Une chanson parlait de l'avènement d'un monde sans conflits…
OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance = - Shingeki St – Hrn – Egt 20130629 Kyojin -
- Shingeki Vn – Pf 20130524 Kyojin -
- Historia -
- Attack on D -
- Shingeki Pf – Adlib – C 20130218 Kyojin -
- Aots2m #2 -
- T-Kt -
- Friendships -
… () …
Les jeux changeaient le cours d'une vie : en l'espace d'une seule semaine au centre d'entraînement, les prunelles assassines de Mikasa se braquaient sur son visage pour la deuxième fois. Le bonus cette fois-ci ? L'intention de l'attaquer pour de bon brûlait dans les yeux de sa sœur. Les jeux changeaient le cours d'une vie. Ce constat hurlait d'autant plus la veille des Hunger Games.
Toutes les techniques apprises avec Annie et les autres n'assistaient pas Eren. Il ne pouvait qu'esquiver. Il recula d'un pas, se déporta à gauche, puis à droite, se baissa. Il ne cessait de déchiffrer le regard intransigeant et sanguinaire de son adversaire, pour prévoir au mieux ses mouvements. Un seul coup l'achèverait.
Et Mikasa savait où taper.
Peinant à garder la tête hors des coups de poing qui déferlaient sur lui, telles des lames de fond franches et redoutables, Eren s'obstinait à scruter ce regard de tueur qui le mettait en joue. Il y décèlerait la demi-seconde d'hésitation, l'ouverture, le point faible tant convoité. « Tout ce que tu as besoin de savoir se trouve dans les yeux. Ne les perds jamais de vue. » répétait Annie dans son crâne.
Il n'aurait jamais soupçonné que Mikasa puisse autant se différencier d'Annie. Eren les avait considérées comme deux guerrières robustes, mais en vérité elles ne jouaient pas dans la même cour martiale.
Habitué à des mouvements circulaires, tournoyant, pirouettant, déstabilisant tous ses appuis via des kicks finement dosés, avec Annie, Eren savait économiser ses forces et prendre ses distances le temps de réfléchir à une contre-attaque. Mais si Annie se démarquait comme une guerrière, Mikasa avait tout d'un assassin.
Le poing de Mikasa fusa un peu trop près de sa tempe. Eren vrilla les hanches. Il jura entendre un woosh cinglant raser sa joue de deux millimètres. La caresse glaciale d'un impact manqué de peu. Il se propulsa en arrière pour s'accorder une respiration de paix. Une seconde de répit plus tard, l'assaut reprit. Une pluie de poings, de coups de coudes : ils cisaillaient l'air comme du vulgaire papier.
Eren devait garder ses forces. Il ne prit pas la peine de trembler.
À l'inverse d'Annie, Mikasa utilisait bien plus le haut de son corps dans des attaques vives, précises, percutantes. Elle ne cherchait pas à le déstabiliser, mais à le sonner. Trop occupé à protéger ses dents, Eren s'essoufflait déjà au bout d'une minute. Une minute où Mikasa ne lui avait laissé aucune ouverture. Une minute submergé par un raz de marée impétueux, où les techniques d'Annie ne lui avaient servi qu'à s'incliner, s'écarter, se repositionner, défendre sa vie.
Un point de côté ! Eren souffla des narines en virant sur la gauche. Le coude de Mikasa chargea vers sa mâchoire. À cette distance, Eren n'eut qu'à reculer d'un pas pour l'esquiver. Elle tourna le bassin et fonça à l'attaque. Il se mordit la lèvre. Ses côtes le lançaient, la morsure à la lèvre ne faisait pas assez distraction, les yeux de Mikasa demeuraient indéchiffrables et il se fatiguait à esquiver sans arrêt.
Même quand elle pivotait pour se réorienter, Mikasa restait une forteresse imprenable. Mais oui !
Ramener ses poings près de son buste quand elle changeait d'appui, avant de repartir à l'offensive, construisait la défense de la jeune femme. Annie préférait balayer l'air autour d'elle quand elle se restabilisait, mais Mikasa se repliait, droite, se barricadait derrière ses bras, le temps d'un clignement de paupières. S'il parvenait à profiter de ce systématique réflexe de retraite chez elle, Eren pourrait lui porter un coup et enfin passer à la contre-offensive qu'il attendait de pied ferme!
L'idée venait à peine de s'enraciner dans le terreau de sa réflexion, qu'il fléchit du genou et fondit vers la droite. La gauche manquée de sa sœur frôla sa joue. Eren s'évada, hors d'atteinte. Maintenant, Mikasa devait tourner le bassin pour continuer ! Parfait ! Elle s'apprêtait à passer en défensive : la précieuse brèche allait s'ouvrir !
Avant qu'elle ne puisse ramener son poing, Eren enserra son poignet. Il s'employa à soulever son coude de l'autre main. Des sursauts électrisants crépitaient dans ses muscles : ça marchait ! Le bras de Mikasa s'éleva grâce à sa prise. La lueur surprise, qui flasha dans les prunelles assassines, fit des étincelles jusque dans les fibres d'Eren.
Le feu d'artifice de fierté pétillait si bien en lui qu'il masqua le reste de ses sens. Eren s'aperçut que le terrain se gondolait par ici… trop tard.
Une secousse de stupéfaction dans son genou plus tard et il ne tenait plus Mikasa : elle le tenait !
Dans un ouragan de cheveux noirs et de laine rouge, Mikasa tourbillonna sur elle. La puissance et l'agilité de son mouvement crissèrent dans l'oreille droite d'Eren, un boucan d'avertissement. Il vira les yeux vers la tempête qui faisait rage à côté de lui.
Elles étaient là, au dessus de son épaule. Elles s'éloignaient encore plus derrière lui, leur cible – sa nuque – en visuel. Elles le pétrifiaient de leur intensité sauvage.
Les prunelles assassines.
Le coude de Mikasa se planta dans l'arrière de son crâne. Clak? L'impact le propulsa en avant. Il se prit les pattes dans la jambe tendue de Mikasa. La douleur du choc et de de la surprise accueillirent une petite nouvelle : la douleur de se claquer contre le sol, comme lors d'un plat sur l'eau.
Le cœur d'Eren s'affolait. Sa cervelle se cognait aux parois de sa tête, bouillonnante. Il recracha de la terre en toussant, prêt à repartir à l'attaque avant qu…
Mikasa empoigna son épaule et le corps d'Eren fit volte-face, son dos se retrouva prisonnier du sol. Même une poupée aurait été plus lourde à retourner ! Le regard de sa sœur acheva de le persuader qu'elle n'allait pourtant pas jouer avec lui. Tout le corps de Mikasa l'immobilisait. Seule la main droite de la jeune femme le laissait tranquille.
Eren serra les dents, contracta tout ce qu'il subsistait de vigueur dans ses abdominaux, quitte à lâcher des grognements bestiaux étouffés à son adversaire : il devait se redresser ! Il stoppa net alors que deux doigts de Mikasa se figèrent à une poignée de centimètres de sa trachée.
Interdit, il la fixa dans les yeux. Les prunelles assassines s'évanouirent et il reconnut le noir caractéristique du regard de sa sœur, pendant qu'elle se relevait, le libérait. Sa cage thoracique pouvait bien respirer à nouveau, Eren prolongea son séjour sur la terre. Ce fut plus fort que lui, le poids de ses questions l'enfonçait trop. Mikasa avait visé sa gorge. Bien sûr, jamais elle ne l'aurait blessé. Mais ses gestes trahissaient la façon dont la jeune femme envisageait les jeux. Comment elle avait préparé son corps, toute seule, pendant ce mois qui avait défilé si vite, tout en paraissant interminable.
Elle s'était préparée à tuer.
Il fallut que Mikasa se penche, et lui tende la main, pour que les muscles de son frère se réveillent et qu'il la lui prenne. Une fois debout, Eren s'étonna des palpitations persistantes de sa poitrine.
