éclats comme ça ?
Une deuxième larme, puis une troisième, qu'elle s'efforçait d'essuyer du bout des doigts. En vain, d'autres rappliquaient constamment. Mais elles étaient toutes des larmes de rire. Eren avait la grandiose impression d'avoir enchaîné tout un parcours complexe de tridimensionnalité, sans faire la moindre faute, repoussant les attaques de Mike et d'Annie simultanément, tout en abattant une douzaine de Titans… les yeux fermés !
-Merci, Eren, murmura Mikasa après s'être détendue.
-Non, merci à toi. »
Il s'avança vers elle et laissa sa main frotter ses cheveux, lui grattant le cuir chevelu et truffant sa coiffure de nœuds au passage. Le petit couinement de sa sœur ressemblait trop au ronronnement d'un chaton satisfait pour laisser croire qu'elle s'en affligerait. La sensation de triomphe d'Eren continua de se décupler : est-ce qu'il pouvait rajouter qu'il ne s'était servi que d'une main, à la liste de ses exploits fantasmagoriques ? Ou est-ce que ça sortait un peu trop du domaine de la comparaison crédible ?
-Bon, j'dois y aller sinon Annie va m'étriper. Elle supporte pas le retard ! »
Eren retira sa main puis commença à trotter dans la direction opposée pour arriver à l'heure. Il tourna la tête vers Mikasa, qui agitait tout son bras, et fut ravi de pouvoir encore discerner le sourire radieux qu'elle avait sur le visage.
-À ce soir ! le salua-t-elle, rayonnante.
-À ce soir ! »
…
D'un coup de pied, Ymir envoya la porte de sa chambre cingler contre le mur du couloir. Le vacarme de sa sortie fracassante lui arracha une grimace jubilatoire. Du bout du talon, dos tourné, elle la refit valser sec : s'il y avait bien une chose qui l'insupportait, c'était les courants d'air ! À peine une foulée plus loin, elle perçut le claquement de la fermeture. Satisfaite, elle fourra les mains dans ses poches et roula des épaules jusqu'au salon.
Nanaba se prélassait sur le large canapé, un livre à la main. Forcément, elle l'avait entendue sortir et baissa le bouquin en voyant Ymir débarquer dans la pièce principale un des sourcils de l'instructrice décollait vers le sommet de son crâne, mais elle affichait aussi un petit sourire malicieux.
-Eh bah, j'pensais pas que tu savais lire ! » la salua Ymir, lui volant ainsi le privilège d'ouvrir les hostilités railleuses.
Sa mentor expira dans un souffle à la fois hilare et outré, puis elle répliqua à l'offensive d'Ymir en brandissant son majeur.
-J'pourrais en dire autant de toi, gamine des rues ! déclara-t-elle sournoisement pour accompagner son geste.
-Hah ! Désolée de te décevoir mais je fonce justement à la bibliothèque ! rétorqua Ymir du tac au tac, en appuyant son dos contre la porte de sortie.
-Vraiment ?! Tu en as parlé à Tom ? Il serait ravi de t'accompagner, je pense…
-Non ! Surtout pas ! Plutôt crever !
-Oh, voyons Ymir… fit Nanaba d'une voix pincée et le menton relevé. Tu ne veux pas passer du bon temps avec ton précieux partenaire ? Je croyais que tu l'aimais bien pourtant !
-Peuh ! J'avais pitié de lui, voilà tout ! Et j'dis bien « j'avais » !
-Mais il adore passer du temps à la bibliothèque pour lire toutes sortes de bouquins et se distraire ! Il ne te reste même pas assez de pitié pour lui proposer de venir avec toi ? Vous pourriez faire de belles découvertes… continua l'instructrice du même ton, même si elle peinait de plus en plus à contenir son rire.
-Je t'en prie : va lui dire toi-même que je pars pour la bibliothèque… (Ymir pointa vers la chambre de son malheureux coéquipier.) Moi, je rentre plus jamais dans cette porcherie ! »
Nanaba fronça les sourcils et finit par éclater de rire, et Ymir la rejoignit aussitôt dans son hilarité. Sa mentor posa le livre sur la table basse et agita la main devant son nez, comme si ressasser le souvenir faisait réapparaître l'odeur.
-Laisse-moi deviner… c'est à ça qu'on doit la disparition de ta pitié pour lui ?
-… perte regrettable… » commenta Ymir en se pinçant les lèvres et en hochant la tête avec gravité.
Nanaba laissa échapper un autre ricanement, puis elle humecta ses lèvres pêche scintillant – voir la couleur sur la bouche de sa mentor gonflait Ymir de fierté – avant de se replonger dans son livre et de balayer l'air avec sa main libre.
-Allez, file t'instruire ! Et sois de retour pour l'entraînement de ce soir ! Duels dans la pénombre, j'te rappelle !
-T'inquiète, je serai là pour vous rétamer, toi et Tom ! (La jeune femme ouvrit la porte.)
-Haha, il me tarde d'y être, amateure ! »
Le nouveau claquement découragea Ymir de répondre, elle haussa plutôt les épaules et descendit l'escalier à toute vitesse. Une fois dehors, avec l'idée d'aller à la bibliothèque bien implantée dans sa caboche, quelque chose se remit à bouillir en elle, alors la tribut cracha au sol pour virer ce qui la démangeait.
Elle ne savait même plus trop pourquoi elle avait décidé de se mettre en route… d'habitude elle se promenait dans les parages, où elle déconnait avec Sasha ou Conny, malmenait ce pauvre Samuel, bavardait un peu avec la sympathique guimauve aux tâches de rousseur. Ou alors elle allait se muscler au gymnase, histoire de scruter Mikasa et Annie pendant deux heures !
Mais là elle se rendait au repère des intellos… du moins, de ceux qui aimaient se casser la tête au lieu de laisser leurs tripes parler, parce qu'a priori ce gros tas de muscles de Reiner y traînait souvent. Au fond, Ymir n'était pas peu fière d'avoir laissé ses oreilles les plus indiscrètes rôder près du chevalier servant de Christa, et du grand dadais brun qui le suivait partout, la veille. Comme ça, elle avait appris où et quand elle pouvait trouver Christa !
Par contre ce qui l'agaçait, c'était la vitesse avec laquelle elle s'était décidée à aller au repère des intellos. Ymir savait qu'elle était impulsive – et ça lui convenait parfaitement d'ailleurs – mais pas au point de sauter de son lit à cause de l'envie soudaine de revoir ces splendides mirettes azur !… donc ça la démangeait.
La jeune femme se gratta le crâne en poussant les portes de la bibliothèque à coups d'épaule. Ça la démangeait moins quand elle se disait qu'elle pouvait juste raconter à Christa que Nanaba avait adoré le cadeau, qu'elle avait été si touchée qu'elle lui avait fait un énorme câlin, avant de l'emmener s'enchaîner une pléthore de shots au bar, et qu'elles s'étaient réveillées sur les banquettes le lendemain… (Ymir gravit les escaliers : il lui fallait repérer les espaces de travail.) Rien de plus ! Juste une petite discussion de commères pour passer deux, trois minutes avec la petiote !
Elle rassembla toute sa résolution en deux poings fermes et s'en servit comme d'un balancier pour tracer le premier étage de la bibliothèque. La tribut zigzagua entre les nombreuses étagères, levant le menton au dessus des rangées de bouquins, passant le périmètre au peigne fin par des coups d'œil précis et alertes de part et d'autres, analysant l'espace de travail… Elle allait quand même trop lentement à son goût : il y avait toute une tripotée de bureaux vides, disposés à côté de chacune des fenêtres, et – à chaque fois !- l'éclat du soleil, qui perçait à travers ces fichues vitres de verre, forçait Ymir à plisser les yeux et perdre en acuité.
Elle continua de serpenter entre les différentes étagères, entre ces remparts qui la préservaient de la moindre interaction sociale, mais aussi entre ces meurtrières qui lui permettaient de repérer les autres en toute discrétion. Parmi les autres, les intellos qu'elle s'était attendue à trouver, elle avait aperçu ce pauvre Samuel, une nana quelconque qu'elle avait la drôle d'impression de voir pour la première fois (seul son uniforme assurait à Ymir qu'elle était, elle aussi, une tribut), une coupe au bol très douteuse, une paire de couettes pas trop mal léchée et les deux tourtereaux : encore plus collés que d'habitude, d'ailleurs !
Soudain, ses mirettes furent éblouies ! Un reflet doré, étincelant, caractéristique s'agita dans le coin de son regard. Ymir se figea, s'approcha des bouquins, posa les mains dessus, et se pencha pour mieux détailler, à travers l'espace entre deux tablettes de livres, l'objet de sa quête : Christa.
Comme prévu, la demoiselle épluchait des manuels, assise en face de son chevalier servant, le fameux Reiner. Ymir ne discernait que le visage de la petiote, ça ne lui convenait pas du tout ! Elle cramponna les ouvrages sur lesquels elle s'était appuyée, et en cala une bonne ribambelle entre son coude et son ventre. Ainsi, la vue qu'elle avait sur Christa était dégagée à souhait : elle pouvait désormais admirer ses délicates mains, douces et blanches.
Ce n'était pas le petit bout de femme qu'elle avait eu le plaisir de rencontrer à la boutique de maquillage, mais les prémisses à l'éclosion de cette fleur étaient là et confirmèrent à Ymir qu'elle n'était pas venue pour rien : les lèvres pincées en une moue focalisée, les cheveux qui se gorgeaient de la lumière du soleil pour briller, ou la manière impérieuse avec laquelle elle tenait son livre – ce bouquin trônait littéralement dans le creux de ses paumes.
Ymir soupira. Elle avait suffisamment vu ce blondinet costaud de Reiner à l'œuvre pour savoir qu'il n'était pas à prendre à la légère elle avait vite appris à se méfier de lui. Puis, après s'être découverte une affection particulière pour Christa – que le gaillard surveillait sans relâche, même de loin –, Ymir s'irritait encore plus en songeant au gardien de la belle. Mais là, elle devait le reconnaître, grâce à sa présence, Christa reluisait.
La jeune blonde ne resplendissait pas, mais il fallait admettre qu'elle n'était pas livide non plus. De toute évidence, elle adorait son garde du corps. Christa devait apprécier qu'il soit là pour travailler avec elle, pour la soutenir par sa simple présence dans sa bataille intérieure, qu'elle livrait contre la fifille de bonne famille – cette figure qui se dressait sur sa route, cette ombre qui couvrait son feu intérieur, atténuait son halo.
Et, rien que pour ça, Ymir se doutait que, comme elle, Reiner avait déjà croisé la scintillante Christa, qu'il l'avait beaucoup aimée et qu'il voulait la retrouver, qu'il essayait donc de raviver la flamme comme il le pouvait. De plus, il avait certainement passé plein de temps avec elle, ce chanceux !
Ymir se mordit la lèvre à cette pensée mais ses tripes lui assuraient qu'elle pouvait faire confiance à Reiner. Lui et Ymir s'accordaient sur les mêmes principes avec lui, Christa était entre de bonnes mains. Il fallait juste qu'il reste à ses côtés, car Christa n'était pas capable de veiller elle-même sur cette petite flamme que Reiner et Ymir chérissaient. Alors, forcément, s'il n'y avait plus personne pour veiller, le feu risquait de s'éteindre.
