« Vous avez fait QUOI ? » hurla Anna en se levant brusquement de sa chaise.
Depuis son divorce acté à Kaamelott, Anna vivait depuis plusieurs mois à Tintagel en compagnie de sa mère, Ygerne. Comme on pouvait s'y attendre, leur quotidien partagé était infernal. Sa tante Cryda leur rendait des visites régulières, ce qui ajoutait de l'huile sur le feu.
Ygerne de Tintagel venait d'annoncer en plein repas et en toute décontraction qu'elle avait payé un assassin chargé de tuer Loth à l'aide d'un poison familial secret. Il s'agissait de le punir d'avoir divorcé de sa fille. L'enfer quotidien d'Anna venait de prendre une nouvelle dimension.
« Personne… je dis bien PERSONNE ne nous rejette », répondit Ygerne d'une voix sèche. Les bras croisés, le regard brûlant de colère, elle toisa sa fille de la tête aux pieds. « Un mariage avec une fille de Tintagel, c'est un mariage à vie. Le sanglier boulimique qui vous servait de mari aurait dû le savoir. »
« C'est VOTRE FILS ADORÉ qui lui a permis de divorcer ! » lui répondit Anna en hurlant.
Ygerne haussa les épaules pour exprimer son indifférence.
« Il y a un antidote ?! »
Ygerne se trahit en détournant le regard quelques secondes.
« Il y a un antidote. Donnez-le-moi ! » exigea Anna d'une voix menaçante.
Anna tremblait de rage alors que sa mère se dirigeait vers une armoire remplie de fioles et de bocaux divers. Ygerne saisit une petite fiole qu'elle remit à Anna.
« Je vous laisse Gareth en garde. Il est de votre sang. J'ose espérer que vous ne tenterez pas de l'assassiner lui aussi ?! »
Ygerne haussa à nouveau les épaules.
« Vous arriverez trop tard. J'ai envoyé l'assassin il y a déjà plusieurs jours. Ce poison ne lui fera pas de cadeau. »
Pour tenter de remédier à la mélancolie de Loth à son retour de Kaamelott après son divorce, son entourage lui avait proposé diverses activités. De l'équitation, des fêtes, de la boisson, des festins, des complots. Loth participait sans grand enthousiasme à ces activités.
On lui présentait des femmes diverses et variées : jeunes, moins jeunes, blondes, rousses, brunes, grandes, petites, grosses, minces. Aucune ne lui convenait et, pour Loth, elles étaient toujours « trop » quelque chose ou « pas assez » quelque chose. Les prétendantes, qu'on avait pourtant pris soin de choisir belles et avec de l'esprit, étaient généralement outrées lorsque qu'elles quittaient le château.
Loth confia un jour à Galessin qu'il n'avait pas l'intention de se remarier, qu'il fallait cesser de lui chercher des prétendantes et qu'il était « trop vieux pour ces conneries ». Galessin accueillit la nouvelle avec dépit.
Pour faire court, le roi Loth s'ennuyait ferme et déprimait sec.
Au retour des beaux jours, Galessin lui avait proposé une partie de chasse. Un magnifique cerf avait été aperçu dans la région et la météo était particulièrement clémente : les conditions étaient idéales. Loth avait accepté cette proposition d'un air maussade et peu convaincu.
En pleine partie de chasse, l'un des traqueurs en charge du repérage avait tiré par erreur une flèche dans l'épaule de Loth. La blessure étant superficielle, tout le monde avait ri de l'incident et la partie de chasse avait continué. Après tout, qu'était une petite blessure à la chasse sinon un moment de franche virilité partagée ? À son retour de chasse, Loth avait fait nettoyer la plaie par Adémar de Klanach, le médecin de la cour.
Depuis quelques jours, plus personne ne riait. Le roi Loth s'était senti de plus en plus mal jusqu'à faire un malaise en plein milieu d'une séance de doléances. Soupçonnant une tentative d'assassinat, Galessin avait mené l'enquête. Le traqueur maladroit était désormais introuvable et les autres traqueurs avaient avoué qu'il ne connaissait pas l'homme : chacun avait naïvement pensé qu'il s'agissait de l'ami d'un autre. Galessin écumait de rage devant tant de stupidité.
Les premiers temps, Loth avait pris son état à la légère : « Une faiblesse passagère, rien de plus ! ». Comme à son habitude, il parvenait à se plaindre avec vigueur et à donner des instructions de manière plus ou moins polie (plutôt moins que plus) à son entourage. Après quelques jours, son état ne s'améliorant pas, la bonhomie et la patience avaient fait place à la colère.
« Allez à la chasse, qu'ils disaient. Ça va vous reposer Sire, vous allez voir, qu'ils disaient. Bande de salauds ! Je suis en train de crever ! » se plaignait le roi d'Orcanie avec rage.
