C'est vraiment ici que je vais mourir ?
OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance = - Shingeki St 20130629 Kyojin -
- Attack on D -
- 2 Volt -
- Cold Light -
- AOTF-s3 -
- Bauklotze -
… () …
-Bon, je vais devoir y aller, annonça Thomas. (Il empila tous ses livres d'une main, pendant que l'autre empoignait la veste qu'il avait accrochée au dossier de la chaise.) Sinon, on va juste pas avoir un seul cours de la journée… »
Marco pouffa à cette petite pique, clairement destinée à Sasha et Auruo, qui n'étaient pas réputés pour leur productivité. Le mentor du District Dix avait des méthodes d'enseignement pour le moins atypiques et, même si Sasha semblait s'en complaire, Thomas savait se montrer suffisamment pressant et autoritaire pour obtenir le genre de cours qui le satisfaisait, lui.
-Je t'accompagne. » chuchota Marco en se levant de la chaise dans un silence maîtrisé, son rire laissait la trace d'une grimace contrite sur sa bouche.
Minha baissa le menton d'un air entendu, tandis que Thomas, les bras chargés de manuels d'équitation, le considérait, muet. Marco se frotta la nuque et répondit à sa question silencieuse :
-Il va falloir que je retourne à la baraque.
-T'avais pas tout l'aprem' de libre ? se soucia Thomas.
-Si, mais je comptais faire autre chose qu'étudier à la bibliothèque… »
Sur ces mots, il se pinça les lèvres et tourna la tête vers Minha. Celle-ci prit le temps de déglutir, le regard dans le vide, avant de secouer la tête et de préciser :
-J'vais rester ici… j'ai encore deux, trois trucs à travailler et, là, c'est pas à la baraque que j'aurai le calme idéal ! » gloussa-t-elle dans un fausset, comme si émettre chaque syllabe l'éprouvait.
Elle venait de tourner la tête, pensive, vers la fenêtre à la recherche d'une quelconque affaire – contempler les flaques d'eau sur le sentier ou les énormes nuages de pluie qui se dissipaient enfin, par exemple – le temps que les deux garçons s'éloignent. Marco serra les poings pour étouffer un courant d'inquiétude qui commençait à grossir et grouiller le long de ses doigts. Avec douceur, il reposa les paumes sur la table et demanda dans un ton amical :
-Oh, qu'est-ce qui a bien pu enthousiasmer Hansi à ce point aujourd'hui ? Des Titans, je présume ? »
Il se moquait bien de savoir si Minha s'était aperçue de son appréhension. À quelque pas de là, Thomas l'attendait toujours en les dévisageant, comme s'ils s'exprimaient dans une langue alien il allait devoir patienter encore un peu. Le tribut aux tâches de son croisa à nouveau le regard perplexe de Minha et elle répondit d'une voix débordant de malice :
-Belle déduction, Marco ! L'originalité du jour étant que c'est Jean qui l'a lancé sur le sujet. Il avait même l'air encore plus motivé qu'iel… bon, l'emballement de Hansi a vite pris le dessus sur le sien, mais ça m'a surprise : ils étaient toujours en train de discuter quand je suis partie… (Elle porta deux doigts à ses lèvres, le temps de deux battements de cils, avant de dégager sa bouche.) Allez ! Filez les gars, sinon Thomas aura pas son cours ! »
Le soupir de la jeune femme rompit d'un coup, d'un seul, l'illusion de camaraderie insouciante qu'il avait cherché à entretenir. Il agita la main vers Thomas pour lui signaler de partir devant. Le tribut blond remercia Minha d'une inclinaison du buste, puis se dirigea – à pas plutôt pressés – vers une des bornes d'emprunt de livres. Quant à Marco, il ne fila pas, mais demeura assis sur la chaise. Il se pencha même pour apporter le léger soutien de la paume de sa main sur l'avant bras de Minha. Elle arracha ses yeux au spectacle de la pluie qui s'évaporait dans l'air étouffant du dehors. Ses prunelles noires se troublaient derrière une vapeur de nonchalance (peu convaincante selon Marco) et pourtant elle affichait toujours ce petit sourire tordu, tandis que des gouttes de sueur pointaient partout sur son front.
-Minha, tu as l'air effrayée. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Elle semblait chercher quelque chose à lui répondre, qui devait être dissimulé entre les pages de ses manuels ou sur ses notes car elle les fouillait du regard. Minha finit par poser sa main sur celle de Marco, puis se remit à secouer la tête en relâchant un profond soupir des narines.
-Rien de grave, Marco, répondit-elle d'une voix plus tranquille et sincère. Ne t'inquiète pas. En fait c'est que les jeux… enfin, ça fait bizarre, quoi… »
La tribut vira encore ses yeux dans ses notes pour les y cacher. Marco imita son mouvement. Et posa son regard sur la main de sa future ennemie, qui pressait la sienne une dernière fois avant de le laisser.
Il perçut un autre gloussement de Minha et releva les yeux : elle s'enveloppait les bras de ses mains, tanguait d'avant en arrière à un doux rythme et présentait une expression des plus avenantes à Marco. Son inconfort était criant et le tribut savait qu'il ne ferait que jeter de l'huile sur le feu s'il renchérissait. Mais, en dehors des murs de la bibliothèque, tout près, l'air était encore humide et Minha pourrait y trouver la fraîcheur dont elle avait besoin. Elle ne lui disait pas tout et elle ne lui en dirait pas plus. Marco ne pouvait que l'aiguiller. Il hocha la tête.
-Oui, ça fait bizarre, je comprends, crois-moi. Malheureusement ça risque de continuer alors parles-en à Jean.
-Hein ? »
Bouche entrouverte, elle avait délié ses bras et considérait Marco comme s'il était en train de se transformer en Titan sous ses yeux. C'était l'expression la plus naturelle qu'elle avait affichée depuis son arrivée. Soulagé, Marco se décida à se lever.
