Un pari risqué, comme d'habitude

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Après un délai exceptionnellement court de 4 jours, nous revoilà pour une nouvelle update ! Eh oui, c'est l'été et on a un peu plus le temps d'écrire pendant nos jours de congé... et on va pas cacher que les récents commentaires qu'on a reçus nous ont tellement boosté qu'on s'est surpassées pour que le prochain chapitre sorte vite ! Alors ENJOY, merci à les qui sont encore là

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OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance =

Memory Lane (Vln ver.) -

- Shingeki St – Hrn – Gt – Pf 20130629 Kyojin -

- Memory Lane -

- Shingeki Pf 20130218 Kyojin -

- Aots3-1000ryaku -

- Symphonicsuite Thanksat -

- Attack on D -

- Guilty Hero -

- Eren Zahyo -

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Comme d'habitude, ce fut le toucher léger sur son épaule, l'exact pression du pouce et de l'index, toujours au même endroit, qui tira Bertholt du sommeil, jusque dans ce flottement incertain entre veille et éveil, où les nerfs de sa peau se réactivaient et toutes sortes d'informations lui parvenaient avant même qu'il ne puisse les digérer. Le sol sous son dos, l'odeur de bois brûlé qui demeurait, les bruits de tissu et d'équipement.

Le même toucher se raffermit, et il grommela avec effort en même temps d'ouvrir les yeux et de se redresser.

-Bonjour Annie.

-Bonjour. »

Les paupières proprement décollées, il discerna la jeune fille accroupie à côté de lui, Reiner debout en train de tasser le feu, et Christa qui rattachait sa cape sur ses épaules.

-Gros dormeur ? taquina Reiner en frappant ses mains pleines de cendres.

-Difficile de dormir en ce moment. » corrigea Annie à sa place.

Reiner hocha la tête, un geste compatissant, qui montrait qu'il comprenait et qu'il le vivait aussi. Un instant plus tard, ils gravitaient autour du foyer mort et s'asseyaient ensemble, comme un casse-tête qui s'imbrique. Annie tendit une ration à Bertholt, qui mordit dedans alors qu'ils se jaugeaient du regard.

-Il faut qu'on trouve une base, déclara Reiner, sans surprise. Un endroit relativement difficile à détecter, et qui soit surtout bien défendu.

-Donc on part sur la défensive ? intervint Annie.

-C'est la meilleure chose à faire, interrompit Christa. Nous avons une trop grande différence de proportions, d'endurance et de vitesse, s'adapter les uns aux autres en se déplaçant constamment à la recherche d'autres tributs nous épuiserait complètement. »

Elle avait tout débité d'un souffle, comme si elle avait soigneusement rangé ce dernier dans un coin de ses poumons avant de trouver l'occasion de s'en débarrasser.

-Notamment, confirma Reiner, avant de lever trois doigts. On a donc ces critères : facile à défendre contre les humains, facile à défendre contre les Titans, et durable. C'est bien si elle est camouflée, mais pas essentiel.

-Accès à l'eau, ajouta Annie.

-Comme toutes les bases, acquiesça Reiner. Compagnons, c'est le moment d'avoir des idées. »

Bertholt fit à peine attention à Annie et Christa qui s'échangeaient des regard hésitants et Reiner qui croisait les bras. Son regard plongea dans ses souvenirs, retraçant le fantôme des lignes qui striaient son carnet.

« DISCRÉTION ».

Ils pouvaient se cacher dans les crevasses et les grottes qui disséminaient la région, mais elles n'auraient jamais assez de place pour tous les accueillir.

« PLACEMENT ».

Ils pouvaient se cacher quelque part dans les hauteurs des arbres. Les gens regardaient rarement au-dessus de leur tête. Mais il fallait construire beaucoup. Et surtout, cet espace était toujours accessible aux titans. Les plus hauts spécimens d'arbres ne dépassaient pas les vingt mètres, ce que les titans de quinze ou quatorze mètres pouvaient couvrir avec l'amplitude de leurs bras.

« Leurrer vers terrains vulnérables, ex : boue car pluie. » « Attention à état du terrain de la base. »

L'état du terrain... toute base au sol risquait de pâtir de conditions météorologiques, pluie et sécheresse. Avec la pluie, le matériel pouvait être endommagé, et avec la sécheresse, impossible de planter quoi que ce soit, et ils n'avaient pas le temps de construire quelque chose de solide en une seule journée.

« Arbres géants. »

Les doigts qui lui couvraient la mâchoire s'écartèrent pour révéler sa bouche bée et ses sourcils se froncèrent. Peut-être qu'ils pouvaient utiliser les arbres géants ? Leur taille faisait des hautes branches un espace totalement inaccessible pour les Titans. C'était une zone moins touffue que les forêts normales, il serait plus facile de repérer d'éventuels intrus humains. Et l'accès ne se faisait que par équipement tridimensionnel, ce qui limitait le nombre de tributs capables de les attaquer. Si Bertholt ne se trompait pas, il y aurait Mikasa, Eren, Jean... pas grand monde de plus. À moins qu'ils n'en récupèrent après coup, ce qui était pour l'instant trop risqué. Quant à leur propre groupe, Reiner ou Bertholt lui-même pouvaient transporter Christa sans problème. Les recharges n'étaient pas un problème avec leurs sponsors. Les branches étaient assez larges pour donner un bon périmètre sur lequel s'installer, ce qui accélérerait considérablement leurs éventuels travaux. Et ils pouvaient se permettre de construire sur plusieurs jours s'il n'y avait rien pour détruire leur travail au cours de la nuit ou de la journée...

Qu'y aurait-il comme désavantage ? L'accès à l'eau. Ils devraient trouver une source au sol très proche de l'arbre qu'ils auraient choisis. Ils manqueraient totalement de discrétion également, mais c'était compensé par la difficulté d'accès.

-Bertholt, on dirait que tu veux ranimer les cendres. » ricana Reiner.

Sa nuque se redressa aussi vite qu'un coup de fouet et il focalisa son regard affûté sur son interlocuteur, qui haussa un sourcil surpris. Il ouvrit la bouche :

-Et si-...kof ! Kof ! »

Sa voix était encore rauque de sommeil et il toussa précipitamment dans son poing pour éclaircir sa gorge. Il releva un visage rouge vers eux et se vit gratifier de sourires amusés ou attendris.

-Et si on utilisait les arbres géants ? enchaîna-t-il pour cacher son embarras.

-Les arbres géants ? interrogea Christa.

-Oui, on pourrait construire une base sur l'une des branches. Inaccessible aux Titans, et seulement en tridimensionnalité pour nous. On aurait plus de temps pour bricoler quelque chose de solide aussi. »

Il hésita à en dire plus, mais les doigts de Reiner qui avaient volé à son menton et le pli des lèvres d'Annie lui indiquèrent qu'ils considéraient les mêmes choses que lui.

-Ça me semble pas trop mal... avança Reiner, et Bertholt sentit un sourire lui échapper. Mais t'es sûr que ce serait pas trop galère à aménager ? On a pas exactement le matériel pour fixer des trucs au-dessus du sol, à part une hache. »

Une épine de crainte se ficha quelque part entre ses côtes à l'idée de n'avoir pas réussi à envisager tous les ressortissants de son plan, et une pointe d'émerveillement se fondit dans son plexus à l'idée que Reiner en était capable et qu'ils avaient bien fait de leur faire confiance. Les stimuli encouragèrent sa pensée :

-On peut demander à vos sponsors ! répliqua-t-il en désignant le jeune homme et sa propre partenaire. Je pense que vous êtes assez populaires pour pouvoir réclamer des outils de bases, et peut-être du bois ? Je pense qu'on a du temps, mais peut-être pas au point de préparer nous-même des planches droites. »

Il jeta un œil vers les deux demoiselles, qui approuvaient en silence, chacune à leur manière.

-Donc pour ça, continua Reiner, il faut qu'on rejoigne la zone des arbres géants, qu'on en trouve un pas mal...

-Avec une source au pied, parce que ce sera déjà assez difficile d'aller chercher de l'eau.

-Avec une source au pied de l'arbre, puis qu'on contacte les sponsors pour leur demander le barda nécessaire. »

Il tourna son regard vers Bertholt, qui acquiesça aussi vite qu'il put.

-J'ai deux questions, reprit Christa, les mains jointes sur ses genoux. Enfin, une question et une recommandation. On devrait commencer par demander aux sponsors. Le temps qu'ils réunissent ce qu'il faut, on pourra progresser, et si on a le matériel avant, on a encore de la place dans les sacs d'équipement tridimensionnel. Ensuite, quel matériel il nous faut justement ? »

Les trois jeunes gens se tournèrent à nouveau vers Bertholt, qui déglutit mais répondit de suite :

-Il va nous falloir des scies, des maillets, des ciseaux à bois. Peut-être pas plusieurs, mais c'est la base. Et... des planes ? Il me semble que c'est ça. Et des clous. Pas besoin de marteau, on peut utiliser un maillet à la place. »

Il remua inconfortablement en constatant l'absence de réaction, mais Annie haussa la voix pour le rassurer :

-Tu as parlé avec Minha ?

