Update 2022

Kazoku no Moribito

Gardien de la famille

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Partie II


Chapitre 13

Le Chasseur et la Princesse

Mon était encore en train de réfléchir à son plan.

Il ne savait pas vraiment comment réagir dans une telle situation, même si son esprit échafaudait déjà des solutions. Mon faisait partie des huit hunters qui travaillaient sous les ordres direct du Saint-Sage Hibitonan et ne servait que le Mikado en tant qu'assassins d'élite.

Face à la menace que représentait l'empire Talsh, le Mikado avait refusé d'aller chercher l'aide militaire de ses pays voisins, Rota et Kanbal. Les échanges avec Sangal avaient cessé depuis environ deux ans. Le Mikado ne comptait que sur la force des dieux pour venir à bout de cet « ennemi » corrompu et impur et Mon trouvait cette croyance absurde. Tout au fond de lui-même, le chef des hunters avait très bien que le Nouvel Empire de Yogo courait à sa perte sans aide militaire.

C'est pourquoi Jin s'était porté volontaire afin de retrouver Chagum, quand ceux-ci s'étaient évadés de la flotte qui les ramenait vers Sangal. Et même s'il avait donné la lettre à Balsa, il désirait quand même apporter une protection de plus au Prince qu'il tenait en haute estime. Cette mission était tenue secrète des oreilles du Mikado et d'Hibitonan, car Mon connaissait les relations tendues entre le fils et le père. Il était mieux pour tout le monde ainsi que pour la réussite de l'alliance de garder sous silence que la mort de Chagum avait été une mise en scène. De plus, tous ceux qui étaient revenus saufs de la flotte seraient condamnés à une mort certaine.

La veille, Mon avait reçu une visite inattendue à son quartier en pleine nuit. Encore, il se demandait comment le visiteur avait su qui il était et où le trouver, alors que les hunters étaient les personnes les plus discrètes du Palais Impérial. Ils étaient presqu'oubliés, comme les invisibles. Quelle ne fut pas sa surprise d'y voir apparaître Nokomi, la Seconde Impératrice, en présence d'un des anciens serviteurs de Chagum : Ruin, qui avait aussi servi Sagum.

« Majesté, l'accueillit Mon en s'inclinant.

- Redressez-vous, Monsieur Mon, lui intima Nokomi. Ruin m'a dit que vous étiez seul à cette heure de la nuit.

- C'est bien vrai... »

En toute discrétion, il la mena doucement à son Palais. Le quartier des hunters n'était pas une place sûre pour la Seconde Impératrice si elle désirait avoir un entretien en privé. Mon ne doutait pas du secret professionnel de ses hommes, leur faisant confiance et les couvrant même un peu trop, mais avec l'espion Talsh qui rôdait au Palais, il préféra ne prendre aucun risque.

« J'ai une requête à vous faire, commença rapidement Nokomi.

- Allez-y.

- Avec la guerre qui me semble imminente, je désire que ma fille soit épargnée. Si l'envahisseur corrompu finit par se frayer un chemin jusqu'à nous, je ne désire pas qu'Aozora soit dépouillée de ses titres... elle est si jeune... c'est ma seule enfant maintenant, depuis que mon fils est disparu. Et même si les gens à la cour disent qu'il est mort, je n'y crois pas. Chagum est plus robuste que ça. Il a une volonté de vivre incomparable.

- Vous voulez me demander d'escorter la princesse à un endroit sûr ? comprit Mon.

- Oui. Je la confierai à Maître Shuga qui connait sûrement un endroit sûr pour se cacher, elle et lui. Mais je veux qu'ils puissent avoir une personne qui sera en mesure de pouvoir les défendre, si le besoin est. Il y a peut-être des espions à travers la campagne et les roturiers. »

Mon était tiraillé par cette requête et son devoir en tant que chef des hunters. Il n'obéissait qu'à des ordres provenant directement du Mikado et lui seul. S'il s'absentait du Palais, il lui faudrait trouver une bonne justification quant à son absence. De plus, si Shuga et la petite princesse Aozora disparaissaient en même temps que lui, les soupçons à la cour risquaient d'attirer l'attention du Mikado. Grâce à son expérience et sa capacité à analyser rapidement, Mon parvint à trouver une solution alternative qui répondrait à l'exigence de la Seconde Impératrice et permettrait un parfait subterfuge.

« Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, je ne suis pas en mesure de pouvoir accomplir cette mission... »

Nokomi baissa la tête. Son expression démontrait qu'elle était déjà déçue et désespérée, mais le chef des hunters n'avait pas fini de parler.

« ... mais j'ai une solution qui pourrait exaucer votre demande. »

L'espoir renaquit dans les yeux de la Seconde Impératrice. Mon lui fit part de ses plans brièvement ainsi qu'une méthode qui permettrait à Shuga et Aozora de fuir le Palais ensembles avant l'éclat de la guerre.


Même s'il était très tard dans la nuit, et que Nokomi savait qu'elle devait se reposer, elle se glissa dans la chambre de Shuga sans un bruit. Personne ne la vit faire, elle était aussi silencieuse qu'un félin traquant sa proie. Le liseur d'étoile se réveilla en sursaut en sentant un fin toucher sur son épaule. Son mouvement fit également sursauter Nokomi qui se tenait proche de lui, une chandelle à la main.

« N'ayez crainte Shuga, résonna la douce voix de la Seconde Impératrice. Ce n'est que moi.

- Majesté..., s'étonna-t-il, s'empressant de descendre de son futon – à moitié endormi – pour s'incliner devant elle. Que faites-vous à une heure aussi tardive ?

- Je suis venue requérir votre aide.

- Mon aide ?

- Redressez la tête, Shuga. »

Il s'exécuta, ne pouvant que lui obéir.

« Ce soir, je viens pour vous confier la vie du seul enfant qui me reste...

- Votre enfant... »

Shuga comprit aussitôt qu'il s'agissait de la petite Aozora.

« Pour quelles raisons, Majesté ? Cherche-t-on à l'enlever ou l'assassiner elle aussi ? s'inquiéta-t-il, se souvenant du même scénario qui s'était produit avec Chagum, il y a plus de treize ans déjà.

- Non. »

Elle lui expliqua la même histoire qu'elle avait raconté à Mon. Elle désirait que Shuga s'enfuit du Palais avec sa fille et trouve un abri sûr afin d'éviter l'invasion de l'empire Talsh sur leurs terres. Elle ajouta que Mon trouverait quelqu'un parmi ses hommes qui les accompagnerait en cours de route.

« Cependant, ajouta Nokomi, nous ne pouvons pas exécuter ce plan ce soir.

- Pourquoi ?

- Ça sonnerait trop suspect... il faut que ma fille disparaisse en premier, pour que vous puissiez la rejoindre.

- Comment vais-je faire pour quitter mes fonctions d'astronome, dans ce cas avec la menace de l'envahisseur sur nos têtes ? questionna Shuga. Je n'ai nulle part où me cacher.

- Vous finirez par trouver un endroit, car j'ai foi en vous, Maître Shuga. »

La Seconde Impératrice n'en rajouta pas plus. Elle lui remit une petite bourse d'argent aux creux de ses mains avant de prendre congé. Le liseur d'étoile resta un long moment à fixer le présent qui lui avait été offert. Mais l'argent lui importait peu : la vie d'Aozora était plus importante encore depuis que Chagum était parti. Il tenta de se coucher et de ralentir le flux de pensées qui lui assaillait l'esprit depuis cette faveur, mais il se trouva dans l'incapacité à retrouver le sommeil. Il ne savait pas comment la Seconde Impératrice allait se séparer de sa fille, mais il devait trouver un endroit où il pourrait s'enfuir et s'y cacher avec la princesse. Il était né dans un petit village de pêcheur, mais ce n'était pas une bonne place : les recruteurs de l'armée n'épargnaient aucun village.

Le premier mois d'hiver était arrivé et la neige était-là pour rester. Il lui fallait un endroit intérieur où garder la petite au chaud et faire des provisions en conséquence du temps qu'ils devaient rester à l'abri du regard des gens. Shuga savait pêcher, mais il avait très peu de connaissances sur les pièges et la chasse avec un arc. Même s'il se mettait à éplucher tous les livres de la bibliothèque du palais, il ne disposait pas d'assez de temps pour tout mettre en pratique quand il sera dans le feu de l'action. Les notes ne serviraient pas à grand-chose.

