Sanji leva lentement les yeux vers le ciel grisâtre, empli de nuages sombres, sentant les gouttes glacées couler abondamment le long de sa peau, transperçant sans aucune peine sa chemise imbibée depuis bien longtemps déjà. Le peu de sang qui s'était écoulé des égratignures parcourant ses bras et ses jambes était peu à peu emmené par la pluie, ne laissant qu'un léger liseré rouge sur une peau pâlie par le froid. Il soupira. Si seulement tout ce qu'il avait fait pouvait être effacé aussi facilement, nettoyé par la pluie ... si seulement tout pouvait redevenir comme avant ...

Avant qu'il n'ait vu Zoro sortir de la chambre de Nami, avant qu'il ne se soit emporté, avant qu'il ... Une boule se forma au fond de sa gorge, et de nouvelles gouttes salées s'écoulèrent de ses yeux pour aller se mêler à la pluie. Mais ce n'était pas aussi facile, bien sûr. Certaines choses ne s'effaçaient jamais, même sous la pluie la plus intense ... son regard se posa un instant sur la longue entaille parcourant sa poitrine, faisant peu à peu prendre au tissu blanc une teinte cramoisie, à peine diluée par les gouttes d'eau qui se mélangeaient au sang. Une marque indélébile, la preuve de son crime ... de sa trahison.

Le cuisinier se remémora lentement tous les évènements de cette maudite journée, cherchant à quel moment les choses avaient basculé hors de tout contrôle ... probablement la veille, lorsqu'ils avaient fait la fête après une victoire contre des Marines ... une fête particulièrement arrosée ... ou plutôt ce matin, lorsqu'en ouvrant la porte de la chambre de Nami pour lui apporter son petit déjeuner et lui annoncer qu'il venaient d'atteindre une île, et qu'il avait trouvé l'escrimeur dans le lit de la jeune fille.

Il n'aurait jamais du réagir de cette façon.

Il avait brutalement mis à la porte un Zoro encore ensommeillé et désorienté, et avait osé crier sur Nami. Lui reprocher son comportement. Il s'était laissé emporter par la colère, lui disant des mots qu'il n'aurait jamais dû prononcer ... des mots qu'il avait regrettés juste après les avoir prononcés, avant même que la jeune fille ne pâlisse et ne s'emporte à son tour. Les mots de la navigatrice restaient gravés dans sa mémoire.

"Ce que je fais de ma vie ne te regarde pas, Sanji ! Arrête un peu de te comporter comme si je t'appartenais ... jusque là je suis parvenue à te supporter, à supporter ta stupide obsession, mais maintenant ça suffit. J'en ai assez. Je donnerai tout ce j'ai pour que tu disparaisses de ce bateau ... je te hais."

Elle avait raison, tout cela ne le concernait pas, il le savait au fond de lui bien avant qu'elle ne lui dise, mais il ne l'avait pas écoutée. Au lieu de cela, il était parti retrouver celui qu'il considérait comme le responsable de tout, pour lui faire payer ... Zoro. L'escrimeur était descendu en ville, mais il l'avait vite rejoint. Il ne lui avait même pas laissé l'occasion de s'expliquer, et s'était littéralement jeté sur lui. Il l'avait violemment plaqué au sol, pour le rouer de coups. Zoro avait saisi instinctivement le premier moyen de défense qui se trouvait à sa portée ...

Sanji s'était figé, paralysé, lorsqu'il avait senti le métal froid de la lame entrer en contact avec sa peau et entailler la chair, sous le coup de la surprise plus que de la douleur. Il avait regardé, incrédule, la tâche de sang qui naissait sur sa chemise, provenant d'une profonde estafilade sur sa poitrine. Zoro, quant à lui, avait les yeux rivés sur son sabre, fixant la lame souillée de sang avec une expression étrange, comme s'il craignait qu'elle lui saute au visage d'un instant à l'autre pour le mordre.