-Un peu... » admit Bertholt.

Cette fois, ce fut Reiner qui empêcha le silence de prendre trop de place.

-Bien ! s'écria-t-il en s'appuyant sur ses genoux pour se relever. Sponsors, donc. Comment est-ce qu'on les contacte ?

-Le seul lien avec l'extérieur, ce sont les caméras, répondit Christa en faisant de même, plus lentement. Elles ont des micros intégrés, s'adresser à la caméra devrait suffire. »

Annie et Bertholt les imitèrent, et tout le groupe commença à fouiller les environs à la recherche des caméras qui scrutaient leurs moindres faits et gestes. Et pour des objets censés les suivre de près, Bertholt les trouvait bien difficile à repérer. Ils cherchèrent d'abord dans leur campement de fortune, puis vers les hauteurs, puis dans les environs, puis dans toutes les petites crevasses et buissons, toujours à l'affût du moindre son.

Est-ce qu'ils ne voulaient pas être trouvés ? Était-ce trop demandé ? Devaient-ils laisser les sponsors agirent selon leur bon vouloir comme des divinités inatteignables ? Au fur et à mesure que les secondes et les minutes s'écoulaient, Bertholt sentait une voix dans son cerveau s'emballer dans les conjectures. Une voix qui fut bien vite réduite au silence quand Christa capta un son, un très léger déplacement d'air, et finit par en repérer une.

-C'est pas trop tôt ! protesta Reiner alors que Annie approuvait d'un grognement frustré.

-Ils n'allaient pas nous laisser leur parler si facilement, dit Christa en saisissant l'objet aussi fermement que possible, nous ne sommes que des insectes misérables à leurs yeux. »

Bertholt sonda la jeune fille avec surprise, mais son expression était aussi immaculée que de l'ivoire. Elle tourna la caméra pour que celle-ci soit face à Annie et Reiner, et Bertholt se décala discrètement sur le côté. Les deux jeunes à l'écran échangèrent un regard hésitant.

-Excusez-nous... commença Annie, clairement mal à l'aise.

-Nous demandons humblement votre assistance, poursuivit Reiner pour lui venir en aide. Pourriez-vous nous envoyez le matériel respectif, à raison d'un ou plusieurs exemplaires : scies, ciseaux à bois, maillet, clous en lot, et planes ? Cela nous permettrait d'établir une base efficace. »

Christa agita la main pour attirer l'attention de Annie et chuchota :

-Demande pour les planches, dans le même genre ! »

La brève expression de panique sur le visage de la jeune fille aurait fait rire Bertholt si la situation n'était pas aussi cruciale. Heureusement, elle se reprit tout aussi vite.

-Euh... nous demandons aussi si vous pouviez nous fournir des planches pré-découpées. Avec ce matériel, nous garantissons la construction d'une base digne de ce nom. »

Christa lui envoya un pouce en l'air, et Bertholt croisa le regard d'Annie, aussi effaré que le sien. Brutalement les deux tributs du District Un avaient adopté une attitude, un ton et une posture qui n'avait plus rien à voir avec ce qu'ils avaient vu, hormis lors des interviews des Entraînements à 24... Ils avaient clairement de l'expérience, et ils faisaient de cette habitude un habit confortable, dont Annie manquait clairement et cruellement. Reiner acheva leur petit discours en quelques phrases et Christa relâcha la caméra qui partit se repositionner.

Annie se rapprocha si près de Bertholt que leur bras pouvaient se toucher, et elle se dégonfla comme un ballon.

-C'était pas trop mal, déclara Reiner avec un sourire. En route, on a pas trop de chemin mais il vaut mieux arriver tôt. »

Immédiatement, ils rassemblèrent leurs affaires et quittèrent les lieux. Annie devant, Christa au centre, et Reiner et Bertholt à l'arrière. La marche laissait tout le temps de penser, et Bertholt se prit à faire exactement ça, combiner à l'attention pointue qu'ils devaient porter à leur entourage.

Malgré ses propres paroles encourageantes, Reiner était tendu. Bertholt voyait son poing fermé qui se balançait à son bras comme un métronome bien réglé, et sa démarche irrégulière : un rythme spartiate, que Bertholt n'avait que peu de mal à suivre, puis il réalisait qu'il rattrapait Christa et la forçait inconsciemment à accélérer l'allure, avant de ralentir brusquement pour reprendre la bonne distance, et ainsi de suite. Christa semblait à peine le remarquer.

Il se décala légèrement et tendit la main pour prendre le poignet de Reiner. Une prise bien présomptueuse, si appliquer la pulpe de son majeur et de son pouce entre le radius et le cubitus avec la plus légère des pressions pouvait être appelé ainsi. Néanmoins, Reiner balbutia dans ses gestes et ralentit pour se tourner vers Bertholt.

-Je pense vraiment que ça va marcher, affirma Bertholt en chuchotant. Et même sans, on pourra y arriver. Les sponsors nous aideront surtout à gagner du temps, et à faire un travail de qualité. »

Tout comme Annie quelques minutes plus tard, Reiner sembla se dégonfler comme un ballon, et un sourire fatigué trouva son chemin jusqu'à son visage, assez fragile pour que Bertholt ne puisse s'empêcher de le lui rendre, pour lui redonner de la force.

-Tu as raison. C'est juste un scénario que je n'avais pas envisagé, leur demander autant. Ça m'a fait réfléchir un peu trop.

-Ça ira.

-Depuis quand tu es aussi doué, toi ? enchaîna Reiner. D'abord tes capacités d'analyse, ensuite ton empathie pour les autres... Je savais que je devais me méfier de toi, mais pas dans ce sens-là.

-C'est grâce à Annie... hésita Bertholt. Elle est très critique et observatrice, sur des aspects qu'on peut appliquer en dehors du combat, ça facilite les choses. Et puis, savoir lire les gens, c'est la moindre des choses pour communiquer avec eux. Tu ne trouves pas ?

-Je trouve que tu devrais donner un peu plus de crédit à toi-même. Tu as du mérite, Bertholt, tu devrais te faire plus confiance.

-A-Ah ? couina Bertholt, surpris.

-Mhm. »

Le sourire de Reiner était comme le soleil : aussi pâle et dissimulé soit-il, le regarder dans les yeux devenait vite difficile à supporter. Soudainement conscient de leur point de contact, Bertholt relâcha sa prise pour retirer sa main, mais Reiner tordit son poignet et pressa brièvement sa paume entre ses doigts avant de le laisser partir. Le bras de Bertholt retomba avec stupeur le long de son corps, et Reiner fixa son regard droit devant, un petit sourire toujours aux lèvres. Bertholt n'eut d'autre choix que de l'imiter, troublé. Ils avançaient exactement au même rythme.

-À trois heures. » la voix d'Annie trancha le vide.

Les sens à l'affût, Bertholt perçut lui aussi le son un vrombissement sourd et inquiétant. Leur formation se rapprocha sur le champ alors que le bruit se rapprochait à grande vitesse. Un Titan ? Impossible ! Un humain ? Est-ce qu'un équipement tridimensionnel pouvait faire ce bruit-là ? Il lui semblait que oui, et il lui semblait que non, et l'incertitude le tuait.

-Christa ! » appela Reiner alors que la jeune fille se précipitait déjà à ses côtés, prête à se réfugier derrière lui ou à lui prêter assistance, selon la menace.

Le son se rapprochait aussi vite que le pouvait un homme en équipement. Au moment précis où Bertholt se décidait enfin (non, ce n'était pas un équipement, trop grave et régulier), tous ses sens éparpillés pour capter son environnement se focalisèrent brutalement sur son poignet, engoncé dans une chaleur et une moiteur abruptes. Il baissa les yeux et la main de Reiner trônait là, enroulée autour de lui, une prise ferme et fervente.

Son cœur rata un battement à cause de la surprise. Il le protégeait aussi ? L'instinct de couvrir Christa, il le comprenait, mais il avait aussi eu le réflexe de garder Bertholt à portée ?

-C'est une capsule. » la voix d'Annie résonna, une chape de givre rafraîchissante sur ses pensées.

La tension demeura alors que l'objet non identifié parvenait jusqu'à eux, et Annie ne rangea pas ses dagues alors que le drone ouvrait le compartiment qu'il transportait et régurgitait son contenu au sol. Des boîtes soigneusement scellées contenant ce qu'ils avaient demandé. Un deuxième drone suivait avec des planches de bois attachées soigneusement, plus fines qu'ils ne s'y attendaient.