Si seulement je pouvais contacter maître Torogai, pensa-t-il tristement.

Un regain d'espoir naquit en lui. Torogai lui avait partagé ses connaissances spirituelles et lui avait même parlé de sa petite-fille, Alika, qui était en étroite relations avec les esprits des défunts, beaucoup plus qu'avec le monde de Sagu. Shuga avait pris conscience de l'existence des gardiens spirituels, ces êtres désincarnés qui avaient déjà été vivants et veillaient sur les êtres vivants. Son maître lui avait parlé du sien : c'était un homme, du nom de Kainan Nanaï. Il avait été le premier Saint-Sage du premier Empereur, Torgal, l'ancêtre du Mikado actuel, deux cents ans plus tôt.

« Et si les esprits peuvent se déplacer librement et se parler entre eux..., murmura-t-il tout haut, peut-être que je pourrais envoyer mon gardien à maître Torogai et lui demander une place sûre où rester ! »

Shuga ne le savait pas, mais son gardien spirituel, Nanaï, avait suivi le fil de ses pensées et avait immédiatement couru à la rencontre du chamane. Le liseur d'étoile ne savait pas comment il allait recevoir un signe de Torogai, mais il avait foi qu'elle trouverait bien une façon de pouvoir le contacter. Trop heureux d'avoir peut-être trouvé un endroit pour se cacher, Shuga eut du mal à s'endormir. Il se réveillait aux heures et n'eut droit qu'à trois heures de sommeil avant de continuer ses tâches.

Deux jours après la demande de la Seconde Impératrice, les gens du palais se trouvèrent dans un état de panique. La petite princesse Aozora était tombée dans un puit artésien en essayant de regarder le paysage scintillant de neige blanche. Personne n'était parvenu à la rattraper à temps et à retrouver son corps dans les rivières avoisinantes. Nokomi pleura toutes les larmes de son corps et resta enfermée dans ses appartements royaux. Il était vrai qu'il y avait une mise en scène derrière la tristesse de la Seconde Impératrice, mais il y avait quand même du vrai avec la douleur qu'une mère éprouvait quand son enfant se séparait d'elle pour pouvoir survivre.

Shuga sut que le prochain à devoir agir était lui. Lorsque Mon lui indiqua l'endroit où Zen l'attendrait avec Aozora, une nouvelle idée germa dans son esprit pour lui permettre de mieux s'enfuir hors du palais.


En retournant aux quartiers des hunters, Mon avait établi mentalement la liste de ses hommes et ceux qui étaient le plus aptes à mener cette mission. Yun était très discret, silencieux et retenait facilement les endroits, mais le chef avait peur que son expression neutre et froide n'effraie la petite princesse et rende le trajet lourd. Hyoku, malgré sa petite taille pour un adulte, passait plus inaperçu et de plus, il avait une marmaille d'enfants. Alors il aurait le tour de divertir la princesse Aozora. Mais encore une fois, le choix de Mon ne s'arrêta pas sur lui.

C'est alors qu'il arriva devant la chambre de Zen. Il était minuit dépassé, peut-être même trois heures du matin, mais il savait que le hunter ne dormait pas. Zen, son bras droit, était nocturne. Il se montrait plus actif et en alerte lorsque tout le monde à l'extérieur dormait. Mon cogna.

« Entrez, résonna sa voix. »

Le chef des hunters pénétra la pièce respectueusement. Le troisième hunter, son pseudonyme signifiant « trois », avait un physique imposant ressemblant très fort à celui d'un sumo. Malgré tout, la petite-voix intérieure de Mon lui disait qu'il était le candidat idéal pour la mission. Zen aimait beaucoup son rôle de hunter et le prenait très au sérieux avec un honneur solennel,bien qu'il ne s'engage pas avec les autres très souvent étant donné qu'il préférait être chez lui. Sa famille était sa priorité absolue et il préférait largement sa maison où sa femme, Sora, et ses enfants se trouvaient.

Il était un père de famille aimable et ne dormait qu'au quartier des hunters uniquement lorsqu'il y avait des choses importantes qui l'empêchaient de retourner chez lui.

« Okashira, salua Zen. Que me vaut ta visite ?