-Je suis sérieux : vous êtes coéquipiers. S'il y a quelqu'un en qui tu peux avoir confiance, c'est bien lui.
-Ha, pouffa-t-elle, et s'il y a bien quelqu'un pour parler aussi gentiment de lui, c'est bien toi.
-Ah ?
-À vrai dire, ça me rassure. Merci, Marco. »
Minha lui adressa un sourire éclatant tout en agitant la main pour lui dire au revoir, Marco le lui rendit, plus timide. Elle était forte, elle pouvait prendre soin d'elle. Il devait lui faire confiance, ce n'était plus de son ressort. Machinalement, il se rendit vers une borne d'enregistrement, aux côtés de Thomas qui l'avait attendu, et s'affaira à enregistrer son emprunt. Le silence se brisa au raclement de gorge de Thomas :
-Merci encore pour les bouquins, Marco…
-Ah, mais moi aussi je devrais te remercier pour ceux-là. (Il accompagna ces paroles en pointant ses livres du doigt.) En tout cas, de rien. Tu connaîtras certainement trois-quart des infos qui sont dedans, mais il y a quand même des petits conseils très précieux à récupérer.
-Haha, tant que je suis pas un boulet pour Sasha, ça me convient !
-Tu penses vraiment qu'elle te considérerait une seule seconde comme un boulet ? lui demanda Marco, redressé, le ton soudainement grave, en reportant son regard sur celui élusif de Thomas.
-Nan, bien sûr… enfin je… quand les jeux auront commencé, je serais peut-être super nul et encombrant pour elle, je peux pas trop prévoir comment j'agirai… (Il serra les manuels, qu'il avait fini de scanner, contre sa poitrine.) Je veux, au moins, tout faire pour m'assurer de pas la retarder !
-Elle appréciera tes compétences en équitation, fit Marco avec un sourire qu'il voulait le plus avenant possible. Ça fait aucun doute.
-Hehe, je l'espère ! (Thomas desserra l'emprise des livres sur son torse et ses prunelles s'illuminèrent.) Il n'y a plus qu'à prier pour que ma dernière prestation individuelle soit là-dessus et je pourrais m'attendre à avoir un cheval aux jeux, comme elle !
-Haha, vous allez vraiment devenir le District des chasseurs !
-Ah, tu crois ? N'empêche… on sera trois cavaliers aux jeux, à ce train là ! ricana Thomas, se joignant à l'hilarité de Marco avant de se frotter la pommette du bout de l'index. Ce qui fait aussi un peu de toi un « chasseur » comme tu dis… Bref ! Si ça peut donner un minimum de crédit aux bouquins que je t'ai refilés, c'est déjà ça… Ce sont ceux qui se rapprochent le plus de ce que Sasha m'a appris en tout cas ! J'espère qu'ils te seront aussi utiles qu'ils l'ont été pour moi…
-Bien sûr que tes recommandations ont de la valeur, voyons ! Et puis, c'est très gentil de m'orienter dans mes recherches. Enfin, ç'aurait été encore plus pratique si Sasha avait écrit elle-même un livre de botanique… mais là on peut encore rêver, je crois !
-C'est clair ! Des fois je me demande si elle sait seulement lire ! » pouffa Thomas.
Marco riait avec Thomas quand le tribut aux rouflaquettes se tendit. Ses épaules essayaient de décoller vers le plafond de la bibliothèque pour s'y cacher. Le jeune garçon jeta un coup d'oeil derrière lui, curieux de savoir ce qui perturbait son interlocuteur à ce point.
Reiner et Bertholt se dirigeaient, quelques mètres derrière lui, vers les escaliers. Fidèle à lui-même, Reiner était trempé, sans manteau. Quant à Bertholt, il s'était couvert du large pardessus officiel des tributs. Tous deux faisaient signe à Marco : le grand brun en affichant un petit sourire, et Reiner en élevant deux doigts à sa tempe. Marco leur rendit leurs sourires polis, puis il se retourna vers un Thomas nerveux qui fixait la sortie du bâtiment avec impatience.
-J'comprends pas pourquoi ils vous foutent pas les pétoches, à toi, Sasha ou même Conny… marmonna-t-il.
-Question d'affinité, j'imagine, répondit Marco en haussant les épaules. Il y en a que je trouve plus intimidants que Reiner et Bertholt… »
Marco ne laissa même pas le temps à son esprit de penser à qui que ce soit il voulait profiter d'un peu de sérénité. Puisqu'il sentait bien que Thomas avait hâte de quitter l'enceinte de la bibliothèque, il se mit en route vers la sortie, ça, déjà, ça lui changerait tout simplement les idées. Thomas lui emboîta le pas avec empressement.
À l'extérieur de la bibliothèque, l'atmosphère était encore chargée: elle pesait sur la nuque de Marco, à le compresser contre le sol.
-Ouah, il y a vraiment eu une sacrée averse ! s'exclama Thomas. Ça pourrait retomber… On devrait se grouiller !
-Si tu veux foncer, pars devant. Je vais d'abord faire un crochet par le gymnase, là, l'informa Marco, fermant la besace qui abritait désormais ses livres.
-Oh… (Le visage de Thomas imita le ciel et se couvrit de nuages, même une petite pluie de déception survint.) Je vois… je vais y aller alors… à plus !
-Désolé, j'avais oublié de parler d'un truc avec Minha donc je t'ai fait attendre… tout ça pour qu'on fasse à peine un petit bout de chemin ensemble !» se lamenta Marco qui le talonnait encore sur quelques mètres.
Les nuages de contrariété avaient vite été balayés par un mistral d'approbation et Thomas secoua la tête, tout sourire.
-T'en fais pas. Travaille bien !