-Oh ! Tiens Ymir, c'est rare de te croiser ici. » surgit une voix basse sur la droite de l'espionne.
Pour sauver la face, Ymir parvint à maquiller son sursaut en un écarquillement très prononcé des prunelles, qu'elle vira sur son interlocuteur, à le foudroyer sur place. Mais « Rouflaquettes », imperturbable, se contenta de hausser un sourcil perplexe.
-'jour… » marmonna-t-elle en détournant le regard.
Elle se racla la gorge, puis fit trois pas sur le côté pour bien s'éloigner de son point d'observation de Christa. Par bonheur, Rouflaquettes, visiblement ravi qu'on lui ait rendu son salut, s'intéressa plus aux bouquins, qu'elle se trimballait toujours, qu'au « trou » dans l'étagère, qui cramerait toute son admiration pour la demoiselle du District Un :
-Et… tu te mets à la méditation ? »
Confuse, Ymir baissa les yeux vers la pile de livres qu'elle avait amassée contre elle : des couvertures aux couleurs roses et vertes pâles, avec des arabesques fleuries pour souligner les titres… des manuels de relaxation, de spiritualisme et de diététique. La jeune femme haussa les épaules.
-Non. »
Elle s'avança vers l'autre tribut pour lui refourguer toute sa cargaison littéraire en silence. Rouflaquettes resta bouché bée, tête penchée sur le côté, mais il se reprit et eut le bon réflexe de tendre les bras pour réceptionner la marchandise Ymir n'aurait pas hésité à les laisser tomber sinon. D'ailleurs, ça aurait probablement vexé Rouflaquettes, bien élevé et propre sur lui comme il était, mais la jeune femme n'était pas d'humeur à employer les moindres pincettes.
Traînant des pieds, sans jeter un dernier coup d'œil dans la direction de Christa, elle se dirigea vers la sortie de la bibliothèque. Elle avait pu l'admirer un peu au final, c'était tout ce pourquoi elle était venue.
…
Un silence de marbre les emmurait dans une atmosphère studieuse, où seuls les soupirs des pages tournées les unes après les autres ou les expirations nasales de Reiner, très concentré, venaient perforer, de petits trous de vie, leur dôme de focalisation inerte. La lumière du soleil cognait contre la fenêtre et plaquait des reflets livides sur leurs manuels, leurs notes et le bois du bureau. Christa leva le nez de son livre pour sonder, une nouvelle fois, la subtile mélancolie qui embaumait les lieux : toutes ces connaissances qui n'attendaient qu'à être transmises – par la simple ouverture de ces parchemins ! - mais qui restaient prisonnières du temps, à prendre la poussière, esclaves du désintéressement, enchaînées sur de vulgaires étagères.
Elle regarda droit devant elle, posant les yeux sur son coéquipier. Comme à son habitude, coude sur la table, il avait enfoui son menton dans la paume de sa main – même sa bouche était dissimulée par ses doigts ! -, les sourcils froncés par l'attention, le regard attentif et fixé à ce qu'il étudiait. Mais là, Reiner n'étudiait pas l'arithmétique ou l'histoire, il décortiquait une étude sur la psychologie du crime en corollaire à l'instinct de survie. Christa ne révisait ni la géométrie, ni la chimie, mais bien où se trouvaient les points vitaux les plus susceptibles de provoquer des hémorragies artérielles. Elle déglutit et parvint à étouffer un tressaillement.
Reiner se leva subitement de sa chaise, en refermant son livre d'étude morbide au passage, mais là elle ne fut pas en mesure de réprimer un sursaut !
-Excuse-moi, Christa… j'ai un entraînement, c'est tout. Pardon si je t'ai fait peur…
-Oh, ce n'est rien… »
Son sac sur le dos, debout et prêt à partir, il resta à l'inspecter et à broyer la sangle à la force de son poing. Elle lui rendit son regard s'il avait quelque chose à ajouter, elle préférait maintenir le contact visuel. Cependant, Reiner n'arrivait pas à ajouter quoi que ce soit, il ouvrait la bouche pour la refermer aussitôt, encore et encore. Elle allait lui demander s'il se sentait bien quand il se racla la gorge, et lui annonça à voix basse :
-Je peux te raccompagner à la baraque si tu…
-Non, non, c'est pas la peine. Vraiment. Pars devant ! Tu vas être en retard sinon… de toute façon j'aimerais travailler encore un peu. »
Il hocha la tête mais demeura immobile. Et il revint, le pli de perplexité entre ses sourcils. Ça recommençait… Ça ne pouvait pas recommencer !
-Reiner, poursuivit Christa dans le murmure le plus autoritaire et calme qu'elle pouvait formuler, ne t'en fais pas pour moi, vas-y. »
Le pli s'évanouit : Christa avait réussi à le chasser ! Reiner retrouva sa mobilité et lâcha son emprise sur la sangle.
-D'accord, j'y vais alors…. À tout à l'heure… la salua-t-il, accompagnant ses mots d'un petit geste de la main.
-À tout à l'heure. » fit-elle en lui rendant son geste.
Son fidèle garde du corps s'éclipsa, probablement pour rejoindre Erwin, Christa n'avait pas trop osé lui demander de quel genre d'entraînement il parlait, et elle se retrouva en tête-à-tête avec le désert de la bibliothèque. Elle jeta de brefs coups d'œil aux alentours mais non… elle avait bien raison : il ne restait plus qu'elle, Christa, en toute intimité avec les prisonniers des étagères et le reflet du soleil dans la vitre qui couvrait ses poignets. Tous avaient vaqué à d'autres occupations et elle continuait de feuilleter des ouvrages théoriques, d'entretenir l'illusion qu'elle avait ses chances aux Hunger Games. À lire des livres.
Elle avait dû se tromper quelque part, oublié quelque chose en cours de route… quelque chose qui s'appelait l'entraînement pratique. Désormais, à moins de cent heures des jeux, il était trop tard pour commencer le moindre entraînement… à moins de cent heures des jeux, de nouveau seule mais à la bibliothèque cette fois, elle prenait enfin conscience de sa bêtise : elle avait agi comme si elle n'avait pas la moindre chance.
L'illusion, elle ne l'entretenait pas assez, parce qu'elle s'était contentée du strict minimum. Pas d'entraînement supplémentaire avec Erwin, pas de renforcement musculaire au gymnase pendant son temps libre. Rien du tout pour peaufiner ses préparations. Quel message ça envoyait à Reiner, ça ? Quoiqu'elle fasse, elle le condamnait toujours : en manque cruel de pratique, elle serait quand même un véritable fardeau pour lui au début des jeux, à coup sûr.
Christa secoua la tête pour bousculer ces idées hors de son esprit. Elle avait une mission à mener à bien et tout ce qui comptait, c'était de garder l'objectif en tête. Si elle pouvait, au moins, emmagasiner un maximum de connaissances théoriques pour assister Reiner jusqu'à ce qu'elle le délivre d'elle, c'était toujours ça de gagné. La demoiselle se replongea dans son manuel et écarquilla les yeux devant le schéma qui trônait sur la double-page.
Toutes les artères du corps y étaient répertoriées afin de mettre en évidence où trancher pour provoquer les hémorragies les plus rapides et efficaces. Gorge, poignet, clavicule, aisselle ou encore cuisse. Du sang rouge clair. Jet de sang rouge clair, abondant, convulsif. Le sang de qui ? Samuel ? Laura ? Hannah ? Marlow ? Allait-elle tuer quelqu'un ? Le sang de qui ? Ymir ? Reiner ? Le sien ? À quel point est-ce que ça faisait mal ? Ça piquait ? Ça chatouillait ? C'était froid ? Ou brûlant ? Est-ce que la douleur s'évanouissait à cause du choc dans l'organisme ? Est-ce qu'elle vous rongeait de l'intérieur jusqu'au dernier râle d'agonie ? Du sang rouge clair. Le sien ? Ça faisait mal ?
Mal comme la compression de ses poumons. Les poches se resserraient contre sa cage thoracique, elle pouvait les sentir se nouer, se tordre, se contorsionner entre les os de ses côtes. Ça piquait. Elle avait du mal à respirer. Est-ce que le cœur battait toujours ? Oui, mais il s'affolait, et c'était à croire qu'il avait cherché à fuir dans ses tempes. Tout son corps s'enfuyait. Il faisait chaud. Le moindre nerf, le moindre muscle abandonnait et se dissipait dans l'air environnant. Un air si lourd, si opaque qu'elle s'étalait sous son poids.
Coincée, sans la moindre force, elle flottait sous la charge. Pourtant ses pieds touchaient encore le sol, non ? Il faisait si chaud. Elle était toujours assise sur le siège, non ? Non, elle était à terre. Et elle avait du mal à respirer. Est-ce que c'était ses mains qui soutenaient encore son corps à quelques centimètres du sol ? Elle bouillait, elle tremblait. Du sang rouge clair. Il fallait vite qu'elle protège son ventre de ses mains sinon tout allait dégouliner. Une bouillie d'entrailles à l'odeur fétide de putréfaction.
C'était devant sa bouche qu'elle aurait dû mettre ses mains… La senteur nauséabonde commençait à infiltrer ses narines, alors que Christa était encore concentrée sur sa respiration. Au moins, ses poumons se dégageaient progressivement de l'étreinte des côtes… Ça se rafraîchissait de plus en plus. Des colonies entières de fourmis dévalaient du haut de ses épaules jusqu'à ses orteils. Il faisait froid. Mais elle arrivait à respirer. Christa ouvrit les yeux sur la bouillie qui infectait son odorat et avait tâché la moquette rose pale. Il faisait si froid.
La demoiselle déglutit, passa la manche de sa veste sur sa bouche et vacilla, en s'appuyant sur ses genoux, pour se remettre debout. Il n'y avait pas une minute à perdre. Les étagères s'agitaient autour d'elle dans une danse endiablée. Chaque ouvrage faisait du funambule au dessus de sa tête, prêt à se réceptionner sur elle au moment de la chute. Elle tituba, se cogna la hanche contre les bureaux, s'avachit plusieurs fois contre le mur pour reprendre son souffle, jusqu'à trouver un local à balai. Puisqu'elle connaissait le noir par cœur, il ne lui fallut pas plus de dix secondes pour trouver de quoi réparer sa bêtise le plus vite possible.
La bibliothèque avait retrouvé son immobilité cadavérique quand elle revint sur les lieux du crime, plusieurs lingettes à la main. Avec un peu de chance, elle pourrait tout estomper, faire comme si de rien n'était, comme si elle ne venait pas d'étaler ce qu'il y avait de plus repoussant chez elle sur le sol d'un lieu public !
Ses prunelles brûlaient mais pas question de pleurer. Christa n'avait pas l'habitude de faire du ménage : les domestiques s'en étaient toujours chargés chez elle, même s'il était arrivé que sa grande sœur insiste pour les assister, et que Christa l'imite en proposant son aide, elle aussi. La demoiselle les avait donc beaucoup observés faire et savait passer l'aspirateur… mais elle n'avait jamais eu à nettoyer ça… Pas question de pleurer !
