Lettre n°1
De Duo Maxwell à Quatre Raberba Winner
Rome, le 21 janvier 227
Mia carissima Quatre,
Juste un petit mot pour te dire que je pense beaucoup à toi en cette période de retour à Nancy. La réinstallation doit être si difficile après quinze années à Rome.
Je t'écris de notre petite trattoria, attablés seule près du radiateur, à notre place habituelle. Tu me manques bien. Et pas à moi uniquement ! Sans toi, le chantier est sinistre. Aucun des autres restaurateurs ne chante plus en nettoyant les fresques. J'ai achevé les trompe- l'œil dans la chapelle, et je commence demain les patines du réfectoire. Ca, mon vieux, ce sera une autre paire de manches : ton œil va nous faire sacrément défaut !
Tu m'as dit au téléphone que tu tenais mal le coup à Nancy, que tu avais le sentiment de régression et d'un échec. Si cela peut te remonter le moral, je ne suis pas brillant non plus !
En quelques mots : Ai dîné et couché hier soir avec mon Japonais. STOP. R.A.S. STOP. Aujourd'hui patauge dans le potage. STOP.
Blague à part, la froideur de ce type ne me rend pas triste, elle me rend malade...Je croyais ne rien attendre de ma relation avec lui, sinon de plaisir, l'assouvissement d'un désir érotique à l'état brut ? Tu parles !
Je veux son âme.
Quand je pense que cette histoire dure depuis près de deux ans, et que tu ne le connais pas !
Il a notre âge, peut-être un ou deux ans de plus, je dirais vingt-quatre ans et toute ses dents. Il est brun, grand et superbement bien foutu. Un visage sec, le nez busqué, les lèvres fines, le verbe si caustique et si rare que je ne parvient pas à l'imaginer monologuant en public durant des heures. Il donne pourtant des cours de « littérature anglaise du XVIIème siècle » à l'université de La Sapienza.
Mais pourtant, une seule chose (en plus de son physique) permet de le différencier des autres hommes du pays (et oui, je vois grand). Ce sont ses yeux. D'un bleu aussi profond et glaciale que le plus profond des océans. Comme comparaison minimaliste, tu peux imaginer la légende des yeux des tsars de Russie.
Il habite Rome depuis longtemps, une période indéterminée. Est-il en couple ? Il prétend que non. L'a-t-il été ? Il prétend que non. Vit-il avec quelqu'un ? Il prétend que non... Fantasme-t-il sur les étudiantes : nymphettes, couettes et socquettes ? Il prétend que non. Aime-t-il les filles autant que les garçons ? Il prétend que non.
Tous ces « non », je les ais obtenus de haute lutte et me garde bien de pousser l'interrogatoire plus en avant. La curiosité n'appartient pas à notre système de réserve.
Nous nous voyons un soir par semaine, quelques fois d'avantage. Mais quinze jours peuvent se passer sans rencontres. Et sans nouvelles.
Durant le dîner du restaurant, nous nous distrayons l'un l'autre, en complices, et poussons quelquefois la confiance jusqu'à évoquer sérieusement nos travaux respectifs. Je lui parle des fresques du Père Pozzo à la Trinité-des-Monts. Il me raconte, par allusions, sa découverte des poèmes inédits de Milton à Oxford.
Mais notre aventure n'avance ni ne recule, et je ne maîtrise rien. Sinon les apparences.
Ah, en apparence, je joue à la perfection les cartes qu'il me distribue : légèreté, distance, ironie de rigueur. Je m'aligne sur son esprit pince-sans-rire, et suis génial dans le rôle du renvoyeur de balles...Nonchalant, narquois, un brin cruel. L'acidité de mes sarcasmes vaut largement le mordant de son humour. Sa conversation, monosyllabique, ne m'ennuie pas. Il a beau cultiver la litote, se moquer des pédants et ricaner, il est très lettré. Il boit beaucoup, il boit trop, il tient l'alcool. Je l'accompagne sur son terrain, mais je termine pompette. Nous finissons la soirée chez moi ou alors dans un hôtel du centre historique qu'il a réservé. Il les choisit sympathiques. Jamais les mêmes. Jamais plus d'une nuit. Au lit, nous sommes tout deux ludiques, lubriques, et très techniques...Tu prendrais nos ébats pour la quintessence du jeu amoureux. Pourtant nos libertinages restent de surface. La licence est sans surprise, un convention qui n'entame rien, pas même la peau. Nous ne prenons aucun risque, et n'osons pas grand-chose. Toujours under control, nous demeurons à la lisière de la séduction et de la possession.
A la vérité, debout ou couché, je me livre à un vertigineux travail d'approche qui vise à paraître dépouillée de toute passion aux yeux de ce Cold Fish. Ca le rassure, le Japonais. Moi, ça me fatigue. Car je n'aspire qu'à le dévorer tout cru.
Nous nous séparons au petit matin, gentiment et mollement, sans qu'il témoigne la moindre velléité de me ravoir. Nous ne fixons pas d'autre rendez-vous. Au début, je jetais son numéro dans le caniveau pour ne plus céder à la tentation de le revoir, ou de l'appeler. Il a dû me redonner plusieurs fois les coordonnées de son portable. Mais c'est lui qui téléphone. Je ne me concède qu'un coup de fil pour décommander. Je me force à ce petit jeu de temps en temps. Il ne s'en plaint pas et remet à plus tard. Je ne suis jamais allé chez lui, je ne connais même pas on adresse, et je n'ai rencontré aucun de ses amis.
En deux ans, aucune évolution.
Son évanescence me rend raide dingue.
Et si toi, à Nancy, tu as le sentiment d'un régression, eh bien moi, après plusieurs couples et un certains nombre d'amants, j'ai l'impression d'avoir à nouveau treize ans ! Ce type me renvois aux émois de l'adolescence, quand nous étions amoureux des garçons hors d'atteinte, tous les mecs que nous apercevions de loin, que nous ne connaissions même pas ! Des absents. Nous imaginions qu'ils ne prenaient dans leurs bras, qu'ils nous étreignaient fougueusement. Nous sentions en rêve leurs baisers sur nos lèvres si fort et si précis...Désir d'amour qui se nourrissaient de notre impuissance à les conquérir et surtout de cette évidence : la certitude de n'être jamais aimés.
Maintenant, avec le Japonais, j'ai trois solutions.
Soit je continue à lui mendier des élans, du feu, des flammes, un enthousiasme qui de sa part ne viendra pas. Soit je cesse de la voir. Soit je poursuis notre liaison à son rythme d'escargot, en m'éprenant d'autres prétendants.
Le malheur, c'est que les autres ne me plaisent pas et que si je me laissait aller à mes élans à moi, le rythme des mes amours japonais deviendrait frénétique. Des cris, de la fureur, un peu de passion que diable ! J'attache ce poisson froid au radiateur, je le saoule de force, et je lui saute dessus jusqu'à plus soif...
Sur cette sage résolution, je fonce au boulot.
Prend soin de toi, mon Quatre,
Mille baisers de ton
Duo.