-Oh, oui, merci ! Toi aussi. »
Ils se séparèrent assez tôt sur le chemin du retour car Marco s'était écarté du sentier qui menait à la grande allée des douze baraques : il appréciait marcher dans l'herbe du campus et, puisque ce hors-piste le mènerait aussi bien au gymnase que la route principale, il sauta sur l'occasion pour fouler la pelouse menue. L'herbe vert sombre et irrégulière du District Neuf valait toujours mieux que le gazon désormais inondé du Capitole, mais c'était toujours mieux que des graviers insignifiants ou des dalles froides.
Il venait à peine de se laisser aller à ses pensées, il avait à peine eu le temps de réfléchir à quel genre d'exercice pour lames il allait bien pouvoir s'essayer, qu'il fut arraché de sa cogitation par les silhouettes de Franz et Hannah. Il eut un temps d'arrêt, puis conclut qu'il pouvait les rejoindre en une vingtaine de pas : il pressa l'allure, trottina presque à leur rencontre sans prêter attention à la boue glissante.
Cependant, chancelant pour ne pas perdre l'équilibre sur ce terrain bourbeux, le tribut aux tâches de rousseur dut refréner sa course à mesure qu'il s'approchait. Plus les deux du District Onze se précisaient à sa vue, plus il comprenait qu'ils étaient au beau milieu de quelque chose d'important et qu'il valait mieux ne pas les importuner. Marco repassa au pas alors que Hannah, main sur la poitrine, s'affolait en secouant l'autre dans des mouvements saccadés devant Franz. Lui, timide, tendait les bras vers elle, sans oser les poser sur les épaules de sa partenaire.
-Non, écoute-moi ! » Hannah haussa le ton.
Marco frissonna, ce n'était clairement pas le bon moment pour les interrompre ! La tension entre les deux tributs était telle qu'ils ne l'avaient pas repéré, lui qui était pourtant à quelques mètres. Or, cela n'était plus qu'une question de secondes avant qu'ils ne s'en rendent compte. Et là, Marco gâcherait bel et bien l'occasion, alors que le District Onze semblait en avoir besoin. Il ne voulait pas les stopper dans cet élan qui avait dû leur demander beaucoup de force : Hannah avait les larmes aux yeux, après tout.
Dérapant, mais prompt et furtif comme il avait appris à l'être après tous ses entraînements, Marco se dissimula, dos contre l'arbre le plus proche. Il plaqua sa main sur sa bouche afin de dompter les sifflements erratiques de sa respiration. Loin devant lui, il pouvait encore deviner le bâtiment de la bibliothèque. Et, tout près, il entendait Franz :
-D'accord, je t'écoute, Hannah. »
Marco n'aurait jamais soupçonné que le grand tribut était capable de s'exprimer d'une intonation aussi grave et réconfortante.
-Je… je… »
La candidate rousse peinait à articuler ses propos balbutiants, tout aussi déstabilisée que Marco l'était :
-Je suis d-désolée, hoqueta-t-elle. J'te demande de m'écouter, tout… et tout ça pour pas être fichue de pondre une… une seule phrase cohérente ! J-je suis désolée, Franz… »
Elle pleurait.
-D'être aussi odieuse !… acheva-t-elle.
-Respire… »
Le souffle de Franz était maîtrisé : suffisamment atténué pour que Marco se demande s'il avait bien compris ce qu'il disait, – même s'il savait que cela ne le regardait pas – et tellement assuré qu'il n'en doutait pas plus.
-Vas-y, l'encouragea-t-il d'un ton souriant.
-Pffiou… je voulais te dire que, malgré tout ce qui nous est arrivé, j'ai réussi à vivre plusieurs des meilleures semaines de ma vie, reprit-elle avec le même grain de sourire que son coéquipier dans la voix. Et, tout ça, c'est parce que tu étais là pour moi. Tu es toujours venu me réconforter et me soutenir. Et maintenant que les jeux vont commencer, je… en fait, je n'ai même plus peur parce que je sais que tu seras avec moi ! »
Marco aurait tout donné pour éviter d'être le témoin indiscret d'une scène aussi intime, mais il n'osait plus bouger, de peur de faire le moindre bruit et de tout gâcher. Alors, il retint son souffle en priant pour qu'il parvienne à taire le tintamarre turbulent de sa poitrine. La voix de Hannah tressaillait à causes des larmes, qui devaient baigner tout son visage, mais elle était nettement plus reposée qu'à l'arrivée de Marco :
-Donc… même si c'est tout bonnement stupide, voire carrément insensé, je voulais te le dire… parce que, selon moi, tu mérites de le savoir… et, comme ça, je pourrais te remercier un peu pour tout ce que tu as fait pour moi… enfin, je l'espère, je… »
Elle prit une grande inspiration, comme si elle appelait toutes les forces de la terre à venir nourrir ses cordes vocales :
-JE T'AIME ! »
Un cri de guerre. Le premier que Marco entendait avant le début des Hunger Games.
Un soupir survint juste après. Apaisé, satisfait. Selon toute vraisemblance, celui de Franz.
-Hannah, merci… je t'aime aussi, tu sais… »
Le ton de Franz avait perdu en assurance sous le coup de l'émotion, Marco se le représentait aussi rouge que Hannah devait l'être, peut-être même plus encore.
Il avait beau être ravi pour le petit couple, il se sentait comme un terrible voyeur ! Ça le mettait trop mal à l'aise pour qu'il veuille rester plus longtemps, or il ne savait pas trop comment s'y prendre pour s'éclipser sans souci. Pouvait-il escompter que les amoureux seraient trop dans leur doux monde de rêverie pour le remarquer ?
-Qu'est-ce qu'on va faire, Franz ? sanglota Hannah. On peut pas aller aux jeux comme ça… oh, tout est ma faute ! Je…
-On fera comme on a toujours fait, Hannah ! Ensemble. D'accord ? »
Un petit gémissement d'acquiescement.
-Tout ira bien. Comme tu l'as dit, je serai là, je te protégerai et t'auras jamais à avoir peur, déclara son camarade à voix basse, et plein de résolution.