Ils avaient déjà combattu l'un contre l'autre des tas de fois auparavant, mais ça n'avait jamais été réellement sérieux ... jusqu'à présent. Jusqu'à présent les sabres de Zoro n'avaient jamais été sortis de leur fourreau, et ils ne s'étaient jamais fait de blessure les obligeant à aller rendre une petite visite à Chopper. Alors lorsque le regard de Sanji s'était posé successivement sur la large tâche rouge qui se formait sur son torse, puis sur la lame de Zoro qui arborait la même nuance écarlate, il avait senti une nouvelle fureur l'envahir ... sans doute encore plus forte que celle qu'il avait ressentie quelques instants plus tôt, en pénétrant dans la chambre de Nami. L'impression d'avoir été trahi.

Zoro avait ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais Sanji ne lui avait pas laissé le temps. Il l'avait attaqué avec encore plus de violence qu'auparavant, se laissant submerger par la colère. Zoro avait riposté, gardant son sabre en main, jugeant probablement que le seul moyen de stopper la furie qui s'était emparée de Sanji était de le faire par la force. Il avait malgré tout essayer de le raisonner pendant leur affrontement ... même s'il n'avait finalement fait qu'envenimer les choses.

"Eh ! Imbécile de cuistot ! Qu'est-ce qui te prend, à la fin ?"

Sanji serra les dents et posa ses yeux sur le visage interrogateur de l'escrimeur ... comment est-ce qu'il pouvait encore lui poser sérieusement la question après tout ça ?

"J'en ai juste eu assez de voir ta tête d'imbécile verdâtre, qui salit tout ce qu'il touche, en train de pourrir sur ce bateau. Comment as-tu pu oser la toucher ?"

"Mais de quoi tu parles ? Toucher qui ? Oh ... Nami."

L'escrimeur empoigna violemment Sanji et le plaqua contre un mur.

"Tu vas pas me dire que tu as pris au sérieux ce que tu as vu ce matin ! C'est n'importe quoi. C'était un accident, je ..."

Sanji le coupa, bouillonnant de rage.

"Un accident ? Tu oses appeler ça un accident ? Tu ... tu n'as jamais eu la moindre once de respect envers les femmes, hein ? Je suppose que la mort de ta fameuse amie d'enfance, c'était un accident aussi. Ou bien peut-être que tu t'es dit que son sabre irait mieux à ta taille qu'à la sienne ..."

Zoro plaqua son sabre le long de la gorge du cuisinier, le défiant du regard de prononcer un mot de plus.

"Ouvre la bouche encore une fois, une seule, et je peux te jurer que ce sera la dernière chose que tu feras de ta vie. Tu crois peut-être que tu as des leçons à me donner en matière de femmes ? Alors que tu passes ton temps à les harceler, à leur proposer des plats à longueur de journée, et à te traîner à leurs pieds comme un clébard en chaleur ? Tu vois pas qu'elles en ont plus qu'assez de te supporter ? À ton avis, pourquoi Nami s'est tournée vers quelqu'un comme moi ?"

Sanji sentit une véritable rage l'envahir, et un voile rouge recouvrit sa vision. Son esprit semblait soudainement s'être vidé de toute pensée rationnelle, et n'était plus habité que par une seule idée : Zoro allait payer. Il se dégagea brutalement de la poigne de l'escrimeur, et, avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, le contourna et dirigea un puissant coup de pied sur sa nuque. Un craquement terrible se fit entendre, et Zoro posa un regard surpris sur Sanji, avant de s'effondrer au sol.

Sanji était resté immobile quelques instants, le souffle coupé, avant de reprendre ses esprits ... et de réaliser ce qu'il venait de faire. L'horreur et la culpabilité l'avaient envahi, et il s'était enfui, abandonnant derrière lui le corps de Zoro. Il avait fini par s'arrêter dans cette ruelle, et n'en avait plus bougé.

