Update 2022
Kazoku no Moribito
Gardien de la famille
.
.
.
Partie III
Chapitre 21
Noirceur dans l'âme
Nao fut emmené par Tanda dans une des pièces vides de la Grotte des Chasseurs.
« Tu es en GRANDE difficulté, jeune homme. Je suis sérieux. Tu vas t'asseoir ici et penser à ce que tu as dit, le temps que je jette un œil ta grande sœur et que j'aie discuté avec ta mère à propos d'une conséquence appropriée relié à tes mots. Pas d'esprits avec toi, non plus. Je ne suis vraiment pas content ! Vraiment pas. Je quitte la pièce. Tu ne bouges pas d'ici. »
Son fils regarda les esprits et sa horde sortir de la pièce avec Tanda. Il ne voyait Leesiah nulle part. Contrairement à Alika qui était impulsive, il ne chercha pas à agripper un objet pour le lancer sur le mur. Nao préféra se recroqueviller sur lui-même et pleurer à chaude larme. Lui-même ne pouvait même pas se rappeler la moitié des phrases dites par Leesiah, et quand il avait essayé de l'empêcher de faire du mal moralement à Alika, elle avait été plus forte que lui et ne l'avait pas écouté. Tout ce que sa sœur se souviendrait de ce moment-là serait une image du corps de son frère, lui jetant des conneries en plein visage avec sa voix de garçon, pas celle de Leesiah.
« Qu'est-ce que j'ai ramené avec moi ? murmura-t-il. »
Bien sûr qu'il aurait aimé être un oncle. Ses parents auraient pu élever l'enfant à venir à la place d'Alika. Mais rien de tout ça ne se réaliserait. Et Nao aimait tellement les esprits, les voir heureux, qu'il se préoccupait plus d'eux que des êtres vivants... Il ne désirait pas non plus que sa horde l'abandonne un à un, car la majorité était d'entre eux étaient de bons esprits, mais Leesiah était une trouble-fête dont le masque était tombé. Mais comment expliquer ça aux membres de sa famille, à ses parents ? Alika serait en mesure de comprendre, mais c'était elle qui avait été directement attaquée spirituellement et elle était rancunière.
Il revit dès lors le regard sombre et colérique de Tanda et de Balsa, mais dans ses souvenirs, c'était surtout le visage de son père qui lui faisait peur. Une très grosse peur l'envahit soudainement, réalisant ce qui venait de se passer. Son père avait été vraiment enragé... vraiment, énormément enragé contre lui. Nao ne se souvenait même pas de la dernière fois où il l'avait vu être aussi fou de rage que ça. Une de ses paroles, bien distincte, lui revint à l'esprit.
Ce que ta sœur a vécu, c'est un crime. Et ça peut mener jusqu'au suicide.
« ... Et si Alika s'enlevait la vie après les paroles prononcées... ? Je serai moi-même un assassin ! paniqua-t-il. Leesiah s'est servie de moi que pour lui faire mal... »
Une autre parole lui revint en mémoire. Celle d'Alika, prononcée quelques jours plus tôt.
J'ignore ce que je lui ai fait antérieurement ou spirituellement, mais elle ne m'aime pas. Fais juste attention à ton corps quand tu canalises des esprits. Ça pourrait être dangereux, surtout pour toi.
Sa grande sœur avait eu raison depuis le début sur Leesiah, mais son excitation l'avait emporté et il avait ignoré ses avertissements. Il avait laissé un trop gros bénéfice du doute à une esprit qui aurait mérité qu'on se méfie d'elle. Leesiah s'était totalement moquée de ses sentiments propres pour sa famille, n'agissant que pour ses propres desseins. Nao continua de pleurer un moment. Tout compte fait, après mainte réflexion, il préférait retrouver que ses trois gardiens principaux. Maintenir l'harmonie d'une horde sans règlements fixes était trop difficile pour son âge. Peut-être plus tard, mais pas là.
Le rideau en tissu qui servait de porte s'agita et Torogai apparut dans son champ de vision avec ses trois gardiens spirituels. Ils s'accotèrent contre le mur. Instinctivement, le garçon se recula dans un coin.