-Moi aussi, renifla-t-elle. Je laisserai personne te faire de mal, j'te le jure ! »
Un long silence. Si pur qu'il découragea Marco d'entreprendre quoi que ce soit pour s'échapper.
-Allez, rentrons, qu'en dis-tu ?
-Oui, allons-y… oh ! Euh, je veux dire… ta main est chaude, c'est agréable. »
Les frétillements feutrés de leurs pas se dispersèrent loin de la perception de Marco. Il se décida enfin à hasarder un coup d'oeil derrière le tronc mouillé de sa cachette : ils gravaient la butte qui les amènerait sur le sentier principal, Franz entraînant Hannah. Puis ils disparurent derrière les pommiers, loin du regard du tribut qui les avait surpris. Et qui ignorait s'il devait envier leur bonheur, ou bien déplorer leur malheur ils s'étaient avoués leurs sentiments réciproques et entameraient les jeux plus forts et soudés que jamais… et plus dépendants l'un de l'autre. Plus vulnérables encore.
La voie était libre mais Marco resta immobile un moment. Le sentiment d'inconfort persistait et le paralysait, le lançait de nombreux picotements interminables. Son dos était imbibé, ce n'était pas à cause des gouttes de pluie qui couvraient l'arbre mais parce qu'il trempait dans une sueur insidieuse. Et quelque chose rongeait sa peau, grouillait dans sa poitrine, crissait dans sa tête.
Il serra les poings, fit un pas en avant, puis un autre, programma tout son corps dans un rythme de marche ordinaire. En espérant que l'air encore pluvieux n'allait pas rouiller le mécanisme. Avec l'objectif précis du gymnase en tête, il chasserait de ses pensées le moindre soupçon de malaise qui resterait, le moindre ressenti de cette dérangeante impression de solitude qui subsisterait.
Marco s'était peut-être fait une raison de participer au jeu, mais la nausée lui susurrait qu'il n'avait aucun objectif, - pas comme Thomas –, personne à qui se confier, - pas comme Minha -, personne à protéger, - pas comme Franz et Hannah. Qu'il était seul. Le souci, c'était que Marco avait plutôt bonne ouïe.
…
Jean passa sèchement le tranchant de sa main sur la page de son carnet pour le débarrasser des restes de gomme, qui se laissèrent emportés presque aussitôt par la brise. À sa droite, le livre qu'il avait récupéré de la bibliothèque, assez petit, se referma avec un claquement vif, et il dut le rouvrir à la bonne page, en retirant la malheureuse feuille d'arbre qui s'y était glissée.
Méfiant, il leva la tête pour observer le ciel par-dessus les branches du hêtre et fronça les sourcils. Les nuages étaient gris, lourds et bas, et une seconde plus tard, une petite goutte de pluie qui voulait faire sa maligne confirma ses soupçons en rebondissant pile sur l'arrête de son nez.
-Et meerde... »
Juste le temps de pousser un lourd soupir, il rassembla ses affaires et les fourra à la hâte dans le sac qu'il avait emprunté, neuf, rutilant, fade. Même après avoir passé presque un mois dans ce campus, il n'avait toujours pas l'impression qu'il y ait quoi que ce soit qui lui appartenait.
Si ce n'était le carnet qu'il avait emmené. Il s'accrochait à ses petites déchirures et ses pages froissées et ses tâches d'encre comme à une ancre. La pluie qui commençait à tomber allait peut-être gondoler toutes les pages, mais Jean en tirait une petite jubilation féroce. Son carnet allait survivre à une autre épreuve, gagner en personnalité, devenir plus unique encore.
Quant au livre du Capitole... Il aurait aimé être assez naïf pour croire que le livre allait retrouver sa place et trôner parmi tous les autres ouvrages immaculés et parfaitement intacts, vibrant de richesse par son extravagance, son volume incongru qui détonnerait parmi tous les autres, peut-être.
Il allait probablement être jeté et remplacé. Quoique...
Jean passa la bandoulière de son sac à son épaule au moment même où la bruine prenait des allures d'averse. Il empoigna sa veste pour s'en protéger et détala à travers la petite plaine qui allait vite devenir boueuse, abandonnant le hêtre solitaire derrière lui.
En quelques secondes, sa chemise lui collait à la peau, et la pluie venait allégrement frapper son dos et ses jambes. Non contente de pénétrer le tissu de ses vêtements, elle s'insinuait dessous, et de lourdes gouttes roulaient sur son visage et dans son cou, dévalant ses clavicules. Seules ses bottes, très étanches, résistaient encore.
Il arriva à sa baraque complètement trempé, les cheveux dégoulinant et la colonne vertébrale frissonnante. Il ouvrit la porte avec un claquement bruyant et la referma aussitôt, laissant sa veste retomber sur ses épaules alors qu'il s'adossait au battant pour l'empêcher de se rouvrir au mauvais moment et de l'envoyer par terre.
-Bah alors Jean ? s'exclama Hansi, qui le regardait depuis le canapé avec un air goguenard, la tête en bas et les jambes sur le dossier.
-J'étais absorbé, t'as un problème ? » rétorqua Jean sans verve en ouvrant le sac pour vérifier l'état de son contenu.
Le carnet était sauf, à part pour un petit coin assombri par quelques gouttes. En revanche, le livre avait pris le gros des dégâts et était définitivement humide. Il avait hardiment protégé son carnet et sa trousse, grâce à un placement stratégique auquel Jean n'avait définitivement pas pensé. Oups.
Il déposa le sac sur le côté et déboutonna d'une main son col, qu'il avait resserré pour se protéger du vent quelques minutes auparavant, et qui maintenant lui serrait la gorge. De l'autre, il fit glisser la veste de ses épaules vers le dossier d'une chaise, grimaçant en entendant les gouttes s'écraser sur le sol.
Une petite pile de serviette trônait toujours sur un meuble depuis la première averse qu'ils avaient essuyée, une idée astucieuse de Minha, et Jean saisit la première pour s'en couvrir la tête. Il devait absolument éviter d'attraper un rhume maintenant.
