-Qu'est-ce que t'essuies là ? -Ma confiance en l'humanité.

Joyeux Anniversaire à JMIHG ! (shout-out à celleux qui sont là depuis un an ! On vous mérite pas 3)

...

OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance = - Zeek's Plan -

- Shingeki Pf – Adlib – C 20130218 Kyojin -

- Shingeki Gt 20130218 Kyojin -

- Aots3-Pf2 -

- Aots2m #1 -

- Barricades (Movie Ver. / Instrumental) -

-Call Your Name (Gv) -

- Shingeki Vc – Pf 20130218 Kyojin -

- So Ist Es Immer -

() …

La friction entre les côtés de l'index et le majeur de Jean était telle qu'elle aurait scié la moindre planche de bois qui aurait croisé sa route, comme on déchire du vulgaire papier. Le frottement de la peau était vif, rude, nerveux, à en cramer les os des doigts. Et le crayon, malmené d'une phalange à une autre, venait cingler contre les feuilles de notes du jeune homme. Son tap-tap-tap, régulier mais pressant, enveloppait les paroles enjouées de Hansi.

La chaleur du soleil cognait contre la vitre de la fenêtre. Jean sentait tout son côté gauche bouillir. Il remonta sa main le long de sa joue, afin que la paume serve plus de rideau aux yeux que d'appui au menton.

Il avait perdu son regard quelque part dans le vert sombre du tableau, entre les flamboyantes flèches et les cercles multicolores tracés par son instructeur, et ne revoyait plus que le sourire fier et narquois d'Eren. En contre-plongée. Alors que lui, il s'était retrouvé plus étalé au sol que les tapis de la zone de combat. Tap-tap-tap. Les acclamations des spectateurs. Tap-tap-tap. L'étouffement strident qui avait englouti ses tympans. Avec les coups de poignards erratiques et honteux de son cœur pour seul son perceptible. Un bruit assaillant qu'il avait peiné à ravaler. Tap-tap-tap. Le cliquetis retentissant des appareils photos. Tous l'avaient vu. Tous. Tap-tap-tap.

Le mélange d'odeurs du vieux bois, du papier, de la craie et des livres, qui embaumait chaque jour la salle de cours d'un parfum champêtre de parchemin, de concentration et de paix, n'inspirait plus aucune sérénité studieuse au tribut, juste du dégoût. En ce jour, ça empestait l'impuissance. La sienne.

Jean entendait à peine Hansi baragouiner sur le processus de régénération des Titans. Il saisissait au vol deux, trois infos, puis les prenait en notes avec le même enthousiasme qu'un robot. Le temps de régénération variait selon chaque spécimen. Les petits membres des plus petits Titans repoussaient donc plus vite et il fallait s'en méfier. Tap-tap-tap. Il aurait aimé être armé d'autre chose que d'un simple crayon à l'instant. Ainsi, il aurait pu prendre sa revanche contre Eren… ou alors il se serait pris une deuxième raclée. Après tout, tout portait à croire qu'il n'était plus au niveau de l'autre tribut.

Malgré ces trois dernières semaines d'entraînement, tout portait à croire qu'il n'était plus à la hauteur. Il s'était quand même fait humilié par Eren ! Sous leurs yeux à tous !

Hansi et Minha l'avaient peut-être aidé à mûrir, mais maintenant il était trop facile à réduire en bouillie ! Il s'était laissé adoucir et voilà où ça l'avait mené ! À la case départ… à la case d'un candidat banal aux Hunger Games, qui crèverait bien assez tôt. Éclaté, réduit en purée, trucidé comme un porc. Toutes ces illusions de pas en avant, alors qu'il avait juste fait du sur-place tout ce temps ?

C'était pire et il le savait : il s'était laissé trop mûrir, rouiller. Et maintenant, il était parfait pour la charpie.

Au lieu de chercher à devenir un meilleur être humain, il aurait dû œuvrer à être un meilleur tribut. Comme Eren l'avait fait. Comme ils l'avaient tous fait.

Dans le coin de son champ de vision, il devinait les yeux soucieux de Minha, qui revenaient se poser sur lui après avoir passé quelques secondes à scruter le tableau.

Et dire que, lors de leurs premiers jours, il s'était permis de la remettre à sa place, de lui rappeler qu'ils étaient aux jeux et qu'ils y passeraient, que c'était pas la peine de se voiler la face ! D'eux deux, c'était Minha la plus prête désormais. C'était lui qui s'était bercé d'illusions.

D'idioties, de niaiseries, de mièvreries à base de semblants de vie quotidienne dans la baraque du District Sept, à gribouiller sur le balcon et à avaler des nouilles. À chercher la meilleure façon de gérer Hansi et d'aborder Minha. À s'ouvrir à une personne qu'il n'avait jamais connue et qu'il ne reverrait plus jamais au bout d'un mois. À se rapprocher d'une vague connaissance qu'il était voué à achever. À moins qu'elle ne le massacre avant. À déconner avec ses futurs adversaires. À prendre bien trop à cœur les remarques désobligeantes d'un pauvre gars, qui avait rien eu d'autre à foutre de ses journées que de se mêler de ce qui n'était pas ses oignons.

C'était Jean qui avait vécu dans une bulle tout ce temps. Il avait fallu qu'il se fasse rétamer par Eren pour qu'elle éclate, pour qu'il s'aperçoive qu'il allait crever comme un insecte dès le premier tour. Il se carapaterait, le scarabée. Il ramperait, le cloporte. Il agoniserait, le grillon.

Cette bulle, la réputation qu'il s'était construite, ses efforts tout était fichu… non ?

Tap-tap-tap-tap-TAP-TAP-TAP.

-Jean ! De quoi est composée la fumée qui s'échappe des membres des Titans en pleine régénération ?! »

La voix sifflante de Hansi le ramena au cours. L'instructeur le pointait du doigt, une lueur de défi dans les yeux. Jean stoppa le battement de son crayon, lâcha un profond soupir et baissa les yeux vers ses notes. Mais il n'écoutait plus depuis plusieurs minutes : il n'avait pas noté la réponse. Il releva la tête vers son mentor en se grattant l'arrière de la nuque. Hansi le savait. Ce qui expliquait l'agaçant éclat de malice dans ses mirettes. Iel se félicitait de l'avoir piégé. Jean affronta son regard. Les foudres de sa mauvaise humeur furent alors toutes tournées vers Hansi et, malgré le soleil qui se tenait à son zénith, l'atmosphère se glaça.

-… T'as encore dix secondes ! » déclama-t-iel comme pour meubler le lourd silence qui pesait sur leurs épaules à tous les trois.

Jean grinça des dents. Il n'osait pas se tourner vers Minha, ni même s'essayer à sonder ce qu'elle pouvait bien être en train de faire. Pour l'heure, il était juste satisfait qu'elle ne lui souffle pas la réponse. Il grimaça à s'en tordre la mâchoire, et laissa son ton claquer comme un fouet et résonner contre les parois de la pièce, tout briser en milles morceaux :

-J'sais pas. »

Ce fut là que Minha perdit sa discrétion, elle hoqueta dans un murmure. En s'enfonçant dans le dossier de la chaise, Jean prit une longue inspiration, lâcha son crayon et serra le poing. Hansi se contenta de ramener son bras le long de sa taille et de pencher la tête sur le côté. L'instructeur scrutait le jeune homme d'un regard intrigué, une moue curieuse à la bouche, insensible au ton assassin dans lequel Jean avait répondu. Ou indifférent.

-Aaah, mais voyons, Jean ! Comment ça ? Tu n'écoutais pas ? babilla-t-iel d'une voix railleuse. Voilà qui ne nous arrange pas beaucoup ! Mais à quoi songeais-tu donc pour t'égarer à ce point du sujet fascinant des Titans ?

-À mon cruel manque d'entraînement, par exemple ! » feula-t-il en se redressant d'un coup, il ne laisserait pas Hansi tenter un rattrapage.

La chaise racla contre le sol. La précipitation du mouvement de Jean fit choquer des tubes à essai entre eux. Hansi écarquilla les yeux et Minha frissonna. Sans trop bien savoir pourquoi il se comportait ainsi, Jean laissa ses pas le guider jusqu'à la porte de la salle de cours. Ses mains n'avaient pas jugé nécessaire de récupérer ses affaires, Jean ne se posa donc pas plus de questions.

C'était comme si son corps était entré en auto-pilote. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il devait aller s'entraîner, rattraper son retard. Il laisserait son instinct prendre les reines, tant qu'il œuvrerait à l'accomplissement de cet objectif bien précis.

