Update 2022
Kazoku no Moribito
Gardien de la famille
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Partie III
Chapitre 20
Les tensions éclatent
Un après-midi, alors qu'Alika ressentait le besoin de se reposer et de faire une sieste, Nao passa à côté d'elle. Il l'arrêta et lui dit d'un ton incroyablement froid :
« Tu es enceinte. »
Sa grande sœur voulut l'ignorer, mais une colère sourde se réveilla à l'intérieur de sa poitrine et se répandit dans tout son corps.
« Et alors ? Je ne le serai plus bientôt... Ça ne te regarde même pas ! Si tu n'as pas d'utérus, si tu n'es pas enceinte, alors tu n'as pas un maudit mot à dire là-dessus ! Et même si tu en avais un, tu n'es pas enceinte, donc, tais-toi ! J'ai assez foi en Maman pour savoir qu'elle ne t'en aurait jamais parlé, grogna Alika. Tes gardiens spirituels ont sans doute dû te le dire. Leesiah, sors de ce corps et arrête ta comédie !
- Je suis Nao !
- Sois, si tu l'es vraiment, tu me respecterais.
- Je t'ai toujours respectée, mais je n'aime pas la décision que tu prends. Tu es donc un assassin, lui jeta-t-il sans scrupule.
- Quoi ?! rugit-elle, furibonde. Qu'est-ce que tu as dit là, Nao/Leesiah ?
- Tu devrais accepter ce qui t'es arrivée, ton agression, puisque c'est quelque chose de beau qui vient de cette tragédie. C'est une invitation à voir autrement les choses... c'est une vie sacrée, et l'enfant doit-il être puni pour le crime que son père a fait ? »
Le regard d'Alika s'était considérablement assombri et elle serra sa lance nettoyée et polie dans ses mains. Tellement fort que ses jointures en étaient blanches. Elle menaça son petit frère.
Discrètement, Tomoe qui marchait vers la porte d'entrée pour aller chercher des provisions glacées, entendit la remarque de Nao. Elle était sidérée, derrière le rideau qui servait de porte entre la pièce qui la séparait du frère et de la sœur.
« Franchement, tu t'entends parler ? Tu as le culot me parler comme ça ! Sais-tu réellement ce que j'ai vécu ?
- Une agression.
- Exact, et tu sais ce qui est arrivée pendant ce temps ?
- Un bébé.
- Non, pas juste ça... pas cette chose… Je viens de me faire agresser et j'ai perdu Amaya. La femme que j'aimais. Tu trouves ça encore beau comme tragédie, toi ?
- Son heure était venue. »
Chaque parole que son petit frère lui disait lui faisait l'effet d'un coup de poignard dans le ventre. Il était neutre, ne démontrait aucune émotion. Alika était certaine que c'était un esprit qui avait possédé son petit frère, car le Nao qu'elle connaissait ne l'aurait jamais à ce point rabaissé.
« Mais ferme-là, enfin ! explosa-t-elle. Et si c'est vraiment Leesiah qui parle et se fait passer pour mon petit frère, alors je vais te dire : je ne sais pas ce que j'ai fichu dans une de tes vies pour que tu me haïsses à ce point pour me couler plus que je ne le suis présentement, mais tu ne m'aimes pas et tu es prête à tout pour parvenir à tes fins. Fais gaffe parce que la prochaine fois, j'appelle Nahoko et elle va te faucher ! »
N'en pouvant plus, elle se dirigea ailleurs dans la grotte, loin de lui, essayant de ne pas montrer ses larmes, mais elle fonça droit dans Tomoe qui venait en sens inverse.
« Désolée..., s'excusa Alika.
- Ce n'est rien. »
Soudain, Tomoe attira Alika dans ses bras. La jeune femme fut tellement surprise qu'elle ne pensa même pas à se dégager. Puis, la femme Yakue l'invita à aller marcher à l'extérieur en avertissant Tanda et Balsa qu'elles sortaient prendre l'air.
« Je m'appelle Tomoe, je suis une amie de ton père, se présenta-t-elle alors qu'elles marchaient sur le petit sentier.
- Alika...
- C'est un beau nom. Tu sais, ta Maman s'est beaucoup inquiétée face à ton absence.
- ... Je ne pouvais pas aller plus vite...
- Ce n'est pas grave. Tu es ici, en sécurité, avec nous. C'est l'important.