-Tes affaires sont mouillées ? demanda Hansi sans prendre la peine de se lever.
-Ça ira, rien d'alarmant. J'aurais juste aimé pouvoir continuer à lire le bouquin sans avoir à décoller toutes les pages.
-Quel bouquin ? »
Hansi effectua une petite roulade et se rétablit en position debout en un instant, s'approchant pour saisir le sac et jeter un œil à la couverture.
-Oh, tu es retourné cherché les livres de James Ham'aiyai !
-Plus qu'un traité, c'est une collection de croquis qu'il a sorti, ton gars, ricana Jean
-Pourquoi tu l'as pris alors ? interrogea Hansi avec un sourire narquois.
-Parce que... commença Jean en s'asseyant pour retirer ses bottes. Ce sont des croquis intéressants. Détaillés. Exhaustifs, aussi. J'en ai reproduit quelques uns pour me faire une meilleure idée. »
Comme il l'escomptait, les yeux de Hansi se mirent à pétiller comme des bulles de champagnes, et il se retrouva soudainement avec un visage beaucoup plus près du sien.
-N'est-ce pas ?! Il a compilé tout le savoir que les vainqueurs ont acquis sur les Titans, et sur les équipements tridimensionnels ! Un travail colossal !
-Oui, confirma Jean en repoussant son mentor d'une main, et d'ailleurs, je me demande comment ça se fait que l'on puisse trouver ce genre de trucs aussi facilement. Le gars voulait clairement extorquer tout ce qu'il pouvait d'informations au Capitole. Sur des sujets délicats en plus, comment ça se fait qu'on l'ait laissé faire ? »
Hansi eut un de ses nouveaux sourires de maniaque si caractéristiques et Jean frissonna. Encore un de ses moments énigmatiques...
-Je vais me changer, je reviens. »
En quelques minutes, il avait enfilé une chemise et un pantalon propre. Plusieurs vestes de rechanges l'attendaient dans son placard, mais il n'avait aucune envie de les enfiler. Il sortit le livre et le carnet du sac. Est-ce qu'il devait les mettre à sécher sur un radiateur ? Son carnet n'en aurait probablement pas besoin, mais le livre pouvait peut-être encore être sauvé. Il décolla soigneusement les quelques premières pages, et grimaça en sentant qu'il venait de déchirer la troisième. Ses yeux retombèrent sur un court paragraphe, celui qui avait attiré son attention et qui l'avait incité à emprunter ce bouquin spécifiquement.
Il savait que Hansi aimait parler de Titans, et que les grosses créatures difformes lui apparaissaient fascinantes. Il avait redessiné les monstres en y songeant, parce qu'il voulait lui apporter quelque chose, partager un peu avec iel. En quelque sorte, il voulait exprimer sa gratitude pour la patience de son mentor. Il avait même creusé sa cervelle pour trouver des questions à poser. Et il était tombé sur ce truc, du même auteur que celui du traité qu'iel mentionnait avec tant d'enthousiasme.
Avec un reniflement un peu embarrassé, il redescendit, le livre et le carnet sous le bras.
-Hansi ! » appela-t-il en revenant dans le salon.
L'interpellé avait retrouvé une place plus décente et Minha était également là, installée à côté de leur mentor, comme apparue par magie. Décidément, elle ne faisait pas beaucoup de bruit quand elle se déplaçait dans la baraque. La tête de Hansi cingla dans sa direction comme une chouette et il se demandait si iel avait encore des os dans son cou. Il enchaîna en ouvrant le plus doucement possible le livre toujours humide et pointa le paragraphe du doigt.
-Ça veut dire quoi ça ?
-Oh ça ! Où est-ce que tu as déniché cette version?! s'exclama Hansi, la surprise évidente dans sa voix.
-Calé derrière d'autres livres, expliqua rapidement Jean. Je cherchais un truc dans ce coin là, je mâchais mon stylo, qui m'a échappé en roulant derrière les bouquins. Je l'aurais jamais trouvé autrement. Et comment ça, ''annoté par Hansi Zoe, bien à vous'' ?! T'as rajouté quatre pages à ce truc !
-Qu'est-ce que c'est ? demanda Minha qui s'était retournée sur le canapé pour jeter un œil à l'ouvrage.
-Un bouquin sur les titans que Hansi a trifouillé allégrement. Toi qui te plains tout le temps qu'on te laisse jamais l'occasion d'expérimenter avec de vrais Titans, c'est vachement détaillé ! »
Hansi lui répondit par un sourire fin et un haussement de sourcil qui, combinés, lui donnaient l'expression d'un aristocrate amusé de voir les paysans se traîner tous les matins sur le chemin boueux devant la fenêtre de son manoir. Jean comprit immédiatement et ouvrit de grands yeux ronds.
-Non... je rêve, t'as vraiment passé ton temps à ça ? »
Le sourire de Hansi s'élargit, révélant une joie authentique. Iel acquiesça, une seule fois.
-Comment ? » souffla Jean.
Minha fronçait les sourcils, mais Jean ne prit pas la peine de l'éclairer. Elle y viendrait, et il était occupé à réaliser à quel point leur mentor était encore plus cinglé qu'il ne l'avait cru.
-Hansi, commença Minha, incertaine, je croyais qu'on ne pouvait rencontrer de Titans que quand...oh. »
Une expression jumelle à celle de Jean éclaira son visage, et Hansi s'étala sur le dossier du canapé avec la fierté d'un paon.
-Ça vous dit, une petite histoire ? »
Les deux hochèrent la tête de concert. Minha se rassit en vitesse et Jean fit le tour pour s'asseoir en face d'iel alors que leur mentor levait les yeux au plafond avec une moue contemplative :
-Mmmmh...eh bien, pour commencer, je dois dire que certains se ressemblent. C'est une des premières choses qui m'a frappé. Je ne sais pas si je m'étais dit que comme ils étaient tous monstrueux, il se devaient d'être unique, mais c'était assez bizarre, certains avaient sensiblement les même proportions et les même visages.