-Eren ? s'inquiéta Mikasa en le voyant porter une main à son cœur.
-Hein ? Oh, t'inquiète je… Hahem, je m'attendais pas à un truc pareil, c'est tout. Pff, dire que j'avais tout misé sur ma prise et que je me suis retrouvé par terre…
-C'était très bien pensé, sourit-elle. Tu t'en serais sorti s'il n'y avait pas eu ce trou de taupe.
-C'est censé me réconforter, savoir que j'ai perdu à cause d'une taupe ? » grogna-t-il, apathique.
Elle ignora sa remarque et continua de jouer le professeur :
-Tu dois toujours favoriser la défense à l'attaque, Eren. C'est ce qui te gardera en vie. »
Facile à dire pour une adepte du combat comme elle, qui maîtrisait aussi bien l'offensive que la défensive, et savait comment pousser ses ennemis jusque dans leurs retranchements… Eren choisit de laisser sa mauvaise humeur de côté pour l'heure. Veille des jeux ou pas, il ne cesserait jamais d'apprendre. Pour l'heure, l'essentiel était de s'intéresser à l'approche que lui proposait Mikasa, différente à bien des égards de celle d'Annie.
-Mais je peux te montrer comment détourner les attaques. Au fond, c'est une sorte de défense offensive, si tu t'en tires bien. Tu déstabilises ton adversaire en exploitant les failles de ses enchaînements, comme ça tu peux lui porter un coup fatal juste après. J'imagine qu'Annie t'en a appris ?
-Mouais… tu crois qu'on pourrait se les échanger, toutes nos techniques ?
-Évidemment, mais d'abord une pause ? Qu'en dis-tu ? » proposa-t-elle d'un ton enjoué, renouant son écharpe.
Eren acquiesça. S'il y avait une chose qu'il avait vite intégré auprès d'Annie, Reiner et Bertholt, c'était la valeur des pauses. Mikasa semblait être du même parti sur ce point. En dépit de leurs nombreuses dissemblances. De ce qu'il avait pu observer, le combat d'Annie se fondait surtout sur la fragilisation de l'adversaire en malmenant ses appuis, en parant ses coups, le bloquant : mettre hors d'état de nuire avant tout. Quant à Mikasa, elle se focalisait sur le moyen le plus rapide, le plus efficace de tuer.
Mettre hors d'état de vivre avant tout.
Le jeune homme déglutit de travers et manqua de s'étouffer. Toussotant, il reposa sa bouteille d'eau et rassura Mikasa d'un geste de la main, alors qu'elle le dévisageait, inquiète. Elle ferait juste en sorte que nul ne s'oppose à eux, que personne ne leur vole la victoire aux Hunger Games. Il assimilerait mal les bons réflexes s'il se polluait trop l'esprit avec de telles pensées. Mike le lui avait prouvé maintes fois.
En ce dernier jour d'entraînement, Mikasa l'initierait à une toute autre vision des choses, comme convenu. Pas question d'en perdre une miette !
Les questions, les plans d'action face à ses adversaires, tout ça, ça pouvait attendre le lendemain.
…
La muraille se dressait devant lui. Une frontière entre son monde. Et le sien.
Rigide, droite, imposante, elle le toisait de sa présence, l'empêchait d'entrer dans la chambre de sa partenaire. Détaillé par une paire d'yeux invisible, Marco peinait à déglutir. Pourtant, il lui fallait prendre son courage à deux mains et franchir le passage, l'atteindre.
Avant que tout n'aille trop vite pour faire le moindre retour-arrière, ni même prendre le temps de regretter.
Concrètement, il n'eut besoin que d'une main pour commencer à déconstruire le barrage. Deux phalanges effleurèrent la porte, avant de tâter le terrain avec plus d'assurance. Le son était doux et creux - il ne voulait pas prendre le risque de réveiller Ruth, si elle s'était endormie avant le coucher du soleil – il se félicita d'avoir réussi ce premier pas. Trop nombreuses avaient été les fois où il avait toqué avec empressement (grillé ses chances dès le début dans le procédé), faute d'un surplus d'énergie, ou d'un manque d'assurance envers sa coéquipière : il n'aimait pas comment son aura le façonnait contre son gré, comme s'il était de l'argile dans le creux de ses mains.
Par bonheur, les choses avaient changé depuis plusieurs jours elle lui témoignait de la patience, du respect, de l'amabilité même. Les choses avaient changé parce que Marco avait changé. Il s'était endurci et elle ne pouvait plus le modeler. Il ne frappait plus à la porte de Ruth d'une main fébrile, craintif à l'idée qu'elle le rejette en crachant qu'elle n'avait pas faim, désormais le son était doux et creux.
-Entrez. »
Et Ruth était plus aimable.
À sa grande surprise, Marco n'eut aucun mal à se glisser dans la petite sphère privée de la jeune femme. Il n'y régnait plus une chaleur insupportable, une pesanteur irrespirable, un air nauséabond. C'était calme et clair tandis que Ruth, assise en tailleur sur son lit, mains jointes sur ses chevilles croisées, ouvrit un œil à son entrée.
Elle le jaugea de la tête aux pieds, mais le jeune homme ne bronchait pas, maintenait son regard intrigué. Sa stabilité avait dû lui convenir car elle referma son œil, prit une longue inspiration, détendit ses épaules et déclara :
-Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
-Je te dérange ? »
Il s'appliqua à se masser la nuque pour empêcher la satisfaction, que lui inspirait la tranquillité dans sa voix, de déborder et resta à considérer Ruth, qui sortait petit à petit de son état de méditation, s'ouvrant à sa présence. Leurs prunelles marron s'observaient. Puis, elle posa les coudes sur ses genoux avant de nicher son menton sur ses mains, toujours jointes.
-Non, expliqua-t-elle d'une voix tiède, si tu as besoin de parler, vas-y. Assieds-toi. »
Elle accompagna ces paroles d'un mouvement du menton. Marco la remercia et s'assit sur le bord du lit. Il regarda par dessus son épaule car il tenait à la voir dans les yeux.
-Je m'inquiétais pour toi. »
Elle décolla son menton de son perchoir.
-Je voulais m'assurer que tu allais bien. Vis-à-vis de… demain. »
Il avait beau s'être félicité de sa sérénité, sa voix s'érailla à « demain », lui arrachant un soupir sec. Il détacha son regard de Ruth.
-Ça va, toi ? » fit-elle.
La voix se réchauffait. Les draps se froissèrent, le matelas s'affaissa sur la gauche et, très vite, Ruth se tenait elle aussi sur le bord du lit, près de lui.
-Oui ! (Face au silence de son interlocutrice, il s'éclaircit la gorge, décidé à élaborer.) Je pense être fin prêt : j'ai progressé comme je le voulais, et maintenant je sais pourquoi je me bats.
-Vraiment ? »
Il n'y avait aucune toxine dans sa voix, juste un sincère souci. Marco prit le temps de renouer le contact visuel pour acquiescer, puis il se remit à contempler le sol et ses pieds. Il devinait que Ruth faisait de même.
-Pareil… ajouta-t-elle dans un souffle.
-Je… je ne t'ai jamais vu méditer comme ça avant, en fait. C'est ce qui m'a inquiété pour tout te dire.
-Oh, c'est juste pour mieux réfléchir, pendant qu'on le peut encore. Le temps sera infiniment précieux dès demain : je ne veux pas le perdre à réfléchir. Alors je scanne et j'analyse tout ce que je peux ce soir. Comme ça, je serai la plus efficace possible dès qu'il faudra prendre des décisions.
-Et à quoi as-tu réfléchi jusque là ? »
Il pivota la tête vers Ruth et vit qu'elle avait l'air surprise. Pourtant, Marco la savait maligne non seulement il faisait plus confiance aux pronostiques de la jeune femme qu'à ceux des médias, mais elle aurait dû se douter de l'opinion qu'il avait d'elle. À moins que son étonnement ne porte sur l'intérêt de Marco, à propos de questions aussi techniques et pragmatiques. Il continuait de lui prouver qu'il avait revu l'ordre de ses priorités, en écho à ses reproches, et elle s'habituait encore à son nouveau camarade.