- ... Vous avez tout entendu, pas vrai ?
- Oui, malheureusement... je n'arrive toujours pas à croire qu'un gamin de dix ans ait pu te jeter de telles choses, c'est horrible. Vraiment horrible.
- Une qui est enfin de mon avis... en fait, je ne sais pas du tout si c'était vraiment lui, ou un esprit qui se faisait passer pour lui... mais si c'est le cas, je vais devoir prévenir Grand-Mère parce que Nao commence à jouer avec le feu et met en danger la vie des êtres incarnés... »
Alika regarda Tomoe et s'excusa.
« Pourquoi t'excuses-tu ? questionna la femme Yakue.
- J'ai utilisé mon jargon en tant que médium... alors tu n'as peut-être pas compris ce que j'ai voulu dire. Je vois les esprits, tout comme mon petit frère... Lui, ou les esprits, ont dû être mis au courant de ma grossesse non-voulue grâce aux énergies... je ne connais pas son niveau de connaissances sur le monde spirituel, les gardiens, et tout ça... mais il n'a pas affaire à se mêler de ma vie privée.
- Ne t'inquiète pas. Et je t'appuie sur ce fait. Même si je ne comprends pas tout en profondeur, j'ai saisi les principaux enjeux de la situation et quelques thèmes spirituels.
- ... pourquoi je parle avec toi, librement sans censure, alors que je ne te connais pas ?
- Peut-être parce que parler avec une personne que tu ne connais pas, qui ne te connait pas non plus et qui ne risque pas de te juger, a un regard différent de celui de tes proches et de tes amis.
- Tu dégages une bonne énergie, la complimenta Alika. Je me sens en confiance avec toi. C'est étrange à dire. »
Tomoe sourit.
« Ce n'était pas le cas avec ta mère, à la première impression.
- Ah ?
- Bref, c'est une longue histoire. Tu sais, Alika... je ressens parfaitement ta douleur.
- Ah oui ? »
La fille Balsa tourna les yeux vers elle en continuant de marcher dans la forêt enneigée.
« Perdre la personne qu'on a aimé... avoir des abus sexuels... et se faire avorter... je connais tout ça pour l'avoir moi-même vécue. »
Alika s'arrêta et observa Tomoe.
« Vraiment ?
- Je sais que ça peut sembler être une coïncidence pour toi, mais qui sait ? Peut-être que le destin a décidé que nous nous rencontrions pour justement se comprendre.
- Peut-être... toi, tu ne crois pas que je sois un "assassin" de faire ça ? Je veux dire...
- Pas du tout. Tu n'as pas le choix. Je ne pense pas que tu seras capable d'aimer cet enfant qui est le produit d'un crime et de cet évènement qui a fait en sorte que tu perdes ta petite-amie... il ne mérite pas que tu déverses ta haine sur lui. Il est préférable, dans ces situations, de tuer le poussin dans l'œuf plutôt que de le martyriser et le négliger, une fois éclos. »
La fille de Balsa s'arrêta et regarda la neige après ses confessions.
« Qu'as-tu vécu... Tomoe ? osa-t-elle demander, la gorge serrée.
- J'ai été agressée vers l'âge de quatorze ans, par un garçon de mon village. Le village de Yashiro. Je suis tombée enceinte suite à cela... j'ai compris alors que j'étais fertile dès ma première fois.
- On t'a aidée, toi aussi ? »
Alika se retrouva triste et compatissante. Elle recevait des informations via l'énergie de Tomoe, sans même pouvoir les bloquer.
« Oui..., affirma Tomoe. La chamane de mon village m'a aidée. Elle a été fabuleuse, patiente, compréhensive. Grâce à elle, j'ai pu retrouver un cours de vie normal. J'avoue que l'enfant que j'ai viré continue parfois de me passer en tête et je me demande à quoi aurait ressemblé ma vie si je l'avais gardé... il aurait eu vingt-deux ans cette année.
- Oh...
- Mais j'ai eu peur... je ne voulais pas me retrouver seule avec bébé à ma charge avec un père ignorant, lequel j'aurai caché son identité. J'ai aussi fait ça pour l'honneur de ma famille : elle aurait été dévastée et aurait été la risée du village avec un tel événement. Les villages Yakue n'acceptent pas les alliances au sein d'un même village, même si les personnes sont de très lointains cousins éloignés... alors savoir que j'étais enceinte... Je ne pouvais pas leur faire subir ça, encore moins à ma propre personne.