-C'est rapide... souffla Christa.

-Il y a assez pour faire un plancher... évalua Reiner.

-Ou un toit, coupa Annie.

-Merci beaucoup, reprit le jeune homme en se tournant vers la lumière rouge qui indiquait la caméra du drone. Nous vous sommes redevables. »

Les drones émirent de légers bip et repartirent d'où ils étaient venus aussi vite qu'ils étaient arrivés. Ce ne fut qu'après leur départ que les épaules se relâchèrent et que les respirations s'allongèrent.

-Bon, eh bien on a plus qu'à embarquer tout ce barda, fit Reiner en déposant son sac au sol pour commencer à le charger. Je porte tout, et vous restez vigilants. Si on tombe sur des Titans ou des tributs maintenant, on sera moins rapides à réagir. »

Ils hochèrent la tête en chœur et reprirent la formation. Bertholt, le cœur toujours battant, s'efforçait de mettre de l'ordre dans ses pensées. Était-ce voulu que le matériel arrive aussi vite ? Pour les mettre en difficulté ? Est-ce que tout n'était pas un peu trop facile ? Pourquoi Christa les avait-elle comparé si vivement à des insectes ? Devait-il suggérer d'alterner avec Reiner pour qu'il puisse se reposer ? Avait-il fait le bon choix ? Est-ce qu'Annie allait bien ? Pourquoi sentait-il encore les doigts de Reiner autour de son poignet ?

Chevilles croisées et cuisses pressées contre le bois, Marco s'affairait à nouer les ficelles de fer autour des branches les plus fines. Les grelots se confondaient avec les fruits de l'arbre et il s'en amusait plus encore que la position, semblable à celle d'un paresseux, qu'il avait adoptée pour installer son petit système d'alarme dans leur nouveau périmètre. Avec précaution, il se rapprocha du tronc et glissa jusqu'à ce que ses talons se posent sur une branche large et basse.

Là, à moins d'un mètre du sol, il rassembla ses forces dans ses jambes et bondit. Il se réceptionna sans aucune difficulté, dans un discret gloussement. Même aux Jeux, la sensation de grimper aux arbres restait grisante, et il se réjouissait de constater qu'il n'avait pas régressé. Il avait eu de l'expérience dans le domaine, récupérer le cerf-volant de Milo avait été une tâche plus ardue que fixer des ficelles…

Marco concentra son attention sur le reste du matériel, ignorant le pincement dans sa poitrine : il avait encore trois mètres de fil de fer et une poignée de sonnettes. S'il en disposait à deux autres postes, à l'est, leur organisation serait optimale. Pas parfaite, il avait dû en abandonner un nombre non-négligeable à l'emplacement de leur ancienne base, mais correcte. Le tribut trotta donc vers les frênes les plus convenables à cette finalité.

Il tenait à palier l'inévitable défaillance croissante du système par une organisation irréprochable. Maintenant que Jean les avait rejoints, Ruth et lui, il se sentait enrichi d'une volonté toute neuve, un regain de confiance et un brin d'espoir. Après deux jours passés à se terrer et à anticiper le moindre incident aux côtés de Ruth, l'arrivée de Jean apportait un vent de fraîcheur avec elle, ouvrait un champ de possibilités qu'il tardait à Marco de découvrir.

En acceptant de se joindre à eux, le jeune homme avait confirmé à Marco que leur mois d'entraînement ne s'était pas dissipé dans l'air étouffant de l'arène. Bien sûr, la formation de Jean les aiderait à repousser les Titans, mais ce qui comptait le plus pour Marco, c'était de constater qu'il y avait encore de la place pour l'entente et la discussion dans cette forêt oppressante.

Alors qu'il se hissait sur une branche stable, il pensa à tout ce que le discernement et la lucidité de leur nouvel allié pourraient leur offrir pendant les Jeux. Entre ça et leurs vies qu'il avait sauvées, Jean s'affirmait décidément comme un allié de choix. Marco en venait presque à se demander pourquoi il leur avait concédé cette coalition, quand il aurait très bien pu viser le dessus du panier. Et pourtant, non seulement Jean les avait choisis, mais il leur avait montré d'emblée une de ses facettes les plus vulnérables, exténué comme il avait été après leur sauvetage. À l'évidence, ils se réciproquaient leur confiance.

En descendant du frêne, Marco se laissa guider par ses pensées et revit l'expression mélancolique de Jean qui s'endormait, bouche scellée, le visage neutre. La sévérité semblait peindre ses traits mais, à bien y regarder, ses sourcils ne se fronçaient pas assez. Cela ressemblait plutôt à une quiétude amère. Marco aimait dénommer cela le « sommeil triste », à cause de la mine que les assoupis revêtaient en s'endormant, trop conscients de leur fragilité quand ils sombraient dans cet état, se soumettant, réticents mais accablés, au repos.

Peut-être qu'au bout de quelque temps, à la suite d'un tour de garde tranquille, Marco le verrait s'endormir dans une moue plus apaisée.

Il passa le reste de sa mission plongé dans ses considérations et ses réflexions, et s'aperçut qu'il avait machinalement repris la route vers la grotte qu'ils s'étaient dénichés, une fois la côte remontée alors qu'il débouchait devant l'antre, et reconnaissait des sons de ronflements satisfaits ou de crissements d'acier. Ils avaient choisi cette planque car elle était d'intérieur vaste, et que la roche disposait de quelques fentes : des sortes d'étagères toutes indiquées. Marco scanna les environs et repéra Buchwald, toujours en train de brouter, à quelque pas de leur nouvelle cachette. Si l'herbe ravissait aussi les papilles de leur monture, alors ils ne pouvaient pas rêver d'un endroit plus idéal !

Devant la caverne, Ruth, hissée sur une roche qui en flanquait l'entrée, aiguisait sa hache avec un silex. Une trace de déception s'introduisit dans la pelote d'enthousiasme de Marco lorsqu'il repéra Jean, déjà réveillé. Il se tenait adossé contre la paroi et tourné vers la jeune femme. Même si Buchwald aurait pu facilement combler l'espace entre eux, les deux alliés de Marco semblaient en pleine discussion. Il les rejoignit sans faire de bruit, échangeant un hochement de tête poli avec Jean alors qu'il se rapprochait.

Ruth leva les yeux de son arme pour tourner la tête vers son partenaire, un soupçon de souci voilait ses prunelles.

-Le dispositif est en place ? s'enquit-elle.

-Oui, j'ai tout installé dans un rayon de soixante-dix mètres.

-Hm, c'est moins que ce matin, je me trompe ? déduisit-elle en reprenant son occupation.

-Euh oui c'est ça, on a dû laisser du matériel à notre ancienne cachette, donc j'ai pas eu d'autre choix que de réduire le périmètre…

-Donc on perd drastiquement en efficacité ? » trancha-t-elle.

Marco acquiesça en baissant les yeux, et Ruth poussa un soupir sec.

-Rends-toi à l'évidence, Ruth : il faut qu'on aille récupérer du matos, lança Jean. À ce train là, on est cuits dans deux jours. Et je suis optimiste. »

Le jeune homme croisa les bras, sans lâcher la tribut du regard, et Marco n'eut pas besoin d'une seconde de plus pour comprendre de quoi ils avaient discuté durant son absence.

-Marco vient de le dire : on anticipe les Titans de moins en moins, poursuivit leur nouvel allié d'une voix confiante comme s'il parlait à une vieille connaissance. Le Nord est peut-être une zone sûre pour l'instant, mais ça va pas durer. Faut être réaliste, lorsque les parages vont grouiller de Titans, je pourrai pas gérer tout seul. La meilleure solution c'est d'aller chercher d'autres harnais tridimensionnels avant le prochain Lâcher.

-Ce qui veut dire : retourner au bunker sur un terrain où des Titans pullulent encore. Moi, j'appelle ça du suicide, rétorqua Ruth du tac au tac.

-Pas forcément… » avança Marco.

Il serra les poings quand Ruth et Jean le dévisagèrent simultanément, avant de reprendre :

-Grâce à Buchwald, on peut se déplacer plus rapidement et éviter les Titans, comme Ness nous a appris. Si Jean se charge de l'offensive et que je m'occupe de manœuvrer à cheval, je pense qu'on peut y arriver. »

Jean esquissa un sourire complice qui gonfla Marco de fierté, avant que le regard incisif de Ruth ne crève la petite bulle. Déstabilisé par la façon dont elle le toisait, il changea d'appui et attrapa distraitement sa nuque. Ruth venait de finir d'aiguiser sa hache et déposait l'arme à côté d'elle, quand un autre mouvement attira Marco. Jean agitait la paume vers le cavalier, tout en fixant Ruth d'un air expert.