-Eh bien… »
Elle baissa les yeux vers ses mains et commença à lui exposer le fruit de ses réflexions.
« Pour ce qui est du premier tour, il est évident que les moins prompts seront ceux qui mourront le plus vite. »
Marco pouvait discerner les rouages de son esprit qui fonctionnaient au rythme de ses paroles. Tout était organisé, précisé, s'agençait avec logique et clarté. Il écoutait moins un discours, qu'il n'observait une riche base de données lui éclairer la situation, d'une manière si méthodique que chaque argument paraissait indestructible.
« Et par là, j'entends ceux qui ont tendance à être indécis, qui n'ont pas brillé par leur charisme. Sans compter qu'ils n'ont pas de bons sponsors. Je pense à Thomas, Samuel, Sandra, Franz, Hannah, Tom et Ursula surtout. »
La rigidité mécanique, avec laquelle elle mentionnait la mort de Thomas et Samuel, s'insinua en Marco, puis se comprima dans sa gorge, pour dévaler comme une pierre dans ses entrailles. Il essaya de se rassurer : Franz et Hannah n'étaient pas aussi indécis que Ruth le pensait, désormais ils savaient qu'ils devaient se protéger, eux…
Ruth bondit presque hors du lit et continua son exposé en faisant les cents pas le long de la pièce.
« Ensuite, il y a tout ceux qui vont vouloir protéger leurs amis. Et il y a deux cas de figures. Simples, mais primordiaux à envisager. »
Elle lançait toujours un coup d'œil à Marco à la fin de ses phrases et, lui, répondait par un large hochement de tête, l'invitant à poursuivre. Ruth leva deux doigts et reprit.
« Je disais, tout simplement, deux éventualités : ceux qui réussiront à protéger leur être cher. Et ceux qui n'y arriveront pas.
« Dans le premier cas, ça veut dire qu'il faut prendre ses distances, coûte que coûte, avec certains tributs. Même au premier tour. Ils peuvent paraître inoffensifs, mais c'est oublier les machines de guerre qui les gardent, et qui te réduiront en miettes si tu touches un seul cheveu de leur protégé. »
Marco déglutit alors qu'une autre pierre s'éboulait.
« L'important, c'est donc de ne rien avoir à voir avec ces tributs « pièges » avant que les choses ne se précisent. Selon moi, les deux pièges les plus clairs sont Christa et Eren. Parce qu'il y a Reiner et Mikasa derrière.
« Avec le deuxième cas de figure, on part du principe que ces duos ne feront pas long feu, ou du moins qu'ils ne sont pas assez forts pour être particulièrement menaçants. Et par là, j'entends qu'ils sont utilisables de deux façons : primo, si A meurt, B va se retrouver tout seul donc il est facile à incorporer à une alliance, deuzio : menacer A pour obtenir n'importe quoi de B.
« Parce qu'ici, le truc, c'est pas ta naïveté à penser que tu peux dégommer Christa sans souci. Non, c'est l'inverse. Là, tu peux facilement exploiter leurs faiblesses à eux. Et ce genre de duo, ça va être Marlow et Hitch, Jean et Minha, ou Sasha et Conny. C'est à eux qu'il faudra faire gaffe dès le premier tour. »
Elle se pencha à la fenêtre, les mains dans les poches, alors que, sous le poids de ses paroles, le regard de Marco recommençait à sombrer vers le sol.
« Et après, il y a Bertholt et Annie… et ça me saoule mais, eux, j'arrive pas à les cerner !
-Annie tient beaucoup à Bertholt, intervint-il en relevant la tête. Elle ne le laissera jamais en danger, mais Bertholt n'est pas non plus à sous-estimer : je pense qu'ils rentreraient dans la première catégorie. »
Ruth se retourna vers lui avant de hocher la tête, pensive, et de se remettre à faire les cents pas, mais toujours les mains dans les poches.
-Très bien, première catégorie alors, merci. Enfin, il y a ceux qui se la joueront solo. Ymir, sûr, Floch, très certainement, et Laura. Même si elle est assez proche d'Ursula et Samuel, ils mordront la poussière avant elle, donc elle va vite se retrouver seule, elle aussi.
« Floch et Laura peuvent facilement être éliminés en tandem, mais Ymir, c'est une autre histoire… Il vaut mieux laisser les mastodontes, comme Reiner et Mikasa, lui régler son compte. Le souci avec Ymir, c'est que c'est en solitaire qu'elle est la plus redoutable. »
Marco avait beau suivre Ruth des yeux, il n'était pas sûr de la voir. Pas sûr d'être dans la chambre de la jeune femme. Pas sûr d'être assis sur le lit. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il valait mieux écouter sa coéquipière car il en aurait besoin pour le lendemain. Il était sûr du lendemain.
« Bref, les événements du premier tour vont façonner le reste des jeux, c'est ce qui va déterminer toutes les alliances. Donc, en anticipant au mieux le premier tour, on anticipe mieux les jeux et quoi faire pour les remporter. »
Sans qu'il ne s'y attende, Ruth retourna s'asseoir à côté de lui. Tournée de trois-quart vers Marco, elle braquait l'intensité de son regard calculateur sur lui.
« Et ce qui est clair, c'est que t'as su sympathiser avec plein de joueurs qui survivront au premier tour. »
Son ton était toujours aussi grave, mais Marco se réjouissait qu'elle l'intégrait à ses plans.
« Grâce à toi, on peut obtenir toutes sortes d'atouts non-négligeables : Sasha, Minha, Jean, Reiner, Bertholt, Annie, Eren… et avec : Mikasa, la numéro un. Si tu mets les mains sur l'arbalète, tes sponsors seront d'autant plus emballés et ils te refileront Buchwald. En réunissant tous ces paramètres, tu t'es tracé un sacré début de jeux…
« Voilà pourquoi j'ai besoin de toi. »
Elle le sondait mais cette acuité inconfortable ne pouvait le désarçonner, tant Marco s'émerveillait qu'elle s'ouvre à lui. Ses pensées remerciaient déjà (encore une fois) Marlow pour lui avoir indiqué l'axe qui lui conviendrait. Le tribut ne savait toujours pas qui il devait protéger, mais son nouvel état d'esprit avait porté ses fruits, et ils étaient au goût de Ruth !
Il sourit à la jeune femme en tendant la main vers elle. Dans un geste calme et doux. Afin de ne pas brusquer Ruth, il arrêta sa main à mi-chemin vers sa camarade. Bien ouverte. Aucune dague dissimulée, aucun venin, aucun mensonge. Juste une passerelle de plus pour réconcilier leurs mondes.
Avec son sérieux caractéristique – et une petite pointe de soulagement dans la façon dont elle avait baissé les épaules ? - Ruth la lui serra.
Satisfait, Marco se redressa et s'expliqua à Ruth tout en marchant vers la porte :
-Bien, je vais y aller si tu n'as pas de problèmes. Merci beaucoup pour le debrief. Je… te verrai demain.
-Ah ! »
La poignée dans la main, il se figea à l'exclamation de sa partenaire. Avait-elle oublié quelque chose ? La jeune femme se racla la gorge avant de se justifier :
-Euh, je sais pas ce que tu comptais faire, mais si tu cherches un moyen de te vider la tête dans le calme… bah, il y a du calme ici aussi, donc t'aurais qu'à choisir entre là, ou à côté. C'est sûr qu'avec un mur pour bien tout isoler, ce serait plus efficace mais bon… Je te propose, quoi. »
La perspective du lendemain lui embrouillait tellement l'esprit que Marco ne savait plus ce qui l'étonnait le plus : savoir qu'il serait aux Hunger Games dans moins de vingt-quatre heures ou voir Ruth se gratter la nuque d'embarras pour la première fois de sa vie !