- Et... tu penses à cet événement, à tous les jours ?
- Pas tous les jours. Juste à des moments spécifiques de l'année. Et après, je me dis que c'était mieux que ça se déroule de cette façon. Si j'avais le choix, si on m'avait donné la chance de retourner à cette époque et de tout recommencer à zéro, j'aurais toujours choisi la même et seule option possible, sans regret. C'était une poussière d'ange. Et j'ai beaucoup apprise. Je suis devenue plus conciliante avec moi-même, je me suis offert le pardon et l'amour que je méritais de recevoir. »
Ses paroles aidèrent la jeune guerrière à y voir plus clair avec sa décision. Elles l'apaisèrent. Alika ne put s'empêcher de verser quelques larmes, lesquelles ne passèrent pas inaperçues à ses yeux.
« Désolée ma belle, je ne voulais pas—
- Ça va, la rassura-t-elle. Entendre ton récit m'a aidée à y voir plus clair. Et je me sens vraiment moins seule dans tout ça... quel âge as-tu maintenant, Tomoe ?
- J'ai eu trente-six ans en début d'année.
- Tu es donc plus jeune que Papa et Maman.
- Oui.
- Tu m'as dit que tu avais perdu la personne que tu aimais toi aussi— »
Alika se coupa net dans son élan. Elle regarda derrière Tomoe en y voyant un homme apparaître et s'approcher d'elle. Il avait les traits typiquement Yakue, autant dans ses vêtements qu'à la façon dont ses cheveux étaient attachés.
« Tomoe ?
- Oui ?
- Tu sais... je sais que je sors du sujet... mais je crois que l'homme qui te suit était, et est, ton fiancé.
- Qui ? Qui me suit ? craignit-elle légèrement. Je ne vois rien...
- Un homme Yakue. Il est devenu ton deuxième gardien après sa mort et a continué de veiller sur toi, expliqua Alika en pointant la silhouette de son fiancé. »
Tomoe s'arrêta net.
« ... Tu es vraiment médium... »
Un brin malaisée, elle lui posa des questions quant à son fiancé.
« Alors dis-moi... tu dis que mon fiancé est derrière nous ?
- Oui. Il est majoritairement toujours avec toi.
- Connais-tu son nom ? tenta-t-elle, pour la tester. Ce n'est pas que je doute, mais...
- Il s'appelle Kajika, ça signifie marcher sans bruit... »
La médium arqua un sourcil.
« Il te faisait souvent sursauter, n'est-ce pas ?
- Oui ! rit-elle. J'en suis restée marquée à jamais et je suis nerveuse. À chaque fois, je le réprimandais et lui disais que je ferai une crise cardiaque.
- Il dit que tu l'as déjà assommé avec une poêle en fonte...
- Il faisait noir ce soir-là ! Et... il ne m'avait jamais dit qu'il rentrerait plus tôt, donc j'ai eu peur et ce fut ma seule arme. »
Elles rirent de bon cœur. Apaisée, Tomoe joua avec ses doigts.
« Après m'avoir pardonnée et appris de cet événement, j'ai rencontré Kajika du village d'Okka, qui était en visite. Nos sorties se sont multipliées et comme nous n'étions pas du même village, il a fait la demande de se fiancer à moi.
- Le village d'Okka ?
- Oui. La plupart des gens vivant dans le village sont des Yakue pur souches, mais Okka a souvent été mélangé avec des Yogoese. Nous allions se marier lorsqu'il est décédé. Il pêchait avec d'autres de ses confrères à la mer. On ne m'a remis que sa bague, laquelle je porte toujours à mon cou... mais à force de t'écouter parler, je ne pensais pas que l'amour persistait même après la mort... enfin, oui, mais... est-ce qu'on peut être en couple avec un esprit sans le savoir ? »
Alika hocha la tête positivement.
« Dans presque toutes tes vies il était présent, dit-elle avec douceur. Il m'a demandé de te passer le message comme quoi il était toujours à tes côtés. Il ne veut pas que tu te bloques d'aimer quelqu'un d'autre dit de "vivants", mais que bien sûr, tu resteras à jamais sienne. Que tu es à lui, juste à lui. Il me parle d'un châle ou une ceinture... il a une très grande signification.