Sanji saisit d'un geste lent la cigarette au coin de sa bouche, éteinte sûrement depuis des heures, et la jeta au loin. Ce mouvement soudain réveilla légèrement la blessure laissée par l'escrimeur, anesthésiée jusque là par le froid et la pluie. La plaie n'était pas mortelle en soi, car Zoro avait pris soin d'éviter les points vitaux, même sous l'effet de la colère, mais saignait abondamment ... enfin, un simple bandage aurait suffit pour arrêter l'hémorragie, s'il l'avait voulu. Mais c'était probablement mieux ainsi. De toute façon il ne pouvait plus revenir dans l'équipage, maintenant ...

Le cuisinier ricana doucement, raillant sa propre lâcheté. Tout ce qu'il était en train de faire, c'était fuir ... Fuir parce qu'il n'avait ni le courage d'affronter la réaction de l'équipage, et de Luffy, ni celui de vivre avec le poids de sa faute. Il aurait dû vivre en assumant et en payant son erreur, plutôt que de tenter à tout prix d'échapper à la douleur et au remords ... mais il n'en avait pas la force.

"Je te hais."

Les paroles de Nami résonnaient encore et encore dans son esprit. Est-ce qu'elle ne les avait dites que sous le coup de la fureur, ou les pensait-elle réellement ? L'idée d'avoir peut-être blessé la navigatrice sans le vouloir le hantait. Elle devait probablement le trouver trop insistant, trop pesant … il n'avait jamais réfléchi à cet aspect des choses. Il avait toujours considéré ses perpétuelles attentions comme une preuve de son affection envers la jolie navigatrice, sans penser qu'elle risquait de les trouver pesantes si elle n'éprouvait pas les mêmes sentiments pour lui ...

Zoro, quant à lui ... il avait beau être encore plus stupide que Usopp ou Luffy certains moments, il compensait cela par une façon quasi-irrationnelle de prendre les situations les plus dramatique avec calme et détachement, qui, il fallait bien l'avouer ... lui donnaient une certaine classe. C'était certainement ce qui avait dû plaire à Nami, même si elle se plaignait souvent de l'absurdité de l'attitude de l'escrimeur. Et maintenant, il avait tué le seul homme qui ait jamais conquis son cœur. Comment pourrait-il regarder en face le reste de l'équipage après ça ?

La brume envahissait peu à peu son esprit - le manque de sang commençait enfin à faire son effet. Étrange à quel point tout semblait si lointain, maintenant ... la peine et la douleur s'effaçaient lentement, laissant place à une apaisante sensation d'oubli. C'était si facile ... de se laisser bercer, sentir sa respiration ralentir pour s'effacer peu à peu. Une étrange sensation de chaleur et de douceur l'envahissait peu à peu, Les lèvres du cuisinier s'entrouvrirent une dernière fois, murmurant un mot d'excuse d'une voix presque inaudible. Puis ses lèvres se scellèrent, et sa tête retomba le long de son torse, inerte. La pluie commença à ralentir, tandis que le faible battement de cœur stoppait.

Au petit matin, de timides rayons de soleil percèrent les quelques nuages qui s'étaient attardés. Une silhouette se découpait dans l'obscurité d'une ruelle humide, s'avançant d'un pas hésitant vers la forme sombre qui gisait contre le mur du fond. Un pas ... puis deux ... jusqu'à ce que l'implacable vérité ne fasse aucun doute. Un chapeau de paille tomba au sol, échouant en plein milieu d'une flaque de boue et de sang. La paille et le ruban s'imbibèrent lentement du liquide rougeâtre et sale, mais cette fois-ci aucune main ne se précipita pour ramasser le précieux couvre-chef, pour le nicher à nouveau hors de portée de toute souillure.

Agenouillé dans la boue, serrant inutilement la main glacée de son cuisinier, Monkey D. Luffy pleurait.


Note de l'auteur : désolée d'écrire des trucs pareils. J'espère que ça vous a plu, normalement il devrait y avoir encore un ou deux chapitres après celui-là, dites-moi ce que vous en pensez ...

Je suis pas sûre d'avoir bien respecté le caractère de sanji, mais bon ...

Prochain chapitre : point de vue de Nami