C'était bien la première fois qu'elle lui montrait cette facette d'elle, et en plus elle l'invitait à méditer à ses côtés. S'il s'était attendu à méditer avec Ruth un jour… au moins, cela atténuerait peut-être l'angoisse des jeux.
-C'est vrai que j'aurais bien besoin de me vider la tête. »
Il lâcha la poignée et revint sur ses pas. Ruth avait déjà repris sa réflexion décontractée. Il s'assit en tailleur sur le matelas, en face d'elle et ferma les yeux.
Marco prit une profonde inspiration et essaya de faire le vide dans sa tête.
Essaya.
…
Les talons de Bertholt martelaient le sol à un rythme sec et impitoyable, ses genoux entraînant la table dans des tremblements nerveux. Les petites lignes de son carnet vibraient alors qu'il mâchouillait sa lèvre inférieure, relisant ses notes. Du coin de l'œil, il vit Annie entrer dans la pièce depuis le couloir des chambres, avec sa démarche habituelle, et le son de la porte du salon qui s'ouvrait atteignit ses oreilles, mais pas son attention.
Il fallut qu'une bouteille de verre s'abatte juste devant lui pour qu'il sursaute et arrache ses yeux de la page froissée entre ses doigts, se redressant instantanément sur son siège. Ses yeux accrochèrent les phalanges enroulés autour de la bouteille et remontèrent le long du bras, pour atterrir sur le visage tranquille et le sourire moustachu de Pixis.
-Calmez vous donc un peu, monsieur Hoover, lui suggéra le vieil homme. Je ne crois pas que le Capitole apprécie un trou dans le sol de leur précieuse baraque. »
Sa voix fit l'effet d'une bourrasque de vent. Le genre de bourrasque qui ne durait qu'une seule seconde, mais qui vous faisait perdre assez vite et assez violemment l'équilibre pour que les secondes suivantes, vous vous retrouviez les deux pieds soigneusement plantés en terre pour être sûr d'avoir retrouvé vos appuis. Ses talons se vissèrent au sol et il hocha la tête en rougissant.
-Oui, pardon. »
Pixis acquiesça avec approbation. Ses phalanges quittèrent la petite bouteille pour glisser sur la surface de la table et rejoindre son autre main alors qu'il s'asseyait en face de lui. Annie prit place au côté de son partenaire.
-Nerveux ? » demanda Pixis.
Bertholt hésita un instant, et Pixis ne lui laissa pas le temps de se décider :
-Terrifié ? »
Bertholt acquiesça. Pixis laissa échapper un reniflement amusé et s'adossa plus confortablement. Il n'en avait pas la confirmation, mais il était presque certain qu'Annie avait fait de même.
-Compréhensible. Vous allez jouer vos vies là-bas, tout de même. Vous vous sentez prêts ? »
Bertholt secoua la tête, sans aucun embarras. Pixis rit plus franchement.
-Ça ne m'étonne pas. Pourtant, vous avez fait de sacré progrès, tous les deux ! J'ai l'impression que vous avez besoin de les entendre. »
Plus tôt dans leur entraînement, Bertholt aurait protesté, arguant que c'était embarrassant de parler de ce genre de choses. Mais à l'heure actuelle, ses pensées étaient tellement emmêlées qu'il en aurait bien besoin.
Pixis croisa les jambes et fourra son menton dans le paume de sa main droite, renvoyant son bras gauche en arrière pour s'appuyer sur le dossier de la chaise. Il les observa attendre quelques instants.
-...Mais pas de moi.
-Comment ? demanda Bertholt.
-Je disais que vous aviez besoin de les entendre, mais pas de moi. Hoover, dites-moi donc, qu'est-ce que vous avez appris en étant ici ? »
Pixis venait à nouveau de le jeter métaphoriquement sous les rails, et les mains du jeune homme jaillirent devant lui, preuves et catalyseurs de son malaise. Il les tritura machinalement, comptant sur ses doigts.
-Eh bien, euh... la tridimensionnalité, tout d'abord. La stratégie, la manipulation de différents types d'armes...
-Et vous, mademoiselle Leonhardt ? enchaîna-t-il.
-De nouvelles techniques. Des méthodes pour faire un feu et pour trouver de l'eau. La survie.
-Des mots bien courts pour des notions si étendues, vous ne trouvez pas ? »
Il tapota le bouchon de la petite bouteille, et Bertholt remarqua seulement maintenant qu'Annie en avait également une dans les mains. Alors que Pixis reprenait, le vieil homme poussa l'objet entre ses mains, et Bertholt le saisit, surpris par la fraîcheur sur sa paume.
-Mais vous les maîtrisez, ces notions, pas vrai ? Vous pouvez me dire comment allumer un feu, quel type de bois brûle bien, quel type de bois fait plus de lumière, comment effacer ses traces. Vous pouvez m'expliquez comment fabriquer un abri pour se protéger efficacement de la pluie, et vous avez retenu les types de fruits et baies comestibles qui existent sur le terrain, et comment les trouver. »
Bertholt passa en revue chacune des compétences que Pixis citait, et les battements de son cœur ralentirent un tout petit chouïa en réalisant qu'il les connaissait tous.
-Qu'est-ce que vous pouvez me dire d'autres ? les encouragea le vieil homme en se servant un verre d'une des bouteilles d'alcool qui traînaient perpétuellement sur la table. Pixis aimait avoir le choix.
-En tridimensionnalité, on sait virer dans toutes les directions, lista Annie. On peut manier une lame en même temps de se déplacer en l'air, attaquer avec les lames et avec nos poings ou nos jambes. On sait se servir du décor pour aller plus vite ou se cacher très rapidement. »
Pixis hocha la tête avec approbation.
-Et en stratégie, monsieur Hoover ?
-Euh... on sait que les tributs ont une tendance naturelle à former des groupes avec des gens qu'ils ont côtoyé davantage pendant l'entraînement, qu'ils s'attaquent plus vite à ceux qu'ils estiment plus faibles, mais se précipitent aussi pour attaquer ceux qui sont plus forts s'ils en ont l'occasion, car c'est rare et il faut en profiter. »
À côté de lui, Annie déboucha sa bouteille avec un clac sonore et commença à boire.
-Vous voyez ! s'esclaffa Pixis. Vous en savez, des choses ! Et on vient à peine d'effleurer la surface. Je suis à peu près sûr que si je vous emmenais sur le terrain tout de suite, vous me montreriez aussi bien ce que votre corps a appris.
-Il a de bons réflexes, maintenant. » commenta Annie avec un léger sourire.
Pixis ricana et Bertholt sourit maladroitement, un peu embarrassé de se rappeler des premiers jours.
-C'est vrai que je n'étais pas très rapide au début.
-Tu étais un vrai tronc de bois. »
Bertholt sourit plus largement. Annie aussi avait changé. Elle était plus ouverte, et elle plaisantait comme ça de temps en temps, non seulement avec lui mais avec d'autres personnes, comme Eren et Reiner, et Pixis.
-Tu as peut-être le plus progressé de nous quatre.
-Dans votre petit groupe d'entraînement ? demanda Pixis alors qu'Annie confirmait. C'est vrai que c'était une des meilleures idées que vous ayez pu avoir. Je ne pensais pas voir le niveau de mademoiselle Leonhardt s'améliorer encore davantage dans le domaine du combat au corps à corps, mais j'ai été agréablement surpris.
-Je pense quand même qu'Eren est celui qui a le plus avancé, argua Bertholt. C'est à peine s'il faisait un moulinet avec ses bras avant de donner un coup de poing, avant. »
Annie renifla sèchement, un léger ricanement, et Bertholt sourit.
-À vous entendre, on croirait que vous avez plus appris là-bas qu'avec moi. » grommela Pixis.
Bertholt écarquilla les yeux, stupéfait. C'était la première fois qu'il voyait un homme de cet âge bouder, et il n'avait aucune idée de comment réagir.