- ... Bien sûr. Il est coutume que dans les familles Yakue où les filles vont se marier d'envoyer les fils, ou filles, aînés au marché pour acheter des écharpes comme celles-ci, avant le jour du mariage.
- As-tu toujours le tiens ?
- Oui.
- ... Il est de couleur mauve, avec ton nom brodé dessus en or, n'est-ce pas ? »
Tomoe la regarda, ahurie.
« Oui... il te l'a dit ?
- Non. J'en l'ai su instinctivement. Et aussi parce que Maman en a eu un lors de son mariage avec Papa. Il avait de petites clochettes accroché sur les lisières.
- Effectivement, les châles sont ainsi créés.
- Je sais que tu es normalement sensée le porter qu'avant ton mariage, mais Kajika aimerait que tu le reportes. Autour de ton cou, comme écharpe, ou sur tes épaules.
- Ça reviendrait à renverser les traditions du village... mais pourquoi pas ?
- Enfin ! il doit bien y avoir des femmes veuves, si ? Ce pourrait être une façon de vous distinguer... ou pas, si vous désirez rester discrètes. »
La jeune adulte sourit et la femme Yakue lui renvoya son sourire alors qu'elles continuaient leur chemin. Cet événement et ces confessions les rapprochèrent énormément d'une façon dont elles n'auraient jamais imaginé.
Tanda alluma le feu pour préparer le repas du soir et il alla voir sa fille aînée avec le thé, encore une fois. Il fut surprit de voir que Tomoe et elle avaient développé une grande proximité.
« Tiens, ma belle, bois ça. Tu dois l'avoir fini en une heure.
- Merci...
- Comment tu vas ? Je vois que tu as fait la connaissance de Tomoe. »
Alika sourit en regarda l'ami de son père.
« Oui. Nous avons beaucoup de choses en commun elle et moi.
- Content de voir que vous vous entendez bien.
- ... Papa ?
- Oui ?
- Est-ce que ça va vraiment fonctionner, ce remède ? s'inquiéta-t-elle en regardant la tasse. Je n'arrête pas d'en boire, mais je n'ai pas de crampes au ventre...
- Ça peut prendre du temps, mais je te jure que ce remède aidera. Je l'ai offert quelques fois à des femmes qui sont tombées enceintes et qui étaient venues me voir. Elles sont par la suite revenues me voir afin d'éviter une possible hémorragie et que je puisse les soigner, pour qu'elles puissent être en mesure de porter des enfants par la suite... au moment opportun.
- D'accord. Et tu n'as aucune culpabilité de les avoir aidé ?
- Non. Je sais me détacher de mes émotions lors de ma profession. Pourquoi toutes ces interrogations soudaines, Alika ? Quelqu'un ici t'a-t-il fait culpabiliser ? »
Tomoe et Alika se jetèrent un coup d'œil furtif. Pour toutes réponses, ce fut la jeune femme Yakue qui prit la parole.
« Tanda, avec tout le respect que je dois à ta famille... je pense que tu devrais surveiller ton fils.
- Lequel ? J'en ai trois.
- Ah oui, c'est vrai... le plus vieux... je pense qu'il se passe des choses pas très saines au niveau spirituel. Je ne suis pas médium, mais je peux le sentir.
- J'en prends note et je prendrai les mesures nécessaires. »
En soirée, Torogai passa son petit Usanezumi aux enfants tout en surveillant qu'ils s'endorment bel et bien. Cette fois-ci, c'était le tour d'Aozora d'avoir le petit animal de compagnie. La chamane alla s'asseoir aux côtés de Shuga.
« Je ne pensais pas que vous aimiez autant les enfants, cher liseur d'étoile naïf.
- Hé bien, moi non plus figurez-vous. Je croyais qu'ils m'énerveraient et m'ennuieraient, mais non. Peut-être parce que j'ai beaucoup de patience.
- Ça pourrait aussi expliquer ce fait-là. Parfois il est surprenant de se découvrir des capacités qu'on ne pensait jamais avoir. Pensez-vous à vous trouver une compagne lorsque la guerre contre l'empire Talsh sera terminée et qui vous donnera une marmaille d'enfants ? s'enquit Torogai, de but-en-blanc.
- Eh... je n'y ai pas encore réfléchi, répondit-il, un brin malaisé.
- Il serait bientôt le temps.
- Probablement...