Elle frottait, laissait la bouillie imbiber le tissu blanchâtre, et s'efforçait d'astiquer le moindre poil sale. Mais l'haleine putride lui donnait des haut-le-cœur répétitifs, qui saccadaient sa respiration. C'était un miracle que personne ne l'ait encore prise sur le fait, à l'allure où allait les choses. Christa ne s'était pas démarquée par sa discrétion cette fois. Aussi gracieuse et raffinée que la bouillie qu'elle nettoyait…
-Christa ? »
Elle se figea. Cette voix avait un ton inquiet, mais elle restait forte. Christa vit les extrémités de ses doigts frémir. La demoiselle sentait ses poils se hérisser. La voix était grave, caverneuse. Le nœud de sa gorge serrait si fort qu'elle ne prit même pas la peine de répondre, elle n'était en mesure d'émettre que de pitoyables gémissements après tout. La honte s'abattait comme une visière sur elle et l'empêchait de relever la tête.
Ce ne fut qu'au moment où Erwin s'accroupit devant elle, que Christa put redresser suffisamment le menton et regarder son instructeur dans les yeux. Il avait toujours cet air grave caractéristique mais, à la fréquence à laquelle il battait des cils et à ses lèvres retroussées, il paraissait singulièrement perplexe. Après quelques secondes de réflexion, il déposa ses mains, fermes mais rassurantes, sur les épaules de la jeune fille, sans la quitter de son regard soucieux.
L'élève parvint à racler sa gorge – un son plaintif, semblable au miaulement d'un chaton tétanisé – et balbutia dans des demi-sanglots :
-J-je… je suis désolée… je… vais arranger ç-ça… m-mons… j'ai… j…
-Attends. »
Ses épaules se raidirent et elle s'en voulut tout de suite : son mentor avait les mains dessus, il se rendrait compte de toute sa panique ! Déjà qu'elle tressaillait, incapable d'articuler la moindre phrase cohérente devant lui, avec cette bouillie (qui venait tout droit de ses propres intestins) vautrée sur le sol… ce n'était plus être démasquée à ce stade !
Elle avait tout fait flambé en beauté… si seulement les jeux pouvaient commencer dès maintenant ! Christa n'aurait plus qu'à se trouver un Titan assez bienveillant pour avoir pitié d'elle et abréger ses souffrances en l'avalant toute crue… Mais non, les choses ne se passeraient pas comme ça, et tout ce qu'elle sentait, c'était la main d'Erwin qui venait soutenir son dos. D'une délicate poussée, il l'incitait à se mettre debout, pendant que son autre main la soutenait par le poignet.
-Va t'asseoir, je m'en occupe. » l'encouragea-t-il avec une nette douceur.
Christa invoqua tout ce qui lui restait de dignité et commanda à ses genoux de la soulever, sans flancher. Ils obéirent plutôt bien à ses directives, même si l'aide apportée par Erwin dans le processus n'était pas à négliger… Après quoi, elle se fit guider par son mentor vers le fauteuil le plus proche, puis il l'assit, elle demeurait silencieuse.
Interdite, les lèvres tremblantes, elle l'observa faire : son professeur prit le temps de considérer la situation, trois doigts sur le menton, puis il s'attela à disposer les lingettes sales dans la poubelle la plus proche. Ensuite, il rassembla les serviettes encore propres en un petit tas. Bien qu'un peu hésitant – peut-être n'était-il pas, lui non plus, un grand habitué du nettoyage ? - il gardait son calme, appliqué à gérer la situation, pendant que Christa végétait telle une larve qu'on vient d'extirper du cocon.
-Tu peux rentrer, si tu veux, lui déclara-t-il dans ce même élan calme et appliqué. Je m'en charge, ne t'en fais pas. Enfin, je vais en informer le personnel d'entretien pour qu'ils soient attentifs à cette zone-là en particulier. Rassure-toi, je ne dirai pas que c'était toi. »
Il se redressa et se tourna vers elle. Au bout de quelques interminables secondes, il fit un pas en avant : l'inquiétude s'accentuait sur ses traits et perturbait le calme de son expression. Ce ne fut qu'à cet instant que Christa comprit qu'elle l'avait dévisagé tout du long, sans ciller, sans prendre la peine de fermer la bouche, sans veiller à composer un visage plus serein. Elle devait être effroyable à regarder… Mais Erwin fit un autre pas en avant.
-Est-ce que ça va aller ? chuchota-t-il.
-Oui ! (Christa se dressa hors du siège.) Pardon ! (Elle rassembla ses affaires, laissa de côté les livres qu'elle n'emprunterait pas.) Merci ! (S'inclina devant son mentor.) À ce soir ! »
(Et détala hors de la bibliothèque pour s'engouffrer dans un tunnel.)
Qu'est ce que Christa venait de faire-Christa avait tout raté-Erwin avait vu Christa-Tout était fichu à présent-Tout ça parce que Christa n'était pas capable de garder son calme une seule seconde-Parce que Christa avait beau parlé-Christa avait beau se faire de belles promesses-Christa restait incompétente-Reiner allait souffrir à cause de Christa-Reiner souffrait à cause de Christa-Christa avait menti à Reiner-Depuis quand-Christa ne savait plus-Christa avait menti à Erwin-Erwin allait tout raconter à Reiner-Christa avait tout raté toute seule comme une grande-Christa n'était qu'une incapable-Christa ne méritait pas Reiner ni Erwin-Christa passait son temps à les déranger et à ne rien dire Christa leur faisait encore plus tort-Christa voulait mourir au plus vite-C'était la seule solution-Christa était trop inutile et dangereuse pour rester plus longtemps-Vite il fallait débarrasser Reiner-Peut-être que Reiner allait la chasser après avoir appris ce que Christa avait fait-Reiner savait déjà mais Reiner se voilait la face-Une fois qu'Erwin lui dirait tout Reiner s'éloignerait peut-être-Reiner devait s'éloigner de Christa-Christa était manipulatrice égoïste ingrate sadique narcissique une vraie plaie une vraie sangsue-Christa avait vampirisé Reiner depuis trop longtemps-Reiner devait se séparer de christa-christa était trop insignifiante pour que Reiner se donne cette peine-christa était trop insignifiante pour passer du bon temps avec Ymir-christa devait disparaître-tout le monde se porterait mieux sans christa-christa échouait et faisait échouer tout le monde-christa ne méritait pas de vivre-christa
-Christa ? »
Son instructeur était toujours accroupi devant elle, sa main sur le poignet de la jeune fille, la même lueur soucieuse brûlait dans ses yeux, mais ce n'était plus sur le siège de la bibliothèque que la tribut était assise, mais bien sur le moelleux de son lit. Ils étaient dans sa chambre. Comment était-elle arrivée là ? Depuis combien de temps ? Quelle heure était-il ? À en juger par le regard de son mentor, les réponses à ces questions étaient inquiétantes.
-Tu devrais te changer, poursuivit-il et son grain calme ne s'était pas volatilisé… te mettre à l'aise dans des vêtements amples ou juste aller te débarbouiller un peu, qu'en penses-tu ? »
Cligner des yeux lui demanda un effort pharamineux. Oh non Erwin était au courant-Évidemment-Comment christa avait elle pu oublier ça l'espace d'une minute-C'était une minute de trop-Le temps était précieux pour les autres et pas christa-En une minute Erwin pouvait tout raconter à Reiner-Oui Erwin ferait ça-Erwin dirait tout à Reiner et christa le perdrait pour de bon-C'était ce que christa voulait de toute façon-Mais ce serait peut-être dur pour Reiner-christa aurait pu ménager Reiner bien plus que cela-Mais non-christa avait échoué-christa était trop faible pour sauver Reiner-Comment christa avait pu croire que christa en était capable une seule minute-christa s'était démasquée toute seule-Bien fait pour christa-Mais Erwin devait s'occuper de christa-Quelle honte-Quel fardeau-Lourde pesante accablante écrasante étouffante exorbitante excessive grotesque irrespirable
-Tu as le droit d'avoir peur, tu sais. »
Elle tressaillit alors qu'un courant d'air la traversa de toutes parts, une bouffée de fraîcheur qui fit trembler la charpente au plus profond de son être, qu'elle croyait robuste. Les décors s'effondrèrent, les costumes s'envolèrent et le rideau tomba. Dans une aisance déconcertante. Une bourrasque s'agitait dans sa poitrine, balayant tout sur son passage quitte à la secouer dans ses moindres recoins, quitte à la tirailler de l'intérieur, libératrice.
Il n'en fallut pas plus à la poche d'acide de sa gorge pour éclater et tout se répandit hors de ses yeux. Pas de l'acide, de l'eau. Claire, pure, sincère. De grosses larmes salées qui s'évadaient enfin après des dizaines de milliers de minutes en captivité. Et qui faisaient savourer leur délivrance à la jeune fille. En écho à leur jubilation, ses cordes vocales se mirent à gémir, de plus en plus fort : elle peinait à étouffer ces cris à la souffrance soulageante. Rien à voir avec ce qu'elle avait connu jusqu'ici. Telle une enfant, la confrontation à l'inconnu l'intimidait au point de la faire larmoyer.
Sa vision était brouillée par le flot apaisant qui baignait ses prunelles mais elle discernait la silhouette d'Erwin. Il ne bougeait pas. Les geignardises sanglotantes de la demoiselle couvraient le moindre son, mais il lui semblait bien que son instructeur restait silencieux. Cependant, elle percevait toujours la présence de sa main sur son poignet, ainsi qu'une pression franche et réconfortante : une patience, une sollicitude, enveloppante. Elle savait pourtant que ses pleurs étaient insupportables… mais tant pis pour son mentor !
Elle glissa du petit perchoir de son lit, du piètre promontoire sur lequel elle s'était hissée rien que pour la maigre consolation, le fol espoir, qu'elle pouvait entretenir cette mascarade devant son professeur plus longtemps, et se blottit contre lui dans un fracas secoué de sanglots. Erwin ne prononça toujours pas un seul mot – elle était ravie qu'il entretienne ce réconfort stoïque précieux – et la laissa faire en toute tranquillité.
Les larmes de la jeune fille devaient commencer à imbiber sa veste comme la bouillie avait taché la moquette plus tôt, mais elle n'en avait cure. Et de toute façon, les yeux fermés, elle n'en avait aucune idée. Et Erwin la laissait faire… elle avait même la faible impression qu'une main effleurait son cuir chevelu de haut en bas, dans un rythme régulier et sécurisant.
Erwin ne disait toujours rien et elle continuait de pleurer. Parce que Christa en avait le droit.
…
Quand Reiner ouvrit la porte de sa baraque, il savoura le silence qui enveloppait les lieux, en contraste total avec les braillements d'Eren qui résonnaient encore contre les parois de son crâne. Il s'était mis en tête depuis la veille de réussir le même exploit que Bertholt, et ses efforts étaient bruyants.
Reiner gravit les marches qui menaient à l'étage, et fut surpris de trouver Erwin assis sur le canapé, qui lui tournait le dos. C'était chose rare, car même si les mentors avaient une chambre à disposition dans les baraques, la plupart dormait dans des hôtels, ou en tout cas à l'extérieur. C'était le cas d'Erwin, qui ne prenait part à la vie quotidienne que pour manger les repas, dont la préparation revenait à Reiner et Christa, bien qu'ils puissent commander ce qu'ils voulaient aux cuisines du Capitole.