-Vous nous avez beaucoup appris. » affirma Annie avec honnêteté.
Pixis sourit, abandonnant aussitôt sa moue précédente.
-Je l'espère. Je ne suis pas la plus fine flèche des instructeurs, mais je pense quand même avoir réussi à vous armer comme il se doit. »
Fine flèche... sourit Bertholt intérieurement. Il n'était certes pas une flèche, mais le jeune homme avait la ferme impression que peu de gens pouvait rivaliser avec la finesse du vieil homme. Lui-même n'avait fait que la capter sans la comprendre. S'il y réfléchissait un peu plus, seul Erwin Smith avait ses chances, à ses yeux.
-Enfin, je dis que je vous ai armés, mais c'est bien vous qui avez appris à manier ces armes, dit-il en prenant une longue gorgée.
-Je crois que je n'aurais pas pu le faire avec quelqu'un d'autre que Bertholt. »
La phrase lui sembla sortir de nulle part. Sa tête vrilla vers sa partenaire. Annie serrait son jus de fruit à deux mains et le regardait dans les yeux, l'expression indéchiffrable.
-Comment ça ? » demanda-t-il en se félicitant de sa voix stable.
La fébrilité était venue enserrer ses doigts sans qu'il ne sache pourquoi.
-On se connaît depuis longtemps, donc on avait juste à s'adapter à la situation, pas à l'autre personne, expliqua Annie. Et puis on se connaît bien. »
L'espace d'une seconde, il voulut la corriger en lui rappelant qu'elle venait tout juste de le dire, mais la nuance lui apparut immédiatement. La longueur n'était pas synonyme de profondeur. En face d'eux, Pixis les écoutait avec attention.
-On sait se lire et s'écouter, et je pense que c'est essentiel. On a progressé ensemble. Je pense que certains diront que c'est idiot d'essayer de progresser en même temps, car on risque de se ralentir (elle dit cette phrase en fronçant les sourcils). Mais je trouve qu'on est plus efficaces comme ça. Je suis contente d'être avec toi. »
Sa dernière phrase avait été prononcée doucement, dans ce même ton honnête et tranquille dont elle avait l'habitude. Mais elle résonna avec une force insoupçonnée dans la cage thoracique du jeune homme. Il entendait à travers cette affirmation tous les compliments qu'elle avait déjà dits, tous les éléments qu'ils avaient remarqués ensemble et dont ils avaient profité : ils se faisaient confiance, ils étaient capable de s'en sortir, ils connaissaient leur force. Avec un sourire, il décapsula la bouteille et but sa première gorgée. Le goût était velouté.
C'était le dernier coup de marteau qui devait consolider toute la structure de sa résolution.
…
Son torse se rapprochait du sol, avant qu'il ne l'éloigne et ne le rapproche de nouveau à la force d'un bras. Reiner ne sentait pas l'effort affecter son corps. Non seulement il était trop habitué à l'exercice physique, mais il veillait à ne se concentrer sur rien d'autre que les bruits de la chambre voisine.
Il guettait les moindres pleurs de Christa. Il ne ferait pas les mêmes erreurs et répondrait présent pour elle, quelle que soit sa demande, ou sa réprimande. D'habitude, il s'entraînait au gymnase à cette heure mais ce temps était révolu, il n'y avait plus d'habitude qui tenait. Tout ce qui comptait, c'était son devoir envers Christa – ç'avait toujours compté d'ailleurs, mais il avait fallu qu'il oublie, c'était tellement plus agréable d'oublier…
Tout ce qu'il lui restait à faire à présent, c'était d'essayer de se racheter auprès d'elle, en offrant ses services à tout instant. Pour bien faire, il s'entraînait dans la pièce voisine. Pour mieux faire, Reiner se préparait à affronter toute situation pour répondre aux besoins de Christa.
Le bruit fin de quelqu'un qui frappait à la porte résonna à travers le silence de sa résolution.
Ça ne pouvait pas être Erwin : il ne rentrait jamais aussi tôt. Reiner se redressa, en tailleur sur le sol et invita Christa à rentrer.
Elle passa seulement sa tête dans l'entrebâillement, et lui annonça avec un entrain distingué comme elle savait les faire :
-Est-ce que tu pourrais me retrouver dans le salon quand tu auras le temps, s'il te plaît ? »
Il avait toujours le temps pour elle, elle devait savoir ça. Elle disparut, discrète et furtive comme elle était apparue, et lui se leva sans dire un mot, sur les talons de la jeune fille.
Christa avait déjà sauté sur le large canapé quand il déboucha dans le salon. Elle tapait le moelleux de l'assise avec la paume de sa main, tout près d'elle, dans un geste encourageant, ses grands yeux bleus tout autant incitants. Or, ce qu'il observait ne pouvait taire les sifflements qui crissaient dans les tympans de Reiner et l'alertaient de l'approche imminente du reproche.
-Tu as quelque chose à me dire, non ? se risqua-t-il en s'asseyant à ses côtés.
-Oui, mais rassure-toi, je ne vais pas te passer un savon ! »
La réponse de Christa aurait pu l'étonner si sa petite main, qui pressa l'épaule crispée de Reiner une fraction de seconde, ne l'avait pas déjà prise au dépourvu ! Interdit, il la fixa en s'efforçant de garder une expression solennelle.
La jeune fille mesurait toujours ses mots, elle avait été éduquée ainsi. « Je ne vais pas te passer un savon » ferait office d'entrée en matière au blâme qu'elle appliquerait sur lui, à travers des mots minutieusement choisis, délicats mais qui laisseraient leur marque indélébile. Elle tourna la tête vers la baie vitrée et poursuivit d'un ton songeur :
-Je voulais juste te parler dans un cadre un peu plus agréable que nos chambres, voilà tout… »
En effet, les murs du salon s'étiraient plus, les étouffaient moins que dans les chambres. La matière du canapé les dorlotait. La lueur orangée du coucher de soleil, magnifiée par son reflet dans la baie vitrée, inondait toute la pièce et les réchauffait.
Pourtant, les épaules de Reiner persistaient à se raidir. Christa avait beau l'avoir invité sur un nuage, rigide comme il était, Reiner restait cloué à terre. En un sens, la condamnation au sol lui convenait, si Christa pouvait se hisser un peu plus vers le haut, peut-être même s'envoler. Il avait tellement manqué à son devoir envers elle qu'il valait mieux qu'elle le laisse ici-bas.
Elle se tenait droite, poings serrés, le regard grave : rien de craintif, et ça lui allait à merveille. Cela ne pouvait qu'être le meilleur pour elle, loin d'un garde du corps qui ne savait plus ses priorités ni juger de quoi elle avait besoin, loin de la tourbière. Oui, loin de lui, aussi douloureux que cela s'avérerait.
D'ordinaire, Reiner savait prendre une décision juste et s'y tenir. Mais cela faisait un mois qu'il n'y avait plus d'ordinaire qui tenait. Pendant les entraînements, il avait su quoi faire, sans jamais s'y tenir. Et tout cela avait meurtri Christa.
Dès le lendemain, les choses changeraient. Il réparerait ses torts auprès de Christa, quitte à sacrifier leur amitié pour un professionnalisme froid, mais efficace. Dès le lendemain, il se tiendrait à son strict devoir. Mais avant que Christa ne s'éloigne définitivement, il avait une dernière chose à lui dire. Avant d'endosser la responsabilité de protecteur de la jeune héritière, Reiner voulait s'excuser auprès de son amie.