-Exactement, articula-t-il sur le ton de l'évidence avant de pivoter la tête vers lui. À deux sur le cheval, combien de temps prendrait l'aller-retour ?

-Eh bien, en partant maintenant, on serait de retour en fin d'après-midi… si on garde les Titans sous contrôle, bien sûr !

-Depuis quand tu minimises les Titans, Marco ? » l'interrogea Ruth.

À l'accent acéré dans sa voix, Marco comprit qu'il n'y avait pas que son arme qu'elle avait aiguisée. Du coin de l'œil, il la vit mettre ses mains dans ses poches, le regard toujours braqué sur lui.

-T'es quand même pas encore en train de penser que t'as tes chances contre eux ? »

Elle gardait leur désaccord du petit matin en travers de la gorge. À ce moment, elle ne lui avait pas fait confiance et lui, il était resté borné sur son plan, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent tous les deux dans la panade. Si Jean n'était pas venu à leur secours, leur travail d'équipe défectueux les aurait condamné. De son côté, silencieux, leur allié se massait la nuque, sensible au froid que Ruth venait d'invoquer.

Mais Marco savait qu'il pouvait changer la perspective de Ruth. Elle avait beau souvent prendre les devants, en tant que partenaire de la jeune femme, il avait de quoi la retenir ou l'encourager il détenait cette autorité sur elle et il se devait d'en faire bon usage. Il inspira, décidé à la faire changer d'avis et surtout à regagner sa confiance.

-Je veux me défendre contre les Titans et apprendre à les confronter. On ne peut pas passer notre temps à les fuir. Plus les Jeux vont durer, plus ça va devenir une nécessité. Pour l'instant, on a encore assez de marge pour s'entraîner à les appréhender sans être trop débordés, il faut qu'on en profite ! »

Il se félicitait d'avoir gardé une voix stable tout le long de sa tirade, sans rompre le contact visuel avec la jeune femme, tandis que Jean intercéda :

-Hehe, j'aurais pas mieux dit ! ricana-t-il en regardant Marco. Vous avez déjà bossé la tridimensionnalité, non ?

-Oui !

-Oui…

-C'est bien ce qu'il me semblait. Bon, c'est pas comme si on partait de rien alors ! Vous vous démerdez comment ?

-Ben, Ness nous a surtout enseigné les rudiments, répondit Marco alors qu'il essayait de se remémorer les mots exacts de son instructeur. Selon lui, je suis plutôt polyvalent, bon dans l'ensemble… par contre je pèche par ma lenteur et du coup j'ai tendance à faire des mouvements brusques et rigides. Mais j'arrivais à trancher les mannequins de bois !

-Okay, et toi, Ruth ?

-Moi, c'était pas non plus une réussite. Je maîtrise l'économie du gaz et les subtilités du mécanisme, mais l'agilité et l'esquive n'étaient pas mes points forts. »

Jean mit deux doigts à son menton avant de continuer. Et Marco se réjouit de constater que Ruth regardait leur spécialiste en tridimensionnalité s'exprimer.

-Ça marche, ça veut dire qu'il vaut mieux trouver au moins un équipement pour Marco.

-On en prend pas deux ? s'étonna l'intéressé.

-Dans l'idéal, oui, on en récupère le plus possible. Le truc, c'est qu'on est peut-être pas les seuls à être retournés là-bas. Donc, si d'autres tributs se sont déjà servis, faut espérer qu'il reste suffisamment de harnais. Et à ça, s'ajoute le hic du ravitaillement. Il nous faut la côte auprès des sponsors pour avoir des recharges de lames et du gaz. Mais si on est trois à avoir un équipement, c'est serré car on risque de courir très vite à la pénurie. L'idée, ce serait qu'on soit juste deux à voltiger, mais qu'on ait un ou plusieurs paquetages complets de rechange, gaz compris, comme ça on serait moins dépendants des sponsors.

-Il faut aussi prendre en compte la charge pour Buchwald… fit remarquer Marco.

-Ah oui, merde ! reconnut Jean comme s'il allait se frapper le front. C'est vrai…

-Mais je pense qu'il peut largement supporter trois harnais et deux cavaliers ! Ça ira ! » le rassura-t-il.

Jean lui hocha la tête, reconnaissant, avant de s'adresser à Ruth :

-Concernant les sponsors, vous vous situez où ? Je pense que tu dois savoir ça.

-Ouais, Marco et moi, on est très certainement dans la moyenne haute. Surtout que, maintenant qu'on s'est alliés, il va y avoir de la discussion sur nous et c'est bon pour nos stats. Toi, tu dois bien te mettre aussi, avec tes compétences face aux Titans. T'es sûrement plus haut que nous. »

Pour toute réponse, il détourna le regard, comme si ses yeux venaient d'accrocher quelque chose que lui seul pouvait voir, et Marco identifia cette même expression mélancolique qui l'avait frappé plus tôt.

-Ça m'étonnerait, pour tout vous dire. Ça me dégoûte de l'avouer mais j'ai fait un sacré faux départ… La mort de Minha m'a pris de court et j'ai pas mal trimé… À mon avis, ça se bouscule pas trop au portillon de mes admirateurs. »

Malgré la touche d'humour à laquelle il avait agrémenté ses paroles, l'écho déchirant de sa voix n'échappa pas aux oreilles de Marco. Il ne pouvait qu'imaginer ce qu'il ressentait. Le chagrin avait submergé Marco à la mort de Marlow et Hitch, mais Jean avait perdu sa partenaire, celle qui l'avait accompagné durant tout leur mois de préparation, la douleur était incomparable. Sans compter qu'il s'agissait de Minha, une des personnes les plus douces et remarquables qu'il ait été donné à Marco de rencontrer. Voir son visage s'afficher dans le ciel lui avait fait un choc, mais il ne concevait même pas ce que Jean avait pu éprouver.

À ces pensées, un élan de réconfort naquit en Marco, ne demandant qu'à se précipiter aux côtés du jeune homme pour lui offrir ne serait-ce que le plus insignifiant des soutiens. Mais le tribut piégea le sursaut derrière les barreaux de ses doigts : Jean était quelqu'un de délicat et l'encourager à exprimer sa vulnérabilité n'était pas chose aisée, surtout après son malaise dans la matinée. S'ils voulaient établir une alliance fiable, ils allaient devoir apprendre à se confier. Or Marco jugea que, pour cela, il valait mieux ne pas blesser la fierté du jeune homme en le prenant en pitié, seulement quelques heures après leur regroupement. Il choisit plutôt de baisser le menton et de fixer ses pieds.

-Donc tu ne nous es d'aucune aide concernant la séduction des sponsors… et en plus de ça, tu voudrais qu'on gère deux, voire trois équipements ? » conclut Ruth.

Les épaules de Jean tombèrent alors qu'il examinait toujours un objet invisible. Ruth, quant à elle, le dévisageait comme si elle décodait un message déroutant. Marco déglutit face aux doutes qui naissaient en Ruth : elle commençait à remettre en question sa proposition d'alliance. Après tout, elle ne s'était pas attendue à ce que Jean soit aussi – peut-être même plus – désespéré qu'eux. Et leur nouvel allié venait de concocter un plan risqué…

-Si on réussit l'opération, ça nous mettra sous les feux des projecteurs ! Vous croyez pas ? intervint-il. Je veux dire, les sponsors s'intéresseront beaucoup plus à nous trois. »

Le soupir de Ruth accueillit ses propos, et Jean sortit de sa torpeur. Lui et Marco ne prononcèrent pas le moindre mot, pendant que la jeune femme s'installait en tailleur et faisait pianoter ses doigts sur ses genoux. Au bout de ces secondes de réflexion, elle prit la parole :

-Hypothétiquement… »

Marco sourit c'était un bon début.

-Hypothétiquement, je devrais rester seule à garder la planque. Hors de question qu'on laisse tout en plan ici pour débouler à trois dans la clairière du bunker. Et puis retourner là-bas, très peu pour moi. Seulement, j'ai aucune envie de me retrouver à poireauter seule dans cette grotte, alors qu'on a encore tout un tas de tributs compétents pour ennemis. Donc, Jean, t'y vas. Marco, tu restes là. »

Marco s'horrifia à l'idée de laisser Jean s'y rendre seul : ce n'était clairement pas les mêmes chances de réussite ! Ruth ne pouvait tout de même pas déjà penser à se débarrasser de leur allié… Il s'avança d'un pas, décidé à la faire changer d'avis, mais Jean le devança :

-Impossible, votre cheval me connaît pas assez. On perdrait en efficacité. En plus, je maîtrise pas assez bien la combinaison 'tridimensionnalité et équitation' à moi tout seul. Même si je compte bien peaufiner ça plus tard, une fois qu'on aura récupéré les équipements. »

Il avait retrouvé son ton catégorique. Ruth leva un sourcil suspicieux à sa réponse. Rassuré que Jean se défende lui-même, mais incertain de ce qu'il pouvait faire de plus, Marco employa une de ses mains à tenir sa nuque et laissa ses deux coéquipiers se mettre d'accord.