Ils aimaient mieux faire les choses eux-même, ce qui leur donnait un semblant de vie quotidienne qui les aidaient à garder le rythme. Erwin semblait avoir remarqué cet état d'esprit, car malgré un emploi du temps en apparence extrêmement chargé, il prenait la peine de participer à ces précieux moments de convivialité. C'était donc assez surprenant de voir son instructeur se détendre dans le canapé du salon. Est-ce qu'il l'attendait pour le repas ?
-Monsieur ? demanda Reiner, la main toujours sur la poignée de la porte.
-Christa se repose, expliqua Erwin en se tournant vers lui.
-Oh. »
La déclaration n'avait rien de très alarmant en soi. Mais elle venait d'Erwin, dans des circonstances inhabituelles, et Reiner sentit son rythme cardiaque accélérer.
-Elle va mieux, ne t'inquiète pas, ajouta Erwin. Elle a déjà mangé et dort à poing fermés depuis une heure à peu près. »
Donc elle n'allait pas bien avant. Est-ce qu'elle lui avait menti ? Elle avait dit qu'elle allait bien avant qu'il ne parte pour son entraînement. Pourquoi ne s'en était-il pas rendu compte ? Elle lui avait paru pâle, fatiguée, une petite voix. Des signes avant-coureurs flagrants pour un garde du corps digne de ce nom. Et pourtant il était parti.
Il avait eu trop hâte à l'entraînement. Il avait trépigné comme un enfant de cinq ans, et comme quand il avait cinq ans, il s'était contenté des paroles et de la permission de la jeune fille, au lieu de faire attention à ce qu'elle ne lui disait pas. Une des premières leçons qu'il avait cru imprimée dans sa chair : Faire ce dont Christa a besoin, pas ce qu'elle veut. Le bien-être de Christa exigeait parfois d'aller à l'encontre des volontés de la jeune fille.
Pourquoi ? Pourquoi avait-il failli alors qu'il y avait encore quelques semaines, il ne se serait jamais permis de la laisser seule ? Pourquoi avait-il choisi de donner la priorité à des personnes qu'il connaissait à peine, et pas à elle ? Certes, ils lui apportaient beaucoup pour accomplir sa mission, mais en aucun cas, ils ne devaient primer sur cette dernière.
Son sang grouillait dans ses veines, parsemé de grumeaux de frustration qui obstruaient les canaux les plus importants. Il avait besoin de se débarrasser de cette sensation oppressante.
-Je vais faire à manger. » déclara-t-il d'un ton résolu en se dirigeant vers la cuisine.
Du coin de l'œil, il vit Erwin hocher la tête et déposer son livre sur la table basse pour se lever. Le jeune homme ouvrit un des placards pour en sortir les ustensiles, puis se figea et fit volte-face vers son instructeur :
-Est-ce que Christa a mangé ?
-Oui, elle a déjà mangé, sourit Erwin en achevant de le rejoindre, les mains dans les poches arrières de son pantalon. Je te l'ai dit, d'ailleurs. »
La déclaration ne sonnait pas comme un reproche, mais Reiner accusa le coup tout de même. Il remercia son mentor, s'excusa, et remplit la casserole d'eau pour la faire chauffer.
-Elle a grignoté de la salade, et englouti un parfait pour le dessert.
-Vraiment ? » s'étonna Reiner en rassemblant des carottes pour les laver.
Erwin acquiesça avec résolution, et Reiner crut voir un éclat de satisfaction dans sa posture. Christa n'avalait plus de dessert depuis cinq jours. C'était un exploit qu'Erwin ait réussi à la faire manger autant, ou qu'elle ait trouvé assez d'appétit pour finir un dessert aussi gourmand qu'un parfait. Savoir qu'elle avait bien mangé, et dormait autant que nécessaire, fit éclore un sourire sur ses lèvres. Le soulagement dilua les grumeaux et lui redonna de la vigueur, qu'il employa à couper les carottes dans un rythme énergique et efficace.
-Joli. » commenta Erwin en voyant les gestes mécaniques et appliqués de son élève.
Il entendit l'eau bouillir et acheva rapidement son œuvre. Il sortit la boîte de riz pour en verser deux doses dans la casserole, puis s'empara d'une poêle qu'il couvrit d'un filet d'huile avant de la placer sur la plaque chauffante. Il sortit un oignon, l'effeuilla, puis passa son couteau sous l'eau chaude avant de commencer à couper. Tout cela sous le regard scrutateur de son mentor, qui ne le quittait pas des yeux.
-Pourquoi le couteau sous l'eau chaude ? demanda-t-il abruptement.
-Pour qu'il y ait moins de gaz lacrymogène, c'est la technique la plus efficace pour éviter de pleurer, répondit Reiner du tac au tac. Il faut juste le faire régulièrement.
-Je vois. »
Erwin le regarda faire revenir les oignons, puis les carottes, et Reiner sentit qu'il avait quelque chose à dire. Il le vit s'humecter les lèvres, et quelques secondes plus tard, l'instructeur lui donna raison :
-Tu as l'habitude de cuisiner, je me trompe ?
-Pas tant que ça, hésita Reiner. J'ai juste reçu des rudiments, pour être indépendant.
-Des rudiments que tu m'as tout l'air d'avoir peaufinés. »
Reiner haussa un sourcil circonspect. Où voulait-il en venir au juste ? Il farfouilla dans un autre placard et en ressortit du paprika, qu'il aimait particulièrement, et d'autres épices, qu'il saupoudra au-dessus de sa poêle. Erwin le regardait toujours, et en voyant que le jeune homme ne savait comment réagir, il croisa les bras pour s'adosser au plan de travail à côté de la plaque chauffante et reprit :
-Ce que je veux dire, c'est que ce soin que tu apportes à ta cuisine, je le vois aussi dans tes progrès à l'entraînement.
-Comment ça ?
-Tu étais déjà un tribut prometteur à ton arrivée, et tu n'as fait que confirmer mes espérances. Tu n'avais pas de talent particulier en tridimensionnalité, mais ton acharnement t'a permis de te hisser parmi les meilleurs. Tes compétences en stratégie sont remarquables, sans compter que tu es brillant au maniement de beaucoup d'armes, armes à feu comme armes blanches. Tu es en condition physique idéale, avec la bonne dose de muscles et d'énergie à disposition, et...
-Vous pensez sérieusement tout ce que vous dites ? »
Il s'était interrompu dans sa tâche, la main toujours sur la poignée de la poêle, dont le fumet commençait à se répandre dans la cuisine. Erwin lui répondit par un ricanement attendri. Est ce que c'était la première fois que Reiner le voyait rire ? Il ne se souvenait plus. Est ce que c'était vraiment un rire ?
-Absolument.
-Merci...
-Et je me permets d'ajouter que ta soif de connaissance et ta volonté de bien faire ont été des moteurs essentiels et efficaces pour ta progression. D'après moi, tu es fin prêt.
-Prêt à quoi ? »
Reiner sentit l'incompréhension qui devait s'afficher sur son visage et qui se joignait à l'expression surprise de son mentor.
-Eh bien, prêt aux Hunger Games.
-Oh... je vois, oui, c'est vrai. »
Il se pencha vers sa casserole de riz, incapable de relâcher sa prise dessus. Les grains s'étaient suffisamment gorgés d'eau, ils étaient prêts pour la dégustation, il n'y avait plus qu'à égoutter.
Les Hunger Games. C'était dans trois jours.
Il avait beau essayé de ressasser les derniers jours pour mesurer l'étendue des progrès qu'Erwin mentionnait, son esprit butait sur cette seule idée : les Hunger Games étaient dans trois jours, et il n'avait pas vu le temps passer.
-Je dirais qu'il n'y a qu'un seul obstacle qu'il te reste à surmonter : il faut que tu te battes pour toi, et pas pour Christa. Si tu dois gagner, gagne pour toi et personne d'autre. »
C'était dans trois jours. Quand avait-il perdu la notion du temps ? Il n'arrivait même pas à situer le moment où il avait perdu le fil. Il fallait qu'il se ressaisisse, qu'il reprenne le rythme. Qu'il se rappelle pourquoi il était là. Il était là pour faire gagner Christa.
Et faire gagner Christa exigeait de lui une détermination inébranlable. Il devait être prêt à la défendre, et prêt à tuer. Prêt à tout. Prêt à tuer Annie ? Eren ? Bertholt ? Il n'avait pas l'impression de pouvoir y parvenir, et pour preuve, Erwin n'avait pas mentionné son mental d'acier.
Il pouvait mourir pour Christa. Ça, il savait qu'il en était capable. Il devait donc pouvoir abattre Bertholt pour Christa, assassiner Annie pour Christa, se débarrasser d'Eren pour Christa, exécuter Marco pour Christa, massacrer Conny et Sasha pour Christa.
Il prit une profonde respiration, avec l'espoir de chasser tous ses doutes d'un souffle, pour n'inspirer que la détermination.
-Tes oignons sont en train de caraméliser. » intervint Erwin.
Reiner cligna des yeux, hébété. L'odeur qui parvint à ses narines lui confirma le fait et il éteignit aussitôt le feu, avant d'achever le dîner en tout hâte.
-Désolé. » s'excusa-t-il platement alors qu'ils dressaient la table.
Erwin lâcha un soupir, et Reiner se sentit encore plus désolé, sans trop savoir pourquoi.
…
Le trajet jusqu'à la zone de ''l'Épreuve Finale'' dont Hansi leur avait parlé était beaucoup plus loin que ce à quoi Jean se serait attendu. Ils avaient marché jusqu'au centre de la forêt et encore au-delà, dans une zone que probablement aucun des tributs n'avait encore vu. Il faisait nuit, et la journée avait été longue. Ça ressemblait drôlement au genre de situations dans lesquelles ils se retrouveraient pendant les jeux, songea Jean alors que ses pieds frappaient mécaniquement la terre.
Les vibrations commençaient à résonner de ses talons jusque dans sa nuque, et il sentait qu'il allait avoir mal au dos. Les courbatures de l'exercice de ce matin se faisaient sentir, et il espérait vraiment que ce dernier serait expéditif, mais un soupçon lui démangeait la colonne vertébrale. Les pouces coincés dans les sangles, il suivait leur mentor en se retenant de bailler.
Une heure, pendant laquelle le soleil avait achevé de se coucher paresseusement. Les rayons aveuglants s'étaient progressivement éteints, vidés de leur chaleur et de leur lumière, une mort lente et pathétique, et le toucher tiède sur sa peau lui manquait. Il leur avait fallu une heure avant que Hansi ne s'arrête enfin.
Leur mentor n'avait pas accéléré ou ralenti une seule fois, ne laissant aucun indice sur la distance restante. Il était à deux doigts de penser que l'épreuve avait déjà commencé et qu'elle était entièrement psychologique.
Mais aussi tordu qu'était Hansi, ce n'était pas à ce point. Très vite, les arbres s'espacèrent en de longs pins décharnés qui faisaient peine à voir. Le ciel était plus clair que leur écorce, et ils étaient assez écartés pour laisser passer des fossés de lumière en nombre. De lumière, ou de moins-obscur.