Ni la stupeur de Hansi, ni l'expression catastrophée de Minha ne l'arrêtèrent, et il dépassa l'entrebâillement de la porte à grandes enjambées, martelant le sol de ses talons. Son allure fracassante lacérait le calme studieux, l'air apaisant de la pièce qu'il laissait derrière lui.

Dans un grognement, il poussa la porte de la baraque et réprima un juron dès que la lumière tapante du soleil vint l'aveugler.

-Hé, Jean ! »

Comme si on venait d'appuyer sur un bouton d'urgence (ou bien grâce aux habitudes prises par sa nouvelle maturité), l'auto-pilote cessa et Jean se figea. Il regarda par dessus son épaule, fixa Hansi dans le blanc des yeux.

Iel se tenait à l'intérieur de la baraque, la poignet de la porte encore ouverte en main. Jean s'étonna de constater que, pour une fois, Hansi se tenait tranquille. Sa surprise le désarçonna de plus belle lorsqu'il remarqua que sa voix était plus grave et douce qu'à l'accoutumée. C'était à croire que Jean rencontrait pour la première fois Hansi lorsqu'iel se dévêtait de son imposant costume d'enthousiasme de prédilection. Or, il n'était pas d'humeur à faire connaissance.

-Tu n'es pas en manque d'entraînement, tu sais, commença-t-iel en restant immobile mais dans un ton chaleureux. C'est la dernière ligne droite, certes, mais ce n'est pas le moment de se laisser abattre. Tu es bientôt prêt, Jean. Crois-moi.

-Épargne-moi les paroles d'encouragement creuses, tu veux ? fulmina-t-il. Ça crève les yeux que Minha a vachement plus progressé que moi ! J'suis à la traîne maintenant et je dois la rattraper ! »

Il serra les poings et détourna le regard.

« C'est bien beau d'être studieux comme il faut et d'avoir un don en tridimensionnalité… mais j'peux pas me contenter de ça pour survivre aux jeux ! J-je vais clamser la gueule ouverte comme un chien si je me reprends pas vite en main… je… (Il se mordit la lèvre, agacé par le tressaillement de sa voix.) Désolé, mais c'est vraiment pas un cours théorique qu'il me faut maintenant !

-Dis-moi franchement, Jean… tu as peur, non ? »

Nouveau signal d'alarme. L'auto-pilote reprit et, ouvrant à peine la bouche, Jean laissa échapper un léger soupir. Du coin de l'œil, il discerna la silhouette de Minha, cachée derrière l'épaule de Hansi. La jeune fille se tenait dans l'entrebâillement de la porte de la salle de cours, et ne laissait dépasser que la moitié de son corps. Les sourcils froncés, les joues rouges et les doigts repliés, il semblait qu'une myriade d'idées se formulaient et s'agitaient dans son esprit, mais qu'elle était incapable de prendre la moindre décision. C'était du propre de clamer vouloir mettre les choses au clair avec elle, par respect pour elle, quand Jean passait son temps à la plonger dans l'embarras, encore et encore !

Hansi avait fait un pas en avant. Jean pivota la tête afin de lui tourner le dos. Il ne pouvait pas voir leurs visages plus longtemps, il surchaufferait sinon !

-Haah ?! N'importe quoi ! J'essaie juste d'être réaliste… s'esclaffa-t-il.

-Mm, c'est bien ça. Tu as peur d'avoir de l'espoir. Tu n'oses pas. »

Jean déglutit et remercia ses genoux de ne pas avoir chanceler, ses jambes de ne pas s'être arrêtées. Il se gratta l'arrière de la nuque, roula des épaules et continua sa route vers le gymnase pour aller s'entraîner, et aussi se défouler, chasser les moindres pensées de Hansi et Minha pour le moment.

Pour l'heure, c'était tout ce qui comptait.

S'il fermait les yeux, Marco aurait presque pu se croire chez lui. Le hêtre qui le protégeait des rayons du soleil n'était pas le cerisier de son jardin, mais il bruissait au rythme de la brise avec la même paresse. Il n'y avait pas les effluves suaves de fleurs, mais l'herbe était fraîchement coupée comme au début de l'été. Il faisait aussi chaud que pendant les moissons, à la maison.

Il tourna la page du manuel qu'il portait au-dessus de sa tête, et rapprocha l'objet pour détailler le schéma de construction d'un feu de camp efficace. Il n'avait pas le temps de fermer les yeux et de rêver à sa maison, à sa famille. C'était déjà un miracle qu'il ait réussi à esquiver Ruth, qui exigeait qu'il s'entraîne chaque heure de sa vie. Si elle avait pu le faire s'entraîner en dormant, elle aurait probablement sauté sur l'occasion. Il ne pouvait même pas lui en vouloir sur ce point-là, car tout ce qu'elle voulait, c'était qu'il soit prêt.

Une fois sûr d'avoir compris le système du foyer, qui ne faisait que confirmer ce que Ness leur avait appris, il réalisa qu'il commençait à avoir mal aux bras. D'une seule main, l'autre tenant toujours le livre, il se redressa et recula jusqu'à pouvoir s'adosser au hêtre. Le bois était solide dans son dos, une présence rassurante. Il garda un genou relevé et étala son autre jambe, occupé à détailler les différentes propriétés de bois, ceux qui brûlaient le mieux, qui produisaient plus de chaleur ou de lumière.

-Marco ? »

Sa tête cingla vers la provenance du son si vite qu'il baissa immédiatement la tête pour se masser les cervicales avec un petit grognement de douleur. Mais il avait eu le temps de voir qui lui avait adressé la parole, et c'était un dur retour à la réalité. Pendant un très bref instant, il avait complètement oublié où il était, et à la voix, à l'intonation... Il avait cru entendre un de ses frères, qui venait toujours le déranger pendant son rare temps libre.

-Salut, Marco ! reprit Thomas, un sourire aux lèvres. Qu'est-ce que tu fais de beau ?

-Oh, rien de spécial, je me renseigne. »

Thomas le rejoignit en quelques enjambées, et Marco cacha sa déception derrière un sourire avenant. Il commençait à prendre les mauvaises habitudes du Capitole...

-Il parle de quoi ? demanda Thomas avec un geste du menton vers le livre de Marco, en s'asseyant tranquillement en face de lui en tailleur. Oh, je te dérange peut-être ?

-Non, non, t'inquiète pas ! » le rassura Marco.

Il valait mieux qu'il revienne à la réalité maintenant, doucement, avec un Thomas sympathique, plutôt qu'avec les épines glaçantes de Ruth.

-C'est un manuel de survie, expliqua-t-il en marquant sa page pour montrer la couverture à Thomas. Je suis en train d'apprendre plein de choses sur les feux de camp ! »

Thomas hocha la tête avec bonhomie.

-Moi, j'ai de la chance, là dessus. Sasha sait tout un tas de choses sur les méthodes de survie, et tout ce qui est essentiel.

-Ah oui ? Elle t'apprend tout ?

-Disons plutôt qu'elle balance les informations dans le désordre à longueur de temps. J'ai pris l'habitude de toujours avoir un carnet avec moi pour noter ce qu'elle dit d'intéressant.

-Pas juste des patates ? sourit Marco avec amusement.

-Non, pas juste des patates, confirma Thomas en rougissant. Personne va me lâcher avec ça !

-Probablement pas de sitôt, non. » approuva Marco avec un petit rire.

Thomas se gratta la joue avec un air contrit, comme s'il se résignait à la réputation que Sasha lui faisait gagner. Ou perdre, c'était selon.

-J'avoue qu'au lieu d'un manuel de survie, j'aimerais bien trouver un manuel sur : ''Comment dresser votre bête sauvage de partenaire en cinq étapes !?''. Ça, ce serait vraiment utile. »

Marco éclata de rire et manqua de se cogner la tête contre le tronc du hêtre.

-En cinq étapes ?! T'es sacrément optimiste ! »

Thomas ricana avec lui, et Marco enchaîna avec un air de malice :

-Ça ne marche normalement que sur les bovins, mais j'ai peut-être un truc pour toi. »

Thomas haussa un sourcil intrigué, et se rapprocha du jeune tribut avec une oreille attentive.

-Quand un animal de l'élevage commence à trop s'énerver et s'agiter, en général, il faut lui parler doucement, mais sans s'arrêter. Tu gardes ta voix tranquille, et tu ne vas pas trop vite, et tu lui parles jusqu'à ce qu'il s'apaise. Ils sont très sensibles au son. Et de ce que j'ai vu, Sasha a une super ouïe.