-Dans ce cas, pourquoi t'y vas pas juste en tridimensionnalité, tout seul ? l'interrogea-t-elle. T'es rapide, tu gagnerais le même temps qu'à cheval ou presque.

-À cause du gaz : on doit en économiser au maximum. Si j'y vais pas à cheval, je vais me retrouver trop vite à court. Et lorsqu'il faudra refaire le stock, on aura pas eu assez de temps pour remonter dans l'estime des sponsors, et ce sera fichu. Faut économiser maintenant pour faire nos preuves après.

« Et… reprit-il dans un sourire malicieux, j'ajouterais qu'on devrait pas trop sous-estimer l'élégance d'un duo 'tridimensionnalité et équitation'. C'est le genre de tandem qui ravira les sponsors et consolidera le charisme de notre coalition. Avec toi comme noble défenseure de nos rangs !

-Pff, épargne-moi ce genre de compliments. À t'entendre, je vais surtout jouer le rôle de la demoiselle inutile qui attend, dans sa tour, le retour triomphal des hommes !

-J'imagine que c'est une question de point de vue, mais je dirais plutôt que tu feras une protectrice essentielle, pendant que deux autres abrutis foncent tout droit au casse-pipe. » rétorqua Jean du tac au tac.

Un rictus amusé se dessina sur l'expression de Ruth, reflétant celui de défi sur celle de Jean, et Marco sentit un poids dans sa nuque s'alléger, se réduire à un discret inconfort. Pourtant il n'avait pas complètement disparu car Ruth ne semblait pas tout à fait convaincue. Elle vira ses prunelles sur son partenaire. Il avait la désagréable impression que son regard était de dagues et qu'elle venait de le ficher au sol.

-Dis, Marco, t'as vraiment envie de mettre ta peau en jeu et de suivre ce plan d'abrutis, toi ? »

Il ne savait même plus si elle cherchait à plaisanter. Et c'était dans ces moments qu'elle le déboussolait le plus. Il ne voyait pas d'autre solution que de se raccrocher à son honnêteté.

-Oui, j'ai vraiment envie d'obtenir un équipement pour combattre les Titans et je fais confiance au plan de Jean. Il sait prendre de bonnes décisions, c'est aussi pour ça que j'étais content qu'on s'allie à lui. »

L'intéressé étouffa un ricanement nerveux, tandis que Ruth poussa un énième soupir et prit sa tête dans ses mains.

-Donc si je résume : vous comptez vous jeter dans la gueule du loup pour couper la chique aux sponsors, dans l'éventualité où vous en ressortiriez vivants jusque-là, je vous suis. Je veux bien vous faire confiance, parce qu'il faut avouer que les bénéfices pour la suite des Jeux sont considérables, mais ça n'explique toujours pas en quoi je devrais rester là, toute seule, dans une zone inconnue et dangereuse, jusqu'en fin d'après-midi au moins. »

Elle se remit à les toiser, dans l'attente de leur réponse, sourcils froncés. Marco devinait l'opinion que Ruth avait des choses. Contrairement à lui, elle mettait toutes les chances de son côté pour remporter les Jeux, désireuse de rester en vie, coûte que coûte. Au lieu de passer leur mois d'entraînement à se préparer à la mort, comme l'avait fait Marco, elle s'était préparée aux Jeux, à comment les gagner. Ce qu'il avait d'abord pris pour de l'ambition apparaissait désormais comme une sincère peur de la mort.

Malgré toute son attitude, froide et calculatrice qui cherchait à cacher cette angoisse, Ruth avait perdu ses moyens lorsque les Titans les avaient encerclés. Paralysée par la peur, elle n'avait pu que se cramponner à Marco, à court de solutions, incapable de discerner une brillante idée d'une balle – ou plutôt d'un fumigène rouge – qu'elle tirait dans leurs pieds.

Alors, bien sûr, elle ne se laissait pas convaincre de mettre, elle aussi, sa vie en jeu. Pourtant, les gains liés à la réussite de l'opération en valaient la chandelle, elle devait forcément prendre cela en compte dans ses calculs. Quant à Jean, il ignorait comment il se représentait les Jeux : s'il tenait à les remporter comme Ruth, ou non. Peut-être trouverait-il les mots justes auprès de la jeune femme ?

-Eh bah ! À t'écouter c'était nous qui nous mettions le plus en danger… commenta Jean, dérouté.

-Eh non, répliqua-t-elle. Je songe aussi à ce que je pourrais bien faire en cas d'attaque ennemie si mes deux alliés sont absents.

-Il y a pas de Titans dans le coin, comme je l'avais calculé. Tu m'as dit toi-même que vous en aviez pas croisé un seul sur la route. Et puis, si jamais il y en avait toute une tripotée en train de se rameuter à l'heure où on parle, et que Marco et moi on décampait bel et bien vers le centre, ils seraient pas longs à faire les maths. Entre deux proies, ou juste une, ils rebrousseraient chemin pour nous talonner.

« Et, quand bien même, il y en aurait qui se ramèneraient, tu les entendrais et t'aurais qu'à grimper à l'espèce de sequoia d'à côté pour te protéger. Tu t'es entraînée pour ça, non ? Puis, s'il y a pas beaucoup de Titans, il y a pas beaucoup de tributs. Personne te fera un siège pendant notre absence. »

Jean se tut, sondant la réaction de sa coéquipière circonspecte. Plongée dans ses réflexions et la réévaluation de ses propos, menton sur les mains, cette dernière acquiesçait.

-Les suppositions, c'est bien beau, mais t'as rien pour m'assurer que je risque rien en fait.

-Je… »

Cette fois, la voix de Jean se fracassa contre un obstacle impitoyable : sa pénurie d'arguments. Le jeune homme finit par tourner le dos à Ruth, et fourra ses mains dans ses poches, le regard cloué au sol. Abasourdi, Marco se focalisa sur Ruth, dans l'espoir qu'un seul geste de sa part lui prouve que la discussion n'était pas encore close, mais elle fixait l'horizon d'un air absent, recroquevillée, emmurée dans sa fermeté.

Et, d'un ton plus hésitant et atténué, sans la regarder, Jean persévéra :

-Non, t'as raison j'ai rien d'autre à te dire. Je peux pas garantir qu'il n'y ait aucun imprévu… Tout ce que je peux faire, c'est te demander de prendre le pari que ça ira comme sur des roulettes… Et j'ai conscience que ça ressemble à de la folie. Alors tu peux refuser. C'est normal. »

Sur ces paroles, il reporta sa main à sa nuque. Ses yeux ne se dégluaient toujours pas du sol, mais il donnait tout de même l'impression d'étudier le silence de Ruth.

La forêt qui les abritait, la caverne qu'ils gardaient, Buchwald qui broutait à côté : l'étrangeté de ce décor inconnu les enveloppait, laissant des traces sur eux au passage, les façonnant. D'apprentis tributs, ils s'étaient mués en éminents participants aux Hunger Games, et désormais ils devenaient des alliés. De la même façon que les tables de bois, les étagères pleines à craquer d'ouvrages poussiéreux, Laura, Samuel, Thomas et Minha avaient disparu, un nouveau Jean comblait le manque.

Il ne partirait pas sans se retourner, embarquant un Marco réticent avec lui et laissant une Ruth en colère derrière. À la place, il démontrait de la sollicitude envers la jeune femme, prouvant une énième fois à Marco qu'il avait mûri depuis leur altercation à la bibliothèque.

Tout comme Marco, il avait changé. Ils changeaient tous. Et le tribut aux cheveux noirs commençait à mesurer les bienfaits de telles transformations.

Maintenant, il encouragerait Ruth à embrasser le changement elle aussi. Il se dirigea sans plus attendre vers le promontoire de sa partenaire, mais avant qu'il n'ait le temps de prononcer le moindre mot, Ruth descendit de son perchoir dans un bond calculé, et se réceptionna entre lui et Jean, une main à terre. Surpris, Marco se figea et Jean se retourna. L'autre main sur la hanche, Ruth lâcha un sec, mais franc :

-C'est d'accord. »

Jean écarquilla les yeux et lança une œillade stupéfaite à Marco.

-Attends, pour de vrai ?