- Il y a un temps dans la vie des hommes – et des femmes également – où l'envie d'avoir des enfants arrive lentement, mais sûrement. C'est peut-être ce qui vous arrive en ce moment.
- Peut-être avez-vous raison. Je m'occupe d'Aozora comme si elle était ma propre fille. Je l'adore.
- Très mignon... »
C'est alors que Tomoe alla les rejoindre. Shuga se retrouva donc entre deux femmes d'origine Yakue. Torogai jeta un œil à l'énergie de la nouvelle arrivante. Un petit sourire se créa sur ses lèvres ridées.
Alors que Tanda était occupé à faire le tri de ses herbes médicinales, Nao, assit à ses côtés avec un livre, entama le délicat sujet qui préoccupait beaucoup Alika – et ses parents. Le père de famille sut que c'était le bon moment pour tâter le terrain au niveau spirituel et découvrir ce qui s'y tramait.
« Papa ?
- Oui, qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu en penses quoi, toi, des femmes qui retirent une vie de leur ventre intentionnellement ? »
Il arrêta sa main qui allait sur un paquet d'herbes avant de se retourner vivement, surpris. Le père de famille sut que c'était le bon moment pour tâter le terrain au niveau spirituel et découvrir ce qui s'y tramait.
« D'où sors-tu ce sujet-là ?
- Je sais qu'Alika est enceinte...
- Qui te l'a dit ? Elle-même ?
- Non... ça se ressent dans son énergie, avoua-t-il. Et les esprits me l'ont dit. Elle ne veut pas le garder...
- Tu n'étais pas sensé savoir ça. Si ce sont les esprits qui te l'ont dit et ont épié Alika, ce n'est pas bien. C'est très irrespectueux et c'est une atteinte à sa vie privée, même si elle est ta sœur. Si un quelconque esprit a une dent contre elle, je lui demanderai de partir s'il n'est pas content. Il s'agit du corps de ma fille et personne ne va décider à sa place quoi en faire, pas même moi.
- Mais...
- Je t'en prie, je n'ai pas envie d'en parler ni de m'éterniser sur ce choix-là. Alors s'il te plait, laisse ta grande sœur se reposer. Elle en a assez comme ça en essayant de se redresser de son traumatisme. C'est ma fille et je veux qu'on la respecte et qu'on en prenne soin. »
Nao ne dit plus rien et retourna à sa lecture, sans rien ajouter de plus. En général, Tanda n'était pas du genre à pencher plus d'un côté que de l'autre, mais ces temps-ci, quiconque manquerait de respect à sa fille aînée se ferait tout de suite virer de bord. Directement comme indirectement.
Depuis son retour à la grotte, Alika chercha à se blesser physiquement. Elle laissa même Motoko et les jumeaux lui sauter dessus, sur le ventre. Tomoe comprit que malgré la médication que lui donnait son père, elle était déterminée à se faire mal physiquement pour ne pas garder l'embryon qu'elle portait en ce moment, par peur que ça n'échoue. La jeune femme Yakue avait même dû empêcher la médium de se jeter du bas d'une falaise – pas trop haute – sur le ventre.
Seul Nao refusait de l'aider et continuait de la faire culpabiliser. Ce qui en vint à une énorme dispute entre les deux aînés de la famille, dans le vestibule de la grotte. Alika soupçonnait que Leesiah était à l'origine de leur discorde, mais elle ne savait pas si Nao était conscient ou inconscient. Elle n'avait pas d'autre choix que de se défendre et se protéger. Jiguro avait été capable de retirer l'esprit une première fois, mais il ignorait lui-même comment faire pour distinguer l'énergie de Leesiah de celle de Nao. Leur énergie était trop similaire ! Et les gardiens du garçon faisaient barrière entre l'ancien Lancier du Roi et leur protégé.
« Es-tu en train de te foutre de ma gueule ? vociféra Alika. Je viens de me faire agresser et j'ai perdu Amaya ! La femme de ma vie ! Et toi, dans tout ça, tout ce que tu trouves à me dire ce sont ces conneries ?! De quoi tu te mêles ?!
- Tu crois que Maman aurait avorté, elle ? Tu crois qu'elle t'aurait fait tuée avant même que tu ne naisses ?
- Laisse Maman en dehors de ça ! Ce sont mes affaires, tu m'entends ?! Mes affaires ! Je ne veux pas de cette chose ! Pas dans de telles circonstances ! »
Alika criait sans retenu. Elle tremblait.