-Juste parler ? Je suis pas sûr que ça fonctionne...

-Non, effectivement, déclara Marco en hochant la tête. Mais ça s'accompagne bien avec des caresses. Souvent, les caresses sont très efficaces pour calmer aussi bien les jeunes enfants que les vaches. Ça marche avec tout le monde.

-Alors quoi, je lui tapote la tête ? » demanda Thomas, de plus en plus confus.

Le sourire de Marco s'élargit.

-Nan, nan. La croupe.

-La croupe ? Mais c'est pas... HEY ! »

L'exclamation outrée de Thomas et son visage écarlate valait bien l'effort de monter cette petite blague, et Marco se protégea du poing de Thomas avec un bras tremblant de rire.

-Marco ! Je te faisais confiance !

-Désolé, haha ! Désolé ! »

Avec un dernier ''Hmpf !'' indigné, Thomas finit par croiser les bras sur sa poitrine.

-En tout cas, je t'assure que c'est vrai pour les bovins, continua Marco pour se faire pardonner. Ça marche aussi parfois de leur tirer leur oreille, mais pas pour tous. Tu peux aussi tapoter les joues en gardant un bras autour de l'encolure, j'aime bien cette méthode. Et les sons graves leurs plaisent souvent plus, je ne sais pas pourquoi, donc essaie de baisser dans les octaves quand tu leurs parles. »

Il ne savait pas pourquoi il racontait tout ça. Ce genre d'information ne servait à rien pour les jeux, à part peut-être pour les chevaux, mais Marco savait qu'ils étaient le seul district à faire de l'équitation un de leurs véritables atouts. Mais Thomas le regardait droit dans les yeux, et buvait ses paroles. Il était clairement intéressé parce qu'il racontait.

-Comment tu sais tout ça ? demanda-t-il.

-J'étais garçon de ferme avant d'être sélectionné. Mon père tenait une des fermes qui appartiennent au père de Ruth.

-Vraiment ?! s'exclama Thomas en se redressant, un enthousiasme renouvelé. J'allais devenir garçon de ferme, moi aussi !

-Ah bon ?

-Oui, en septembre ! »

Marco écarquilla les yeux, surpris et ravi.

-Vraiment ? Mais c'est pas très sélectif, l'élevage, au District Dix ?

-Oui, justement ! se rengorgea Thomas. J'étais pris parmi plusieurs candidats ! Ce qui m'étonne plus, c'est que vous, vous ayez des bovins. Vous n'êtes pas censés être axés sur la production de céréales ?

-Plutôt, oui, mais avoir quelques bêtes est toujours utile. Le fumier, notamment, c'est un super engrais, et c'est vachement mieux que de l'exporter de chez vous. »

Les deux jeunes garçons échangèrent un regard de connivence. Les circonstances de Thomas étaient très similaires aux siennes, et Marco sentait une petite étincelle, une petite flamme ravivée, qui avait été douchée à son arrivée au Capitole et qu'il avait peiné à entretenir. Seul, c'était triste de penser à sa maison. Quand il en parlait à quelqu'un, il retrouvait cet élan de fierté et d'affection qui fourmillait dans son plexus.

-Mais du coup, c'est une entreprise familiale ? demanda Thomas, et sa soif de détail réchauffait le cœur de Marco. Parce que si tu fais ça depuis tout petit, c'est que t'as pas eu à t'inscrire ou quoi que ce soit.

-En fait, c'est un peu plus compliqué, expliqua Marco. Il y a des propriétaires, comme D. Kline, le père de Ruth, qui paient pour nous fournir en machines, et qui se chargent d'entretenir le matériel. Mais le plus souvent, ce sont des familles d'agriculteurs, qui sont là depuis des générations, et donc qui connaissent bien le terrain et les habitudes. Du coup, les champs ne sont pas à nous, mais personne d'autre ne sait s'en servir, donc c'est tout comme. Les propriétaires récupèrent un peu plus que nous sur le revenu global, mais on a tout le matériel pour se faire notre propre potager et ce genre de chose. Du coup, on mange vraiment à notre faim !

-C'est génial ! s'enthousiasma Thomas. J'avoue que chez nous, c'est un petit peu pareil, mais il y a toute une section de la population qui travaille aux abattoirs, et une autre à l'élevage, donc ça dépend de ce que tu fais. C'est souvent les gens de l'abattoir qui peuvent chiper un peu de viande, mais ceux des fermes peuvent avoir leur propre veau si un bébé a été catégorisé ''invendable'' et qu'ils réussissent quand même à le faire survivre. Ce genre de chose, tu vois. »

Marco hocha la tête, tout aussi intéressé par le mode de vie de son camarade.

-D'ailleurs, Sasha était en délire quand elle a compris que je mangeais de la viande souvent. De son côté, ce sont des chasseurs, donc ils chopent des faisans, ce genre de chose. En gros, des bêtes dures à élever, donc ils peuvent vraiment pas se permettre de piquer dans la marchandise.

-Elle devait être folle, oui ! ricana Marco. Chez nous, c'est vrai que la viande est assez rare. Ça n'a l'air de déranger personne, mais depuis qu'il a découvert le bœuf, Max adore ça.

-Ton petit frère ? devina Thomas.

-J'en ai deux, élabora Marco en hochant la tête.

-Ah, moi j'ai juste une petit sœur. Je suis l'aîné de la famille. D'ailleurs, elle est encore plus blonde que moi ! De loin, Christa me fait un peu penser à elle.

-Moi je suis à peu près au milieu. J'ai deux grand frères, dont un qui a déjà quitté la maison, deux petits frères qui sont des jumeaux, et une petite sœur.

-Effectivement, ça fait beaucoup de monde ! Mais je suppose qu'il faut ça pour entretenir des espaces aussi larges.

-C'est vrai qu'on prend toute l'aide qu'on peut trouver. Les deux jumeaux vont bientôt commencer à donner un coup de main, et ils rechignent déjà beaucoup.

-Ça je connais, soupira Thomas. Ma sœur est une vraie petite princesse des fois. Je crois que je l'ai un peu gâtée... »

Ils se turent tous les deux, et Marco sentit que le lien qui s'était créé entre eux venait de se teinter d'une profonde mélancolie. Thomas rassembla ses genoux pour les enserrer de ses bras, et Marco serra son livre.

-Ils me manquent... » murmura Thomas.

Il faisait éclater au grand jour la réalité insidieuse qui s'était glissée dans leur esprit.

Marco acquiesça, la gorge serrée par l'émotion. À lui aussi, sa famille lui manquait. Il espérait que tout allait bien pour eux. Il espérait qu'ils n'étaient pas trop choqués par ce qui lui arrivait, et en même temps, il espérait leur manquer terriblement, autant que eux lui manquaient. Il aurait voulu être à leurs côtés, là, maintenant, il aurait voulu pouvoir serrer sa mère dans ses bras. Mais il n'y avait que Thomas en face de lui, un écho sur lequel il projetait son mal du pays.

Une main se posa sur son épaule, et il faillit sursauter. Il se tourna vers Thomas, et vit que le jeune homme avait redressé le menton.

-Si jamais tu as besoin d'astuces pour la survie, tu peux toujours venir me voir, tu sais. »

Cette proposition était bien plus qu'elle n'y paraissait, et Marco hocha la tête avec reconnaissance. Le jeune homme blond se leva et s'éloigna après un dernier salut, livrant Marco à lui-même. Il avait sûrement besoin d'espace, de temps pour se remettre du coup d'émotions qu'il venait de s'infliger tous les deux.

En le regardant partir, Marco fut frappé par le symbole qui ornait l'uniforme du jeune tribut. Les deux épées croisés absorbaient fièrement les rayons du soleil pour les transformer en un éclat d'acier dur et froid, et Marco eut soudainement l'impression de sentir quelque chose grouiller sur sa colonne vertébrale. Avec un sursaut nerveux, presque un réflexe, il retira sa propre veste et la projeta loin de lui. Par chance, la broderie atterrit face au sol. Sa respiration était soudain haletante alors que la réalité lui revenait comme on se prend un seau d'eau glacé au visage.

Thomas était le tribut masculin du District Dix. Marco était le tribut masculin du District Neuf. Dans quelques jours ( et ce n'était presque plus une question de semaines), ils allaient devoir s'entre-tuer sans merci. Ils s'étaient parlés, ils s'étaient compris, ils s'étaient extasiés de leur similitudes. Dans quelques jours, ils allaient devoir mettre ce lien de côté, le détruire, le déchirer, le déchiqueter de leurs propres mains pour survivre, pour être celui qui gagnerait le droit à la vie.