Depuis plusieurs jours, Loth d'Orcanie n'avait même plus le luxe d'être en colère. Il était rongé par la fièvre et assailli de douleurs vives. Ne s'exprimant plus que dans un mélange de gaélique orcanien, de norrois (la langue natale de sa mère qu'elle lui avait parlé durant toute son enfance) et de latin, il était devenu incompréhensible pour son entourage.
Adémar ne parvenait pas à faire tomber la fièvre du roi et avoua son impuissance. Au fond de son lit, le roi Loth d'Orcanie se tordait de douleur et mourait lentement. Cela faisait plusieurs jours que Galessin et Gauvain assistaient impuissants à sa lente agonie.
Ce jour-là, le médecin avait annoncé avec pessimiste qu'il serait étonné si le roi passait la nuit. La gravité de la situation était telle que Galessin avait commencé à lancer les préparatifs pour la succession : les messagers étaient prêts à partir pour annoncer la mort du roi Loth aux quatre coins du royaume de Logres, les servantes préparaient les couverts et les tables pour les funérailles à venir et recevoir les dignitaires, les juristes réexaminaient les différentes lois pour l'accession au trône de Gauvain, etc.
Galessin était parti pour gérer la vie du château. Il avait laissé le jeune Gauvain seul veiller sur son père. Le prochain roi d'Orcanie tenait tristement la main du futur défunt et regardait d'un air las le mur de la chambre, attendant l'inévitable.
Gauvain aimait son père et avait toujours été blessé par la distance que Loth avait mise entre eux et la froideur et la dureté avec lesquelles il le traitait. Ces derniers temps, maintenant qu'il était installé en Orcanie, le jeune homme avait espéré un rapprochement entre eux. La mort prochaine de son père allait anéantir ce mince espoir.
On frappa à la porte. Gauvain se leva pour ouvrir. Peut-être que Galessin revenait plus tôt que prévu ? Il eut la surprise de tomber sur sa mère. Anna de Tintagel, accompagnée de Galessin, avait les traits tirés.
« Mère ?! »
Anna contempla son fils. Il avait les yeux et le nez rouges. Le jeune homme avait sans doute profité d'être seul pour pleurer. Elle prit Gauvain dans les bras. Le jeune homme, toujours figé par la surprise, ne réagit pas à cet élan d'affection inhabituel.
Elle lâcha son fils, puis entra dans la pièce. Loth gisait dans son lit : il avait le teint cireux et les joues creuses. Si Anna n'avait pas vu sa poitrine se baisser et s'abaisser lentement, elle aurait pu le croire mort. Elle s'approcha du lit et prit la main de son ex-mari.
« Laissez-moi seule avec lui » annonça-t-elle d'une voix ferme.
« Madame, vous êtes sûre ? » demanda Galessin.
Elle se retourna pour le fusiller du regard. Galessin et Gauvain comprirent le message et quittèrent la pièce. Dans tous les cas, il n'y avait plus rien à faire. Cela faisait plusieurs jours que le roi avait plongé dans un long sommeil sans fin. Autant laisser Anna faire ses adieux en toute tranquillité.
Une fois seule, Anna verrouilla la porte derrière elle et s'assit sur le lit. Elle sortit la petite fiole de sa poche intérieure et prit quelques secondes pour contempler le précieux liquide clair à l'intérieur du récipient. Elle préférait être seule pour administrer l'antidote. S'il y avait des témoins de son geste, cela pourrait prêter à confusion et soulever plus de questions que nécessaire.
À cet instant, il n'y avait pas beaucoup d'issues possibles. Dans l'hypothèse du succès de l'antidote, elle ferait en sorte d'attribuer la soudaine guérison du roi à une intervention divine. Galessin, Gauvain et le médecin de la cour, qui avaient tous constaté l'état comateux du roi avant l'arrivée de la reine, se poseraient certainement des questions, mais ils n'oseraient pas la questionner directement. Si l'antidote venait à échouer, les événements suivraient leur cours.
Il était peut-être déjà trop tard. Elle desserra les lèvres de Loth, lui entrouvrit la bouche et versa le liquide, en espérant que l'homme alité ait suffisamment de force pour l'avaler.
Anna attendait qu'il se passe quelque chose. Elle n'avait d'autres occupations que de regarder l'homme allongé et de l'écouter respirer. Après une heure, la respiration du roi se fit plus rapide et ferme. Anna n'était pas entièrement rassurée pour autant : elle avait entendu parler de mourants qui semblaient mieux respirer pour s'éteindre quelques minutes plus tard.
Après plusieurs heures, Loth commença à retrouver la parole : un mélange confus d'orcanien, de latin et d'une langue qu'Anna ne reconnaissait pas. L'ex-reine d'Orcanie se rassura en interprétant cela comme une bonne nouvelle : en l'état, tout regain d'activité physique comme intellectuelle était bon à prendre.
