Écrit par HateWeasel

218. Pas d'Échappatoire.

- J'ai dit « non », Alois !

- Et j'ai dit, que tout ira bien !

Il semblerait que de simples gestes muets ne suffiraient pas à mettre fin à ce débat. Même après être sorti du véhicule et être entré dans le manoir, Alois persistait. Le Phantomhive était entêté, mais d'un autre côté, le blond l'était tout autant.

- Pourquoi est-ce que mon grand frère et Ciel se disputent ? demanda Luka, regardant les garçons alors que Ciel était suivi à l'étage par un blond agacé.

- À cause du travail, répondit Sebastian en soupirant. Ne vous inquiétez pas, ce n'est que leur manière d'exprimer leurs sentiments l'un à l'autre.

- C'est vraiment une bonne idée de les laisser se disputer tout le temps ? demanda le petit garçon, regardant le majordome.

- Certainement. En fait, je pense que c'est probablement bon pour eux, répondit l'homme, regardant le Macken, avant de regarder sa montre. Je devrais sans doute bientôt préparer le dîner.

- Je peux aider ?

L'homme ouvrit la bouche pour refuser, mais alors il sourit.

- D'accord, tant que vous promettez d'être très prudent, et de ne pas jouer avec d'étranges appareils.

- Mon grand frère a joué avec quand il est arrivé au début ?

- Il a mis un lézard dans le grille-pain.

- Oh… répondit le brun, suivant le majordome jusqu'à la cuisine. C'est quoi un « grille-pain » ?

Pendant ce temps, dans le bureau d'un certain adolescent borgne, une paire de garçons se disputait. Ciel ne voulait définitivement pas que Alois participe à cette enquête. En fait, Ciel lui-même ne désirait pas y prendre part, mais il avait un travail à faire, et il préférerait le faire tout seul.

- Écoute, je sais que tu es inquiet, mais je te le promets, j'irai bien, dit Alois pour ce qui semblait être la centième fois ce soir-là.

- Comment puis-je en être certain ? demanda le bleuté, assis derrière son bureau, comme toujours. Tu n'arrêtes pas de dire que ça n'a plus d'importance pour toi, mais c'est manifestement faux, je me trompe ?

Il leva l'œil, et regretta immédiatement d'avoir dit cela. Le blond semblait choqué; sincèrement choqué par cette affirmation, un semblant de souffrance traversant son regard. Sa bouche était légèrement ouverte, les sourcils levés et légèrement froncés, les yeux écarquillés tandis qu'il regardait le bleuté assis. L'expression d'Alois passa à la colère, fronçant gravement les sourcils et retroussant les lèvres.

- Alors tu ne me fais pas confiance, c'est ça ? demanda-t-il, reposant son poids sur ses bras, appuyés contre la surface en bois du bureau. Ce n'est pas vraiment quelque chose que l'on peut facilement oublier Ciel ! Je dirai qu'il faut passer par des étapes !

- Quelles étapes ? répondit Ciel, levant la voix. Foncer sans réfléchir, la tête la première sur ses peurs, et finir par faire Dieu sait quoi ?!

- Es-tu en train d'insinuer que je ne sais pas me contrôler ?! demanda Alois, frappant des mains sur le bureau.

- Pleinement réfléchir aux circonstances, voilà ce que tu ne sais pas ! cria en retour le Phantomhive, se levant. Et si le pire se produisait, et que tu faisais une crise durant la mission ?! Et si tu te déchaînais ?! Et si je ne pouvais pas t'arrêter ?! Que dirait Luka si tu rentrais recouvert de sang en train de te remettre d'une dépression nerveuse ?! Tu dois prendre en compte ces choses-là, Alois !

Il marqua une pause un moment afin d'observer le blond regarder ses poings serrés, serrant les dents, les montrant comme s'il s'agissait d'une sorte de grognement.

- Alors qu'est-ce que je suis censé faire, Ciel ? demanda Alois, son ton plus calme. Je ne veux pas que ça me hante pour l'éternité, tu sais…

Soudain, il releva les yeux afin de regarder le bleuté droit dans l'œil.

- Qu'est-ce que je suis censé faire, me contenter de fuir et de me cacher comme toi ?! aboya-t-il, surprenant le bleuté.