Au mieux, un seul d'entre eux deux survivrait. Au mieux, l'un d'entre eux ne pourrait jamais rentrer chez lui.

Peut-être que Thomas rentrerait chez lui, brisé, traumatisé, pour ne jamais raconter à sa petite sœur les horreurs qu'il avait vécues au Capitole. Peut-être qu'il déciderait de rester dans la résidence de son district dédiée aux vainqueurs. Marco commençait à comprendre pourquoi si peu de gens choisissaient de retourner chez eux.

Et si c'était lui, Marco, qui gagnait ? Il n'arrivait pas à l'imaginer. Il arrivait à peine à concevoir le déroulement des jeux, alors leurs conséquences…

Avec un frisson, il se releva, et récupéra sa veste. Il la tenait par le bout des doigts, et il n'avait aucune intention de la remettre sur son dos pour aujourd'hui. Il avait l'impression de sentir une sorte de venin s'échapper du tissu pour traverser la pulpe de ses doigts et se distiller dans son bras, qui s'engourdirait s'il gardait le vêtement en main plus longtemps.

Mais il ne pouvait pas se permettre de brûler l'objet. Il devait le porter, le brandir, l'utiliser comme carapace et comme bannière. Pour justifier tous les crimes qu'il se préparait à accomplir, qu'ils se préparaient tous à accomplir.

Il avait toujours trouvé idiot les gens de mauvaise foi, mais aujourd'hui il était prêt à tout mettre sur le dos du Capitole. Tout mettre sur le dos de ce symbole hideux qu'il devait lui-même endosser. C'était un peu plus facile, mais pas moins douloureux. Il allait devoir s'en contenter.

La terre meuble s'affaissait sous Eren. Par instinct, il prit garde à la façon dont il plantait ses coudes dedans, ce serait bête de commencer à creuser sa tombe durant un autre entraînement avec Mike ! Il contracta un peu plus ses abdominaux et serra les poings afin de changer d'appui avec discrétion. Une fois certain d'être mieux positionné, il relâcha la tension dans ses cuisses et laissa son ventre se reposer contre le sol, la tête toujours relevée derrière la souche creuse qui lui servait de rempart.

Une nouvelle image d'un jeune Mike vint à son esprit. Cette fois, son mentor (et comment il se l'imaginait adolescent) se cachait derrière une souche, aussi indiscernable qu'un caméléon mais prêt à régler son compte à n'importe quel Titan imprudent qui aurait le malheur d'empiéter sur son territoire ! Mais, dans ce cas là, peut-être ne serait-il pas à même le sol, mais plutôt niché à la cime des arbres…

Le tableau se transforma alors et Eren y représenta Mike, barbe naissante, cheveux longs attachés en queue de cheval basse, déjà gigantesque, baraqué et excessivement snob, en clair, tout ce que son imagination avait pu pondre, mais caché au sommet des chênes cette fois.

Le jeune tribut espérait sonder l'état d'esprit du Mike qu'il s'imaginait souvent depuis l'histoire racontée par Bertholt, mais cela ne restait qu'une fantaisie de son cerveau… qui n'avait pas encore bien digéré les révélations sur le passé de l'instructeur. Alors il songeait. Avait-il peur des Titans ? Redoutait-il la mort ? Ou bien l'instant où il abattrait son premier être humain ? En voulait-il à crever au Capitole ou alors avait-il accepté son sort ? Pensait-il qu'il avait ses chances ?

Tout ça, le tableau ne le disait pas. Faute d'imagination de la part d'Eren. Après tout, il n'avait aucun talent dans n'importe quel domaine artistique existant, il ne pouvait pas aller très loin dans ses considérations.

Peu importe ce qui s'était passé dans la tête de Mike pendant ces jeux, il en était ressorti vivant, vainqueur. Et Eren brûlait d'avoir cette même mentalité avant le début des 104e Hunger Games ! Il en avait besoin pour être prêt, pour gagner puisque rien n'était là pour lui signaler quand il s'éloignait du chemin du meilleur tribut possible et le remettre sur les bons rails.

Face à ce qui l'attendait, Eren voulait au moins s'assurer qu'il était prêt. Se rassurer, même. Pouvoir se sentir suffisamment léger pour que la terre ne croule plus sous son poids, au moins.

Il se sermonna de revenir un peu à la surface de telles obscures pensées : il avait Mike comme entraîneur ! Même Annie, Reiner et Bertholt lui avaient assuré que c'était là un privilège incommensurable pour lui ! Et il s'améliorait avec ces trois là, en combat comme en tridimensionnalité, tous les jours ! Il était prêt. Eren ne pouvait que l'être. Il fournissait tous les efforts envisageables pour devenir un tribut redoutable. Et il progressait ! Eren serait ce tribut, il se battrait en utilisant à bon escient tout ce qu'il avait appris. Il se battrait jusqu'à perdre ou gagner. Point final.

Mikasa. Dans ce cas, c'était elle ou lui. Ils ne pourraient pas rentrer tous les deux. Au début des entraînements il avait évité d'y penser, mais les jeux se rapprochaient dangereusement et ça ne servait plus à rien de fuir la réalité. Ce serait elle ou lui. Or, Eren le savait au plus profond de lui et cela le rongeait de l'intérieur, s'ils étaient amenés à décider lequel d'entre eux deux allait mourir, elle serait la première à sauter ! Sans même lui demander son avis.

Il devait l'éloigner de lui. Si ce n'était pas pour lui, au moins pour elle. Pour qu'elle réfléchisse au moins deux fois avant de donner sa vie pour lui. Eren ne voulait pas d'une victoire avec le sang de Mikasa sur les mains.

-...en ! Eren ! Eren ! »

Le jeune homme sursauta quand une main familière se posa sur lui pour lui secouer l'épaule avec une vigueur bienveillante. Encore peu remis de sa plongée au plus profond du flot de ses pensées, il tourna des yeux hébétés vers ceux plus soucieux de Mikasa.

Les mots ne vinrent pas à sa bouche, il se contenta juste de l'ouvrir en grand. Les yeux de la jeune femme prirent exemple dessus et s'agrandir, l'inquiétude dans le noir de ses iris s'assombrit.

-Tu ne répondais pas et tu es pâle. Tu vas bien ? murmura-t-elle.

-Euh… oui, c'est rien, t'en fais pas. J'étais juste perdu dans mes pensées.

-Tant mieux… »

Un petit sourire se dessina sur ses lèvres et elle retira sa main de l'épaule d'Eren. Elle profita du geste pour bien remettre sa capuche en place avant de reposer sa main, poing serré, devant les épaules et près du visage, comme Eren.

Le jeune homme soupira et jeta un coup d'oeil derrière la souche. À priori, encore rien d'anormal n'était arrivé. Il s'était quand même laissé aller à autre chose que son exercice ! Jusqu'à quand allait-il avoir besoin de Mikasa pour le ramener sur terre, à la fin ?

C'était pourtant pas compliqué comme exercice ! Du camouflage où il leur fallait trouver Mike avant qu'il ne les trouve, comme d'habitude. Mais c'était à partir de ce jour que Mike avait décidé de commencer à les habituer à l'utilisation de la cape vert forêt pour le camouflage, maintenant que les deux tributs du District Douze maîtrisaient bien les rudiments de la discrétion en forêt. Avec leurs progrès et la précieuse aide apportée par la cape, l'exercice s'étendait. Pourtant, chaque seconde qui s'écoulait comblait un peu plus le cœur d'Eren : c'était une seconde de plus où Mike ne les avait pas repérés !

De plus, porter la cape faisait un drôle d'effet. Beaucoup d'importance était accordée à ce simple morceau de tissu car chaque tribut allait recevoir la sienne, avec deux ailes brodées dessus, avant le début des jeux. Même si celle-ci était ornée des lames croisées qui représentaient les tributs en formation, Eren se sentait un peu plus devenir candidat aux Hunger Games. De même qu'il sentait le vêtement recouvrir ses oreilles et verdir les extrémités de son champ de vision.

Un bruit de froissement et de brindilles qui crépitaient poussa Eren à pivoter la tête vers la gauche et voir Mikasa s'accroupir et avancer à pas de loup jusqu'à la souche. Les genoux fléchis, elle s'y appuya et plongea son calme regard noir dans celui d'Eren alors que le jeune homme l'interpellait à voix basse :

-Mais qu'est-ce que tu fais ?!