Il faisait nuit noire dehors. La fatigue du voyage et l'angoisse de la situation avaient épuisé Anna. À rester là plusieurs heures sans bouger, elle était également frigorifiée. Elle contempla le grand lit et finit par rejoindre Loth pour se coller contre lui. Anna se promit de rester dans le lit jusqu'à ce qu'elle se soit reposée et réchauffée. Il n'était pas question qu'on la trouve dans l'ex-lit conjugal en compagnie de son ex-mari.
Durant leurs années de mariage, Loth avait toujours été une source de chaleur constante et inépuisable. Étant frileuse et ayant constamment les mains et les pieds gelés, Anna avait toujours eu besoin « d'un plus chaud que soi ». Lors des longues soirées d'hiver (l'hiver orcanien était beaucoup plus rigoureux que celui de Tintagel), Anna avait pris l'habitude de se réchauffer auprès de son mari. Le fait que leurs quatre fils soient tous nés en été ou en automne n'était pas le fruit du hasard.
L'homme respirait de manière régulière et sonore. Qu'adviendrait-il si, au milieu de la nuit, la mort frappait ? Se réveillerait-elle seule au milieu du silence et du froid, collée au cadavre de son ex-mari ? Quand cette chaleur qu'elle pensait « inépuisable » jusque-là aurait disparu, que ferait-elle ? Anna réprima un frisson d'angoisse.
Elle préféra s'imaginer soulagée de voir son mari se réveiller. L'ex-reine d'Orcanie enlaça Loth et lutta contre le sommeil en se concentrant sur la respiration de l'homme alité. Anna perdit la bataille et se laissa porter par les doux bras de Morphée.
Anna fut réveillée par des mouvements tous proches d'elle. Quelle heure pouvait-il bien être ? Elle ouvrit les yeux et constata qu'il faisait encore nuit dehors. Elle avait bien chaud et le lit était douillet, mais pourquoi portait-elle ses habits de voyage ? Qu'est-ce qui pouvait bien gigoter à côté d'elle ? Anna dormait seule depuis des années et n'avait pas l'habitude qu'on la bouscule.
Elle se rappela soudainement où elle était et pourquoi. L'Orcanie. Loth. Le poison. L'antidote. À ses côtés, le roi Loth s'éveillait lentement et gémissait. Anna n'osait pas y croire. Elle alluma une bougie pour éclairer la pièce, qui était jusqu'alors plongée dans le noir, et fut submergée par une vague de soulagement et de bonheur.
Loth regardait autour de lui, hagard et fatigué, mais bien vivant. Ses derniers souvenirs étaient extrêmement flous : il se souvenait avoir été malade. La seule chose certaine était qu'il se trouvait dans son lit en Orcanie. Il tenta de se redresser, mais fut gêné par quelque chose… ou quelqu'un.
« Qu'est-ce … ? » murmura-t-il. Il arrêta net sa phrase en constatant la présence d'Anna à ses côtés. Assise au bord du lit, elle lui tendait un bol d'eau qu'elle semblait avoir préparé à son intention.
« Buvez. »
Il se plia à sa demande sans protester, puis lui rendit le récipient. Une fois le bol posé sur la table, elle se blottit contre lui, le forçant à se rallonger. Loth ne savait que faire.
« Votre chaleur… vous l'avez toujours en vous » murmura-t-elle. Loth tentait toujours de retrouver ses souvenirs. Pourquoi sa femme était-elle là à se serrer contre lui ?
Après quelques minutes, elle releva la tête. Elle avait les yeux à la fois humides (venait-elle de pleurer ?) et brûlants de désir. C'était forcément un rêve ou une hallucination causée par la fièvre et la fatigue. Sa femme ne l'avait jamais regardé autrement qu'avec ironie, mépris et froideur. Loth conclut qu'il faisait un rêve érotique, rien de plus. Celui-ci était juste un peu plus réel qu'à l'accoutumée. La forme féminine qui ressemblait à Anna avait entrepris de le caresser et de l'embrasser.
« Vous êtes tellement belle », lui dit-t-il en rendant les caresses que l'apparition lui prodiguait.
Sans répondre, elle se redressa, le plaqua dos contre le lit, puis se plaça à califourchon sur lui. Loth remarqua qu'elle était curieusement tout habillée, comme si elle revenait de voyage. La tenue ressemblait à l'une des robes noires qu'Anna portait lors de longs voyages en carriole.
« Faites-moi un dernier cadeau » dit-elle d'une voix chaude.
Elle commençait à se déshabiller lentement. Loth était hypnotisé par ses gestes et la vision de cette peau blanche qui se dévoilait progressivement.
« Un… cadeau ? » répondit-il, un peu perdu.
« Pitié. Ne faites pas semblant de ne pas comprendre », lui répondit la femme en levant les yeux au ciel. Elle entreprit de l'embrasser pour couper court à toute nouvelle question.
« Un dernier cadeau. Ensuite, je disparaîtrai de votre vie ».
Elle avait le souffle court. Loth lui rendit ses baisers et ses caresses et se laissa happer par ce doux rêve.