« Tu t'es calmé ? le questionna-t-elle en prenant place sur le lit.
- Oui, pleura-t-il.
- Bien. Alika se repose maintenant. Nous l'avons calmée et les esprits sont plus sereins. Est-ce que tu sais pourquoi ton temps a été compté ?
- Oui... est-ce... est-ce que mes parents me détestent maintenant ? osa-t-il demander, timidement.
- Tu es comique. Non. En fait, je pense qu'ils n'ont simplement pas compris ton comportement et ton lien avec cet esprit, Leesiah, qui prend possession de ton corps sans même que tu ne t'en rendes compte. Moi-même, j'ai eu de la difficulté et tu as même mélangé Alika...
- Mais je suis conscient quand elle le fait... »
Torogai exécuta une moue moqueuse.
« Hélas, pas tout le temps.
- Ah ?
- Il y a eu des fois où elle s'est directement adressée à moi ou à Alika, en disant que tu étais d'accord et conscient, mais quand je te rappelais certaines choses, certaines paroles, tu me disais que tu ne te souvenais de rien... Elle s'est souvent faite passer pour toi.
- J'avais souvent mal à la tête quand elle prenait possession de mon corps... ça, je m'en souviens. »
Tanda et Balsa entrèrent dans la pièce à leurs tours. Balsa s'accota contre la paroi froide de la pièce, sa lance tenant dans le pli de son coude. Les trois gardiens de Nao s'étaient tassés pour lui laisser de la place.
« Nao, as-tu essayé de faire culpabiliser ta sœur concernant sa décision d'avorter ? demanda-t-elle.
- Je voulais juste lui dire mon point de vue... mais... une esprit qui s'est fait passer pour moi a déformé mes paroles... je sais que toi et Papa ne me croyez pas, ou que vous avez du mal à me suivre, mais je vous dis la vérité...
- Je comprends, le soutint Tanda. Mais il y a des limites à ne pas franchir et malheureusement, cette esprit qui s'est servie de toi, en a franchi trop.
- Tu m'as dit que je ne vous aurai jamais avorté et qu'Alika était le contraire de moi, ajouta Balsa en finissant par s'accroupir devant son fils, sa lance en main. »
Nao baissa les yeux. Il se souvenait de ces cruelles paroles. Leesiah avait fait en sorte qu'il s'en souvienne.
« Si c'était l'esprit qui a dit ça, dans tous les cas, tu restes mon fils. C'est ton corps et c'est ta voix que j'ai entendu. Je vais donc te répondre et m'adresser au petit garçon Nao à qui j'ai donné naissance, afin que tout soit clair et qu'il n'y ait plus jamais d'interprétations qui portent à confusion. Je vais te parler comme une grande personne, parce que je te sais très intelligent et qu'importe les circonstances, tu resteras à jamais mon fils.
- ... Vas-y, Maman, l'invita-t-il.
- Dans mon cas, ce n'est pas la même chose, Nao. Parce que contrairement à ta sœur, j'ai fait l'amour avec un homme que je connaissais depuis l'enfance. Je savais qu'il était le mieux placé pour être le père qui veillerait avec moi sur mes enfants. Je le connaissais et il était là pour me soutenir dans mes grossesses et mon état mental était stable. Vous êtes ce que j'appelle des enfants surprises. Je ne m'y attendais pas, et aussi loin que ça puisse te surprendre, j'ai déjà pensé à l'avortement et j'étais à deux doigts de le faire. »
Cette révélation choqua Nao qui s'empressa de regarder sa mère. Il voulait plus d'explications.
« Mais vue les conditions dans lesquelles nous vous avons "conçu", je savais qui était votre père et je vous aimais déjà. Alors ne me mets pas sur un pied d'estale pour écraser ta sœur. Est-ce que tu comprends ?
- Oui...