-Diversion. Mike est dans le coin, il est passé tout à l'heure. Il faut qu'on saisisse cette chance et qu'on aille l'embusquer. »

Eren devait reconnaître qu'elle n'avait pas tort. L'exercice allait dans les deux sens et il valait mieux ne pas rester passif ! Grommelant, il rampa jusqu'à elle et s'accroupit à ses côtés, appuyé contre le vieux bois lui aussi.

-Okay, mais t'es bien sûre que c'était lui ?

-Tu l'aurais vu aussi si tu étais resté concentré, répondit-elle en hochant la tête.

-Quoi ?! Mais je… »

Il se retint au dernier instant de se redresser en un éclair pour toiser la jeune femme, Eren se contenta de serrer les poings. Mikasa gloussa et, après avoir lancé quelques coups d'oeil derrière leur cachette, enjamba la souche et s'avança dans la forêt.

Eren refusait d'en rester là. Il fit passer sa tête au dessus du bois et lui lança presque à voix-basse :

-Si tu veux faire la pro, enlève au moins ton écharpe ! Le rouge est peut-être délavé mais ça reste super voyant, comme couleur… Cape ou pas ! »

Elle se tourna vers lui, le regard apathique, si ce n'était pour la petite moue agacée qu'elle avait aux lèvres. Eren avait déjà sa réponse.

-Eren, on en a déjà parlé.

-D'accord, d'accord, comme tu voudras ! J'aurais essayé une fois de plus, c'est tout… » soupira-t-il en haussant les épaules.

Elle renifla un gloussement et entama sa route à travers les broussailles. Eren sortit à son tour de leur cachette et siffla pour attirer l'attention de sa partenaire une dernière fois. Elle l'entendit et regarda dans sa direction.

-Tu rases le sol et j'prends de la hauteur. » fit-il porter sa voix.

Elle acquiesça et leva le pouce en l'air pour lui souhaiter bonne chance. Il lui rendit ce geste, puis se dirigea vers l'arbre le plus proche.

Son tronc était fin, mais il supporterait amplement le poids d'Eren, et doté de plusieurs branches longues et larges qui commençaient très près du sol. C'était bien sa veine ! Eren s'appliqua à vérifier où il marchait afin de ne pas laisser la moindre trace alors qu'il avançait vers l'arbre. Une fois au pied, il empoigna la branche la plus basse des deux bras et se hissa dessus. Il répéta cette opération jusqu'à atteindre six mètres de hauteur. Eren se félicita pour le renforcement de ses abdominaux et de ses biceps durant les vingts derniers jours, sans quoi il se serait retrouvé ici tout bonnement essoufflé !

Il plaqua son dos contre le tronc, réajusta la capuche de façon à bien cacher son visage, et réarrangea les plis de la cape afin que le vêtement dissimule tout son corps accroupi de sa couleur feuillage. Il veilla à se placer près des feuilles pour maximiser sa discrétion, ainsi qu'à contrôler sa respiration malgré l'excitation qui grandissait en lui. Aussi immobile que le tronc de l'arbre et aussi assagi que le souffle rythmé du vent dans les branches, il observa en contrebas à la recherche de la silhouette de Mike.

Un frisson lui démangea l'échine et fit fourmiller tout son corps avant qu'il ne s'aperçoive qu'il ne s'agissait pas d'un frisson de sa part, mais bien d'une inclinaison de l'arbre. Le tronc penchait. Il scanna les environs en virant la tête de tous les côtés : Mikasa était introuvable. On montait à l'arbre mais ça ne pouvait pas être elle, elle aurait sifflé pour l'alerter de sa venue. Mike montait !

Il ne lui fallut pas une seconde de plus. Eren se jeta hors de la branche, et surtout dans le vide, en direction du large buisson qui flanquait la cachette qu'il venait d'abandonner.

La hauteur depuis le point de chute était telle qu'il eut le temps de voir le sol s'approcher et de prendre conscience de la situation. Ainsi, il put rentrer le menton dans son torse et ramener les bras autour de son visage, plier les jambes et pivoter sur le côté. Un matelas piquant amortit sa chute comme il l'avait prévu et, le dos rond, il se laissa rouler. Eren se retrouva alors dos au sol, avec des vertiges et une quinte de toux. Mais rien d'autre.

Reprenant son souffle, il voulait laisser éclater sa joie après avoir réussi une pareille chute. Mais une force le souleva et lui fit instantanément comprendre qu'il n'était pas du tout tiré d'affaire.

Mike venait de l'empoigner par le col de la cape (et de l'uniforme en dessous, c'était un miracle qu'il ne lui ait pas pincé la peau dans le processus), il le tint suspendu au dessus du sol durant une poignée de secondes qui semblèrent durer des heures. Eren sentait tout son visage bouillir. Un rouge qui contrasterait à merveille avec le vert de la cape que Mike portait, lui aussi. Le jeune homme discerna les prunelles du vétéran, elles le considéraient d'une lueur à en transpercer la capuche rabattue sur son visage. Eren serra les dents : voilà que Mike rajoutait à sa gêne en le détaillant comme une nouvelle espèce de Titan au lieu de le reposer à terre !

Son instructeur finit par le déposer. Constater qu'il chancelait à peine, après son saut périlleux réarrangé en roulé-boulé final, aurait pu lui arracher un sourire, mais Eren était bien trop perplexe pour se concentrer sur le peu de fierté qui lui restait. Il leva la tête vers Mike (et, pour une fois, fut satisfait d'avoir à le faire) qui retira sa capuche, secoua ses cheveux, puis maintint le regard de son apprenti. Eren claqua sa langue avant de s'emporter :

-J'comprends rien ! T'étais pas en train de monter à l'arbre ?!

-Non. Je me suis juste appuyé sur la branche la plus basse. Le tronc était fragile alors ç'a suffit à pencher l'arbre.

-Qu-quoi ?! Mais comment vous…

-Je me doutais que tu sauterais dans ce buisson avec la panique. (Il pointa le tas de feuilles du doigt.) Tu as assez de bon sens pour bien préparer tes chutes. »

Eren eut un mouvement de recul… est-ce que Mike venait de le complimenter ? Il se reprit, bien décidé à savoir ce qu'il avait encore fait de travers alors qu'il avait veillé à prendre le plus d'éléments possible en compte. Il se frotta la nuque, puis ramena les mains à ses hanches, prêt à se concentrer. Mike, lui, croisait les bras, calme, impassible.

-Comment vous m'avez repéré ? grogna-t-il.

-Les oiseaux. Tu as beaucoup secoué l'arbre en grimpant dedans et ils se sont tous envolés. C'était suspect.

-Okay, qu'est-ce que j'aurais dû faire alors ? »

Les yeux de Mike s'écarquillèrent et le vainqueur resta littéralement muet pendant dix secondes. Puis ses épaules tombèrent comme s'il se dégonflait – Eren ignorait juste de quoi. Le jeune homme en venait à se demander s'il ne devait pas agiter sa main devant les yeux de Mike, jusqu'à ce que son mentor réagisse enfin ! Mike se pencha… et le renifla !

Eren recula de deux pas en râlant :

-Mais vous en avez pas marre de faire ça ?! Arrêtez, à la fin… restez sérieux, s'il vous plaît ! »

Eren détournait le regard, gêné par le tic absurde du vainqueur mais, quand il crut l'entendre glousser, il s'en voulut. À nouveau, il vrilla ses prunelles sur Mike, mais tout indice d'un petit rire de sa part venait de s'évaporer : Eren avait été trop lent !

-Tu aurais dû prendre un arbre plus solide. Il n'aurait pas tremblé ni effrayé les oiseaux. Tu as un gabarit furtif, avantageux pour la discrétion, mais tu ne dois pas oublier qu'il y a plus sensible que toi dans la forêt.

-D'accord mais est-ce que c'est aussi à prendre en compte face à des Titans ? J'veux dire… avec le poids de ces machins, les oiseaux auront déjà fuit de toute façon, non ?

-Exactement, répondit Mike d'un ton doucement laconique, ce n'est pas nécessaire de prendre ces précautions s'il y a des Titans. Ils font trop de bruit et sèment la zizanie, les oiseaux les évitent. (Un voile sombre recouvrit son regard et il poursuivit avec plus de fermeté.) Quand il y a des Titans dans les parages, la priorité n'est pas la discrétion. C'est la survie. »

Eren déglutit. Il lui restait une question à poser… Même s'il se doutait un peu de la réponse.

-Et quand il y a des Titans et des humains à mes trousses… je fais comment ?

-Les Titans en priorité, déclara solennellement Mike.