-J'ai rien de mieux à proposer, répondit-elle en haussant les épaules. Et puis ton plan est pas si foireux donc j'accepte. T'as raison, on doit s'activer et mettre en place des stratégies dynamiques pour faire avancer les Jeux. Les sponsors raffolent de ça. Je vais vous faire confiance.

-Ruth, merci. » souffla Marco à demi-mot.

Ruth et Jean s'échangèrent de vifs coups d'œil entendus, après quoi Jean attrapa Marco par le coude et l'entraîna vers Buchwald, récupérant son harnais sur la route.

-Allez, en piste ! On a pas de temps à perdre ! »

Marco hocha la tête et s'attela à harnacher Buchwald pendant que Jean enfilait son équipement. Entre deux ronflements nerveux de sa monture, il entendit le jeune homme marmonner des remerciements à Ruth. Du coin de l'œil, Marco la vit remonter sur le rocher pour y affûter sa seconde hache. Il achevait de sangler la selle quand Jean s'approcha, prêt à la voltige.

-Paré ? »

Après avoir vérifié que la selle restait en place, il se tourna vers son coéquipier pour hocher la tête avec entrain et Jean réagit par un clin d'œil. En sautant en selle, Marco s'aperçut qu'il ne l'avait même pas remercié.

-Bravo pour avoir convaincu Ruth. Tu sais comme elle peut être obstinée, pourtant t'as réussi, merci. »

Il baissa les yeux vers l'expression étonnée – mais pas peu fière – de Jean et lui tendit la main pour l'aider à monter derrière lui.

-Mouais, renchérit Jean en se hissant, tu m'as pas mal aidé sur ce coup !

-Comment ça ? demanda-t-il alors que les sabots de Buchwald martelaient la terre dans un galop effréné.

-Vous êtes du même district, t'as de l'influence sur elle ! Heureusement que t'étais de mon côté, ç'a facilité les choses.

-J'ai pas vraiment l'impression d'avoir dit grand-chose de convaincant pourtant…

-Non, mais le plus important, c'est qu'elle ait compris qu'on se servait pas d'elle. Et elle s'en est rendue compte parce que t'as fait gaffe à sympathiser avec sa vision des choses, puisque tu sais comment elle pense. J'en ai pris de la graine, et dès qu'elle a vu que je pigeais son point de vue, elle a accepté, voilà comment ! Maintenant, on peut dire qu'on a déjà réglé le plus gros du problème.

-Je vois, merci ! »

L'adrénaline insufflée par l'allure de Buchwald, la perspective de leur opération et le compliment de Jean arrachèrent un sourire à Marco. À eux deux, ils avaient réussi à faire changer Ruth d'avis il ne doutait pas de la réussite de leur mission.

Dans leur force invisible mais redoutable, se glissant entre les plis de son uniforme, l'agitant comme une vulgaire feuille morte qui s'apprêtait à lâcher prise, se heurtant contre son front, striant tout son visage de griffures secrètes, crevant ses tympans d'un tohu-bohu strident qui ne ferait pas de quartiers car la forêt entière était la piste d'un cirque morbide et que le spectacle commençait à peine, les rafales repoussaient Eren.

Mikasa avait beau manœuvrer devant lui, elle ne l'abritait pas des bourrasques de vent qui entravaient sa progression. Il y avait des avantages à braver le vent de face, mais à la cime des arbres, en pleine tridimensionnalité, l'exercice s'avérait épuisant. La pression du vent lui cinglait dessus. À croire qu'elle essayait de le dissuader d'avancer ! Il se demandait si tout le gaz qu'il tirait servait à quoi que ce soit, tant la poussée semblait l'emporter. Mais il se refusait à s'interrompre et laisser sa partenaire seule. En plus, Mikasa aussi faisait face aux assauts du vent et elle ne se plaignait pas.

Ses yeux asséchés tiraient son visage, serraient sa peau mais, pour l'heure, Eren préférait se concentrer sur son cœur pour trouver un moyen d'apaiser ses affolements. C'était ça ou se désoler de sa condition, de son avancée pénible dans les airs – alors qu'il ne savait même plus à quel fil ou à quel câble il devait sa survie – des décisions absurdes qu'il avait prises jusque là, et des explications qu'il n'avait pas.

Mikasa se mit à piquer vers le sol, arrachant Eren à ses pensées. Sans plus attendre, il se laissa choir, non sans accompagner sa descente d'une légère pression de gaz au point de chute, sinon il se ruinerait les reins comme Mike n'avait eu de cesse de lui rabâcher…

Il secoua la tête. Maintenant qu'Eren avait les pieds à terre, le vent se faisait plus timide. Il s'avança vers Mikasa qui n'avait rien dit depuis leur halte… qui n'avait rien dit depuis leur trajet. Il ne se rappelait même plus si elle avait dit autre chose que son nom, « Bonne nuit » ou « Allons-y » depuis qu'ils avaient aperçu Sasha et Conny, pourtant Eren avait besoin du repère inébranlable qu'était sa sœur.

-Mikasa, ça- » s'étrangla-t-il alors qu'elle pivotait la tête à l'appel de son nom.

Les tripes et les cordes vocales nouées, il déglutit en détaillant son expression : les sourcils rehaussés par la surprise, elle le fixait de ses yeux noirs intrigués. Eren ignora la pointe dans son cœur quand il crut distinguer des cernes, qui commençaient à se creuser sur le visage de la jeune femme. Il resta silencieux alors Mikasa, inquiète à son tour, le sollicita :

-Eren ?

-Désolé. »

Elle tourna tout son corps vers lui et il cloua son regard au sol.

-Quoi ?

-Désolé pour hier… je sais pas ce qu'il m'a pris. Je voulais pas nous mettre en danger, je… Je pense que Sasha et Conny ont de quoi être de bons alliés, ils sont sympas et dignes de confiance. Alors je voulais pas qu'on les tue tout de suite, tu vois, euh… »

Il se gratta l'arrière de la nuque, conscient de la médiocrité de pareilles raisons.

-Je comprends, lui assura Mikasa d'une voix douce.

-Ah bon ?! s'étonna-t-il en relevant le menton vers elle.

-Oui, j'ai eu peur en voyant les flèches empoisonnées de Sasha mais si tu ne m'avais pas empêchée de les tuer, je m'en serais probablement voulue. Tu as bien fait de me retenir. Là, on a peut-être trop pris nos distances d'eux, mais si c'est possible plus tard, je suis d'accord pour qu'on se regroupe. » sourit-elle.

Il lui rendit son sourire alors qu'elle fouillait distraitement dans sa poche. Eren comprit qu'elle triturait le morceau de tissu rouge, seul vestige de son porte-bonheur. La fatigue devait gagner peu à peu la jeune femme car Eren surprit de la mélancolie dans son regard, les yeux en train de flotter sur un lointain point fixe.

-Tout va bien sinon ? lui demanda-t-il pour la ramener à la réalité. Pourquoi on s'arrête ?

-Regarde. »

Eren obtempéra et se tourna vers la direction qu'elle pointait du doigt. À quelques mètres d'eux, le terrain gagnait tellement en relief qu'une colline abrupte se formait. Et, au flanc de cette imposante butte, s'amoncelaient de larges rochers. À bien y regarder, l'endroit présentait une coupure verticale si nette, qu'une cascade devait s'y former dès qu'il pleuvait suffisamment.

-Au Nord Ouest, le terrain est plus escarpé mais il y a de bonnes cachettes à trouver, précisa Mikasa pendant qu'Eren continuait à scruter la roche. Comme la zone est raide, il ne doit pas y avoir d'autres tributs. Ici, on sera à l'abri d'ennemis et de Titans, le temps de se ressourcer.

-Une planque ici ?

-Oui, on peut se nicher entre les failles des rochers. Comme ça, si jamais des Titans nous trouvent, ils ne réussiront pas à nous attraper avec leurs grosses mains.

-Mais- et la cascade ?!

-Il ne va pas pleuvoir avant trois jours au moins, répondit-elle en gloussant. On a le temps. »

Sur ces mots, sa partenaire se dirigea vers le tas de rocaille et Eren lui emboîta le pas. La perspective d'un repos venait à peine de frôler sa conscience que son corps le tiraillait déjà, son dos réclamait une pause, ses jambes ne songeaient plus qu'à se détendre et sa nuque commençait à somnoler. Il espérait juste que la planque soit assez confortable.

-Et si on est bien cachés dedans, les autres nous verront pas. » ajouta-t-il.

Il vit Mikasa hocher la tête à ses paroles, avant qu'elle ne gravisse le monticule de pierres en sautant sur les plate-formes rocailleuses. Elle s'accroupit sur l'une d'entre elle et passa le bras dans un interstice, dont Eren ne pouvait pas encore juger de la taille à cause de la distance, avant de disparaître à l'intérieur.

Un son sourd, comme une chute brutale.