« Dès la conception, il s'agit d'un être en devenir, qui ne mérite pas qu'on abrège sa vie, rétorqua Nao en observant sa grande sœur droit dans les yeux. Il a été décidé que cet enfant naisse, s'incarne sur terre et ait une vie et que ce soit toi qui le portes.
- Tu es ignoble, Nao/Leesiah !
- Arrête de m'appeler Leesiah !
- Je m'en fiche ! Tant et aussi longtemps que vous vous faites passer l'un pour l'autre, je ne ferai aucune distinction... Mais dans tous les cas, t'es encore plus ancré que Papa et Grand-Mère Torogai sur les valeurs Yakue ! Je ne vais pas m'imposer un enfant si je n'en ai pas les moyens ou pas l'envie ! Il y a déjà assez d'enfants malheureux sur terre. Et, de surcroît, nous sommes en temps de guerre !
- Tu retires une âme qui allait naître ou s'incarner. Tu imagines tous les orphelinats du monde des esprits pleins à craquer parce que les femmes de ton genre se font avorter ?
- De mon genre ?! grogna-t-elle. Je n'ai pas le choix, même si je suis médium !
- Tu ne peux pas le nier, Alika. Toi aussi tu connais le monde des esprits et les règles des morts et des naissances des âmes.
- Oui, je les connais. Mais je vois aussi les esprits, et même, depuis plus longtemps que toi ! Les esprits sont d'accord avec mon choix et, crois-le ou pas, ils comprennent ça ! Si tu ne me crois pas, demande-leur, ils vont te dire la même chose ! Cette âme n'a pas choisi, tu m'entends, n'a pas choisi de se réincarner. Elle n'a rien signé du tout ! Tu n'as pas le droit de me dire ceci, en tant que médium ! Tu crois que Maman a fait exprès de perdre Kasem ?! Tu crois que j'ai choisi socialement de me faire agresser ? Mon éducation sexuelle, je l'ai eu ! Ne viens pas me dire le contraire que si j'avais été plus informée, j'aurai pu éviter ça, c'est très vexant !
- Tu fais exprès d'abréger une petite vie innocente, et ça c'est intolérable. »
La goutte fit déborder le vase. Alika n'écouta que son instinct de guerrière et elle relâcha la bête en elle, sautant sans scrupule sur son petit frère à la vitesse de l'éclair. Elle l'asséna de gifles plus ou moins violentes, cherchant à retirer cette esprit qui détruisait l'harmonie de sa famille. Elle emprisonna ses hanches entre ses cuisses et continuait de le taper, les larmes ruisselantes sur ses joues.
Elle le mordilla en hurlant et le griffa. Les jumeaux arrêtèrent leur course avec Fuyuko et observèrent leurs aînés en train de se battre, alors que Motoko allait chercher, en panique, sa mère et Chagum, avec Aozora.
« Avorter, pour toi, c'est tuer un être humain ? Mais tu t'entends parler, au moins ?! On croirait entendre un prête extrêmement religieux parler ! Mais malgré tout, parfois, on est obligé de le faire ! Je ne méritai pas ça ! Tu es en train de dire que je ne suis qu'une marde et que je ne vaux pas mieux que les gens ignobles et bourreaux sur terre ! »
Balsa se rua sur ses deux enfants et sépara sa fille aînée déchainée au point de se manger les coups à la place de Nao. La vision d'Alika s'éclaira et elle revit le visage de sa mère. Elle cessa de se débattre, mais la chaleur de la colère continuait toujours de se dégager de son corps. Tous les gens de la grotte s'étaient rassemblés pour voir ce qui se passait et d'où provenait ces hurlements. Les yeux et le visage d'Alika étaient cramoisis par la colère brute.
« Ça suffit ! tonna Balsa.
- Maman, il a dit que je tuais un être humain ! explosa Alika, pleurant à chaude larmes. Il a aussi dit j'étais un assassin et que je devrais, soi-disant, accepter ce qui m'est arrivée en me faisant agresser, puisque "c'est quelque chose de beau qui vient de cette tragédie", que c'est une invitation à voir autrement les choses ! »
Balsa arqua un sourcil et regarda sévèrement son fils.