- Bonsoir Zen, répondit Mon en prenant place sur un coussin. J'aurai une mission de taille et de la plus haute importance pour toi, même si je sais que tu préfères être avec ta famille et ta femme.

- Une mission ? s'étonna-t-il. Laquelle ? Si elle aussi importante, Sora comprendra mon devoir.

- J'ai à te confier la sécurité de la Princesse Aozora. La Seconde Impératrice craint pour la sécurité de son enfant qui reste et m'a demandé de le faire. Malheureusement, même si j'avais voulu répondre à sa demande, je n'aurais pas pu avec le titre de chef que je possède avec les hunters. Même si je ne suis pas d'accord avec les décisions et croyances du Mikado, je ne peux pas me permettre de l'abandonner comme ça. Ça fait partie de mon travail. »

Zen hocha la tête, montrant qu'il comprenait.

« De tous nos hommes, j'en ai conclu que tu étais le meilleur pour effectuer cette tâche. Tu es tempéré, pondéré et conserve ton calme en situation de crise. De plus, tu es facile à vivre et t'entends bien avec la plupart des gens, qu'ils soient ou non roturiers.

- On m'a souvent dit que j'étais bon pour faire la conversation et que j'étais un bon acteur.

- Je me souviens combien tu as eu de la facilité à entrer en contact pour la première fois avec le coursier de rue, Tohya.

- Il était déjà très ouvert et facile d'approche. Mais Saya était plus réservée et timide. Malgré tout, quand elle a vu – avant ma trahison – que j'étais sympathique, elle s'est facilement dé gênée et est venue d'elle-même me parler. »

Ils continuèrent d'échanger un moment, puis Mon finalisa sur cette touche.

« Shuga ira vous retrouvez quelques jours après que tu aies emmené la petite princesse en premier lieu. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire disparaître deux personnages aussi importants en même temps, ça attirait trop de soupçons.

- Je comprends.

- Mon plan est que tu escortes la princesse Aozora jusqu'au refuge temporaire au Bas Ougi lorsque nous dissimulerons son départ. Quand Maître Shuga et Aozora auront trouvé un endroit sûr où rester le temps de la guerre, reviens ici.

- Bien ! »

Les ordres de Mon étaient claires et Zen prenait l'entière responsabilité de la protection de la petite princesse et de Shuga. Il suivait les règles à la lettre du mieux qu'il le pouvait – même si parfois, il était obligé de désobéir et les briser – et ne remettait jamais en question les ordres qu'on lui donnait.

Zen alla rencontrer secrètement Nokomi à son palais, le lendemain en soirée, et elle présenta Aozora afin que la petite se sente plus familière avec lui afin qu'elle n'ait pas peur quand elle quitterait le palais. Il faut dire que Zen pouvait être très intimidant quand on n'était pas habitué de le côtoyer chaque jour et il comprenait que les enfants pouvaient avoir peur de lui. Mais en réalité, il était un vrai papa gâteau. Les gens extérieurs ne s'en douteraient nullement, mais Zen avait cinq enfants qu'il adorait inconditionnellement, dont quatre filles et un garçon, tous âgés entre seize et cinq ans. Ils faisaient partie de la petite noblesse, mais lepère de famille aimait leur acheter toutes sortes de présents et acceptait volontiers de prendre l'heure du thé avec ses filles plus jeunes. Ils étaient vraiment des enfants très gâtés.

En discutant avec la Seconde Impératrice, Nokomi lui apprit qu'elle n'avait aucuns vêtements de rechange pour sa fille qui la feraient se faire fondre dans le décor parmi la vie roturière. Elle proposa également de couper les longs cheveux d'Aozora, de peur qu'elle se fasse reconnaître, même hors du palais. La petite princesse se mit à chigner pour garder ses cheveux longs.

« Les femmes et jeunes filles roturières peuvent avoir les cheveux longs également, la renseigna Zen qui pensait étrangement à Balsa et sa seule fille, à l'époque – si elle avait donné naissance à d'autres enfants depuis. On pourrait très bien tresser les cheveux de Princesse Aozora dans son dos sans avoir à les couper. J'occuperai de lui trouver des vêtements sobres à sa taille et elle sera en parfaite sécurité. Je vais nous dénicher des peaux d'ours, des vêtements chauds, de la viande séchée et du papier huilé par le fait même. »

Nokomi remercia Zen du fond du cœur.