-Christaa… »
Merde, depuis quand sa mâchoire était-elle crispée à ce point, elle aussi ? Les mots traînaient dans ses tripes et lui tranchaient la gorge en remontant la trachée. Christa vira son regard vers lui et il n'arrivait même plus à la lire. Bordel…
-Écoute… j-je suis désolé pour ce que je t'ai fait subir ! Je… me croyais à la hauteur pour te protéger, mais j'ai été lamentable… J-j'ai eu peur… au début. Mais c'est fini ! Je te jure que j'en ai fini avec mes états d'âme et que je vais te protéger ! »
Elle continuait de le scruter, les yeux écarquillés (il déchiffrait à nouveau son expression). Et ainsi, il eut le courage d'achever :
-Tu verras demain, je serai là ! Je les laisserai pas te faire du mal ! Tant que je serai en vie, il ne t'arrivera rien, je te le promets ! »
Bouche bée, elle le fixa encore le temps de deux clignement de paupières, avant de laisser son regard déambuler dans le vide alentour, un sourire effacé aux coins des lèvres. Le calme avant la tempête ? Après tout, Reiner avait appris dès ses cinq ans que son père était le plus redoutable lorsqu'il paraissait paisible.
-Reiner, merci. » lui sourit-elle de toutes ses dents.
De rien, simple, poli, professionnel, c'était la seule réponse attendue.
-Quoi… »
… fut tout ce qu'il put articuler.
Est-ce qu'il pouvait s'attendre à une conversation à cœur ouvert entre eux ? Les signes faisaient surface, après tout. Même si Reiner méritait une correction, pouvait-il espérer ?
Il s'évertuait à trouver quelque chose de plus construit à répondre, sans succès. À son grand soulagement, Christa se mit à glousser, lui offrant une diversion. Et la bonne surprise de la voir rire. Le privilège, plutôt.
-Merci pour tout ce que tu as fait pour moi jusqu'ici, reprit-elle d'une voix apaisée, et je dis bien tout. Je n'ai jamais l'impression de le dire aussi bien que je le pense, mais je suis extrêmement reconnaissante de t'avoir comme ami. »
Elle prit un temps pour baisser les yeux vers ses mains, probablement à la recherche de ses mots, avant de poursuivre :
-Grâce à toi je n'ai pas peur des jeux. Je sais que tu seras là. Je sais aussi que je peux te faire aveuglément confiance et que tu ne me décevras jamais, quoique tu fasses ! »
Puis, elle releva ses yeux bleus vers lui.
« Garde du corps ceci, garde du corps cela… tu sais que ce n'est pas comme ça que je vois les choses, pas vrai ? Ce n'est pas ce qui fait ta valeur à mes yeux. Reiner, quoiqu'il arrive je serai toujours ravie d'avoir pu être à tes côtés toutes ces années. Parce que, pour moi, tu es plus proche d'un grand frère que tout.
« Au fond de toi, tu vois les choses de la même façon, non ? »
Les membres de Reiner, immobilisés, l'empêchaient de porter une main à sa tête pour vérifier si on ne l'avait pas assommé. Christa faisait rarement dans les sentiments, elle cultivait plutôt une élégance raffinée en s'exprimant à demi-mots. Mais là, il la voyait aussi sincère que le jour où il lui avait offert le bracelet et qu'elle avait éclaté de joie. Quand ils coulaient encore des jours paisibles. Quand il pouvait se reposer sur la simplicité de ses sentiments : être là pour Christa parce qu'elle était son amie. Simplicité solide, rassurante.
L'aveu de Christa lui donna la permission – il en avait la conviction – et la force nécessaire de se mouvoir et de venir s'appuyer sur cette simplicité, pour la première fois depuis leur sélection. Il serra ses genoux pour s'assurer qu'il ne lâcherait pas prise.
-Oui. Je tiens à toi comme ma meilleure amie, Christa, et… c'est pour ça, et rien d'autre, que je veux te protéger. Tu as raison : ça n'a rien à voir avec mon devoir. Je ne laisserai rien t'arriver parce que tu m'es précieuse… tout simplement. »
Se reposer à nouveau sur la plate-forme de leur amitié le soulagea tellement qu'il s'engourdit et son observation aiguë de Christa en pâtit. Pendant plusieurs secondes, il s'esquinta à déchiffrer son expression à nouveau. Le regard de la jeune fille lui paraissait si vide…
Fin prêt, après un temps de réadaptation, il repéra une lueur d'acceptation dans les yeux de son amie, après quoi celle-ci hocha la tête.
-Merci, chuchota-t-elle encore.
-De rien. »
De retour dans sa chambre, ses épaules décrispées par la délivrance, Reiner reprit son exercice dans l'espoir de taire un chuintement, qui tourbillonnait dans son crâne en lui susurrant que leur discussion avait trop ressemblé à leurs adieux.
…
Elle poissait sous les draps, son corps entier s'ébouillantait au fond de cette marmite d'apparence douillette et propre. Elle ne parvenait même pas à garder la tête froide, alors qu'elle la tenait à l'air libre. Ses méninges s'agitaient et surchauffaient. Rien à voir avec l'atmosphère étouffante de l'été, Ymir avait l'impression de cuire en enfer. Pourtant, les jeux ne commenceraient que le lendemain. Avec encore douze bonnes heures devant elle, elle se repassait déjà toutes les techniques de corps-à-corps apprises, consolidait déjà un plan d'attaque précis, retenait déjà son souffle.
Le silence du Capitole ne la dérangeait plus. Les ronflements de Tom lui procuraient le bruit de fond idéal pour s'endormir, avec la vague idée qu'elle n'obéissait à personne. Qu'elle choisissait de s'endormir quand elle le désirait, malgré un quelconque tapage qui en gardait bon nombre éveillés. Avec cette pensée triomphante à l'esprit, le sommeil lui venait toujours plus facilement que lorsque l'univers mobilisait de nombreuses hypnoses, pour la faire sombrer une poignée d'heures.
Elle avait dompté ce maudit silence mais malgré tous ses combats, le seul fait de se dire qu'il s'agissait – peut-être – de sa dernière nuit dans un lit, la maintenait éveillée. Ce satané « peut-être » bouillait tellement dans ses veines qu'elle se figurait presque son sang s'évaporer hors de sa peau. (Il faisait sombre alors elle pouvait au moins l'imaginer.)
Ce « peut-être » de putain d'état d'esprit de perdant l'insupportait !
Ymir n'était pas Ymir si elle ne venait pas pour gagner. Ses entraînements n'avaient tenu qu'à ça… mais la victoire, ça voulait aussi dire éliminer Christa. Et tout ça brouillait sa vision des choses.
Parce qu'elle ne voyait plus son sang s'évaporer de sa peau, ou une divagation du genre. Elle admirait un feu – dont seule elle pouvait vraiment témoigner de l'ardeur – brûler dans des mirettes azur, de blanches mains gracieuses s'affairer, une petite bouille contrariée qui soulignait d'autant plus la dignité des traits d'une princesse, une splendide chevelure blonde qui étincelait dès qu'elle s'affirmait, réarrangée d'un revers de la main…
Ymir ne connaissait pas l'école – elle avait appris à lire grâce à de fortuites rencontres ! -, tout ce qu'elle savait, elle l'avait grappillé en piochant dans des bouquins par-ci par-là. Elle connaissait encore moins les arithmétiques. Mais elle savait qu'intégrer Christa à l'équation des Hunger Games, ça voulait dire la laisser mourir, la tuer.
La tribut se libéra de l'emprise pesante de la couverture d'un coup de pied. Alors qu'une timide fraîcheur s'appliquait à effleurer son corps, elle tenta de piéger les draps entre ses ongles en serrant les poings. Mais la chaleur reprit vite ses droits sur elle.
Ymir avait commis l'erreur de s'enticher. Impulsive, elle aimait laisser parler ses tripes, aussi dangereux que cela s'avérait parfois. Malgré toutes les balles qu'elle s'était tirées dans le pied au fil des ans, la leçon ne rentrait pas dans sa caboche. Et, la veille des jeux, le bilan l'affligeait… Accepter qu'un seul reviendrait, ne jamais s'attacher à quiconque – sinon c'était du suicide – ça n'avait pourtant rien de compliqué !
Cette nouvelle balle dans le pied l'assaillait d'une douleur lancinante, à coups de « peut-être » bons pour les minables. Rien à voir avec le silence, c'était ce morceau de plomb qui l'empêchait de pioncer.