Et il avait beau plisser les yeux pour voir le plus loin possible, des piques sombres se dressaient jusqu'à se fondre dans la masse de l'horizon. La nuit n'était pas leur alliée.
-Alors ? s'enquit Minha, les bras croisés alors que Hansi se tournait vers eux avec un petit sourire.
-Alors nous voilà sur les lieux de votre dernière épreuve !
-En quoi ça consiste ? »
Hansi frappa dans ses mains et tout sembla s'accélérer :
-Un parcours simple comme bonjour, déclara-t-iel en tournant autour d'eux pour les pousser dans le dos : rejoindre le plus vite possible l'orée de la forêt ! Allez vite, c'est parti, vite vite ! »
La main dans son dos était pressante, chaude et le fit trébucher brièvement. Minha décolla immédiatement, plus habituée que Jean à réagir aux instructions de leur mentor, et Jean s'engagea à sa suite maladroitement, décoinçant précipitamment ses pouces des sangles de son torse. La vitesse apporta aussitôt avec elle la caresse froide des mouvements d'air et il frissonna.
-Où est-ce qu'on va ?! s'écria Minha par-dessus son épaule.
-En avant toute ! s'écria Hansi avec un point en l'air. Vous ne raterez pas l'arrivée !
-Foutrement cryptique ton truc ! » s'exclama Jean avant de se retourner et de foncer en avant.
En contraste total avec la marche monotone qui précédait, l'agitation subite l'avait perturbé. Il secoua la tête pour calmer ses nerfs et fouilla les environs du regard, s'élevant de plus en plus haut pour gagner de la vision. Par temps dégagé, il pouvait voir à plusieurs kilomètres devant lui, mais là, la marge était restreinte au moins de moitié.
Son crochet droit céda sous le poids d'une branche et il partit en arrière.
-Jean ?! »
Un coup de gaz le temps de rembobiner et dégainer à nouveau lui permirent de retrouver son équilibre.
-La branche a cédé, c'est rien ! » la rassura-t-il aussitôt en déglutissant, la gorge sèche.
Minha hocha la tête et ils reprirent le trajet, mais Jean sentait quelque chose de louche, de juste assez décalé pour être inconfortable, mais pas assez pour le mettre en danger. Son harnais était mal ajusté, trop relâché. Étant donné qu'il l'avait trituré pendant le trajet, ce n'était pas étonnant. La sangle du torse était trop large et relâchait toute la partie supérieure. Il devait davantage appuyer avec les pieds pour bénéficier de l'appui qui ne demandait qu'une orientation du talon d'habitude, et c'était vraiment pénible. Est-ce qu'il pouvait s'arrêter quelques secondes juste le temps de resserrer l'ensemble ? Sûrement pas, Hansi les avait pressés comme si leur vie en dépendait et visiblement, ils n'avaient pas de temps à perdre.
Un grondement sourd retentit dans la distance et Jean sentit tous ses poils se hérisser. Il se retourna pour fouiller la masse sombre et compacte de la forêt au loin, sans succès.
-Mais merde, qu'est-ce qu'iel a ?
-Aucune idée mais ça sent pas bon. » rétorqua Minha.
Est ce que c'était en rapport avec leur exercice ? Est ce qu'il s'était passé quelque chose ? Si c'était pour garantir leur investissement, c'était réussi ! La jeune fille s'arrima à un pin plus proche de lui pour se rapprocher de sa trajectoire :
-Tout fonctionne chez toi ? »
Une façon implicite de lui demander pourquoi il était moins rapide.
-Harnais mal ajusté, répondit Jean. Faut que je fasse gaffe.
-Ok. »
Elle repartit sur sa trajectoire pour ne pas entraver la sienne et Jean lui en était reconnaissant. La distance entre chaque arbre dégingandé était parfois tout juste assez pour la longueur des câbles, et
le risque de mal calculer à cause de l'obscurité n'était pas négligeable. Il valait mieux mettre de la distance.
-Mais mince à la fin ! » s'écria Minha.
Et chaque branche pouvait céder sous la pression des câbles. De jour et à une vitesse normale, Jean n'aurait aucun mal à repérer les branches fragiles. Il en avait vu des centaines et des milliers dans sa courte vie. Mais lancé à plusieurs kilomètres/heure avec un équipement tridimensionnel, la tâche devenait ardue. Il vit Minha se rattraper savamment pour remonter et desserra les lèvres qu'il avait gardées pincées, avant de regarder droit devant lui.
L'orée de la forêt était indistincte, une succession ininterrompue de troncs et de branches. Machinalement, ses yeux suivaient la trajectoire qu'il comptait prendre, ajustant sans cesse avec les nouvelles informations qu'il récupérait frénétiquement comme un gamin grappille des œufs de Pâques.
Un bruit sur sa droite mit tous ses sens en alerte et il tourna vivement la tête vers la provenance du bruit : jaillissant de derrière un tronc, un homme venait de lui foncer dessus, équipement tridimensionnel et lames striées de bois à la main.
-Qu'est... ! »
Il se protégea de justesse et brandit sa propre lame, mais dans sa surprise, il avait oublié la différence de matériaux. Sa lame se ficha de quelques centimètres dans le bois, surprenant son adversaire et lui-même. Jean se ressaisit très vite et rassembla sa jambe droite pour donner un coup de pied dans le bois et libérer son arme. Déséquilibré, l'homme tomba vers le sol et se rattrapa maladroitement avant d'atterrir. Une insigne de rose.
Jean se crocheta à un autre arbre et repartit dans la bonne direction, jetant un œil à Minha. Celle-ci le fixait déjà et lui adressa un ferme hochement de tête. Il n'allait très certainement pas les poursuivre, mais Jean se demandait s'il y en avait d'autres de bien planqués.
Trop de marge dans les sangles. Tout son équilibre se perdit dans l'appui de ses pieds et il dut se rattraper en urgence.
-Jean ! »
Il avait cru que Minha avait simplement poussé une exclamation inquiète. Le choc sourd d'armes qui se rencontraient lui prouva le contraire. Elle venait de bloquer de ses lames l'attaque d'une autre rose planquée dans les arbres, tout le corps en travers du chemin pour protéger le jeune homme.
-Merci ! »
Il fusa vers les hauteurs pour surplomber les deux combattants et crocheta son grappin plus bas, derrière l'homme qui tombait avec Minha. Il appuya férocement sur le gaz, jambe en avant, et percuta de plein fouet l'épaule de son adversaire, corps verrouillé du talon à la nuque. Minha se mit hors de portée d'un coup de grappin et il la rejoignit sans un regard pour la rose qui se rattrapait de justesse.
-Merci ! »
Ils évitèrent de justesse d'emmêler leur câble et reprirent la route, la rose au sol.
-C'est beaucoup plus tendu que je croyais, déclara Minha. Est ce qu'on aura ça tout le trajet ?
-Faut croire. »
Tout devint vite flou : Jean devait s'assurer de ne pas s'attacher à une branche morte, garder le plus de vitesse possible, repousser les attaques qui arrivaient de nulle part et à des timings complètement irréguliers. Quinze secondes, puis trente secondes, puis une minute entière, puis dix secondes entre chaque pour le moment. Ils étaient tous clairement à peine entraînés, mais ça suffisait pour tenir les deux tributs en haleine. Et certains, probablement les plus expérimentés, avaient de véritable lames, certes peu tranchantes mais toujours plus que du bois.
Ses muscles commençaient à sévèrement le tirer, comme occupés à pomper du vide, et Jean prit une grande inspiration. Il en oubliait de respirer, et c'était une très mauvaise idée. Le vent lui cinglait le visage et parfois les sifflements ressemblaient à ceux des bonbonnes de gaz. Insupportable.
Deux hommes jaillirent de chaque côté de Minha, et Jean fonça pour la débarrasser d'un des deux. Il s'était attendu à celle-là et avait eu le temps de se rapprocher juste un peu. Il percuta le plus proche d'un coup d'épaule violent, et Minha se laissa tomber pour avoir le temps de se retourner et repousser le deuxième.
L'adversaire de Jean s'éloigna pour atterrir tranquillement au sol et dans le même temps, Jean se retourna pour prêter main forte à sa partenaire.
Elle continuait de tomber.
-Minha ! »
La jeune fille tendait déjà la main vers lui, un cri silencieux de panique imprimé sur son visage. Jean sentit une pierre tomber dans son estomac presque aussi vite qu'il plongea pour la rattraper. Elle était trop près du sol ! Il fourra toutes les images de crâne brisé dans un coin de sa tête et fonça.
Il lança son grappin vers un pin éloigné mais dans la direction qu'il lui fallait, et rata un arrêt cardiaque quand il ne sentit pas le grappin s'enfoncer dans le bois. La seconde suivante, son câble se tendait enfin et il décrivit l'arc de cercle le plus serré et rapide qu'il pouvait, le gaz au maximum. Brièvement, il vit Minha ranger précipitamment ses lames, une moue déterminée sur le visage. Encore quelques mètres... Maintenant !
La collision manqua de lui faire totalement perdre l'équilibre, mais la jeune fille se hâta de s'enrouler autour de son dos et de mettre les gaz pour lui donner une poussée supplémentaire. Il remonta vers les hauteurs avec effort, l'étau de la gravité plus pressant encore.
-Il a coupé une sangle, je ne peux plus m'orienter !
-Bien notre veine, ça. »
Il fallut quelques secondes d'ajustements, mais assez vite elle trouva le moyen de ne pas le gêner dans sa progression. La vitesse à laquelle il trouvèrent un accord ne l'étonnait même pas. Au bout d'un mois à vivre et s'entraîner ensemble constamment, ils étaient sur la même longueur d'onde. Cela dit, avancer en ligne droite ne demandait pas beaucoup de manœuvres. S'ils devaient affronter d'autres agresseurs, les choses allaient se compliquer.
-Devant à deux heures, j'ai vu une planche bizarre, peut-être un plateau. » déclara-t-elle fermement.
Jean laissa échapper un petit sourire carnassier et se décala le plus possible vers la gauche. C'est vrai que maintenant, Minha pouvait se consacrer entièrement à leurs potentiels adversaires.
-Il s'est lancé quand même, mais il n'aurait pas le temps de nous rattraper. »
Les bras de Minha enserraient fermement ses clavicules, attentive à ne pas lui serrer la gorge ni lui entraver les épaules, et elle essayait de suivre ses mouvements en orientant ses jambes et son bassin dans le même sens que lui. Jean pouvait presque deviner ses sourcils froncés de concentration.
Leur avancée ne s'améliora pas, mais n'empira pas non plus. L'équipement n'était pas fait pour transporter beaucoup de poids, et Jean devait utiliser beaucoup plus de gaz, mais Minha pouvait compenser en leur évitant d'affronter les roses les moins bien planquées.
-À gauche, plus bas ! »
Jean dégaina son grappin vers la droite et poussa du pied pour s'orienter dans la bonne direction, mais l'allonge de sa sangle s'était encore élargie. Au lien d'avancer en ligne droite, il tomba légèrement en arrière, ce qui laissa assez de temps à la femme pour leur foncer dessus. Il n'aurait pas le temps de se retourner pour taillader dans le vide et l'empêcher d'approcher !