Le lendemain, en après-midi, le plan se déclencha. La Seconde Impératrice avait emmené sa fille au point de rendez-vous : une petite cabane cachée dans la forêt où les hunters allaient souvent se reposer pendant les pauses d'entraînements. L'endroit était désert, sauf à l'exception de Zen, qui se trouvait là comme prévu. Il portait deux sacs et avait sur le dos un kimono qui le faisait passer pour un vrai roturier. La petite main d'Aozora se resserra dans celle de sa mère. Nokomi lui avait dit qu'elle partait en vacance avec Maître Shuga et Zen. L'enfant était trop jeune pour comprendre que sa vie était menacée et que la guerre s'apprêtait à éclater. Mais si elle était en sécurité et en vie, elles finiraient par se retrouver.

« Bonjour Majesté, salua Zen en s'inclinant. Bonjour Princesse Aozora.

- Bonjour Monsieur Zen, répondit la Seconde Impératrice.

- J'ai trouvé des vêtements pour la petite. Ça devrait lui faire. »

Il sortit du premier sac des pantalons blanc, un petit kimono rose-gris, et un kimono blanc qui se mettait en dessous du premier, avec une ceinture qui s'agaçait étrangement avec le bleu sarcelle des yeux de l'enfant. Il y avait aussi de petits souliers dont l'intérieur était revêtu de fourrure pour pas qu'elle ait froid. En vérité, ces vêtements appartenaient à sa plus jeune fille, Keiko, qui avait le même âge qu'Aozora. Sa femme avait majoritairement gardé la garde de robe de ses enfants quand ils étaient petits pour économiser au niveau vestimentaire s'ils venaient à avoir d'autres enfants plus tard.

Nokomi alla changer sa fille dans une pièce adjacente. Aozora trouva les vêtements lourds et déplaisants.

« Quand tu quitteras cet endroit, tu ne seras plus une princesse, Aozora, lui rappela sa mère. Ces vêtements sont ta sécurité primaire pour ce voyage. Lorsque tu quitteras ces murs, Monsieur Zen te parlera de façon informelle, car c'est ainsi que les enfants roturiers s'expriment. »

Elle en savait quelque chose. Quand Chagum était revenu au palais sain et sauf, il y avait de cela plus d'une décennie, Nokomi avait été surprise de l'entendre parler. Non seulement il avait adopté un accent propre aux roturiers, mais il en avait également adopté l'argot et les expressions idiomatiques dans lequel ils parlaient. Ça avait été tout un choc au départ, mais peu à peu, son fils aîné avait retrouvé son langage formel comme l'exigeait le protocole royal. N'en déplut cependant au Mikado de voir que son fils avait été souillé par la grossièreté de la langue du peuple. Ceci avait été une des premières raisons qui avaient commencé à lui faire détester sa propre descendance.

« Ça gratte, murmura la Princesse.

- Ils sont propres, s'empressa de répondre Zen. La texture du coton est différente de la soie, mais c'est un textile très confortable une fois que nous nous y habituons. »

La Seconde Impératrice prit le peigne à cheveux de sa fille, mais quand le hunter remarqua qu'elle avait de l'hésitation à faire passer ses doigts dans les longs et soyeux cheveux noirs d'Aozora, il lui demanda si tout allait bien.

« ... Je sais faire le ménage, mais je n'ai jamais eu à coiffer les cheveux de ma propre fille, avoua Nokomi, un brin malaisée. Je ne sais pas... comment faire une tresse.

- Ne vous inquiétez pas, Majesté, je ne vous juge en aucun cas. Je peux vous aider, si vous le désirez.

- Vous savez comment faire des tresses, Monsieur Zen ?

- Oui. Je n'en ai pas l'air, mais j'ai déjà eu des enfants à peigner, dont quatre magnifiques filles. Je sais comment. »

Il s'agenouilla doucement derrière Aozora alors que Nokomi lui passait le peigne.

« Vous avez de si jolis cheveux, Princesse Aozora, commenta-t-il pour la détendre. Que dites-vous d'une nouvelle coiffure ?

- Oui, répondit timidement l'enfant.