C'était désormais au tour du bleuté d'avoir l'air choqué, alors qu'il essayait de comprendre ce qu'il avait voulu dire exactement.

- Qu'essaye-tu de dire, au juste ? demanda-t-il, fronçant les sourcils tout en fusillant le blond du regard.

- Ne fais pas comme si tu ne savais pas, Ciel, répondit le Trancy, sa grimace se transformant en sourire. Ça ne te gêne pas ? Toute cette histoire semble familière, non ? demanda-t-il en riant douloureusement. Pas juste pour moi, mais pour toi aussi. Le trafic d'humain; être vendu et enfermé comme des animaux de compagnie, pendant que ton ravisseur fait ce qu'il veut de toi. Tu sais aussi ce que c'est, non ? Même si ce n'était pas pour du sexe, tu sais quand même. Où est toute cette haine ?

Le sourire du blond s'évanouit alors qu'il reprit.

- Tu n'as sûrement pas complètement oublié non plus, n'est-ce pas ? Comment le pourrais-tu ? As-tu vraiment réussi à juste, laisser tomber après être devenu ce que tu es maintenant ? Même si tout était dans le passé; même si ça a l'air tellement loin, ça fait toujours un peu mal…

- Arrête… murmura le bleuté, serrant ses propres poings.

- Je ne suis plus un lâche, Ciel. Je ne vais pas pleurer ou fuir. J'ai encore besoin d'une finalité. Pas toi ?

- Je t'ai dit « d'arrêter »…

- Non ! Je n'arrêterai pas ! cria le blond. Je ne peux pas fuir, et toi non plus ! Est-ce que tu vas vraiment juste continuer à traîner des pieds comme ça, en te demandant quoi faire de ta vie ?! Tu vis toujours dans le passé, Ciel ! Toi et moi ! On ne peut pas continuer comme ça !

- Bon sang, Alois ! Tais-toi ! Ferme-là, veux-tu !

Le bleuté tendit la main par-dessus le bureau, attrapant l'autre garçon par le col et tirant vivement dessus. Il ouvrit la bouche pour prendre la parole, mais il ne trouvait pas les mots, alors il ne put que se tenir là et tenter d'intimider l'autre garçon, le col de la chemise du blond fermement serré dans son poing. Il n'arrivait pas à trouver quoi répliquer. Rien. Ce fut à cet instant que le Phantomhive commença à réaliser quelque chose petit à petit. Il était en quelque sorte perdu quant à la direction qu'il devait prendre. La période de sa vie où il cherchait à se venger; non, où il en mourait d'envie, était terminée, le laissant se sentir quelque peu vide. Qu'avait-il fait toutes ces années ? Pourquoi avait-il continué à vivre ? Il s'était contenté d'errer durant tout ce temps, dévorant des âmes. Il avait seulement travaillé avec les humains pour tuer son ennui. Et rien d'autre.

Il n'en avait gagné aucun sentiment de réussite personnelle, pas de gain matériel non plus. C'était juste quelque chose à faire; quelque chose pour passer le temps. Que faisait-il ? Était-ce tout ce dont il était capable ? Errer et se rassasier comme n'importe quel autre démon s'en contenterait ? Non. Ce n'était pas cela. Une partie de lui désirait encore quelque chose, n'importe quoi, pour qu'il se sente vivant. Et cela, pour Ciel, se traduisait souvent par le ressassement du passé.

Il ne voulait pas non plus y penser. Il souhaitait avancer et laisser derrière lui cette sombre partie de sa vie, passer à quelque chose de plus lumineux, mais cela persistait. Tous ces souvenirs avaient noyé son esprit lorsqu'il avait de nouveau entendu les mots « trafic humain », le heurtant là où il était toujours humain, là où il pouvait toujours éprouver. Son humanité était ce qui le faisait se sentir fier, ce qui lui faisait ressentir des choses comme la joie, et la tristesse. C'était ce qui lui faisait connaître des choses comme l'amour, la luxure, l'envie, mais également, bien qu'il détestait l'admettre, la peur.