Le pas et le cœur d'Eren accélérèrent. Il manqua de glisser sur la surface particulièrement lisse d'une des roches et se rattrapa d'une main, avant de se propulser vers le trou.

-Mikasa ! »

Une infernale chamade commençait à tonner dans sa poitrine.

-Oui ? fit-elle en laissant sa tête poindre à quelques mètres des pieds de son frère, yeux grands ouverts.

-WAAahh ! »

À la force de ses bras, Mikasa s'extirpa de la petite entrée qu'elle avait trouvée, tandis qu'Eren cherchait encore à se remettre de son soubresaut de terreur.

-Qu'y a-t-il ? insista-t-elle d'un ton inquiet.

-R-rien, grinça-t-il entre deux brèves inspirations.

-Tu as l'air à bout de force. Repose-toi dans la petite grotte.

-Hein ?!

-Le sol est plat et tu peux facilement escalader les parois pour ressortir après. Garde quand même ton harnais près de toi au cas où.

-Non mais attends deux secondes ! Et toi, alors ?! T'as pas l'air fraîche non plus…

-… Jusqu'en milieu d'après-midi au moins ? proposa-t-elle alors que ses traits s'adoucissaient. Je te réveillerai pour que tu prennes la garde, et à la tombée de la nuit on repartira ensemble ? »

Si elle comptait se reposer elle aussi, Eren voulait bien accepter de dormir en premier. La chaleur et la luminosité étaient accrues en début d'après-midi et, d'eux deux, il avait le sommeil le plus facile. Tout bien réfléchi, il valait mieux laisser le premier tour de garde à Mikasa. Avait-elle soumis l'idée parce qu'elle s'inquiétait – encore !– trop pour lui ou parce qu'elle avait pensé à elle pour une fois ? Au fond, il se doutait de la réponse, mais il aimait à penser qu'elle apprenait à se soucier un peu plus d'elle-même. Il ne l'arrêterait pas en si bon chemin.

-Rha, d'accord… »

Elle se décala pour qu'il s'approche de la crevasse. Le trou était suffisamment large pour entrer et en sortir sans se forger une carrière de contorsionniste. Il jeta un dernier coup d'œil à sa partenaire, qui lui hocha la tête d'un air encourageant et serein.

-Bon bah à tout à l'heure, la salua-t-il avant de s'engouffrer.

-Dors bien. »

En temps normal il n'en aurait pas douté. Il dormait bien. Grâce à une force de volonté infatigable, il avait toujours eu le secret pour endormir son corps dans un temps record, redistribuant toute l'ardeur qui manquait à ses membres, le temps d'une nuit. L'anticipation des Jeux avait d'abord déréglé ce rythme mais il s'en était remis, toujours grâce à sa volonté.

Et maintenant où était-elle passée, cette volonté ?

Cela faisait bien une demi-heure qu'il se retournait, sans cesse, incapable de seulement se mettre en état d'endormissement. Recroquevillé, étendu, sur le dos, sur le ventre, bras le long du corps ou repliés, rien ne fonctionnait. Il s'étalait et se contractait à satiété sur la cape : il devait en connaître chaque fibre sur le bout des doigts à présent.

Il avait beau faire sombre dans la petite grotte, ses yeux, habitués à l'obscurité, détaillaient chaque recoin, distinguaient chaque verrue de mousse, comptaient le nombre exact de rides dans la pierre. Des rides ou bien des veines, des pores ou bien des plaies. Le retard du sommeil le faisait complètement délirer…

Bougonnant, Eren se retourna et nicha son regard dans son coude. Il était exténué, il devait pouvoir dormir s'il employait les moyens adéquats. Il connaissait son environnement par cœur maintenant, la cape qui le bordait, la pierre qui l'abritait, le roc qui le gardait, mais son cerveau ne cessait de turbiner comme s'il avait encore une montagne de données à traiter.

Pourquoi avait-il empêché Mikasa d'attaquer Sasha, au juste ? Pour le bien de leur alliance ou – pire – par simple réflexe ? Il n'avait pas voulu que sa partenaire l'attaque, elle et Conny, mais il avait mis Mikasa en danger… tout ce qu'il avait redouté depuis le début. Mais, par bonheur, ils avaient battu en retraite. Rien n'avait empiré, rien ne s'était brisé, tout se portait pour le mieux, pour l'heure. À l'inverse de Mikasa, il n'avait pas encore eu à tuer un de ses anciens camarades et il ne finissait pas de s'en réjouir.

Il se réjouissait de retarder l'échéance de son devoir de tribut. Après un mois entier passé à ne s'entraîner que pour ça.

Dans l'obscurité de sa petite grotte d'indécision, l'humidité poisseuse de la pierre se mêlait à la chaleur accommodante de l'air estival. Un alliage qui le démangeait, tant et si bien qu'il changea à nouveau de position, continuant à gesticuler pour parer la rigidité du sol qui indisposait toute sa colonne vertébrale, l'agressant de milles aiguilles invisibles. À moins que seule la pénombre soit à blâmer et que s'il y voyait plus clair, il comprendrait mieux ce qui le tiraillait autant.

Il se redressa, se frotta les yeux, œuvra pour reprendre son souffle. Il suait et haletait comme s'il venait de courir un marathon, pourtant il n'avait pas pu rêver d'une course poursuite car il n'avait même pas fermé l'œil. Il prit garde à faire le moins de bruit possible. Ce n'était pas le moment d'alerter Mikasa, il la préserverait d'une énième source d'inquiétude à son sujet.

Le jeune homme se força à se rallonger, droit, immobile, tranquille, et à sceller ses paupières, les souder par le sommeil, une bonne fois pour toutes.

Comment allaient Annie, Reiner et Bertholt ? Il n'avait pas eu de funestes nouvelles sur leur sort alors ils devaient être toujours en lice. Peut-être qu'ils s'étaient retrouvés et qu'ils l'attendaient. À moins que Reiner ne soit plutôt occupé à s'assurer que personne n'approchait Christa. Elle devait être bien contente d'avoir un bouclier aussi efficace. Au final, elle bénéficiait d'un avantage si considérable qu'elle tiendrait probablement jusqu'au bout. Peut-être même qu'elle gagnerait. Ça ne lui faisait rien d'annihiler les moindres chances de Reiner par sa seule existence d'ailleurs ?

Annie et Bertholt combattaient côte à côte, pas d'autre éventualité possible. Comme Franz et Hannah. Comme Conny et Sasha. Marlow et Hitch avaient été ensemble aussi… comment étaient-ils morts ? Pas mangés par des Titans puisque c'était au beau milieu de la nuit : assassinés. Par qui ? Qui d'autre avait accepté de se jeter à corps perdu dans cette folie meurtrière ? Quelqu'un qui ne s'était pas voilé la face durant leur mois d'entraînement. Ymir, Annie, Ruth ou Reiner, certainement.

Il déglutit en songeant aux morts qu'Annie et Reiner provoqueraient – ou avaient provoqué, Mikasa ne lui avait pas raconté tous les détails du premier tour. « Anciens camarades » s'associerait à « meurtriers » dans son esprit. Il avait l'impression de mélanger de l'huile dans de l'eau. Sans relâche, et surtout sans succès.

Quelque chose d'autre s'esquissait dans la mélasse de ses pensées : l'image de Marco qui empêchait Ruth de s'attaquer à Marlow et Hitch. Eren était tellement convaincu de la bonté du jeune homme, que cette simple chimère de son esprit épuisé suffisait à dissiper ses doutes. Ymir les avait tués. Pas d'autre explication possible.

Très vite, trop vite, sa certitude sur l'identité de la tueuse s'atténua, remplacée par une autre plus imposante, plus retentissante, plus fracassante : Marco qui retenait un meurtrier. L'image avait foudroyé son imagination… comme un souvenir fugace.

Marco qui le retenait de tuer.

Voilà comment il s'était évanoui. Et Mikasa ne lui avait rien dit, pour qu'il oublie comment son corps avait pris le contrôle à cet instant fatidique et tout mis en œuvre afin de mener à bien sa mission de tribut, quand chacune des fibres d'Eren rejetait l'idée. Elle aurait souhaité qu'il oublie qu'il ne se considérait plus comme un tribut.

Malgré tous ses progrès et la satisfaction qu'ils lui avaient procuré, malgré ses beaux discours, sa détermination ardente et les sponsors qu'il avait ameutés autour de sa grande gueule, Eren se prenait à saluer l'intervention de Marco. S'il le pouvait, il se ferait encore assommé pour ne jamais avoir à dégainer ses lames avec résolution et précision, avant de se jeter sur un ancien ami, puis de lui dépouiller un ultime battement de cœur, lui arracher un dernier soupir, lui extirper un soubresaut final – sans plus rien ressentir. Si ce n'était le léger contentement d'en voir le bout. L'exaltation de faire ses preuves.