- Après, j'attacherai vos cheveux avec un beau ruban de couleur. Vous pouvez choisir la couleur que vous voulez. »

Zen fouilla dans l'encolure de son kimono brun et en ressortit trois rubans de satin. Un blanc, un doré et un bleu. Il tendit le bras pour les montrer à l'enfant pour qu'elle puisse choisir la couleur qui lui plaisait le plus. Alors que l'attention d'Aozora était rivée sur les rubans, Nokomi regarda Zen séparer la queue de cheval en trois mèches égales. Elle retenait avec attention chaque mouvement et se promit de l'apprendre plus tard quand elle se sentirait plus en forme. La tresse terminée, le hunter solidifia la coiffure avec un petit élastique.

« Quel ruban avez-vous choisi, Princesse Aozora ? questionna-t-il.

- Le doré, annonça-t-elle en lui tendant de sa petite main.

- Allons-y pour le doré. »

Il plaça l'ornement et fit une belle boucle. Libérée, Aozora alla se regarder dans la glace en tournoyant sur elle-même, les yeux rempli d'étoiles. Les adieux avec sa mère arrivèrent. Soudain, l'enfant ne voulait plus quitter sa maman. Elle se mit à pleurer, enlaçant Nokomi longuement.

« Nous allons nous revoir, ma belle, la consola Nokomi en caressant son dos. Ce n'est qu'un voyage avec Maître Shuga et Monsieur Zen. Je sais que ça te fait peur, mais tu verras. Tu vivras de belles aventures comme ton grand frère Chagum a vécu aussi. Fais autant confiance à Maitre Shuga et Monsieur Zen que moi. »

Lorsqu'elle arriva à décrocher sa fille de sa tunique, la Seconde Impératrice retira une de ses boucles d'oreilles. Elles étaient encore en luisha, mais elles étaient sculptés en de petites étoiles à cinq branches et étaient polies. Nokomi déposa le bijou dans le creux de la petite main d'Aozora avant de lui refermer les doigts. Elle se redressa et regarda Zen.

« Je vais effacer toutes nos traces après notre passage, rassura Zen. Au revoir, Majesté. Allons-y.

- Mama ! s'écria Aozora en voyant sa mère sortir de l'abri.

- Viens, Princesse Aozora, il faut y aller.

- Mais... Mama ! »

Zen ferma les yeux et inspira profondément. Les adieux comme ceux-ci étaient toujours déchirants à voir. Lorsque le hunter sortit de la cour du palais, le crépuscule commençait à descendre. L'enfant pleurait toujours, serrant le cadeau de sa mère contre son cœur. Mais elle trébucha sur une dalle du chemin qui menait vers le Haut Ougi et échappa son trésor. Zen lâcha sa petite main et alla récupérer ledit objet.

« Conserve-le précieusement et ne le perds pas, avertit-il. Ne laisse jamais partir ce qui est précieux pour toi. »

Aozora avait encore envie de pleurer, mais, étrangement, elle se retenait de sangloter. Seules ses larmes roulaient sur ses petites joues rondes. Zen la trouva courageuse. Il s'agenouilla à son niveau et observa le petit bijou étoilé avant de le redonner à sa nouvelle propriétaire.

« C'est un luisha. Protège-le bien. À partir de maintenant, la petite princesse que tu étais est morte. Dorénavant, tu ne vivras que sous le nom d'Aozora. Quel que soit ma mission, je la mène à son terme. Je ne permettrais pas qu'il t'arrive quoique ce soit. C'est mon devoir. Ça te sera difficile, mais tu dois le supporter et survivre. Si tu y parviens, tu pourras sans l'ombre d'un doute revoir ta maman un jour. »

Zen connaissait chaque rue de la ville. Chaque ruelle, chaque canal, chaque endroit où un homme pouvait rester discret, chaque place où une victime pouvait se cacher. Il savait où il allait. Il s'arrêta pour acheter des shuriji – les meilleurs en ville – et un paquet d'hekimoom si la petite se sentait d'humeur à y goûter.

Après avoir marché un moment, Aozora commença à chigner sur le fait que ses jambes lui faisaient mal et elle prenait du recul par rapport à lui dans la marche. Elle n'avait qu'une envie : s'asseoir. Zen savait que son abri temporaire n'était pas loin, mais l'enfant n'était pas habituée de marcher aussi longtemps. Il se pencha et lui montra son dos.