En effet, il y avait encore une partie de l'esprit de Ciel, peu importe à quel point ce morceau pouvait être petit, qui avait peur d'y retourner. Retourner là où il avait tant souffert, avait été si humilié, et avait connu tant de peur. C'était la peur qui dégoûtait le bleuté de sa propre personne. Il était un Phantomhive, et les Phantomhive n'avaient pas peur. Du moins, c'était l'impression qu'il en avait eu, et c'était pour cette raison que le bleuté luttait contre lui-même. Les humains tout ce qu'il y a de plus banal ressentait de la peur, pas les Phantomhive. Les Phantomhive ne reculaient pas devant leurs ennemis, et les démons non plus.

Il était les deux. Il était un Phantomhive et un démon, pourtant il avait tout de même peur. Pourquoi donc ? Quelque chose ne tournait-il donc pas rond chez lui ? Était-il, un Phantomhive, de l'une des familles les plus respectées de l'histoire de la noblesse anglaise, avec de la fierté, de l'élégance, de la dignité, du prestige, une fortune, du raffinement, et surtout du pouvoir; tout cela et un démon, une créature immortelle qui marchait entre le chemin de la vie et de la mort, assez puissante pour cracher au visage du divin et rire; était-il, lui qui était tout cela, également d'une certaine manière imparfait ?

D'abord, Alois sembla étonné; peut-être effrayé, même, avant qu'il prenne en compte toute la situation. Alors, son expression s'adoucit considérablement tandis qu'il leva les bras et tint le poing serré du bleuté dans ses paumes. Alois sentit la prise de l'autre garçon se relâcher quelque peu au contact, et il le persuada doucement de lâcher sa chemise. Le blond regarda la main du bleuté, s'arrêtant brièvement tout en jouant un peu avec les doigts de l'autre garçon avant de relever le regard pour croiser celui de Ciel.

- Je sais que tu as peur toi aussi. Tu as le même regard que moi ! commença-t-il, souriant devant l'expression surprise de Ciel. Mais, je ne pense pas que ce soit grave. C'est plutôt normal d'avoir peur, après tout. Mais c'est aussi la raison pour laquelle je ne peux pas te laisser tout seul !

Sa prise sur la main du bleuté se resserra, et il reprit.

- Si tu sens que tu as peur, n'est-ce pas le meilleur moment pour que je sois là ? Je me fiche d'avoir peur, je vais quand même te protéger, que tu le veuilles ou non.

Ciel ne pouvait qu'observer l'expression déterminée du blond d'un air abasourdi. S'agissait-il réellement d'Alois ? Le garçon qui était constamment complexé par ses propres capacités, qui s'en maudissait souvent et avait l'impression de ne pas être assez bien; était-ce lui ?

Le bleuté réalisa alors enfin quelque chose : cela en faisait également partie. Le blond était une personne qui avait perdu un être cher, et qui avait subi des tortures physiques et mentales qu'aucune personne ordinaire ne pourrait un jour comprendre. Cela en faisait partie, dans le sens où ce n'était pas totalement une mauvaise chose. D'une certaine manière, Alois essayait de s'assurer que lui ainsi que ceux près de lui et qui lui étaient chers n'aient jamais à repasser par là. Cela ne ressemblait pas au blond.

Et pourtant. Alois avait toujours vécu pour les autres. Il avait passé pas un, mais deux pactes faustiens pas pour lui, mais pour son frère. Ce qui lui arrivait lui était égal. Il avait été une coquille vide jusqu'à être dupé par le mensonge de son ancien majordome, Claude Faustus, affirmant qu'un démon aurait tué Luka. Pourquoi s'en importunerait-il ? Personne d'autre ne s'en préoccupait. Avant cela, sa vie n'avait pas eu de sens jusqu'à ce que la chance de se venger survienne; une vengeance non pas pour lui, mais pour Luka.

Même avant cela, cela avait été pour Luka, puisqu'il se serait fichu de la manière dont les villageois le traitaient, si Luka n'avait pas été blessé lui aussi. L'amour était quelque chose de fort. Même Claude Faustus, avec lequel il avait cru entretenir une sorte d'amour fraternel s'avérant n'être qu'une relation tordue entre passeur de pacte et démon, avait été quelqu'un pour qui le blond avait vécu. Il n'avait pas voulu mourir, il avait seulement souhaité rester avec Claude. Il aurait vécu pour Claude, puisque Claude était sa « majesté », mais il n'en fut rien.