Cette monstrueuse jouissance qu'on avait passé un mois à minutieusement semer dans leurs esprits.

Et désormais il était trop tard. Le fruit était mûr, le jus tâchait. Et s'ils ne récoltaient pas leur bien à temps, ils pourrissaient de l'intérieur. Les mains de Mikasa avaient perdu leur candeur à tout jamais, tandis qu'un poison rongeait Eren voilà comment les Jeux se dérouleraient. Le même grain croissait en chacun d'eux, mais le résultat était catastrophique : ils se livraient bataille parce qu'on leur avait demandé, parce que c'était tout ce qu'on leur avait montré.

La migraine d'Eren prenait une ampleur insupportable, il se redressa pour saisir sa tête dans ses mains. Assis, il perçut les intenses secousses qui faisaient frémir la cavité depuis plusieurs secondes : elles ne provenaient pas de sa migraine. Il comprenait à peine ce que les vibrations signifiaient qu'un chuintement vif crissa dans ses oreilles.

-Eren ! Des Titans ! Mets ton équipement ! »

L'appel de Mikasa escorta le bruit de ses lames et des pas nerveux de la jeune femme sur la roche. Une inspiration sifflante plus tard, Eren reconnut le grincement agressif des câbles, les grésillements pressants du gaz et les premiers grognements concentrés de sa partenaire.

Habitué à dormir avec les courroies autour du corps, Eren n'avait plus qu'à enfiler les gaines et le réservoir. En moins de trente secondes, il serait paré ! Pas question de laisser Mikasa seule ne serait-ce qu'un instant de trop ! Il se concentra sur le bruit des tremblements alors qu'il s'accroupissait près de son matériel : à en juger par le martèlement des pas sur le sol, sans oublier de diviser par deux, quatre ou cinq Titans devaient rôder dans les parages. À eux deux, aguerris par les entraînements de Mike, ce serait de la tarte !

Le faisceau lumineux naturel s'évanouissait. Eren avait beau froncer les sourcils, les parcelles de lumière s'effaçaient trop pour qu'il ne s'agisse que du passage d'un nuage épais devant le soleil. Quelque chose claustrait la source de clarté. Un claquement métallique sourd, et le jeune homme se retourna d'un coup sec vers la muraille qui obstruait sa seule sortie.

Il ne l'avait pas entendue arriver à cause de ses pas trop légers et désormais il fixait la silhouette s'appuyer contre le rebord de la brèche, laisser une jambe ballotter dans le vide, prête à atterrir devant lui. Le contre-jour aveuglait encore plus Eren que l'obscurité croissante. Il protégea ses yeux de sa main et retint sa respiration : ce n'était pas la silhouette de Mikasa ! La personne avait plutôt l'air de mesurer au-delà d'un mètre quatre-vingt…

Il n'eut pas besoin de chercher de qui il pouvait s'agir plus vite.

-Reiner ? »

Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait pas parlé, sa voix s'étrangla sur elle-même dans un son plus plaintif qu'un miaulement de chaton. Le jeune homme se racla la gorge.

-Hé, Reiner, c'est toi ?! Réponds ! »

Son haussement de ton eut le mérite de freiner le gaillard. Ça ne ressemblait pas à Reiner de rester aussi silencieux, dans ce cas…

-Bertholt ?… »

Pas de réponse, mais une deuxième jambe qui s'engouffra dans la planque rocailleuse. Bientôt, il surgirait devant Eren, et le jeune homme le reconnaîtrait enfin. Il ignorait les remarques d'Eren parce qu'il ne venait pas pour discuter !

Les nerfs du garçon s'électrocutèrent et il décrocha les gaines. Le fracas de l'acier ricocha contre les parois des rochers, mais le boucan ne freinait plus l'autre tribut.

-A-Attends ! »

Eren agita les mains, décidé à lui barrer la route avec ses paumes et à lui montrer qu'il avait lâché ses armes.

-J't'en prie, attends ! Qu'est-ce que tu veux ? On a pas à se battre ! »

En voyant l'incertitude dans ses gestes, Eren se motiva à poursuivre :

-Attaque pas. Il doit y avoir un autre moyen, tu crois pas ? S'il te plaît… »

Avec un grognement las pour seule réponse, l'envahisseur sauta à la rencontre d'Eren. Le vacarme de sa chute couvrit le son de celle d'Eren, dont les jambes s'affaissèrent sous le poids grelottant de ses genoux, et du pépiement asphyxié qui lui échappa. Après la détonation, la lueur éclata dans la crevasse, ravageant l'obscurité sur son passage. Au même moment, les yeux d'Eren dégringolèrent sur le tas de chair nue étalé face contre terre, haletant avant de se relever.

Il était court sur pattes, chétif, ridicule, mais sous cette apparence misérable se cachait un prédateur.

Eren se serait esclaffé, si la gravité de sa situation n'était pas revenue l'alarmer dès que le Titan se mut pour reprendre sa chasse. Le jeune homme bondit sur ses pieds, fondit sur son équipement – quelle idée débile de l'avoir ôté pour un Titan ! Le reste du matériel dans les mains, il se posta le plus loin possible du ramassis monstrueux (qui glissait sur de la mousse et peinait à se tenir debout), et s'affaira à enfiler le reste du dispositif sans le lâcher du regard.

Cela faisait un moment qu'il ne percevait plus les bruits du combat de Mikasa : tout ce qui parvenait à ses tympans était sa respiration agitée et le tintamarre de la ferraille qu'il tripatouillait distraitement. Il chassa l'angoisse qui menaçait de germer dans son plexus. L'intrus titanesque ne l'entendit pas de cette oreille : il parvint à se stabiliser et progressa vers Eren.

La sale bête avait beau être aussi vive qu'un somnambule au milieu de la nuit, le jeune homme n'avait pas fini d'enfiler son harnais, et les rochers qui les encerclaient ne laissaient aucun champ de manœuvre tridimensionnelle ! Son pouce se tordit, et l'écho du ventilateur qui s'écrasait derrière lui noua ses tripes. Une pelote entière, de nerfs et de frissons, entortilla son corps quand il comprit qu'il n'aurait pas le temps de le ramasser.

Le Titan réduisait l'écart, un rictus gourmand qui fendait son visage en deux. Sa bouche était à peine plus grande que la main d'Eren.

Il vira son attention vers la brèche. S'il y mettait la gomme, il pourrait l'atteindre assez vite… mais le temps d'escalader, le Titan piégerait sa cheville dans sa main potelée et chaude, et l'amènerait jusqu'à lui pour croquer dans sa cuisse, un autre bourrelet de chair grasse et puante compresserait ses côtes pour qu'il arrête de gesticuler. Sans savoir pourquoi, il fit un pas en avant. Eren discernait le claquement de ses dents, qui se démenaient à en scier l'émail, mais il ne les sentait plus.

Le Titan relâcha un soupir enivré. En un clignement de paupières, l'haleine s'immisça dans les narines d'Eren.

Il fixa l'interstice, refusant de tourner la tête. Il voulait se représenter le soleil et rien d'autre, il préférait penser à des images familières et rassurantes plutôt que de regarder des morceaux de sa propre peau se faire arracher puis déchiqueter, son sang ruisseler le long de sa jambe et de son torse, barbouiller les contours de la bouche du Titan, il préférait être en compagnie des souvenirs de sa mère, son père, Hannes, Armin et Mikasa plutôt que de se faire dévorer tout seul, il désirait les retrouver et en scrutant l'interstice c'était plus facile d'imaginer les voir – non, il y avait une erreur dans ces images : Mikasa avait toujours eu son écharpe à la maison.

Dans un cri sec, telle une ombre, elle scinda la lumière en pénétrant dans l'antre l'air, en filant vers le Titan et la nuque du monstre en s'abattant sur lui. Le cadavre bouillant s'écroula devant Eren, l'épaule brûlante cingla la sienne. Mikasa hurla quelque chose – probablement son nom – en repoussant la carcasse d'un franc coup de pied avant qu'elle ne fasse fondre l'épiderme et les os de son frère. Eren décrocha ses yeux de la brèche de lumière pour se tourner vers Mikasa qui le prit dans ses bras, les épées poisseuses aux mains, les joues tâchés d'un sang qui n'avait pas encore séché.

Elle gémissait des excuses, jugeant qu'elle n'avait pas fait assez attention. Il posa sa main entre ses épaules pour la réconforter. La présence de Titans au Nord, aussi tôt, ne faisait pas partie de leur plan et ne révélait qu'une chose : qu'il y avait plus de tributs que prévu dans la zone.

Et Mikasa était autant une menace pour eux qu'un secours pour Eren.