« Monte. Je vais te porter sur mon dos. »

L'enfant le dévisagea.

« Qu'est-ce qu'il y a ? s'impatienta le hunter. Dépêche-toi et monte.

- ... Quoi ?

- Oh ! comprit-il. Te porter sur mon dos signifie que tu vas pouvoir te reposer. Dès leur plus jeune âge, les enfants – en particulier les roturiers – sont portés sur le dos de leurs parents, leurs grandes sœurs ou frères et même leurs tantes et oncles. C'est ainsi que tout un chacun grandit. Viens, maintenant. »

Il prit sa petite main et lui montra comment embarquer sur son large dos.

« Tu vois ? C'est plus facile et ça réchauffe. Nous arrivons bientôt, mais peut-être que mon "bientôt" est différent de ton point de vue. Après tout, tu n'es qu'une enfant. »

L'abri temporaire qu'il avait choisi était l'ancienne demeure dans laquelle les hunters en présence de Shuga avaient épié les faits et gestes de Tohya, le garçon à tout faire, quand ils avaient essayé de retracer l'endroit où se cachait la lancière Balsa et le prince à l'époque. Mais pour se faire, Zen avait dû trahir une amitié fragile, qui venait à peine de se créer avec Tohya. Même si son devoir à l'époque était de savoir où Balsa se cachait, il avait dû former un lien avec le garçon en tout premier lieu. Et suite à l'incendie du moulin, il n'avait pas pu – avant un long moment – demander pardon à Tohya. Ce n'est après que l'œuf soit libéré du corps de Chagum et que ce dernier soit de retour au Palais que Zen avait pu demander pardon à Tohya et à Saya en leur livrant un colis du prince.

Zen reconnut l'endroit, la rue. Il y avait une barrière en bois qui faisait le tour de la demeure et il y avait un puit artésien qui permettait d'extraire de l'eau potable. Il y avait quelques bûches de bois alignées sur le mur extérieur et les portes coulissantes étaient toujours en bon état. Il était surprenant que la maison ne fût plus habitée depuis trois ou quatre années désormais. Mon l'avait repéré au début de la guerre, il y avait huit mois environ, et avait choisi de le louer pour quand les hunters auraient besoin d'un refuge lors des missions d'espionnages se déroulant au Bas Ougi. C'était particulièrement pratique pour repérer les Talsh et prévenir les possibles assassinats secrets.

Zen déposa Aozora sur le sol, le temps de trouver la clé en bois qui était cachée dans les branches d'un buisson. Ledit objet était en fait un manche en bois, dont l'extrémité était forgée en forme de crochet rectangulaire. Il repéra un trou dans la porte coulissante en bois et inséra l'extrémité de la clé à l'intérieur. Il la tourna vers la droite et la planche qui bloquait l'entrée se souleva pour la déverrouiller.

« Nous y voilà, Aozora. »

L'enfant avait un regard qui démontrait une vive curiosité. Elle resta un moment proche des jambes de Zen, puis entra dans la pièce principale. Elle ne parla pas beaucoup.

« Tu as faim ? lui demanda-t-il en allumant le feu dans le foyer irori, faisant ainsi chauffer l'eau pour du thé.

- Un peu... »

Quand il déposa deux shuriji dans une petite assiette en bois, avec une tasse de thé fumante, Aozora dévisagea la nourriture. Or, son ventre cria de famine et elle ne put s'empêcher de prendre la boule de riz façonnée et la sentir.

« Ça s'appelle des shuriji. C'est une boule de riz façonnée à la main dans laquelle se trouve de la viande, séchée ou pas, finement coupée en dés, d'abord cuite dans du sel et du sucre, qu'on a fourré à l'intérieur. Moi, j'adore, tenta de la convaincre Zen en prenant une bouché de son shuriji avec appétit. »

L'enthousiasme de l'homme convainquit la petite princesse qui mordit timidement à l'intérieur. Elle n'avait pas assez mangé de la boulette pour atteindre la viande, mais le riz salé aromatisé d'épice et de graines de sésame la fit changer d'idée et son estomac prit le dessus sur ses pensées. Zen sourit en la voyant enfin manger ses portions.

« Est-ce que tu veux un dessert ? lui demanda-t-il gentiment.