- Pour Alika, elle, c'est particulier. Elle n'a pas eu le choix. Son état actuel ne lui permet pas de mener à bien une grossesse. Je n'arrive toujours pas à croire que ce qui est arrivé à ta sœur ait pu laisser une personne à ce point indifférente... tu as eu le culot de lui marcher dessus alors qu'elle s'est faite agressée, frappée, engrossée... Ton comportement envers ta sœur m'a blessée, et elle, plus que moi... Aucune compassion, aucune douceur. Comme si tu n'avais jamais connu Alika. Je me fiche que vous soyez deux à voir et communiquer avec les esprits, mais cette capacité ne te permet pas, en aucun cas, d'utiliser le monde spirituel pour la blesser et la faire culpabiliser. »
Tanda désira mettre son mot. Il s'assit également sur le lit.
« J'appuie tout ce que Maman a dit. Tu n'as, en aucun cas, le droit de dire ça à une personne qui est victime de ce crime. Qui souffre le plus ici ? Les esprits ou ta grande sœur ? »
Son fils se remit à pleurer silencieusement.
« Tu connais la réponse Nao, c'est pour cette raison que tu pleures. Tu connais qui est la personne qui vit le plus de souffrance ici. Tu sais exactement qui a besoin de soutien en ce moment. Alika est ta sœur. Par conséquent, elle était, est et sera toujours notre fille. Quoiqu'il advienne, c'est notre rôle en tant que parents de la protéger et la supporter. Pas de la noyer. Ta grande sœur est la personne la plus importante de ta vie. C'est ta meilleure amie. Ta plus grande protectrice et ta plus grande critique à la fois. Alors qu'elle peut te faire pleurer, ou te rendre en colère de temps en temps, elle est toujours ta meilleure et inconditionnelle amie, peu importe.
- ... Tu as raison, Papa...
- Bien. Es-tu prêt à t'excuser ? »
Nao acquiesça.
« Excuse-toi à Maman, pour commencer.
- Je suis sincèrement désolé, Maman, pour tout le mal que j'ai dit et de t'avoir fait de la peine...
- C'est bien, répondit Balsa, excuse acceptée, mais tu dois me promettre de ne plus jamais recommencer.
- Je le promets...
- Quand Alika aura terminé sa sieste, nous irons la voir, le renseigna Tanda. Maman et moi avons choisi ta punition.
- D'accord... c'est quoi ?
- Nous te confisquons ton bouquin dans lequel tu as écrits tes connaissances sur les us et coutumes Yakue lors de ton voyage pour une semaine. Et tu devras te coucher en même temps que les plus jeunes enfants. Pour ce qui est du monde spirituel, Torogai aussi va te punir.
- ... Mais... c'était l'esprit qui a—
- Tu apprendras, le coupa la chamane. Je vais bloquer ton don de clairvoyance de moitié et confisquer ton pendule. Tu as besoin de décrocher du monde spirituel pour un moment. Ça devient trop dangereux pour toi, pour la famille. »
S'il accepta sans broncher les deux premières punitions, il se montra réticent quant aux dernières. Il reculait légèrement sa tête, mais son père le maintint sur place le temps que Torogai invoque l'incantation et pose sa main sur son front.
La sieste d'Alika s'étira jusqu'à la fin de l'après-midi. Avant de s'endormir, Tanda avait pansé ses griffures sur son bras gauche et elle se retrouvait avec un joli bandage de coton blanc. Ce fut Balsa qui alla la réveiller. Sa fille aînée eut toute la difficulté à ouvrir les yeux et même à s'asseoir sur son lit.
« Bon matin, plaisanta gentiment Balsa.
- Bon matin...
- Tu t'es bien reposée ?
- Oui. Mais je me sens encore fatiguée et je veux encore dormir... mais je sais que si je ne reste pas éveillée, je ne dormirai pas de la nuit.
- Je te laisse quelques minutes pour te laisser te réveiller convenablement. As-tu encore mal au ventre ?
- Oui... mais rien n'est encore sorti, se désola-t-elle.
- Alors c'est signe que ça progresse. Ça viendra. Est-ce que tu veux une bouillotte d'eau chaude sur ton ventre ? Ça pourrait aider quant à la douleur.
- J'aimerai beaucoup, s'il te plait.