-Mais on pourrait en profiter pour m'attaquer par derrière ! »

Mike décroisa les bras et se tourna de trois-quart, à croire qu'il n'osait pas regarder Eren en face pour lui répondre. Intrigué, le jeune homme s'avança de quelques pas. Les paroles de Mike le coupèrent net :

-Crois-moi, personne ne s'approche de toi quand tu es plongé au beau milieu d'une horde de Titans… »

Eren n'eut pas la force de la retenir : sa bouche s'ouvrit et resta béante. Avec un regard en coin, Mike s'en aperçut et laissa échapper une espèce de ricanement nasal qui rappela au jeune homme de vite recoller ses lèvres entre elles.

Sans plus attendre, Mike entama sa marche et, d'un signe de la main, invita Eren à lui emboîter le pas. Le jeune tribut s'exécuta.

-Mikasa nous attend à l'orée de la forêt, l'informa Mike.

-Hein ?! Vous voulez dire que j'ai tenu plus longtemps qu'elle aujourd'hui ? » s'enthousiasma Eren.

Mike l'étudia le temps de cligner des yeux, puis il acquiesça.

Eren brandit le poing en l'air, il dut se retenir de détaler vers l'orée de la forêt afin de s'assurer que Mike disait bel et bien vrai. Pour l'heure, il se contint et décida de lui faire confiance.

-Par contre… pas un mot sur la moindre chute du haut d'un arbre, d'accord ? le pressa le jeune homme.

-Tu en as ma parole. »

Eren devinait une expression complice derrière sa moustache.

Les phalanges de Bertholt reposaient doucement sur le bois, fatiguées de se tenir en l'air à quelques centimètres de la porte d'Annie. Le jeune homme hésitait depuis une bonne minute déjà à entrer. Et plus il hésitait, moins il était susceptible de prendre une décision.

À l'évidence, l'univers en avait vite eu assez de le voir planté là comme un type louche, car il prit la décision pour lui. Un bruit résonna depuis la chambre d'Annie, jusqu'ici silencieuse, probablement un raclement de chaise ou ce genre de chose, et Bertholt sursauta, toquant par réflexe à la porte.

-Entre. »

Bertholt obéit immédiatement, et tourna le loquet. Annie se tenait debout, la porte de son armoire ouverte, qu'elle ferma pour se tourner vers lui. Son regard était clair comme du cristal : ''Qu'est-ce qu'il y a ?''.

-Pixis est en bas en train de boire… ça te dit de venir ? »

Boire, c'est-à-dire susceptible de leur donner un nouveau cours théorique. Pendant une poignée de secondes, elle se contenta de le fixer, de regarder à travers lui, puis secoua la tête.

-Non, pas la peine. »

Bertholt hocha la tête en déglutissant, et ferma la porte avec un bref salut. Aussitôt, la partie rationnelle de son cerveau s'évertuait à le rassurer : Elle est peut-être fatiguée. Elle a tendance à faire les choses à son rythme. Elle a juste envie d'être laissée tranquille pour ce soir. Après tout, elle avait été moins productive à l'entraînement qu'elle n'aurait pu l'être aujourd'hui, peut-être qu'elle comptait s'exercer encore un peu dans sa chambre pour compenser.

Mais la partie irrationnelle de son cerveau était beaucoup plus agitée et beaucoup plus bruyante : Elle ne veut pas te parler plus que nécessaire. Tu l'as déjà mise dans l'embarras avec Pixis la dernière fois, elle n'est pas prête de recommencer. T'as toujours pas compris ?

Il poussa un lourd soupir, et plaqua sa main sur sa bouche en se demandant si Annie avait entendu. Il ne voulait pas se laisser aller à des pensées aussi négatives, mais ces derniers temps, il avait l'impression qu'Annie l'évitait. Elle parlait toujours aussi peu, mais elle croisait aussi moins souvent son regard.

À petit pas, il descendit au rez-de-chaussée, toujours pensif. Il avait beau se poser sans cesse la question ces derniers jours, ça ne l'avançait pas beaucoup sur ce qu'il ferait si jamais Annie était véritablement en train de l'éviter. L'imaginer lui pinçait le cœur, et il ne voulait pas trop y penser, mais il fallait bien qu'il fasse quelque chose ! Non ?

Tout dépendait de ce qu'Annie voulait. Si elle avait simplement besoin d'un peu de temps pour lui pardonner de l'avoir abandonnée, il valait mieux la laisser tranquille. Mais si elle n'avait vraiment plus envie d'être son amie ? Si elle voulait désormais se contenter d'une relation cordiale, de deux partenaires des jeux ? Si c'était le cas, est ce qu'il ne valait pas mieux la confronter tout de suite, lui demander confirmation, plutôt que de regarder ses propres sentiments jouer au yo-yo !?

-Eh bien, mon cher Hoover, vous m'avez l'air bien perdu. »

Bertholt fit volte-face vers Pixis, qu'il avait complètement oublié, et qui le regardait par-dessus son verre de vin rouge. Il fut tenté de répondre que non, il savait exactement qu'il était au milieu du salon, mais il savait à quoi Pixis faisait référence. Avec réluctance, il le rejoignit à table et s'assit en face de lui avec un soupir dépité.

-Ça n'est pas la grande forme, décidément, renchérit Pixis avec une gorgée. Mademoiselle Leonhardt ne nous rejoint pas ce soir ?

-Non, elle… non. »

Il ne savait même pas quoi dire pour lui trouver une excuse. Il ne savait même pas s'il fallait qu'il lui trouve une excuse. Après tout, ces cours n'étaient pas officiels dans l'esprit de Pixis, si ?

-Ah, la jeunesse… soupira Pixis avec mélancolie. Elle rend fou, la jeunesse. »

Bertholt acquiesça distraitement, pas très attentif. Il contemplait ses mains jointes sur la table, encore songeur.

-Moi aussi, j'ai fait des choses folles, au nom de la jeunesse, et de sa fougue. »

Bertholt releva la tête. Le ton que Pixis venait d'employer était différent, d'un seul coup. C'était le ton qu'il employait lorsque ses paroles devenaient particulièrement mystiques, lorsqu'elles renfermaient un deuxième sens que Bertholt peinait toujours à déchiffrer.

-Que voulez-vous dire ?

-Pour la jeunesse, et pour l'amour, on est prêt à tuer, parfois. »

Le vieil homme le regardait droit dans les yeux, et Bertholt se redressa, soudainement intrigué. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale à cette phrase, qui mêlait deux concepts aux extrêmes opposés, dans son esprit.

-Prenons moi, par exemple, continua Pixis en avalant une gorgée. Lors de mon entraînement, j'étais devenu très ami avec un jeune homme, qui n'était pas de mon district bien évidemment. Mais nous n'avions pas les mêmes armes de prédilection, ni le même rôle dans notre groupe, et donc il n'y avait aucun risque de jalouser les compétences de l'autre et de rivaliser.

-Mhm. » acquiesça fébrilement Bertholt.

Il parlait de ses jeux. Est-ce qu'il s'était décidé à dire la vérité ?

-Mais voyez-vous, monsieur Hoover, ce jeune homme, malgré le fait qu'il était, disons, 'une valeur sûre' pour moi, a sauvagement assassiné ma partenaire ! Très vite, je me suis retrouvé seul au milieu des hordes de Titans et d'humains qui voulaient ma peau, car j'étais une cible facile. »

Bertholt l'écoutait attentivement, mais une autre partie de son cerveau turbinait pour faire correspondre les dires de Pixis aux informations qu'il avait lui-même pu récolter. Malheureusement pour lui, à l'époque de Pixis, on n'enregistrait pas encore les Entraînements à 24, s'il y en avait, et il ne pouvait pas vérifier si Pixis s'était véritablement lié avec ce type dont il parlait. En revanche, il lui semblait effectivement que la partenaire du vieil homme était morte relativement tôt. Pixis s'interrompit brièvement, comme s'il lui laissait le temps de réfléchir, et reprit quand Bertholt hocha la tête.