-Attends, attends, intervint Jean. T'as quand même pas passé TOUS tes jeux à étudier les Titans ? »
Un petit rire narquois lui répondit et il poussa un lourd soupir, mais releva la tête lorsque Hansi reprit :
-Les grains de folie ont du charme, et le mien était particulièrement gros. Je me suis dégoté un sponsor qui s'amusait de ma ''lubie'', et qui m'a financé tout le matériel dont j'avais besoin. J'ai passé une bonne partie des premiers jours à préparer quelques pièges. Il y avait des lieux tous désignés, comme des arbres dont les troncs se divisent en deux. J'avais juste à attirer les bestiaux dans ce genre d'endroit ! C'est comme ça que j'ai fait la rencontre de Sonny et Bean.
-Tu… tu leur as donné des noms ? » murmura Minha, effarée.
Ses lèvres étaient pincées, ses sourcils légèrement froncés, et elle se tenait en arrière. Jean était confus, surtout parce qu'il ne l'avait pas remarqué plus tôt. Minha avait toujours eu plus de mal que lui avec ces créatures, mais la perspective de les humaniser semblait la dégoûter tout particulièrement. Elle gravait dans l'air une ligne invisible mais bien présente. Hansi ne sembla pas s'en apercevoir, car iel enchaîna :
-J'étais à deux doigt de les considérer comme des individus à part entière, pourquoi pas ? Cela dit, parmi tous les critères qui font un être vivant, ils n'en ont presque aucun : ils ne se reproduisent pas, parce qu'à l'évidence ils n'ont pas d'appareils génitaux, et ils ne grandissent pas. J'ai mesuré l'écart entre tous leurs membres pendant deux semaines, et pas un millimètre de plus ou de moins. Ils ne se nourrissent même pas. Hormis le soleil, rien ne semble leur donner de l'énergie. Et pourtant ! Pourtant ils cicatrisent et se régénèrent plus vite que n'importe quel être vivant ! »
Hansi leva les bras en l'air avec une exaspération profonde, teintée de fascination. À côté d'iel, Minha grimaçait et triturait ses doigts.
-Et qu'est ce que tu as trouvé ? » demanda Jean.
Il avait beau avoir lu les notes que Hansi avait rajoutées à ce livre bien planqué et même pas enregistré dans le corpus de la bibliothèque, il voulait savoir si son mentor avait progressé. Il adressa un coup d'œil d'excuse à Minha. Il avait l'intention de continuer à en discuter, et il la prévenait. Elle hocha la tête.
-Leur rythme de sommeil, répondit Hansi du tac au tac, hochant la tête à son tour à l'adresse de Minha, qui se levait. Certains sont plus ou moins résistants au manque de soleil, et mettent plus de temps à ''s'endormir''. Parfois ils restent simplement éveillés, et parfois ils continuent à bouger encore un peu. Bean a failli me croquer la jambe une fois.
-Mais ça ne dure jamais très longtemps, pas vrai ? insista Jean, car la perspective de devoir se méfier des Titans, même une fois la nuit tombée, ne l'enchantait pas.
-Non, heureusement, confirma Hansi. Il faut rarement plus d'une heure. »
La porte de la baraque se referma délicatement, les laissant seuls.
-Tu as trouvé autre chose que ce que tu as rajouté dans ce livret ? »
Hansi secoua tristement la tête, les bras croisés.
-Et comment ça se fait que tu aies gagné les jeux avec cette attitude ? »
Il était assez époustouflé d'apprendre le déroulement des jeux de son mentor, mais en même temps, il n'en attendait pas moins. Les deux mains agrippées au bord du fauteuil, il écouta Hansi.
-Tous les autres candidats savaient que je ne leur portais aucun intérêt. Une fois que j'ai survécu aux premiers jours où on me prenait pour une proie facile, le reste est passé tout seul. Personne ne traînait autour des Titans, j'avais le champ libre ! Et mes compétences en tridimensionnalité m'ont permise de m'en sortir, même si je crois que je me débrouillais moins bien que toi à l'époque. »
Le compliment réchauffa les joues de Jean, et il balaya l'air de sa main avec embarras. Hansi éclata de rire et reprit avec une voix grave :
-Quand j'ai appris qu'il ne restait plus que moi et un autre, j'ai ignoré les demandes des sponsors d'en finir avec les jeux. Il a fallu que Moblit vienne me chercher et me fasse comprendre que le Capitole était prêt à me laisser étudier les Titans à cœur joie si j'acceptais de conclure les Hunger Games ! Comme tu t'en doutes, ce sont de fieffés menteurs.
-Moblit travaillait déjà comme rose ?
-Mmhm. Il était beaucoup plus jeune cela dit. Tu sais qu'à la base, il est chef de la section de secours ? C'est lui qui se charge de récupérer les vainqueurs et de leur apporter les premiers soins si ceux-ci sont au bord de la mort. Il ne faudrait pas que leur précieuse mascotte de l'année leur claque entre les doigts. »
Jean hocha la tête. Il avait remarqué le ton mordant.
-J'ai réussi à attirer le dernier candidat dans un piège, lui aussi. Le dernier repas de Sonny, murmura Hansi avec émotion. Bean avait déjà été exécuté pendant la nuit. Trop vivace à leur goût. »
Jean hocha la tête et se laissa tomber sur le dossier de son fauteuil, éberlué. Hansi était vraiment quelque chose.
-Satisfait ? ricana Hansi. Pas la plus palpitante des histoires, mais...
-Pourquoi ? coupa Jean. Pourquoi tu t'intéressais autant aux Titans comme ça ? Ça devait bien venir de quelque part non ? »
Le sourire de Hansi revint, plus grave. En un instant, Jean aurait pu lui donner dix ans de plus.