- Je reviens. »
Balsa sortit de la pièce et entra dans la salle d'eau. Elle trouva la pochette en cuir qui était recouverte d'une douce enveloppe de laine Rotan et la remplit à moitié d'eau bouillante, alors que l'autre moitié était de l'eau froide. Ce n'était pas mieux si sa fille s'ébouillantait. Elle revint dans la chambre d'Alika et lui déposa doucement sur le ventre alors qu'elle s'assoyait. Par habitude, sa fille avait remis son chapeau de fourrure avec les oreilles de loup empaillées sur le dessus et ses gants en cuir recouvert de fourrure sans doigts.
« Merci Maman.
- Mais de rien, mon trésor. »
Le regard de sa fille devint triste.
« Qu'est-ce qui ne va pas, Alika ? questionna Balsa en la voyant pleurer en silence.
- Tout serait plus simple si Amaya était là... pourquoi le destin s'acharne autant sur moi... ? Qu'est-ce que j'ai fait de si mal pour mériter tout ça ? Pourquoi ça me fait si mal ? Qu'est-ce que j'ai fait dans une vie antérieure qui ait pu mettre je-ne-sais quel esprit en colère... ? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit moi ? »
La lancière cueillit son enfant dans ses bras, la collant contre son cœur et la serrant très fort contre elle. De telles questions, Balsa s'en était souvent posée quand elle était jeune. Jusqu'à ce qu'elle atteigne au moins ses vingt ans. Alika se mit à pleurer plus fort et serrait son kimono rouge avec tellement de force qu'elle sentait ses ongles s'enfoncer dans son dos.
« Pourquoi ? Pourquoi moi... ? Je n'ai jamais demandé à vivre tout ça !
- ... Je sais, ma chérie. Je sais. J'aurai aimé avoir des réponses pour apaiser ta peine, mais je n'ai pas grand-chose à te dire. Tu as presque dix-neuf ans... »
Elle caressa ses cheveux, laissant ses larmes inonder son cou.
« Un jour, Jiguro m'a dit ceci. Il s'est inspiré de la poésie de Rolua. C'était un poète qui avait une vision différente de la vie. La citation disait : "Avoir quinze ans, c'est voir le monde comme déformé, comme une flèche tordue tirée dans la rainure d'un arc. Même si les yeux peuvent voir correctement la cible, la flèche ne l'atteindra jamais. Mais avoir vingt ans donne une bonne vue à tous ceux qui arrivent jusque-là. Avoir quinze ans, c'est comme marcher dans un bois sombre, seul et perdu. Il faut cinq ans pour trouver clairement la voie. Cela semble si long..."
- Ça ressemble un peu... à un poème, renifla Alika.
- Oui. Je n'ai pas la mémoire phénoménale de Tanda, mais ce poème m'a tellement marqué qu'il est resté gravé dans ma mémoire. Je suis étonnée de voir que Jiguro ne t'en a jamais fait part.
- Il a... disons-le, des choses plus importantes à penser et prendre soin pour l'instant.
- Je comprends. En ce moment, tu es en train de trouver la bonne voie... mais tu t'es égarée et tu as perdu tes repères. Quand on est perdu, paniquer ne sert à rien. Parfois, il faut juste s'asseoir et réfléchir où on peut trouver une sortie, analyser ce qui nous entoure... parfois, juste laisser le temps aller, tout simplement. Ne rien forcer.
- Tu es poète... à ta façon, commenta sa fille aînée.
- Je suppose... Papa et moi, et même Grand-Mère Torogai avons discuté avec Nao et l'avons puni. »
La prononciation du nom de son petit frère rendit l'atmosphère de la chambre froide, un peu inconfortable. Par chance, Alika ne pleurait plus.
« Tu n'es pas obligée de le pardonner toute de suite, lui rappela vivement sa mère. Laisse Nao demander ton pardon et tu choisiras ce que tu en feras plus tard, quand tu iras mieux.
- C'est... délicat comme situation...