Mais Minha devait avoir prévu le coup, car sa lame gauche était déjà dégainée et elle fouetta l'air de son épée, l'autre bras toujours agrippé à Jean. La rose esquiva de justesse et s'éloigna en vitesse, abandonnant le combat avant même de le commencer. Minha rengaina sa lame et rajusta sa prise alors que le jeune homme continuait droit devant.
-Qu'est-ce qu'il s'est passé ? exigea-t-elle, ton pressant.
-Mon harnais, expliqua Jean laconiquement. Est-ce que tu penses pouvoir resserrer la sangle de devant ?
-Je vais essayer. »
Agiles comme deux serpents, les bras de la jeune fille se faufilèrent devant son torse et elle tâta à l'aveugle pour repérer la sangle. Dans cette position, elle ne pouvait pas l'aider à manœuvrer avec son propre gaz, car elle ne pouvait pas prévoir la trajectoire, mais le risque était à prendre.
-Maintiens les bien pendant la manœuvre, si tout lâche on est morts, lui rappela Jean.
-Je sais, je sais. » fit-elle avec agacement.
Pour lui faciliter la tâche, Jean se hissa vers les hauteurs, puis se laissa tomber en chute libre, quelques secondes pendant lesquelles il ne se servait pas de son harnais. Minha ouvrit sèchement la sangle, la resserra et la boucla en un tour de main, et Jean reprit sa manœuvre.
-C'est bon ? s'enquit-elle, le souffle court de stress.
-Nickel ! » répliqua Jean avec un sourire satisfait.
La suite s'enchaîna avec beaucoup plus de fluidité. Ils échappèrent à deux autres attaquants et en repoussèrent un troisième, puis Minha s'écria en pointant de sa manette :
-Une lumière, là ! »
Jean sourit en la voyant si pressée qu'elle en oubliait les indications de direction standards, mais il comprenait. Ça faisait plus d'une demie-heure qu'ils y étaient, et il avait déjà passé la journée à s'entraîner au combat. Il commençait à sévèrement fatiguer : il avait le souffle court, une pointe de côté, et ses muscles le tiraient dans tous les sens.
Il vira vers la lumière. Quelques instants plus tard, le couvert des arbres se dégagea, révélant un ciel piquées d'étoiles, la lune encore introuvable. Il sentit Minha s'affaisser légèrement sur ses épaules et se retint de faire de même, de peur de les faire tomber. Il ralentit, décrivant de larges courbes et se contentant de l'inertie pour avancer, puis atterrit en trébuchant au sol. Minha se laissa tomber à terre sur le dos et Jean s'affala à quatre pattes, grimaçant alors que ses épaules se libéraient du poids de la jeune fille. Il était crispé de partout, mais l'herbe était fraîche et le sol solide sous ses doigts et ses genoux.
Devant eux, Moblit tenait un énorme projecteur qu'il orienta sur le côté pour éviter de les aveugler, et Hansi appuya sur son chronomètre avec toutes les manières d'un acteur de théâtre.
-Félicitations ! Vous ne vous êtes pas perdus ! »
Jean s'esclaffa nerveusement alors que Minha levait le poing en l'air sans vigueur, et il laissa échapper un grognement de fatigue juste après.
-Rien de cassé ? s'enquit Moblit.
-Non, aucun dommage, répondit Minha en se relevant pour enlever son harnais. J'espère que tu nous fais pas rentrer en équipement, Hansi, parce que le mien a pris de gros dégâts.
-Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda Hansi avec enthousiasme alors que Jean se redressait pour imiter sa partenaire.
-Eh bien, un des... agresseurs ? Un des hommes a coupé une de mes sangles en m'attaquant. Jean a dû me porter pour une bonne partie du trajet.
-Ohoo ! »
À l'entente de son nom, Jean releva la tête des sangles qu'il essayait de détacher avec des doigts encore fébriles, et hocha la tête.
-Merveilleux, merveilleux ! »
Hansi nota soigneusement quelque chose dans son carnet alors que Moblit ouvrait les deux caisses dans lesquelles il pouvait ranger leurs équipements.
Jean se mordit la lèvre, mourant d'envie de lui demander ce qu'il s'était passé. Ç'aurait été une question rhétorique, car il le savait très bien : un exercice aux consignes incongrues, qui les mettait en situation inattendue et qu'ils devaient résoudre, voilà tout. Ça ne l'empêchait pas d'être fourbu et un peu agacé maintenant qu'ils avaient fini. Il avait eu une trouille bleue les première secondes !
Hansi sembla remarquer le regard noir qu'il lui lançait car iel se tourna vers lui, tout sourire :
-À votre avis, quel était le but de cet exercice ?
-L'adaptation à l'inattendu ? suggéra Minha.
-C'est juste, mais c'est aussi insuffisant.
-Le t-...
-Le travail d'équipe ! s'enthousiasma Hansi, coupant Jean avant qu'il ne puisse commencer. J'avais bon espoir de vous mettre dans une situation où vous n'auriez d'autre choix que de vous entraidez, et je vois que ça a fonctionné ! »
Jean soupira et acheva d'enlever son équipement. Il s'en était douté, et l'opération avait mieux marché encore que prévu. Il aurait dû, mais il ne s'était pas attendu à cette synergie.
-Comment vous auriez fait si j'avais abandonné Minha à son sort ? argua-t-il, à peine d'humeur contestataire (la fatigue était en train de prendre le dessus).
-Oh, moi, pas grand chose. Je t'aurais probablement expulsé de mon cœur et de ma baraque. Mais si elle avait été trop blessée, c'est le Capitole qui t'aurait cou...
-Ça va, ça va, je sais, coupa-t-il, pas d'humeur à penser à ce genre de chose.
-Mais je ne me faisais pas d'inquiétude, acheva Hansi.
-Et en cas de blessures irréversibles ? »
Hansi échangea un regard entendu avec Moblit, qui se penchait pour récupérer un réservoir de gaz et le tendre à Hansi :
-J'avais prévu une petite sécurité supplémentaire. Tu vois ce bloc là ? C'est un airbag. Au moindre choc, il se serait déployé pour vous offrir un matelas de sécurité. Bon, si tu tombes sur la tête, c'est fichu pour de bon, mais je ne pense vraiment pas que ce serait arrivé. »
Jean écarquilla les yeux, soufflé.
-J'aurais bien aimé savoir ça pendant que j'étais en train de tomber dans le vide. » frissonna Minha.
Hansi éclata de rire, un bruit sec et chaleureux, et peut-être un peu coupable. Iel s'approcha de Minha et entoura ses épaules de son bras.
-Vous avez survécu, c'est le principal. Et j'espère que plus qu'à moi, vous vous êtes prouvés la qualité de votre travail d'équipe. »
Jean et Minha échangèrent un regard, un courant, une fréquence sur laquelle eux seuls se trouvaient, et hochèrent la tête. Alors que Minha répondait à l'étreinte de Hansi, une pensée jaillit dans l'esprit de Jean comme un coup à la tempe, assommant : il ne connaîtrait probablement jamais ce même niveau d'entente avec qui que ce soit.
Il laissa les mots planer dans les airs quelques secondes, pensif. Puis il secoua la tête. Il avait l'impression que les couches d'émotions étaient trop nombreuses pour les éplucher comme il se devait, et il était trop fatigué. Son cerveau turbinait pour le faire ressembler à un humain, plutôt que le zombie que son corps rompu était devenu.
-Au fait, c'était quoi ce gros boum qu'on a entendu au début ?
-Oh, ça... hésita Hansi. Rien qui vous concerne, une erreur de manipulation, disons. »
Iel se tourna vers Moblit avec hésitation et ce dernier lui adressa un regard sévère, qui donna envie de rire à Jean. S'il y avait bien une personne qui pouvait tenir les rênes de cette folie ambulante, c'était Moblit.
-Oh, d'accord. »
Le manque d'énergie dans la réponse de Minha et le bâillement qu'elle laissa échapper arrachèrent un reniflement amusé à Moblit, et eurent au moins le mérite de calmer Hansi.
-Montez dans la voiture, vous me raconterez les détails en chemin. »
…
Le chemin vers l'écurie était familier. Les pieds de Marco étaient habitués à frapper le béton, fouler l'herbe, puis la terre battue, à tourner légèrement à droite pour éviter la petite bute et à enjamber le bord de la route qui surélevait légèrement. Il était habitué à pouvoir repérer le moindre insecte s'il en avait envie.
La nuit transformait le chemin familier en sentier inexploré. Les ombres s'étiraient comme des fantômes et lui donnaient l'impression que la distance à parcourir s'allongeait à l'infini. Dès que ses pas le menèrent hors du chemin des baraques, il plongea les pieds dans une mer d'obscurité, qu'il imaginait enserrer ses chevilles. L'idée était vite brisée par le peu de résistance qu'il rencontrait. Seule la fraîcheur humide l'accompagnait.
De jour, il se souvenait à peine traverser le terrain qui menait au bâtiment équestre. De nuit, chaque pas soulevait un souffle de poussière qui pouvait aller chatouiller les narines du monstre qu'il venait de frôler sans le savoir.
Max lui manquait, s'il commençait à prendre ses mauvaises habitudes.
Il arriva à l'écurie sans rien de plus remarquable qu'un frisson permanent dans la colonne vertébrale et un peu plus de précipitation que d'habitude. Les lieux était paisibles, plus encore que lors de sa dernière visite nocturne. L'intérieur était plongé dans le noir, mais Marco ne voulait pas réveiller les autres chevaux en allumant la lumière. Il resserra sa veste autour de lui et s'approcha avec espoir du box de Buchwald.
-Buch ? » chuchota-t-il.
Le cheval bai foncé dormait tranquillement, et Marco laissa échapper un soupir de déception et un sourire attendri. Il hésita à rester plus longtemps, mais son dilemme se résolut de lui-même : Buchwald s'ébroua brièvement et releva la tête, réveillé par la présence discrète de son cavalier. Presque immédiatement, il se mit à piétiner et avancer la tête, et Marco le rejoignit avant qu'il n'ait le temps de se cogner contre la porte du box.
-Ohla, doucement. »
Il se retrouva les bras plein d'un cheval agité, chaleureux, vivant, à l'opposé de la nuit vide qu'il avait traversée. Il enfouit son nez dans la crinière du cheval et commença à lui caresser l'encolure, pris d'un élan d'affection qui devenait de plus en plus fort au fil des jours. Son compagnon le lui rendit de suite, et Marco poussa un soupir de contentement. La robe du cheval était douce dans un sens et un peu rêche dans l'autre, aplatie par des heures de caresses et de brossage. Son odeur était familière désormais, presque aussi rassurante que celles de sa maison dont il se souvenait. Sous sa paume, le pouls battait avec puissance. Une force tranquille, qui obéissait à ses moindres faits et gestes, comme disait Ruth, ou qui lui accordait toute sa confiance, d'après Ness. Il préférait la deuxième formulation.
Il poussa un soupir chargé et commença à gratter l'animal derrière les oreilles, rassuré par sa seule présence. Buchwald essayait presque de le ramener vers lui en appuyant sur son épaule, et le sourire de Marco s'élargit, le cœur serré.