- Est-ce que ce sont des marzipans ? questionna Aozora. »

Elle faisait référence à une sorte de bonbons colorés pressés en forme d'oiseaux et de fleurs faits avec de la farine de riz blanc et du sucre pur. Ces petits gâteaux sucrés fondaient en bouche. Ils étaient très communs parmi les habitants des Palais Impériaux.

« Non, mais ils sont tout aussi sucrés, expliqua-t-il en fouillant dans leurs sacs. Ça s'appelle des hekimooms... ton grand frère en raffolait.

- Chagum-Oniisama connait ces bonbons ?

- Oh oui. Tous les enfants ici en mangent. »

Il prit un hekimoom, le déposa dans sa grande paume de mainet le lui tendit pour qu'elle puisse l'observer. En fait, il lui en offrait un pour qu'elle y goûte. Encore une fois, elle le prit dans ses petits doigts, sentit l'odeur et croqua timidement. Une garniture aux haricots rouge emplit sa bouche et son regard s'illumina.

Oh non, j'ai fait une autre victime d'hekimoom ! s'amusa Zen.

L'enfant ne lâcha pas la boucle d'oreille de sa mère. Aozora commença à se frotter les yeux. À ce moment-là, le hunter déroula deux futons et prit deux couvertures. Il aida la princesse à défaire sa coiffure. La petite lui demanda s'il pouvait la peigner de la même façon le lendemain et il lui répondit qu'il le ferait avec plaisir.

« Je vais t'emprunter ton petit bijou un instant, si tu me le permets.

- Pourquoi ?

- Je vais l'attacher à une ficelle et tu pourras le porter autour de ton cou. Ça le sécurisera et nous ne le perdrons pas à nouveau. »

Zen fouilla dans son sac et en retira une ficelle en cuir. Il y glissa l'anneau qui tenait la pierre polies et attacha les extrémités en nœud. Il proposa à Aozora de ne pas dormir avec, par peur qu'elle ne s'étouffe durant son sommeil, mais qu'elle pourra le reporter dès le réveil.

« Il est très important que tu le déposes au même endroit pour te souvenir où tu l'as mis quand tu le retires pour la nuit, la prévint-il en lui offrant une petite pochette en soie bleu à motif. Tiens, glisse-le à l'intérieur. »

La princesse s'exécuta et ils se couchèrent enfin, la lueur du foyer servant de veilleuse temporaire. Il n'avait fermé les yeux que pendant quinze minutes lorsqu'il entendit renifler. Zen se redressa sur ses coudes.

« Aozora, tu pleures, ma petite ? »

L'enfant se retourna vers lui, les yeux embués de larmes.

« Mama n'a pas mis ma poupée dans mes affaires..., pleura-t-elle.

- Oh, cocotte... on ira te trouver une nouvelle amie demain qui se cherche aussi de la compagnie, d'accord ? Je sais que c'est difficile de dormir seule, mais ça ne sera que pour une nuit. »

Aozora se rapprocha de lui en rampant sur le futon.

« Je peux dormir avec toi ? demanda-t-elle timidement. »

Zen sourit et hocha la tête, soulevant sa couverture pour qu'elle vienne se blottir contre lui. Il rabattit sa couverture sur leurs corps et, paternellement, déposa son bras musclé autour de son frêle corps. Ce geste lui rappela ses enfants quand ils n'étaient encore que des bambins et venaient se faufiler dans les draps dans la chambre des maîtres au petit matin. Ses plus jeunes filles, Keiko et Misaka – âgée de sept ans – venaient encore trouver la chaleur des bras de leurs parents, de temps en temps.

Ces souvenirs restèrent à tout jamais gravés dans sa mémoire. Aozora avait besoin d'une présence et elle n'avait jamais su ce qu'était d'avoir un père protecteur, qui faisait passer sa famille bien avant ses fonctions. Mais elle était en sécurité avec lui et jamais il ne laisserait qui que ce soit faire du mal à une enfant, noble ou roturière. Il n'y avait aucune différence pour lui. Un enfant restait un enfant, peu importe les circonstances de sa naissance.

Zen s'endormit sur cette pensée, écoutant la respiration calme de la petite princesse qui avait sécher ses pleurs comme une grande.