Elle n'y tint plus et sauta hors du lit, récupéra un sweat – qu'elle avait eu le plaisir d'acheter avec les pépettes du Capitole – pour l'enfiler et se dirigea vers le balcon.
Les lumières des lampadaires de l'allée éclairaient le balcon. Une lueur distante, mais qui, par le contraste avec la nuit tombée, ressortait suffisamment pour qu'Ymir aperçoive la silhouette de Nanaba, accoudée à la rambarde. Ça et la minuscule braise qui consumait l'extrémité de sa cigarette, traçait les courbes de son visage dans un halo incandescent.
L'élève vint se poster à ses côtés, dans une position similaire. Elle décida de prouver, moins à Nanaba qu'à elle-même, que la situation ne l'avait pas dépossédée de sa gouaille caractéristique :
-Eh bah ! Après l'alcool, la cigarette ? Sacré combo ! La prochaine étape c'est le cr…
-Il a un problème, le microbe ? » rétorqua Nanaba du même ton, en lui soufflant toute la fumée de sa dernière taffe sur le visage.
Ymir ferma les yeux et laissa la forte odeur de tabac chatouiller ses narines, puis râper le fond de sa gorge. Satisfaite d'avoir résisté au réflexe de se racler la gorge – cela faisait une paye qu'elle n'avait pas reniflé cette odeur, tout de même !- elle continua de toiser sa mentor, sourire aux dents.
-Microbe ? Sérieux ? J'peux savoir d'où te vient cette soudaine retenue dans tes insultes ? J'espère que c'est pas parce que tu veux me ménager à propos de demain. Parce que sinon, je le prends mal ! »
Nanaba pouffa avant de répondre, en laissant son regard se perdre dans la nuit :
-Au lieu de raconter des bêtises, dis-moi plutôt pourquoi t'es pas en train de prendre des forces, à l'heure qu'il est…
-Pff, j'arrivais juste pas à pioncer… ça t'étonne ?
-Non. J'ai l'habitude de voir les tributs rester debout la veille. Moi non plus, j'arrive pas à fermer l'œil avant le début des jeux. »
La fumeuse se tourna vers elle, lui décochant un regard qu'Ymir ne pouvait lire qu'à moitié à cause de l'éclairage.
-Ça t'étonne ?
-Plutôt… »
La gagnante porta la cigarette à sa bouche et ferma les yeux le temps de tirer une nouvelle taffe. Après quoi, elle la tendit à Ymir. La tribut s'en saisit sans rien dire, puis happa le tabac dans une inspiration autoritaire. La sensation était aussi grisante que la dernière fois. Sa mentor s'était remise à sonder l'air nocturne. Ymir, toujours clope en main, fit de même, attendant le moment où elle s'expliquerait.
-Pour moi, la veille des jeux, c'est le pire… » commença l'instructrice.
Ymir se doutait que ce n'était pas la cigarette qui provoquait le grain rouillé dans sa voix.
-L'anticipation est à son paroxysme. Tout le monde ne pense qu'aux jeux… que t'en boycottes le visionnage ou pas. Pour, ou contre le Capitole en silence, tant que t'y penses, ils ont la main sur toi. »
L'élève lui présenta la cigarette. Nanaba la récupéra sans détacher son regard du vide. À la suite d'une bouffée, la fumée s'échappa. Délavant, d'une vapeur grisâtre, l'obscurité.
-Et c'est la pire forme d'autorité possible. Parce que celle-là, elle s'insinue en toi. Que t'y fasses gaffe ou non, t'es piégée. Tu t'endors avec les sales pattes du Capitole sur la conscience. Tu les laisses t'endormir, tu les laisses te bercer, t'engourdir. »
Ymir accepta encore la cigarette. Alors que la fumée amadouait sa gorge, les mots de Nanaba ranimaient ses oreilles.
-Ils gagnent toujours. Peu importe comment s'achèvent les jeux. Les candidats meurent ou tuent leurs anciennes vies, pour devenir des mentors ou des pacificateurs. Ils finissent par devenir leurs toutous.
« Les Hunger Games, ç'a toujours été leur victoire à eux. On dit bien qu'on change pas une équipe qui gagne, hein ! Alors, ça continue. Depuis 104 putains d'années… Plus personne sait vraiment pourquoi ça continue. Pour qu'on soit dociles ? Me fais pas rire ! C'est devenu la norme, c'est tout.
« Comme s'endormir la veille des jeux, en sachant pertinemment que vingt-trois pauvres gosses vont mourir pour rien. »
En silence, Ymir regarda Nanaba tirer une autre bouffée. Il ne resterait bientôt plus que le mégot de cette misérable clope. Malgré les propos graves de sa mentor, Ymir l'écoutait religieusement, comme s'il s'agissait de la plus importante leçon qu'elle recevrait de sa vie.
-Donc, voilà. J'ai gagné les jeux, mais j'ai perdu contre le Capitole, au fond. Le moins que je puisse faire, c'est leur refuser ma passivité le soir où ils sont à leur zénith. Alors, je dors pas. »
Nanaba frotta le maigre mégot contre la rambarde en métal avant de le jeter, sans cérémonie, dans le vide. Trop petit, trop faible, son fracas contre les graviers ne fit pas le moindre bruit. Il s'était fait engloutir par le silence nocturne.
-'Scuse… poursuivit Nanaba, qui avait jeté son intonation sévère avec la clope. J'imagine que t'as pas forcément envie d'entendre que c'est pas possible de gagner les jeux.
-Voilà qu'tu t'excuses maintenant ? » lui rétorqua Ymir.
La voix de la jeune femme résonnait, comme si elle avait rattrapé le ton grave de sa mentor au vol. Nanaba vira sa tête vers elle. Habituée à l'obscurité, Ymir devina un sourire railleur sur ses lèvres.
Parfait. S'il y avait bien une chose qu'elle ne voulait pas, c'était de la pitié.
…
Jean sentit le canapé pencher alors que Minha se laissait tomber pour rebondir à côté de lui.
-Ça fait du bien ! déclara-t-elle avec énergie en passant ses doigts dans ses cheveux pour les démêler grossièrement. On a pris tellement de poussière aujourd'hui, c'était infernal.
-Y a eu pire, cela dit, argua Jean en reposant son crayon. L'orage de la dernière fois. »
Elle frissonna ostensiblement avec une expression d'horreur, et Jean pouffa. Elle reprit alors qu'elle étalait ses cheveux sur ses épaules pour les aider à sécher :
-Mais c'est bien, parce qu'on a pas à nettoyer nous-même. À la maison, même en passant le balai tous les jours, il y a quand même des copeaux et de la poussière de bois de l'atelier qu'on ramène quand on rentre, avec mon père.
-Oui, faut vraiment pas être allergique à la poussière, chez vous, ricana Jean en se remémorant les rares fois où il était rentré dans la maison de la jeune fille.
-C'est horrible à enlever des cheveux, aussi ! J'ai jamais eu des douches aussi rapides que pendant l'entraînement, c'est vraiment pratique. »
Elle venait de finir sa phrase, mais le ton sembla si abrupt à Jean qu'il vira la tête vers elle. Ses pupilles tremblaient légèrement et ses traits étaient soigneusement figés. Il entendit presque l'engrenage crisser dans sa tête, inexorablement rouillé malgré l'usage persistant qu'il en faisait.
Elle avait peur. Malgré toutes les qualités de service que le Capitole offrait, les deux avaient fait de leur mieux pour refuser de s'y habituer, refuser de comparer à la vie qu'ils avaient avant. Pour se préserver. Minha avait probablement l'impression d'avoir marché sur une mine.
Le silence s'étira, les deux jeunes gens pétrifiés. Minha avait les mains dans ses cheveux et Jean fixait le dossier derrière la jeune fille. Ils n'osaient rien dire. Jean décida qu'il en avait marre lorsqu'il lui fallut inspirer pour ne pas s'asphyxier.