-Je te l'ai déjà dit, non ? Ce serait dommage que le Capitole soit le seul à garder ce petit secret. »
Jean reprit le livre en main et en considéra la couverture. Elle était innocente, un manuel d'étude des Titans comme il y en avait tant. Mais il n'était pas très épais, et il était si bien caché. Il leva la tête et croisa à nouveau le regard de Hansi, qui semblait lui dire quelque chose.
''Il y a des choses que tu ne peux pas nous dire, pas vrai ?'' aurait été tout à fait indélicat comme déclaration, et il n'avait pas besoin d'une confirmation orale. Il venait d'avancer sur une mine. S'il gardait le pied dessus pour chercher à savoir quelle taille elle faisait, elle lui exploserait à la figure. S'il continuait à marcher comme si de rien n'était, il y avait une chance pour que rien ne se déclenche et qu'il s'en sorte sain et sauf.
Il lui restait moins de cinq jours. Il n'aurait pas le temps. Il devait continuer à marcher.
Il hocha brièvement la tête, presque inconsciemment, et Hansi fit de même, et il se sentit un peu maladroit, mais Hansi se tapait déjà les cuisses avec un enthousiasme renouvelé :
-Bien ! Que dirais-tu de me montrer ton carnet ? De ce que j'ai compris, tu as reproduit les croquis de ce bon vieux James ! »
Jean gloussa à la tentative douloureusement évidente, mais lui tendit l'objet tout de même. Il était venu pour ça, à l'origine. Et l'étincelle dans les yeux qui lui faisaient face était authentique.
-Oh, c'est très bien ça, ça m'a l'air très méthodique ! Tu les as classé par types de difformités ?
-Je voulais voir s'il y avait une constante quelque part, expliqua-t-il avec un rictus amusé. D'ailleurs, tous ces Titans qu'il a dessiné peuvent au moins marcher, mais si jamais ils ont une jambe plus grosses que l'autre, comment ils font ?
-Bonne question, Jean ! Il y a vraiment de tout ! Certains ont une morphologie tellement incohérente qu'ils ne peuvent pas se déplacer, en effet. En tout cas, c'est la théorie que j'ai.
-Comment ça, une théorie ?
-Eh bien, ce ne serait pas drôle si les Titans qu'on lâchait sur les tributs étaient incapables de leur courir après, pas vrai ? Mais lors de mes Hunger Games, un des Titans s'est révélé plus faible que prévu, et il est resté face contre terre tout le long, jusqu'à ce que quelqu'un vienne l'achever. Je pense donc qu'ils n'envoient que ceux qui sont susceptibles de remplir leur tâche, à savoir dévorer des tributs. Mais de mon avis, ils n'ont pas de contrôle total sur ces difformités. »
Jean grimaça. Il comprenait Minha et avait un peu envie de la rejoindre, là maintenant. Hansi changea de sujet immédiatement, peut-être même sans avoir remarqué son malaise :
-Roh, celui-là est particulièrement laid, j'adore. Je ne me souviens pas de l'avoir vu dans le carnet, cependant ?
-J'ai essayé de reproduire un de tes crayonnés tous moches au tableau. Tu sais vraiment pas les dessiner pour quelqu'un qui a passé autant de temps à les observer. »
Les yeux de Hansi s'illuminèrent.
-Oh, merci Jean ! Quelle émotion, Jean dessine mes Titans ! »
Jean ricana doucement en percevant la bribe d'ironie dans sa voix, et laissa Hansi s'absorber dans ses digressions. Cet instant lui manquait déjà, et il n'était même pas encore fini.
…
Elle ne quittait pas l'anomalie du regard.
Une encoche, une zébrure dans le plafond blanc, un petit morceau de surplus sale. Si discret que le Capitole ne s'en apercevait pas, si insignifiant. Elle savait ce que ça voulait dire, et elle l'avait pris en pitié, les premiers jours. Maintenant, elle le fixait plusieurs heures d'affilée, pour lui donner l'attention qu'il ne recevait de personne d'autre. ''Je te vois'', disait-elle.
Et elle, qui la voyait ?
Les nerfs à fleur de peau, elle éjecta la couverture de son corps et planta ses pieds sur le béton ciré et glacé. Ce n'était plus le moment de traînasser : elle échangerait ses insomnies infructueuses contre un moyen de se rendre utile.
Le pas déterminé et titubant, elle saisit le livre tout en haut de la pile en désordre juchée sur son bureau et poussa la porte de sa chambre. Le canapé était éclairé par les lampadaires de l'allée, qui le recouvrait d'une teinte satinée rehaussant son blanc mât. Elle n'aurait pas besoin d'allumer la lumière : elle connaissait l'obscurité par cœur.
Elle s'assit sur le canapé, pressant le moelleux du bout de ses doigts, tentant de glaner des réminiscences du réconfort qu'elle avait éprouvé dans le confort du matelas. Mais sa grande sœur n'était pas là. Elle était juste assez loin pour ne pas pouvoir poser sa tête lourde contre la baie vitrée. La lune, haut perchée dans le ciel, et le manuel sur ses cuisses étaient sa seule compagnie.
Et un des habitants de la baraque du District Trois, d'après la lumière qui tomba subitement sur la couverture. Elle tourna la tête vers la gauche, et découvrit que, dans la baraque voisine, la lumière de la cuisine était allumée. Curieuse, bien plus qu'envers le contenu de son livre, elle fit glisser la porte de la baie vitrée et se leva pour traverser à pas de loup la cour du balcon. Le froid humide de la rosée à venir lui mordait les orteils.
Par la fenêtre de la cuisine, elle vit une silhouette passer en trombe et surgir dans le salon, pourchassée par une autre. Ils étaient donc deux. Elle reconnut très vite Marlow et les cheveux frisés de Hitch. Qui était la proie et qui le prédateur, elle en doutait encore, mais il était clair qu'ils y mettaient tout leur entrain.