Alois ignorait ce que « l'amour » signifiait vraiment à cette époque. Il avait oublié. Il ne comprenait plus. C'était pour cette raison qu'il avait été aussi odieux avec sa bonne, Hannah. Parce qu'il ne comprenait pas ses intentions, et la craignait à cause de cela. Les gens ont tout simplement peur de ce qu'ils ne peuvent pas comprendre.

Mais il comprenait désormais. Hannah lui avait rappelé, Luka lui avait rappelé, les Sept Sensationnels lui avaient rappelé, et Ciel lui avait rappelé de quoi il s'agissait. Tous n'était pas le même type « d'amour », mais tous lui étaient précieux. Toutes ces personnes, lui étaient importantes. C'était pour cette raison qu'il désirait les protéger; les protéger de la douleur, de la souffrance, de la mort, ainsi que des émotions négatives telles que la colère, la tristesse, et effectivement, la peur. Comme Ciel qui souhaitait tant le protéger, il voulait protéger Ciel.

Ce n'était plus histoire d'être « assez bien », à présent il s'agissait « d'assurer la sécurité des autres », un objectif noble aux yeux, à l'esprit, et au cœur de la plupart des mortels, et cela venait d'un garçon qui avait autrefois été considéré comme l'une des personnes les plus insensées, tordues, et perverses que Ciel ait jamais rencontrée. Cette volonté de fer que Ciel avait admirée chez Alois brillait lorsqu'il agissait ainsi. Cette force qui lui permettait de sourire, même s'il était mutilé, qui lui permettait de se préoccuper des autres, même s'il était corrompu, brillait de milles feux pour révéler le cœur dissimulé par toute la crasse et les cicatrices qui s'étaient accumulées toutes ces années.

Cette personne qu'Alois était n'aurait jamais atteint la surface sans le bleuté, et le Phantomhive ne se serait jamais senti aussi apaisé sans le blond. Ce dernier était une contradiction vivante, mais Ciel était honnêtement ravi qu'il existe. C'en était une évidence, étant donné que le garçon d'un habituel sérieux se devait de sourire contre sa volonté à cause de la menace blonde, et de mettre sa fierté de côté un moment pour laisser un petit son remonter le long de sa gorge avant d'accidentellement le laisser s'échapper autour d'eux.

En effet, Ciel Phantomhive rit. Sincèrement, une sorte de rire venant du cœur qui n'était pas caractéristique du garçon. Cela surprit d'ailleurs l'autre garçon, étant donné qu'il avait l'habitude que Ciel ricane à peine, si ce n'était juste pouffer. Un rire d'une telle magnitude était incroyablement inhabituel à entendre.

- Qu'y a-t-il de si drôle ? demanda le blond, attendant impatiemment que le bleuté se calme.

Il lui fallut un moment, mais Ciel réussit d'une manière ou d'une autre à se forcer à maintenir un simple sourire.

- Toi, répondit-il, prenant la main de l'autre garçon de l'autre côté du bureau. Et tu affirmes que je suis celui qui « sait toujours quoi dire » ?

- Excuse-moi d'être bienveillant ! bouda le blond, ses joues légèrement rouges.

- Ça ne me gêne pas. Tu m'as juste pris de court, répondit le bleuté. D'accord. Tu peux participer à cette affaire.

- Vraiment ?!

- Oui, mais à trois conditions; ne perds pas le contrôle, obéis à tous les ordres, et ne dis à personne que j'avais peur, jamais, dit Ciel, comptant les conditions sur ses doigts. Compris ?

- Oui, maître~ ! dit Alois, mettant sa main droite sur son cœur tout en se courbant légèrement.

Il releva les yeux et vit que l'autre garçon le fixait. Il inclina la tête d'un air confus.

- Tu sais, tu… avais l'air plutôt masculin pendant ton petit discours… dit le bleuté, croisant les bras tout en détournant le regard, rougissant quelque peu.

- Oh, est-ce que ça veut dire que je peux être en haut ce soir~ ? demanda le blond avec un sourire espiègle.

Ciel répondit en le regardant à nouveau tout en reposant ses paumes sur le bureau avec un sourire narquois.

- Non, dit-il simplement. Cela veut juste dire qu'il sera d'autant plus drôle de te remettre à ta place ce soir.

Jamais n'avait-il vu le visage du blond prendre une teinte de rouge aussi sombre auparavant...