-Il faut noter qu'il a accompli son œuvre dans mon dos ! Du moins, c'est ce qu'il pensait. J'étais parti refaire le plein d'eau, et c'est pendant ce temps qu'il s'est introduit dans notre camp. Je suis revenu plus vite qu'il l'escomptait, mais je n'ai pas cherché à le tuer immédiatement. Il était vraisemblablement prêt à ma venue, et je voulais me venger dans l'ordre des choses. Je voulais le faire souffrir, vous comprenez, n'est-ce pas ? »

Bertholt hésita, en triturant ses phalanges et détournant le regard. Il n'était pas sûr de comprendre exactement la teneur de ce sentiment. Cette fois, Pixis enchaîna même sans avoir de réponse :

-J'ai pourchassé tous les membres de son groupe. Je les ai tués un par un, pendant que d'autres s'entre-tuaient également, et à la fin, il ne restait plus que moi et lui. C'est personnel, une vengeance, monsieur Hoover. Je ne voulais pas que d'autres voient ce que j'aurais pu lui faire pour purger son crime. »

Ça faisait sens, mais seulement à la lumière du divertissement. Bertholt comprenait que Pixis n'ait pas eu envie de révéler aux yeux du public les horreurs qu'il aurait pu infliger à cet homme. De ce qu'il se souvenait, il avait adopté l'image d'un bon gars sympathique tout le long des jeux, et des actes trop cruels auraient entaché cette image. De plus, le mystère plaisait toujours.

Mais il ne comprenait pas. Il y avait quelque chose qui ne collait pas dans sa tête, et il ne s'agissait pas des faits. Il ne trouvait pas la question qu'il devait formuler pour résoudre cette incertitude.

-Quel était son crime ? finit-il par demander, comme un idiot.

-Celui d'être mon ennemi, bien sûr, répondit Pixis à la volée. Et il l'a payé avec les intérêts. Le plus plaisant, je dois dire, fut le moment où je lui ai révélé que je savais depuis le début que c'était lui qui avait tué ma partenaire, et qu'il était mon objectif depuis le départ. Quelle expression ! »

Le petit rire de Pixis était sombre, et à ce moment, Bertholt eut la confirmation du malaise qui triturait son esprit. Cette version des jeux de Pixis ne lui ressemblait pas. Ça ne faisait que trois semaines qu'il côtoyait le vieil homme, et ses jeux s'étaient déroulés il y bien longtemps, mais Bertholt ne pouvait s'empêcher de penser que ce n'était pas ainsi que Pixis faisait les choses.

Il lui avait encore menti. Quand donc allait-il apprendre ce qu'il s'était réellement passé ? Il brûlait de curiosité, mais Pixis était si fermé parfois, il doutait de pouvoir trouver un jour. Il lui restait un peu plus d'une semaine pour essayer de découvrir la vérité. Les mains jointes, les épaules rentrées, il écouta son mentor qui reprenait avec un grand geste du bras :

-Vous voyez donc, monsieur Hoover, que la jeunesse nous fait faire des folies ! Je pensais être follement amoureux de ma partenaire, et des années plus tard, je réalise que j'avais plus d'affection pour cet homme, qui savait faire la conversation, qui m'a beaucoup appris, que pour cette femme qui m'a souvent ralenti, bien moins bonne que moi dans de nombreux domaines. J'éprouvais peut-être un sentiment de responsabilité à son égard. Je ne sais… Dans tous les cas, je n'ai pas eu beaucoup de temps pour la connaître. »

Il contempla le fond de son récipient, désormais vide après la dernière lampée qu'il venait d'avaler, et poussa un soupir un peu déçu.

-Donc, si vous voulez savoir où vous en êtes avec la petite Leonhardt, je vous conseille de lui poser la question directement. »

Bertholt sursauta violemment, manquant presque de tomber de son siège alors que le regard de Pixis venait de le traverser de part en part avec la même force que ses mots.

-Qu'est ce... je, quoi ?! balbutia-t-il furieusement.

-Vous vous posez beaucoup de questions sur ce qu'elle ressent pour vous, et ce que vous ressentez pour elle, n'est-ce pas ? Et moi, je vois que tous ces questionnements vous brident, ils vous entravent. »

Écarlate, Bertholt resta interdit, bouche bée, alors que Pixis continuait sa tirade.

-Vous devriez vous laisser aller un peu plus, monsieur Hoover. À force de vous poser des questions, vous allez vous retrouverdans la poussière à regarder les autres courir. »

Le jeune tribut eut l'impression de recevoir un coup de poing au plexus. Le genre qui le mettait à terre en une seconde et qui lui coupait le souffle. Pixis ne le quittait plus du regard, comme s'il voulait constater l'effet exact que ses paroles avaient eu sur son élève. Bertholt déglutit. Il se sentait gauche.

-Qu'est-ce que… je devrais faire ?

-Posez-vous moins de questions. Ou alors, arrêtez de les poser à vous même. Allez-y, vivez ! C'est la meilleure façon pour voir si les choses marchent, et trop creuser sa cervelle, c'est la meilleure façon de les ruiner. »

Bertholt hocha lentement la tête, sceptique. Il avait souvent entendu des conseils similaires, et il n'avait jamais vraiment réussi à les appliquer. Il aimait trop réfléchir. Et même si parfois, c'était la cause de beaucoup de stress et d'anxiété, il n'aurait arrêté pour rien au monde. Avec cette méthode, il se sentait préparé. Peu importe qu'il ait du retard sur la vie, il préférait être comme ça.

-En relation au moins, continua Pixis, il faut se laisser entraîner par la musique ! Il faut danser avec les autres ! C'est un peu un pas chassé, l'amour. Il vaut mieux danser, croyez-moi, plutôt que d'être le chef d'orchestre, ou même le musicien coincé sur son banc. Quoique, être musicien, c'est quand même un beau métier. En tout cas, la vie est trop belle et intense, elle défile si vite, surtout pour vous. Profitez-en, Bertholt. On en a jamais pleinement profité, mais il faut au moins essayer. »

Pixis ne savait pas exactement où il allait avec son beau discours, ça, Bertholt pouvait le voir. Mais l'intention était là, et Bertholt se surprit à sourire doucement. Venant de sa grand-mère, c'était plus embarrassant qu'autre chose, mais Pixis s'était retrouvé dans la même situation que lui. Lui aussi, il s'était retrouvé avec un compte à rebours, une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il avait vécu quand même.

Il hocha la tête, tout en se disant qu'il réfléchirait à tout ça une fois que Pixis serait parti. Il voulait se construire son propre avis dessus. Pixis continua à parler un peu avec lui, cette fois à propos des alcools qu'il fallait goûter au moins une fois dans sa vie, et Bertholt écoutait, posait quelques questions.

Il ne pouvait pas vraiment dire que Pixis lui avait offert une solution, mais il l'avait un peu apaisé. Il ne savait pas trop comment, d'ailleurs. D'habitude, ce genre de déclaration l'aurait aussitôt plongé dans la panique à la pensée de sa mort future et de sa confrontation avec Annie. Mais non. Ça aussi, il y réfléchirait quand Pixis serait parti, ou endormi. La deuxième option était la plus probable, vu comme il clignait des yeux et s'appuyait sur sa bouteille. Avec un sourire, quelques minutes plus tard, il le recouvrit d'une couverture et remonta dans sa chambre.

La lumière tamisée des petites lampes du bar teintait la boisson d'Ymir d'une lueur mandarine, et elle n'entendait que les murmures et éclats de voix de quelques conversations. Depuis leur table au fond de la pièce, elle pouvait voir la gérante nettoyer ses verres d'un regard bienveillant. Tout était pensé pour créer un petit terrier presque sans fenêtre, qui sentait le bois ciré et la terre.

Un ronflement bruyant éclata à sa droite et elle tourna une grimace désapprobatrice vers Tom, recroquevillé sur la banquette comme les lombrics qui s'enroulent sur eux-même après s'être fait trancher. Un filet de bave dégoulinait de sa bouche, et ses narines frémissaient à chaque inspiration.

-Tche. »

Il n'eut pas été exagéré d'en conclure que le pauvre gars ne tenait pas très bien l'alcool. En même temps, la deuxième bière en trois gorgées... L'alcool, ça se savourait, parbleu, ça ne se buvait pas ! Elle se tourna vers Nanaba et croisa son regard par-dessus sa chope. Sa mentor haussa un sourcil déconcerté et but une nouvelle gorgée. Elle était tournée de trois quart vers une autre table, son bras gauche soutenant son bras droit, qui tenait la chope. Avec un reniflement dédaigneux, Ymir récupéra la veste de Tom qui était tombée sous la table et la bazarda sur ses épaules sans plus de cérémonie. Puis elle se retourna vers Nanaba et lui découvrit un petit sourire en coin de mauvais augure :

-Bah alors Ymir, on se ramollit ? ricana-t-elle.

-Ramollie toi-même, rétorqua Ymir avec un grincement amusé. C'est toi qui as insisté pour qu'il vienne.

-Moui, ce bar manque de fréquentations masculines, si tu vois ce que je veux dire. » déclara Nanaba en croisant les jambes.