Déterminée à percer le secret de cette agitation soudaine, elle retourna à l'intérieur pour s'emmitoufler dans un plaid, abandonner le livre sur la table basse, puis retourner à son observation.
Elle s'approcha au maximum et s'accouda à la rambarde, se protégeant les bras de la couverture. Son regard accrocha le mouvement des mains de Hitch qui venait de repasser. Elle comprit immédiatement qui était la proie et le prédateur. Telle une renarde, la jeune fille brandissait des accessoires de maquillages comme on montre les crocs, et Marlow courait pour sa vie. Ou du moins, sa dignité.
Christa haussa un sourcil surpris. Marlow ressemblait à un faisan qui agitait les plumes et les perdait par touffes à cause de la panique. Fascinée, Christa le vit lutter avec l'énergie du désespoir pour échapper aux griffes qui l'assaillaient. Il sautait de tout côté et enjambait les meubles les plus bas. Il dérapa même, quand le tapis glissa sous ses pieds, se rattrapant d'une main pour continuer à courir.
En de rares occasions, Hitch lui accordait un répit salvateur, trop occupée à se tenir les côtes pour contenir ses éclats de rire. Marlow en profitait pour s'éloigner le plus possible et s'adosser à un mur, les bras déployés et le souffle haletant comme un animal acculé.
Puis la chasse reprenait, plus sauvage que jamais, la renarde infatigable. Christa se prit à sourire. La scène lui évoquait ses propres jeux d'enfance, lors desquels elle se souvenait avoir ressenti une panique similaire. Reiner et elle avaient souvent joué à un-deux-trois-soleil, et elle se rappelait que le regard scrutateur du jeune garçon qui la fixait par-dessus son épaule avait eu le don d'accélérer ses battements de cœur. Mais ça n'avait jamais pris de telles proportions.
Hitch se retourna et saisit un livre de la petite bibliothèque qui trônait à côté de la télévision, pour le propulser sur sa cible. Le bouquin fusa à une longueur de bras du jeune tribut. L'espace d'une seconde, Christa se demanda si elle avait manqué sa cible, mais Marlow se jeta sur le côté pour rattraper l'objet avec un probable braillement d'effort, et Hitch se jeta sur sa proie.
Ils tombèrent à la renverse de concert, et disparurent du champ de vision de Christa. Elle vit tout juste les jambes de Marlow gesticuler dans les airs pour amortir le choc avant de disparaître.
Elle éclata de rire. Elle riait beaucoup en ce moment. Son esprit vagabonda vers Ymir et leur escapade à la boutique de maquillage, qui était décidément son meilleur souvenir de tous les Hunger Games. Elle espérait que le rouge à lèvres avait plu à Nanaba.
Les silhouettes de Marlow et Hitch rejaillirent de derrière la fenêtre et Christa retint un gloussement nerveux en découvrant le visage du jeune homme. Il était barbouillé de maquillage, du fard à paupière trop clair pour lui, peut-être cannelle, des tâches de mascara sur les pommettes et des rides noires autour des yeux, et des traits tremblants d'eye-liner qui lui balafraient le visage. Clairement, il ne s'était pas rendu.
Elle le vit passer la manche frénétiquement sur ses lèvres, imbibées de rouge baveux et vibrant, tandis que Hitch savourait sa victoire d'un sourire triomphant. Avec surprise, elle s'aperçut que les commissures des lèvres de Marlow étaient légèrement relevées, dans une grimace qu'il voulait sûrement sarcastique, mais qu'elle n'arrivait pas à voir autrement qu'attendrie.
Leur relation avait l'air électrique à première vue, constamment prêts qu'ils étaient à s'écharper à la moindre occasion. Mais, elle le constatait ce soir, ils s'entendaient à merveille. Il y avait une sorte de complicité turbulente qui faisait que même dans leurs désaccords, ils s'harmonisaient. S'ils étaient encore capables de rire à gorge déployée et de sourire avec tendresse ce soir, ils ne le devaient qu'à la présence de l'autre, un soutien indicible mais indestructible.
Elle se prit à s'imaginer dans la même situation qu'eux, avec Reiner, à lui peindre les lèvres d'un rouge pétant et voir un rictus de malaise, mais aussi d'hilarité, tordre son expression d'ordinaire soigneusement composée. Elle se voyait adoucir la pâleur crayeuse de son visage d'un rose pêche et pailleter sa peau d'un fond de teint duveteux.
Elle grimaça aussitôt. L'idée était déplacée. Mais pourquoi lui paraissait-elle à ce point inappropriée ? Reiner et elle se connaissaient depuis probablement plus longtemps que Marlow et Hitch ! Rien n'aurait dû l'empêcher de rire à la perspective. Mais elle se sentait mal à l'aise.
Elle triturait son malaise dans tous les sens pour essayer de comprendre, à peine attentive à Hitch qui aidait Marlow à se démaquiller en continuant de rire et en lui tapotant l'épaule avec pitié et amitié, et encore moins à la lumière de la cuisine du District Trois qui s'éteignait. Pourquoi ?
La réponse lui vint simplement mais douloureusement : elle ne s'entendait pas aussi bien avec Reiner que les deux tributs du District Trois entre eux. Pourtant, ils étaient censés s'entendre. Ils s'étaient toujours entendus. Quelque chose s'était effrité entre eux, fragilisé, ébranlé. Depuis le début des jeux, ou peut-être même encore avant, leur relation était devenue cordiale et polie. Ils ne se regardaient plus vraiment dans les yeux, et il y avait toujours cette pointe de regret au fond des pupilles dorées de Reiner lorsque c'était le cas.
Dès qu'il lui parlait, elle voyait à travers le rôle de garde du corps auquel il s'attachait désespérément, et elle ne savait même pas pourquoi. Elle reconnaissait les répliques apprises par cœur pour la rassurer, la soutenir, la motiver, lui mentir. Quelque chose entre eux s'était détérioré, craquelé.
L'anomalie du plafond, la cicatrice dans le plâtre blême.
J-5