Il espérait de toutes ses forces qu'on le laisserait retrouver Buchwald pendant les jeux. Il s'était préparé mentalement à l'épreuve, et il se sentait presque prêt, mais la perspective de ne jamais retrouver son plus fidèle compagnon lui crèverait le cœur. Il ne voulait même pas envisagé l'éventualité, aussi inconscient que ce fut. Il serra plus fort, et Buchwald hennit doucement.
-Un coup de brosse, ça te dirait ? » proposa-t-il d'un seul coup.
Il avait envie de passer toute la nuit avec Buchwald, et il trouverait toutes les excuses dont il aurait besoin pour ce faire. Il n'y avait personne pour l'en empêcher.
Avec hâte, il rassembla le matériel et se glissa dans le box du cheval, et s'attela à la tâche. La besogne était longue, répétitive et méticuleuse, parfaite pour se perdre dans ses pensées, jusqu'à atteindre cet espace serein où l'on ne pense plus à rien. Marco avait du mal à y arriver par lui-même, il aimait beaucoup trop penser à toutes sortes de choses, mais Buchwald l'aidait beaucoup. L'animal bénéficiait d'une sérénité contagieuse.
Il caressa le cheval si longtemps que la pulpe de ses doigts commençaient à le piquer à force de contact. Il démêlait soigneusement la crinière et se demandait encore s'il allait prendre la peine de la tresser, juste comme ça, quand la porte de l'écurie s'ouvrit et que la lumière jaillit, bondissant vers les orbites de Marco pour les transpercer avec brutalité.
-Ow ! »
Il plongea son visage dans son bras, accoudé à Buchwald, et une voix grave résonna :
-Oh désolé. Qu'est ce que tu fais là, Marco ? »
Le jeune homme ne répondit pas tout de suite, clignant des paupières pour chasser les papillons noirs qui dansaient devant ses yeux.
-Ça ne dérange pas les chevaux, la lumière ? demanda-t-il à la place.
-Oh, ne t'inquiète pas pour ça, c'est une lumière assez rouge donc ça ne les perturbe pas trop, assura Ness, et Marco devinait qu'il se rapprochait.
-Comment ça ?
-Disons que la lumière du jour est bleue, et que la nuit, il y a une sorte de lumière rouge. En tout cas, c'est comme ça que les chevaux le perçoivent. Cette lumière est pensée pour déranger le moins possible leur sommeil, tout en permettant aux hommes d'y voir un peu plus loin que le bout de leur nez. »
Il ricana en voyant Marco se masser la tempe. Il réalisait seulement maintenant à quel point il avait fatigué ses yeux, à farfouiller dans le noir pour trouver le matériel. Heureusement que les gestes eux même étaient presque ancrés dans son code génétique. Le jeune homme se tourna vers son mentor, qu'il voyait enfin, et qui s'accoudait à la porte du box en grattouillant Buchwald.
Soudainement, le regard du plus vieux était sur lui, toujours aussi avenant, mais plus aiguisé.
-Dis-moi plutôt ce que tu fais ici. »
Marco déglutit, mais il n'hésita pas une seule seconde à répondre.
-Je n'arrivais pas à dormir.
-Ce n'est pas la première fois, si ? insista son mentor avec un sourire compréhensif.
-Non, confirma Marco. C'est de plus en plus dur au fur et à mesure que les jeux se rapprochent. »
Ness ouvrit la porte et se glissa de l'autre côté, saisissant une deuxième brosse. Buchwald hennit de bonheur, satisfait de recevoir autant d'attention.
-J'étais dans le même état que toi, la première fois, confia l'instructeur. Encore aujourd'hui... »
Il s'interrompit sèchement, et reprit avant que Marco ait le temps de se demander ce qu'il avait failli laisser échapper, brossant Buchwald avec assurance et attention.
-Vous tomberez probablement d'épuisement à la fin du premier jour, peu importe le niveau de stress. Faites attention à votre énergie, c'est un moment crucial. Si vous poussez trop vos limites, vous n'aurez pas le temps de trouver une planque sécurisée. »
Marco hocha diligemment la tête, attentif au moindre conseil qu'il pouvait grappiller.
-Je compte sur toi, Marco. De vous deux, Ruth est la plus susceptible de se pousser à bout. Si tu étais tout seul, je ne suis pas si sûr, mais si tu dois veiller sur quelqu'un, je pense que je peux te faire confiance. »
Un léger frisson traversa son échine à l'idée que Ness le connaissait mieux que lui-même. Il n'y avait même pas pensé, mais son mentor avait probablement raison.
-Oui, je ferai attention, assura-t-il en retirant les poils excessifs coincés dans la brosse.
-C'est une bonne alliée pour toi. »
Marco retint la grimace qui lui était naturellement venue et la transforma en un sourire maladroit. Ness éclata de rire et s'expliqua :
-Vous êtes deux opposés assez complémentaires. Ruth bride ta tendance à trop te préoccuper des autres et tu la retiens dans ses excès... de rudesse. Vous vous en sortez mieux qu'il y a quinze jours, j'ai l'impression. »
Une main diaphane et caressante effleura la nuque de Marco à ces propos, témoin de la satisfaction qu'il ressentait à ces mots. Il s'en sortait mieux, en effet. Il avait enfin compris par quel bout prendre sa personnalité, et mieux valait tard que jamais. Leur relation était quelque chose d'irréparable, mais toujours fonctionnel.
Ness semblait l'avoir compris également, au vu des standards qu'il avait réajustés.
-Assure-toi qu'elle ne se serve pas de toi, continua-t-il sur un ton de confidence plus marqué encore. C'est un équilibre fragile que vous avez, et il ne tiendra que si tu ne la laisses pas empiéter. »
Sa voix lacée d'inquiétude incita Marco à redresser sa posture et le rassurer immédiatement :
-Je ferai attention. Je veux juste lui laisser encore un peu de temps pour s'ouvrir, pour communiquer, car je sais qu'on aura pas vraiment le temps une fois que les jeux auront commencé. On a plus de chances de partir sur de bonnes bases comme ça. »
Ness acquiesça, rasséréné. Spontanément, il tendit la main par-dessus Buchwald et tapota l'épaule de Marco. Le contact surprit le jeune homme, mais il l'accueillit volontiers. La tape était moins ferme, plus légère que celle qui lui manquait depuis un mois, qui l'avait accompagné si longtemps, et qui au lieu de l'enfoncer dans la terre avec sa force, l'avait aidé à grandir. Le sentiment de fierté qui éclot dans sa poitrine était le même.
…
La porte de la baraque claqua derrière Bertholt avec un écho de finalité qu'elle n'avait pas les premiers jours. Le bruit provoqua une onde de choc qui vint s'écraser sur son dos et le parcourir de frissons.
-Froid ? » lui demanda Annie.
Il secoua la tête doucement, et comme les aiguilles bien huilées d'une horloge, les deux se dirigèrent vers le canapé pour s'asseoir côte à côte. Concentré, Bertholt sortit les notes qu'il avait prises de son sac, les relisant brièvement avant de pouvoir en parler à sa partenaire.
Cette fois-ci, ils avaient décidé de laisser Pixis au bar, entre de bonnes mains, et de rentrer plus tôt après son habituelle leçon cryptique. Il leur restait peu de temps, et ils devaient se reposer le plus possible pour être au maximum de leur forme. Le lendemain, les derniers Entraînements à 24 auraient lieu. Ils devaient montrer le meilleur d'eux-même et prouver aux sponsors non seulement leur potentiel, mais aussi l'actualisation de ce dernier. Il en avait les mains moites.
-Donc, pour résumer, on a vu les positionnements en combat rapproché... »
Machinalement, il laissa l'habitude et la pratique prendre les rênes. Ses yeux agrippaient des bouts de phrase, les notions auxquelles ils étaient associés rejaillissaient dans son esprit et sa bouche formait toute seule les mots qui pourraient le mieux les résumer. Mais son cerveau n'était pas très présent, se contentant de coordonner la manœuvre. Il allait devoir relire seul en détail avant de se coucher.
À côté de lui, Annie acquiesçait soigneusement, les bras et les jambes croisées, presque affalée dans le moelleux du canapé. Elle lui avait affirmé vers le début de l'entraînement que les résumés de Bertholt l'aidaient à retenir, et ils avaient conservé la tradition.
Subitement, les mots s'éteignirent, le souffle diminué alors que toute la machine bloquait, un grain de sable dans les rouages. Ses sourcils se froncèrent automatiquement et il se répéta la phrase, mais elle ne faisait toujours pas sens. Intrigué, il se pencha en arrière pour s'adosser au canapé et tritura le coin de la page de son carnet avant de reprendre.
-Du coup, si l'un d'entre nous reçoit un coup à la tête, l'autre doit faire de son mieux pour ne pas laisser l'adversaire s'interposer et nous séparer. Enfin, l'autre principalement, parce que si on est assommé, c'est sûr qu'on ne peut pas bouger, mais... Juste après, il parle de l'autre...enfin, la première personne qui se remet debout...
-Le premier n'est pas assommé. » intervint Annie.
Bertholt se tourna vers elle alors que tous les rouages de son cerveau appuyaient avec force sur les freins.
-Il a seulement parlé d'un coup à la tête. Ça ne veut pas dire que le premier est assommé.
-Mais si on reçoit un coup qui ne fait pas mal jusqu'à assommer, comment ça se fait que Pixis ait décrit cette personne comme hors service ? insista-t-il en passant une langue nerveuse sur ses lèvres, attentif à sa formulation.
-Quand on reçoit un coup à la tête, on est forcément désorienté pendant un moment, parce que c'est une zone sensible. »
Elle avait décroisé les bras et s'était redressée en s'appuyant sur ses mains, qu'elle cala sous ses cuisses en le regardant droit dans les yeux. Bertholt garda les sourcils froncés, cherchant un élément qui lui permettrait de mieux concevoir, mieux délimiter.
-Tu te souviens des séances de gymnastique, l'année dernière ? mentionna Annie d'un seul coup.
-Oui, mais... »
Qu'est ce que ça avait à voir avec tout ça ?
-Tu avais raté une pirouette, une fois, et tu étais tombé au sol parce que tu avais eu le tournis. Tu es resté par terre parce que tu avais trop mal à la tête pour te relever tout de suite. »
La lumière se fit aussitôt dans l'esprit de Bertholt et il sentit les rouages se remettre en marche immédiatement.
-Oooh... je vois, oui, c'est vrai. Merci. »
Elle hocha la tête en réponse, et Bertholt reposa les yeux sur la feuille, un genou replié contre son torse pour enserrer sa cheville. Comme pour compenser leur temps d'arrêt, la machine se mit à turbiner.
C'était vrai qu'enfant, il n'avait pas eu beaucoup d'occasion de recevoir de coups violents, hormis les blessures qu'il s'était lui-même infligées à cause de sa propre maladresse. Et attaché au poing qu'il imaginait souvent foncer sur lui dans ses rêves, qui s'arrêtait juste avant le point d'impact faute de vécu, il y avait des visages, et derrière ses visages, il y avait des souvenirs, des émotions, probablement aussi tumultueuses que les siennes.