« Qu'est-ce que j'ai entendu là ? grogna-t-elle. Tu as vraiment osé traiter ta propre sœur d'un tel titre ? Si tu as quelqu'un à traiter d'assassin, c'est bien moi, mais certainement pas Alika. J'ai tué des tonnes de gens. C'est moi l'assassin ici, pas elle.
- Mais tu ne nous aurais jamais avorté, toi, Maman. Alika, elle... par contre...
- Leesiah sort de ce corps ! ordonna la médium. Ce n'est pas mon petit frère qui parle en ce moment, c'est un esprit !
- Leesiah ? demanda Balsa, perdue. Dans tous les cas, qui que tu sois, Nao, ou je-ne-sais quel esprit, ne te mêle pas de la vie privée de ma fille ! Mon cas est différent du sien, on ne peut pas comparer son vécu et le mien, ni remettre en question nos décisions passées.
- Elle n'avait qu'à se protéger... elle porte bien une lance, si ? »
Les deux femmes en face de lui le regardaient, trop abasourdies et scandalisées par ces propos.
« Pardon ?! répéta Balsa, la bouche ouverte de stupéfaction. Qu'as-tu dit là, Nao ou Lis... chose ? Tu crois vraiment que ma fille aînée, en toute sincérité, n'a pas essayé de se défendre ce soir-là ?... On l'a droguée et attachée, nom de dieu Yoram ! Si elle n'avait pas été dans un état lamentable et si un garde de taverne l'aurait défendu, elle aurait été en mesure de pouvoir le faire ! »
Soudain, la main de Tanda vola dans l'air et il frappa le derrière de tête de Nao. Balsa leva les yeux, surprise, alors qu'Alika arrêta instantanément de pleurer de rage et que Motoko avait poussé un cri.
« Mais c'est quoi ces conneries ?! tempêta Tanda. Comment oses-tu jeter de telles paroles contre un membre de ta propre famille ?! Qui de plus, en face même de ta propre mère ?! Celle même qui t'a donnée la vie ?! »
Voir Tanda en colère, comme ça, Balsa n'aurait jamais cru voir le jour. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état de fureur. Un bref moment, elle en eut même peur.
« Elle-même qui est dans l'état le plus propice pour comprendre ce que vit ta sœur ! continua-t-il de tonner.
- Tanda..., murmura Balsa.
- C'est ta mère ! Et c'est ta sœur que tu as devant toi ! Tu n'as pas le droit de leur dire ça ! Tu crois qu'Alika a choisi de se faire agresser et de tomber enceinte, comme ça ?! Si tu es un esprit qui se fait passer pour mon fils, il me fera le plaisir d'invoquer les faucheurs pour qu'ils viennent te faucher... cependant, si c'est vraiment toi, Nao, qui me parle en ce moment, je vais te dire les vraies affaires. Ne dis pas que Alika n'a jamais été mise en garde à ce niveau et qu'elle aurait pu empêcher ça ! Ce que ta sœur a vécu, c'est un crime. Et ça peut mener jusqu'au suicide et la victime se sent dégueulasse jusqu'au plus profond de son âme ! Il y a des séquelles physiques et psychologiques qui resteront à jamais gravé dans sa chair ! Et si tu veux savoir, j'aide ta sœur à avorter. Dois-je être vu comme un monstre, moi aussi ?! »
Il y eut un long silence, alors que les sanglots d'Alika résonnaient dans le vestibule. Shuga avait emmené les enfants dans le salon avec Saya. Il voulait protéger leurs oreilles chastes. Nao leva enfin ses yeux bleus vers son père.
« ... Tu es chanceux que ton père soit intervenu, lâcha Balsa, sinon, ça aurait été ma claque au visage sans aucune hésitation. »
Chagum se souvint encore de la gifle monumentale que la garde du corps lui avait asséné quand il avait fui le village de Toumi. Il grimaça à cette idée et se dirigea lentement vers Alika.
« Papa..., murmura sa fille.
- Je n'arrive pas à y croire, Nao, continua Tanda, je n'arrive pas à croire qu'un gamin de dix ans puisse dire de telles choses... Tout compte fait, je pense bien que c'était un esprit qui parlait, car dire que le droit d'un fœtus est plus important que la sécurité et le bien-être physique et psychologique des victimes, c'est un cruel manque de respect envers elles. Et mon fils n'aurait jamais eu le culot de dire ça à un membre de ma famille... jamais.
