Lettre n°2

De Duo Maxwell à Quatre Raberba Winner

Rome, le 1er Février 227

Mon Kitty-kat (je sais, tu n'aime toujours pas ce surnom),

Merci de tes petits mails de la semaine dernière. Tu me demandes de t'écrire par le même chemin, mais tu n'imagines pas le temps qu'il me faut à moi pour me connecter, insérer mon nom, mon code, que sais-je encore ! Sans parler de ma lenteur à taper à la machine et de mon besoin de parler à toi partout : sur mon pot de peinture, une table de restaurant, avec mes pinceaux, un stylo...Je t'enverrais donc ce chiffon via le fax de l'atelier.

Pour répondre à ta question : j'en ai assez de jouer les « call boys » avec le Japonais. Ni putain, ni back-street, je deviens insaisissable. Je le laisse proposer des dates de rencontres sur mon répondeur et sors frénétiquement avec mes soupirants italiens. Beaucoup plus gratifiant.

A ce propos, j'ai été invité avant-hier à une soirée du type « pour célibataire ».

La soirée était organisée par Alessandro Riccardi à son club. Tu connaissais le Circolo della Zecchinetta, toi ? Imagine des salons années soixante, d'une opulence inouïe et complètement ringarde. Lustres en plexiglas, moquette à ramages, canapés à fleurs, tables basses, feux de cheminée au gaz, et ballet de majordomes en gants blancs. On boit une flûte de prosecco dans les salons du rez-de-chaussée. On dîne à l'étage.

Dès mon arrivée, je voulu m'enfuir. C'est un problème quand on est le centre d'attention de l'assemblée. Ne t'esclaffe pas, la situation était des plus embarrassante.

En effet, les invités s'étaient présentés au bar...Pour ma part, j'ai manqué cette partie du programme, étant arrivé en retard. J'ai donc retrouvé la petite bande lugubrement assis en cercle, devant un plat de pâtes. Ils étaient treize à table ; tu connais la superstition des Italiens. Mon parachutage dans le fauteuil vide a sensiblement détendu l'atmosphère. Ouf, quatorze convives, quatorze hommes, tous du même bord que moi, mais aucun dans mes goûts à l'horizon. Oh ! Désespoir !

Que la fête commence !

Cependant, après un rapide coup d'œil un peu plus attentif aux alentours, je surpris ce superbe Colombien, un grand brun très branché qui vient d'arriver à Rome avec...Ses enfants. J'avoue, la concurrence sera terrible...Terriblement fade. Et le journaliste de la télévision espagnol, celui qui n'interviewe que les prélats du Vatican, dont il passe pour l'ami très particulier...Et tu te souviens de Mario Mattei, que nous trouvions trop rigolo pour son mari ? Il vient dans divorcer. Note, je ne suis pas certain qu'il gagne au change. J'ai été franchement médisant sur la gente masculine présente. Ils n'étaient pas chauves et ventripotents. Au contraire, ils étaient plutôt pas mal...Elégants, comme savent l'être les Italiens, sophistiqué comme tu les aimes. L'un d'entre eux n'avait même pas la tête d'un banquier...Seulement il se trouvait placé entre notre hôte et le beau Colombien, aussi loin de moi que faire se peut.

Je me rabattis donc sur mes deux voisins.

Je n'en connaissais aucun, mais appris qu'ils étaient Romains, et qu'ils avaient grandi ensemble.

Mon voisin de droite (que je maudis assez rapidement) me saoulait, m'écorchait les oreilles et surtout, m'empêchait d'écouter ce qui se disait de l'autre côté de la table.

Notre hôte, Alessandro Riccardi, avait mis la conversation sur le chapitre de la passion. Chacun devait raconter ce qu'il avait fait de plus fou par amour. Une anecdote ...

De loin, entre les gouttes du robinet d'eau tiède de mon voisin, je tendais l'oreille, et ne percevais que des bribes. Le type que j'avais repéré en m'asseyant, celui qui flanqué le Colombien, avait commencé son récit.

D'après ce que j'ai pu comprendre, c'est un haut fonctionnaire de l'armée, ou d'une organisation paramilitaire. Il a le look du baroudeur, quelque chose de mercenaire dans la silhouette. En tout cas, une belle tête d'aventurier. Buriné par le temps, les cheveux épais et si dru que, même rejetés en arrière, ils semblent pousser en brosse. Le nez camus. La bouche sensuelle. Et, dans le regard, la concentration d'un chef de guerre.

Certainement plus séduisant que le sieur Giovanni ! (Mon voisin mort d'une fin prématurée, paix à son âme , et merci pour cette croix du mérite)

L'Aventurier racontait qu'à l'époque- il y a environ dix ans- il était marié mais, innamorato cotto, fou amoureux d'un Sicilien. Un homme marié lui aussi, et marié, lui, à Palerme.

C'était le temps du pool anti-mafia. A l'occasion de ses missions, il parvenait à lui rendre visite plusieurs fois par an.

Lors d'un de ses raids sur la ville, il lui annonça qu'il le quittait. Leur amour de conduisait nulle part. Un amour impossible. Il en souffrait trop. La séparation définitive, l'oubli total, il ne voyait pas d'autre issue !

Il avait donc décidé de rompre. Il ne le reverrait plus. Il était venu le lui dire dans sa chambre d'hôtel. C'était la dernière fois. Addio per sempre.

Il le avait du genre à tenir parole.

Il m'a rendu fou...Fou d'amour, fou de peur. Je ne voulais pas le perdre. Je ne voulais pas qu'il retourne chez son mari. Je ne voulais pas qu'il me quitte. Alors je l'ai attaché au radiateur. Le radiateur de ma chambre...Avec des menottes.

Autour de la table, silence complet. Alessandro, sur le point de protester, se ravise et demande simplement :

Et tu l'as laissé accroché longtemps à son radiateur ?

Une semaine.

...Une semaine ? répète Alessandro une fois l'auditoire de nouveau attentif. Mais comment a-t-il survécu ?

je rentrais deux fois par jour pour le nourrir et le conduire aux toilettes.

C'est monstrueux ! tempête le Colombien.

Nous autres (à part mon voisin) été gênés, fascinés, gigotant sur nos sièges. On se garde d'approuver, mais leurs regards pétillent.

Mais sinon, se n'est pas monstrueux surenchéri l'Homme aux menottes. Nous nous aimions à en mourir. Ce fut l'un des plus intenses moments de notre existence. Probablement le plus beau, le plus pur...Celui où nous nous sommes sentis le plus unis. Ne pouvoir exister l'un sans l'autre. Ne pouvoir ni manger, ni boire, ni bouger l'un sans l'autre...Quoiqu'il en soit, la romance se termine bien. Après cette semaine d'amour fou, nous ne nous sommes plus quittés...Nous nous sommes mariés et vécu dix ans ensemble. Hélas, la passion retombée... Tout de même, grâce aux menottes et au radiateur, la passion aura tout de même duré dix ans !

Sur ce seul moment génial de la soirée, je me lève de mon bureau et te plante là.

Cependant...Impossible d'échanger deux mots avec l'autre, l'homme aux menottes, impossible de l'approcher. Il est désormais...En mains.

Pour te la faire courte : l'Homme aux menottes et le Colombien ont enfourchés la même vespa. Ils rentrent ensemble. Et moi seul, en taxi.