Ymir ricana en portant sa chope à ses lèvres, et lui adressa un clin d'œil taquin, auquel Nanaba répondit aussitôt. Ymir s'adossa à la banquette plus confortablement.

-Tu t'ennuies pas trop ici ? T'es la seule licorne, quand même.

-Boarf, les roses sont assez charmantes. »

Elle contempla le fond de sa chope un bref instant, vida d'un trait ce qui en restait et passa son poignet sur ses lèvres humides, où subsistait une trace de mousse.

-Et puis, ajouta-t-elle avec le regard rivé vers l'horizon des autres clientes, c'est le bar où j'ai fêté ma victoire.

-Oho ? »

Ymir se pencha immédiatement en avant, les paumes sur la table, et lui décocha un regard implorant, morte de curiosité. Elle n'y avait jamais réfléchi, mais Nanaba avait quand même gagné les jeux ! Rien que pour ça, l'histoire devait valoir son pesant d'or. Nanaba éclata d'un petit rire bref et commença à raconter avec un sourire de connivence :

« J'ai jamais connu mon père. »

Wow, original, se moqua intérieurement Ymir.

« Par contre, je sais exactement comment il est mort. » continua Nanaba avec un petit sourire après avoir vu sa réaction.

Ça, c'est déjà plus intéressant. Ymir joignit ses mains derrières sa tête et se pencha en arrière à nouveau, à l'écoute.

« Si ça t'intéresse, tu devrais facilement trouver la vidéo sur le net : Tulio Sams, 68e édition des Hunger Games. »

Ymir fronça les sourcils.

« Ça faisait deux mois que ma mère m'attendait quand il a été sélectionné, et il est mort sans savoir qu'il allait être papa. J'ai jamais connu mon père, et c'est la faute du Capitole. »

Sa voix était dure et elle parlait le nez pincé, le dégoût sur le bout de la langue. D'un autre côté, elle modulait sa voix grave et suave, comme si elle voulait emmener Ymir avec elle dans ses souvenirs. C'était une bonne conteuse.

« Tout le monde me prenait pour une petite chose fragile et pathétique à qui il manquait trop. Ma mère était terrifiée par les Hunger Games, et elle vivait dans une peur maladive des jours de la sélection. Elle allait pleurer tous les dimanches au mémorial, et j'ai appris à lire en déchiffrant le nom de mon père dessus. Ça ruinerait la vie de n'importe qui, et ça a ruiné celle de ma mère. Je ne savais plus qui d'elle ou de mon père était le fantôme. »

Ymir n'osait pas penser un mot et se contentait d'écouter, transportée par le flot des paroles de son instructrice.

« Elle vivait dans l'angoisse constante que je sois arrachée à elle. Elle a essayé de me cacher pour éviter d'avoir à m'enregistrer, sans succès. Plus je grandissais, plus elle était terrorisée. Elle redoutait le jour de la moisson bien plus que moi. »

Elle baissa le regard vers sa main crispée autour de sa chope, et Ymir se demanda en passant si elle pouvait lui offrir le reste de sa propre boisson pour la réconforter.

« J'en avais marre des jeux avant même de les avoir commencés. Je haïssais le Capitole qui m'avait tout pris avant même ma naissance : mon père, l'esprit de ma mère, mon avenir, mon héritage... J'avais besoin de tout récupérer, j'avais besoin de me venger. Alors j'ai attendu. J'ai attendu d'avoir dix-huit ans, l'âge de mon paternel quand il est mort, et je me suis portée volontaire. »

Ymir siffla, impressionnée. Elle avait pris la peine d'attendre pour se venger, de se préparer pour être au top de sa forme. Ces gens-là étaient les plus dangereux, et elle se félicita de ne pas en avoir dans la 104e.

« J'ai survécu, tué et trahi. Trancher la gorge pendant le sommeil, ça pardonne pas. Un grand classique. »

Ymir éclata d'un rire sec.

-Et pour le dernier, t'as fait comment ?

-Embuscade, je l'ai semée au milieu d'une horde de titans et elle a rien pu faire.

-Ça t'a fait quoi d'avoir ta vengeance ?

-Jouissif, répondit Nanaba avec un sourire carnassier. Ils étaient tous en train de m'applaudir. Et puis je suis venue ici pour me prendre une petite bière. Plusieurs petites bières.

-Et ta mère, elle a réagi comment pendant tes jeux ? »

D'habitude, Ymir n'en avait rien à carrer de la vie des gens. Mais celle de Nanaba l'intriguait, car elle l'avait forgée et l'avait transformée en une femme forte et fière, pour laquelle elle avait beaucoup de respect.

-Oh, elle a survécu. Mais le stress l'a affaiblie et elle est morte d'une maladie du cœur trois ans après.

-Désolée. »

Chose rare, Ymir était sincère. Elle ne savait pas si ressasser ses souvenirs lui faisait du mal, et elle n'avait pas envie de la peiner juste pour satisfaire sa curiosité.

-Oh, franchement, j'ai pas eu le pire. L'histoire de Petra est plus atroce. »

Ymir retint un ricanement moqueur. Petra ? Cette femme était une guimauve.

-Je t'assure que si. Curieuse ? »

Ymir hocha la tête.

-Elle est restée avec son partenaire jusqu'au bout des jeux. Ils étaient inséparables, et ils s'aimaient. Sauf qu'il n'y a qu'un seul vainqueur aux Hunger Games. C'était déjà la quatrième vague deTitansdonc ils devaient prendre une décision, vite. Son partenaire l'a implorée de le tuer. Et elle l'a fait. »

Ymir laissa échapper un nouveau sifflement, tandis que Tom émit un ronflement peiné et bien placé qui lui fit se demander s'il s'était réveillé.

-Elle a vu l'amour de sa vie mourir de sa propre main, je pense pas qu'on puisse faire pire. »

Ymir déglutit nerveusement. En effet, s'attacher à quelqu'un pendant les jeux, c'était une sacrée connerie.

-En tout cas, elle claque, ton histoire.

-Ça m'a fait plaisir de te la raconter. Tu écoutes bien. »

Pas le genre de compliment qu'elle avait beaucoup entendu dans sa vie. Nanaba avait une manie pour trouver les mots qu'Ymir ne savait pas avoir envie d'entendre. Elle se plaisait en sa compagnie, bien plus stimulante que, disons, l'énigme ambulante qu'était la petite Christa. Elle préférait la franchise de sa mentor.

D'ailleurs, il était peut-être temps de lui montrer toute sa gratitude. Pas question de lui en parler directement, elle ne savait pas dire merci, mais elle pouvait toujours lui trouver un petit quelque chose qui lui ferait plaisir. Nanaba était spéciale et méritait quelque chose qui lui ressemblait. En plus, avec toutes les pintes qu'elle lui avait payées, à raison de cinq par soir environ, elle lui devait probablement beaucoup.

Elle détailla Nanaba du coin de l'œil pendant que sa mentor hélait une serveuse pour lui demander de les resservir. Quand elle se retourna vers elle, Ymir ne put s'empêcher de constater son petit sourire complice, et juste après, l'éclat de ses lèvres. Elles étaient parées d'une touche de rouge à lèvres rosé, pailletées par la lumière de l'auberge et l'humidité de sa boisson. Il était discret et élégant.

Voilà ce qu'elle pouvait lui offrir ! Un rouge à lèvres !

-T'as fini de reluquer mes lèvres ? » railla Nanaba.

Si Ymir avait été moins aguerrie, elle aurait sursauté. Elle se contenta de hausser un sourcil et de reconcentrer son regard sur sa mentor.

-Ça t'irait bien aussi, tu sais. Tu devrais essayer.

-Quoi, moi ?

-Non, Tom. »

Le jeune homme s'agitait dans son sommeil et elles se turent brièvement avec une petite grimace sceptique.

-Oh, très peu pour moi, rétorqua Ymir. C'est pour les pimbêches, de toute façon. »

Le sourcil de Nanaba décolla vers son front, et Ymir réalisa aussitôt sa gaffe.

-'Scuze, c'est pas ce que je voulais dire. C'est juste que j'ai jamais essayé et ça me branche pas.

-Excuses acceptées. » répondit Nanaba avec un petit sourire en coin garni d'émail rieur.

Une serveuse vint avec leurs nouvelles chopes. Sans un mot, Nanaba leva la sienne, et Ymir trinqua bruyamment avec elle. Le choc des verres tinta dans une harmonie liquide, et le son eut le mérite de tirer Tom de son sommeil alcoolisé avec un sursaut.

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