Il grommela et s'étira pour libérer son corps, satisfait de sentir le tremblement qui ravivait ses muscles.
-Ça va être impossible de dormir... » grogna Jean en laissant sa tête tomber en arrière sur le dossier du canapé.
À côté de lui, Minha laissa échapper un reniflement amusé et soulagé et s'installa dans la même position. La télévision était complètement éteinte, tout était rangé, la nuit achevait de tomber, et l'agitation bruyante de Hansi manquait à l'appel pour dissiper l'ambiance maladroite. L'espace lui semblait vide.
-Oui, moi aussi, soupira-t-elle. Trop de stress. »
Elle relâcha un autre large soupir, un peu tremblant, qui fit sourire le jeune homme. C'était toujours rassurant de constater qu'il n'était pas le seul à avoir la trouille.
-Et puis, continua-t-elle sur le ton de la confidence, je peux presque utiliser aucune de mes méthodes habituelles pour m'endormir.
-T'as des méthodes pour t'endormir ? demanda-t-il en tournant la tête vers sa partenaire.
-Pas toi ?
-Non... si ça vient pas, ça vient pas, je suis parti pour une nuit blanche à essayer de m'occuper sans trop faire de bruit.
-Vraiment ? Chez nous on a essayé plein de choses. Quand j'étais petite, j'avais beaucoup de mal. On a essayé de garder la chambre froide, ou chaude, on a essayé des loupiotes, on a essayé la boîte à musique, on a essayé des étirements... »
Elle listait en brandissant ses doigts au-dessus de leur tête, et Jean regarda le teint bronzé de ses doigts contraster avec le blanc du plafond.
-Et qu'est-ce qui a le mieux marché ?
-Mon père. Souvent, j'attendais qu'il finisse sa journée, et je m'endormais en l'écoutant travailler. Du coup, pendant une période, il venait me raconter des histoires. »
Jean ne répondit pas tout de suite, sondant le plafond à la recherche d'impuretés. Sa mère avait toujours travaillé jusque trop tard dans la nuit pour prendre le temps de veiller son fils, et s'assurer qu'il avait un rythme de sommeil correct.
-T'as eu de la chance. »
Il regretta aussitôt ce qu'il venait de dire, par crainte de paraître jaloux ou mesquin. Mais Minha se contenta d'acquiescer, sa tête frottant sur le dossier et provoquant un léger mouvement que Jean ressentit aussi contre son crâne.
-Je pourrais t'en raconter une, si tu veux. »
Jean laissa échapper un ricanement nerveux.
-On a plus trop l'âge de ce genre de chose, quand même.
-Je connais ma préférée par cœur, tu sais. »
Il hésita un instant, puis haussa les épaules.
-Vas-y. »
Il devina sans le voir le sourire qui étira son visage.
-C'est l'histoire d'un oiseau, un rossignol, commença Minha en étirant ses dix doigts dans les airs. Parmi tous ses camarades rossignol, c'est lui qui chante le mieux, et tout le monde le félicite constamment. »
Sa voix changeait, soudainement plus grave.
-Mais un jour, alors que tous les oiseaux se rassemblent pour chanter, comme tous les matins, le rossignol est introuvable. Ils attendent, mais il ne vient pas, alors ils commencent à chanter sans lui. En fait, le rossignol, lors d'une de ses promenades nocturnes, a rencontré une fleur.
-Laisse moi deviner, intervint Jean avec un sourire narquois, il est tombé amoureux de la fleur ?
-C'est ça, confirma Minha avec un hochement de tête. C'était un daphné. Ils ont la forme de petits bouquets de fleurs blanches à quatre pétales, expliqua-t-elle en voyant la confusion de Jean. Le rossignol est tombé amoureux du daphné : il venait le voir tous les matins pour l'admirer et ne chantait plus qu'à lui. Mais à force de le chercher, les autres oiseaux finirent par comprendre ce qu'il faisait et pourquoi il s'absentait si souvent. Ils étaient furieux qu'il les abandonne pour une lubie aussi ridicule ! Ils prirent une décision terrible : alors que le rossignol dormait, ils vinrent voir la fleur... et l'empoisonnèrent. »
Une intonation lugubre s'échappa des derniers mots qu'elle prononça, et Jean frissonna brièvement. La voix de la jeune fille était étonnamment grave et entraînante, et chaque respiration lui laissait le temps d'imaginer à quoi ressembleraient les scènes qu'elle décrivait.
« Au matin, le rossignol est inconsolable. Non seulement il refuse de venir chanter avec les autres oiseaux, mais il refuse aussi de s'éloigner du chevet de la fleur qui se meurt. Quand le soleil s'approche de son zénith, le rossignol prend une décision : il sauvera le daphné, coûte que coûte ! Il s'envole aussitôt dans le ciel et se rend jusque chez le sage hérisson, qui vit au mur Sina. Le hérisson lui apprend qu'il existe une eau miracle qui permet de soigner n'importe quel poison. Seulement, celle-ci ne se trouve qu'au delà du mur Maria, à deux semaines d'ici. Le poison aura déjà fait effet !
« Le rossignol n'en a cure. Il bat de toute la force de ses petites ailes pour rejoindre le mur Maria. En une semaine, il parvient à la source de l'eau miracle et en récolte au creux de son bec. Aussitôt, il repart. Mais ses forces le quittent plus vite qu'elles ne devraient il a lui aussi été empoisonné par les oiseaux dès qu'ils ont appris son projet de sauver la fleur.
« Mais plutôt que d'avaler l'eau qui repose dans son bec, il vole plus vite jusqu'au chevet du daphné. Il finit par rejoindre son bien-aimé, et se lamente de son état : ses pétales sont ternes et se détachent au moindre souffle de vent. Délicatement, il verse l'eau dans son terreau. Aussitôt, la fleur reprend vie et retrouve son éclat, pour le plus grand bonheur de l'oiseau.
« Or, le rossignol, épuisé et à bout de forces, finit par s'écrouler au sol, incapable de s'envoler ni même de chanter. Dans un murmure à peine audible, il avoue : ''J'aurais aimé chanté pour toi une dernière fois'', et meurt. »
Le silence retomba sur eux comme une couverture, et Jean entendit Minha déglutir doucement, attendant sa réaction. À son tour, il contempla le plafond, imaginant le ciel sombre et étoilé qui se trouvait de l'autre côté, imaginant le rossignol voler à tire d'aile.
-...Elle est déprimante, ton histoire. Le rossignol aurait dû se sauver lui-même. Là, il est juste mort pour rien. »
Il tourna la tête vers Minha et croisa son regard, insondable, pour une fois.
-Tu trouves ? interrogea la jeune fille. Moi je la trouve très belle. Le rossignol a réussi à sauver la personne qu'il aimait si fort que plus rien d'autre ne comptait. »
C'est un peu contradictoire quand on sait ce qu'il se passera demain… Jean se redressa et baissa les yeux sur ses mains qui trituraient ses pouces, ne sachant s'il devait s'exprimer à voix haute. Il se contenta de poursuivre avec ironie :
-Et c'est quoi la morale de cette histoire ? « Ne faites pas comme le rossignol, abandonnez si la voie que vous avez choisie est trop dure » ?
-Mmh...je dirais plutôt quelque chose sur la valeur du sacrifice de soi ? Mais je ne sais pas si l'attitude du rossignol est condamnée ou encouragée. »
Elle lui adressa un regard mi-agacé, mi-amusé :
-Roh, à cause de toi je commence à analyser tout le temps, moi aussi ! »
Jean laissa échapper un petit rire goguenard, satisfait. C'était bien comme ça. Il fallait qu'ils gardent un ton léger, une conversation tranquille. Comme ça, il n'avait pas à penser à la suite.
J – 1
… () …
… des pronostICs pour la suITe ?
PS : en cette veille de grand final, on est un peu dans le même mood que les persos