Il allait recevoir des coups, et en donner. Avec l'intention de faire du mal, se rappela-t-il durement. Le cadre de leurs entraînements avec Reiner et Eren était idyllique, ils tendaient tous vers une simple perfection technique. Les coups douloureux étaient accidentels. Dans une poignée de jours, il devait être prêt à passer un cap.
C'était une violence qu'il n'avait pas expérimentée dans sa vie de tous les jours. Même lorsque les autres enfants l'embêtaient, ils n'allaient pas jusqu'à le frapper. Il avait toujours fait attention à ne pas se retrouver seul, à ce qu'il y ait une possibilité de fuir, ou pour eux de se faire repérer s'ils se montraient trop véhéments. Sa grand mère était imprégnée d'une douceur si envahissante qu'on ne pouvait la concevoir autrement, même lorsqu'elle l'enguirlandait, elle haussait à peine le ton.
Annie, en revanche, n'avait pas hésité à donner des coups de poings pour qu'on la laisse tranquille, et en avait reçu en retour. Parfois justement pour protéger Bertholt. Elle avait eu des bleus au visage, des genoux en sang. Elle connaissait déjà mieux cet univers, et c'était pour ça qu'elle maîtrisait bien mieux ses coups que lui au début de leur entraînement. Elle connaissait l'exacte limite entre le douloureux et le bénin.
Cela dit, songea-t-il en posant son coude sur son genou pour tourner la page, les connaissances d'Annie n'étaient pas que techniques. Il avait toujours été émerveillé par ses réflexes, bien avant de pouvoir mettre les mots exacts dessus. Aujourd'hui, avec l'entraînement pointu qu'il recevait, il reconnaissait des gestes et des instincts qu'elle avait acquis bien avant, tant ils étaient polis.
Ce n'était pas des mécanismes qu'on obtenait en se rebellant contre des petites frappes à peine plus âgées, c'était des réactions de survie.
Il releva sèchement la tête qu'il avait adossée à son coude, surpris par ses propres pensées. Mais la phrase persistait dans son esprit. Il se tourna vers Annie, et constata qu'elle le regardait déjà, dans l'attente.
-Qu'est ce qu'il y a ? »
Elle pointa vers son carnet, et il se redressa pour le reprendre à deux mains, embarrassé.
-Oh oui, pardon, je reprends. »
Il mit quelques secondes à recommencer son résumé, encore secoué par ce petit quelque chose sur lequel il avait mis le doigt. Il avait l'impression de laisser s'effilocher quelque chose qu'il devait absolument sauvegarder.
-Oui, donc, ne pas se laisser séparer lorsque l'un de nous deux reçoit un coup à la tête, ou se retrouve déboussolé pour une quelconque raison. Ensuite... »
Il acheva de relire ses notes, et une fois fini, Annie s'essaya à un léger clap cérémoniel pour conclure. Bertholt sourit en refermant son carnet. Il était parti pour passer les prochains jours à l'apprendre par cœur. Il le rouvrit pour faire le tour des pages remplies, froissées, usées.
-Un mois...murmura-t-il. C'est passé si vite. »
Annie acquiesça, triturant le bout d'un coussin à sa droite.
-Dans trois jours, ça passera encore plus vite. On n'aura pas le temps de penser à autre chose que la survie, la survie, et la mort. »
Bertholt écarquilla les yeux, surpris. C'était peut-être une des plus longues phrases spontanées qu'il ait entendu de la part de la jeune fille.
-C'est vrai, admit-il en reposant son carnet. On sera trop occupés à essayer de survivre... »
Le silence s'étira lentement, inconfortable.
-Il faudra faire tellement de choses, continua Bertholt en joignant ses mains sur ses genoux. Étudier le terrain, trouver de quoi boire et se nourrir, former des alliances, observer les autres, esquiver les Titans... »
La liste lui venait à toute vitesse, comme des feuilles qui jaillissaient de tiroirs biens rangés pour venir s'entasser à ses pieds dans un désordre confus. L'image en conjura une autre, qui força ses nerfs à se tendre et ses mains à se serrer : un placard, plein à craquer.
Une main lui tapota l'épaule et il se tourna encore une fois vers la jeune fille.
-Ne te tracasse pas trop. »
Instinctivement, Bertholt prit une grande inspiration, compta quelques secondes, puis la relâcha. Il remarquait seulement à ce moment que son cœur avait commencé à accélérer, en rythme avec son cerveau, et il parvint à calmer les deux.
-Merci.
-De rien. »
Elle retira sa main et s'installa plus confortablement pour lui faire face, le coussin dans les bras. Elle avait l'air petite, comme sa taille le laissait entendre. Alors qu'au fil des jours, il l'avait vue grandir, prendre une ampleur qui dépassait la cage de son squelette. Il le sentait en lui aussi, bien que plus difficilement.
-Je suis content que tu soies avec moi, surtout ces derniers jours. » déclara-t-il abruptement.
Elle réagit à peine, comme si elle s'était attendue à cette déclaration. Lui, au contraire, sentait que quelque chose s'échappait qu'il s'évertuait de contenir.
-Quand je te vois, j'ai l'impression d'avoir encore un morceau de la maison avec moi. »
Il s'interrompit encore une fois, peinant à surmonter les à-coups soudains de son cœur. Il pulsait à chaque fois que de vagues images apparaissaient et qu'il les repoussait aussi sec.
-Oui. » confirma Annie, la voix pleine d'émotion.
Il ne savait pas si elle partageait son sentiment, ou si elle reconnaissait simplement les sentiments de son partenaire. Mais cette approbation l'incita à continuer, quand il aurait voulu qu'on l'arrête. Sa voix se mit à trembler :
-Ça fait si longtemps qu'on ne les a pas vus... Ils me manquent.
-Oui.
-J'essaie de ne pas y penser, parce que ça ne va pas m'aider, au contraire. J'ai peur de perdre ma détermination si j'y pense. Il vaut mieux que j'occupe mon esprit à étudier des stratégies, ou des mouvements de combat, ou des techniques de survie... »
Annie se contenta de hocher la tête, incapable de trouver sa voix. Le regard de Bertholt se focalisait sur un point fixe par terre entre eux. Son pouce était enfoncé dans la paume de son autre main. Derrière ses paupières, s'il fermait les yeux, il pouvait voir le placard dans lequel il avait précieusement rangé tous les souvenirs qu'il avait repoussés. Il débordait. Les images continuaient à fuser, et s'y ajoutèrent quelques bruits, des morceaux de voix imprimés dans son âme.
-Mais j'ai envie d'y penser. J'ai envie de me rappeler, j'ai peur d'oublier à quoi le quotidien ressemblait avant. »
Ses yeux s'embuèrent, et il eut du mal à parler, comme si les larmes avaient dû crocheter leurs griffes inexistantes pour grimper le long de sa gorge. Les souvenirs s'agitaient, s'étiraient, gonflés par les vagues d'émotion qui s'écrasaient contre lui : sa grand mère en train de tricoter ou de préparer des confitures, Annie qui grommelait, les compliments d'un professeur, la voix forte du père de la jeune fille qu'il entendait à travers le mur, les motifs du tapis...
-J'ai peur de ne plus jamais y retourner. » avoua-t-il enfin dans un souffle.
Frêle et délicate, la main d'Annie s'approcha, repoussa le pouce qui broyait le muscle et serra la sienne. Bertholt enroula ses doigts tremblant autour. Son esprit s'y agrippait comme on s'agrippe à la dernière corde avant le vide, mais sa poigne demeurait aussi légère que possible.
-Elle... elle me manque. »
Le placard venait de voler en éclat. Chaque souvenir roula sur ses joues et chuta sur leurs mains jointes, sans qu'il ne parvienne à les retenir, ni à se persuader d'essayer.
-Je suis désolé. » murmura-t-il en levant sa main libre pour les recueillir.
Il n'arrivait pas à les effacer d'un revers de manche. Il n'osait pas toucher son propre visage.
-Ça doit être la fatigue physique, on s'est beaucoup entraînés, et le stress des entraînements à 24, c'est nerveux, enfin... »
Une pression sur sa main et il se tut pour lever la tête. Annie le regardait, les sourcils légèrement froissés, les lèvres pincées. De la détresse plein le visage. Aussitôt, Bertholt eut honte de s'être laissé aller.
-Oh non, Annie, je suis désolé...
-Ça fait rien. »
Elle repoussa le coussin qu'elle avait empoigné avec force pour se lever, et tira sur la main de Bertholt pour l'inciter à la suivre. Docile, Bertholt obtempéra. Les larmes coulaient toujours, et son corps lui semblait rouillé comme un vieil automate.
-Viens. »
Elle le guida, une main toujours dans la sienne, et l'autre dans son dos, protégeant sa colonne vertébrale. La position était maladroite, mais il se sentait ancré, et il laissa échapper un reniflement nerveux et amusé. Le pas déterminé mais délicat, elle les mena jusqu'à sa chambre. Sans un mot, elle le fit s'asseoir sur le lit, et lâcha sa main pour se retourner. Bertholt sentait sa paume refroidir chaque seconde.
D'un coin de son placard, elle sortit un petit baluchon qu'elle déposa sur le bureau et ouvrit : il y avait un gros morceau de pain, probablement frais de ce matin.
-Du pain ? s'étonna Bertholt, la voix faible. Pourquoi est-ce que tu as ramené du pain dans ta chambre ? »
Elle prit un objet que le morceau de pain dissimulait et le souleva pour le présenter à Bertholt, un léger sourire penaud sur les lèvres. Le souffle du jeune homme se coupa brutalement.
-Je l'avais avec moi quand ils nous ont appelés, s'expliqua la jeune fille. Je n'osais pas y toucher, mais ce matin, je me suis dit que ce serait du gâchis. »
Avec révérence, les doigts de Bertholt effleurèrent le métal frais, puis soupesèrent le pot lorsqu'Annie le plaça dans sa main.
-De la confiture de bergamote... »
Sa voix craquait. Annie lui fit signe, et il ouvrit le pot de confiture alors qu'elle sortait un couteau de nulle part. Elle coupa deux parts, d'un geste si solennel qu'il crut qu'elle réussirait à arrêter le temps. Un vain espoir.
Bientôt le goût de la maison envahissait sa bouche, et il ne sentait les larmes de ses joues que par l'avant-goût salé de sa première bouchée. Il croisa le regard d'Annie, plein d'espérance, et essuya furieusement ses yeux, mordant à nouveau dans la tartine. Elle voulait le réconforter, le soutenir, il voulait lui faire honneur. Il redressa la tête et regarda droit vers la fenêtre, vers l'extérieur, vers le Capitole, vers les jeux, et savoura cette trace de sa maison. Il mâcha méticuleusement sa dernière bouchée.
Il avait déversé ses souvenirs, et avec eux, un étau autour de sa poitrine était parti. Il n'était pas heureux, mais il était déterminé. Il n'était pas heureux, mais il était prêt.
-Maintenant, la maison est un peu... dans notre estomac. » murmura Annie.
Bertholt laissa échapper un éclat de rire clair, soulagé.
J – 4
… ( ) …
Erwin : « Tu es prêt pour les jeux ? »
Reiner : « Les quoi ? »
C'est bon. On l'a fait. Le plus long chapitre de l'Arc des Entraînements est derrière nous !