- Tu ne peux pas forcer une femme à être enceinte et à porter un enfant qu'elle ne veut pas, termina Balsa alors que sa fille se redressait, aidée par Tomoe et Chagum. Ceci dit, devrais-je être vu comme l'assassin de Kasem qui est décédé dans mon ventre ? Dis-moi ? »
Son fils ne dit rien.
« Ai-je tué Kasem ? insista Balsa.
- ... Non..., finit-il par dire. »
Tout à coup, Alika repoussa violement son frère de ses parents, se mettant en barrière entre eux.
« Tu me dégoûtes..., s'écœura-t-elle. Une personne comme toi ne mérite même pas l'affection de nos parents. Maman ne mériterait pas d'entendre ça. Elle-même qui nous a porté dans son propre ventre ! »
Tanda les regardait, sans intervenir.
« Tu oses lui parler par après ? Décidemment, le monde des esprits t'influencent beaucoup trop... tu aurais mieux fait de ne pas naître avec ce don... ! Leesiah sera fauchée, je te le garantis et ta horde va t'abandonner ! menaça-t-elle. »
Sur ce, elle tourna les talons, suivi par Tomoe et Chagum.
« Ta sœur n'avait pas besoin d'entendre ça avec tout ce qu'elle a vécu jusqu'à maintenant, lui reprocha Tanda. Tu vas aller t'excuser auprès d'elle et t'excuser à Maman ensuite après que tu aies réfléchi à tes mots un moment dans la chambre. »
Tanda emmena Nao dans la chambre et compta son temps de punition.
« J'ai à lui parlé franchement, quand sa punition sera terminée, les informa Torogai.
- Nous devrions choisir une conséquence pour son comportement, proposa Balsa. Après, il y a ce truc d'esprit et de possession que je ne parviens pas à comprendre, car je ne suis pas une médium, mais je pense que c'est trop grave maintenant pour mettre cette théorie de côté... je ne sais pas comment on fait pour punir un esprit, si tel est le cas.
- Tanda et moi allons tout arranger. Les gardiens spirituels mènent leur propre enquête à cet instant même. »
Balsa hocha la tête et alla retrouver sa fille avec Tanda. Alika était assise sur le sol, le dos contre la paroi de la grotte, incapable de calmer ses pleurs, raide et tendue. Elle luttait contre la colère de son injustice et la tristesse d'avoir perdu Amaya. Chagum essayait de la calmer.
Peut-être pourrait-il faire de quoi pour elle..., espéra la lancière.
« Alika, s'il te plait, arrête de chercher à te faire mal... tu n'es pas responsable, tu m'entends ? tenta Chagum alors qu'il lui tenait un bras. Tu n'as pas à te sentir coupable de quoique ce soit...
- Je ne pouvais même pas débattre quand c'est arrivé..., pleura-t-elle en hoquetant vivement.
- Tu n'y es pour rien.
- Je ne voulais pas être engrossée, Chagum... je ne veux pas être une mère... je ne voulais pas qu'Amaya meurt... je ne voulais rien de tout ça... je ne voulais pas me faire agresser... être traitée comme un objet... »
C'était déchirant à voir, à entendre. Tomoe tira le bras opposé d'Alika : il y avait des marques d'ongles, fraîches dans sa chair. Certaines saignaient. Tanda comprit qu'elle essayait de surmonter sa douleur par de l'automutilation.
« Ne te fais pas mal, mon trésor, je t'en prie, essaya de la calmer son père. Je sais que c'est difficile pour toi, mais tu ne mérites pas de te blesser pour une situation que tu n'as pas provoquée. Te faire mal ne fera qu'étouffer cette douleur au lieu de lui faire face... »
À ce moment, elle se tint le ventre, prise de crampes avant de continuer à pleurer de plus belle. Tanda comprit que son remède était probablement en train de faire effet. Ses émotions n'aidant en rien son état physique. Et il comprit également que Nao, ou Leesiah, avait réussi son objectif : la faire culpabiliser. Elle toussa tellement qu'elle crut presque vomir. Tomoe essaya de la redresser.
« Nous savons tous que tu ne voulais pas, ma chérie, continua doucement de lui parler Tanda. Nao sera sévèrement puni. »
Ils restèrent un long moment sans parler. Finalement, elle parvint à se lever et fut conduite dans sa chambre pour qu'elle puisse se reposer de ses émotions.