- Je pense qu'en tant que médium, tu comprends certain point à ce niveau qui m'est encore impossible à comprendre, mais pour moi, comme je l'ai dit à Nao, c'est son corps, sa voix et ses paroles dont j'ai été témoin. Même s'il s'agissait d'un mauvais esprit, il reste mon fils en premier lieu. Il faut que Nao apprenne de ses erreurs et apprenne à s'excuser quand le besoin est. »
Balsa se libéra de l'étreinte de sa fille et alla chercher Tanda qui était avec Nao. Les deux médiums utilisèrent leurs énergies pour se protéger. Alika ordonna aux gardiens de quitter la pièce pour une totale confidentialité et aucune influence. Nao s'agenouilla devant elle et exécuta un « dogeza ». Il ne demandait pas seulement pardon, il le plaidait aussi.
« ... Je voulais sincèrement m'excuser pour tout le mal que j'ai pu dire sur ta décision, s'excusa-t-il enfin. Je n'aurai pas dû le faire et aurait dû garder ma bouche fermée. Je m'excuse platement, Oneechan. »
Alika sentit les regards de ses deux parents sur elle. Elle poussa un profond soupir de lassitude.
« Redresse-toi, ordonna-t-elle doucement alors que Nao s'exécutait et regardait les couvertures. En ce moment, je suis trop fâchée pour t'écouter ou accepter une quelconque excuse venant de ta part, même si tes mots me font un peu de bien... »
Il y eut une légère pause.
« Ma confiance est brimée et tu m'as noyée... je suis rancunière et colérique. J'ai besoin de temps, tu peux le comprendre ?
- Oui, je peux le comprendre et tu as raison...
- Tu n'es pas le seul ici qui peut voir et parler aux esprits... et quand le bien-être des esprits te préoccupe plus que celui des vivants, il y a un problème à ce niveau. Amaya est morte d'une pneumonie. Elle ne m'a pas suivi sous forme spirituelle malgré mon don... mais elle s'était levée ce matin-là après sa nuit et avait des projets pour notre avenir, pour le lendemain. Elle, elle aurait été apte à s'occuper d'un bébé, car elle aimait tellement les enfants, c'était sa vie ! Elle s'en serait fichée du géniteur. Pas moi. Et suite à la maladie, le destin, j'ai perdu l'unique personne qui aurait pu me faire changer d'idée quant à ma décision... »
Les larmes commencèrent à se pointer dans ses yeux. Elle sentit Balsa lui caresser le dos pour lui donner du courage.
« ... car Amaya... aurait été une maman formidable et m'aurait soutenu... ce que je n'ai pas eu et que je n'ai plus... Je voudrais sincèrement être capable de distinguer les paroles de cette pute de Leesiah des tiennes, mais le mal est fait et je suis blessée... si tu te mets, deux secondes, à ma place, dans l'état dans lequel je me suis retrouvée après notre agression, tu sauras à quel point j'étais misérable et pitoyable... Alors jusqu'à ce que j'aille mieux, j'espère, je ne t'adresserai plus la parole pour un moment. Comprend que j'ai besoin d'une pause...
- Je respecterai ça, conclut Nao. »
Tanda se redressa et attira son fils au salon pour laisser de nouveau l'intimité aux femmes. Ils allaient bientôt manger, mais Balsa désira prendre un bain avec sa fille. L'eau chaude la détendrait et lui ferait du bien. Si sa fille se montrait pudique, elle respecterait son espace intime. Elles se dirigèrent vers la salle d'eau et s'y enfermèrent.
« Ça ira ? demanda Balsa. Tu es à l'aise ?
- Oui... »
Soulagée, la lancière choisit donc de retirer ses vêtements en premier en jetant un œil à sa fille. Des cernes noirs commençaient à apparaitre sous ses yeux et son teint semblait plus pâle. Elle avait maigri, mais pas assez pour n'avoir que de la peau sur les os. Balsa remarqua également des ecchymoses et des marques d'ongles sur sa poitrine. Et même une trace de morsure qui cicatrisait et qui faisait tout le contour de son aréole gauche. Ce dernier était aussi un peu plus large et foncé : un signe courant de grossesse. Elle remarqua également l'enflure sur le bas de son ventre, malgré ses muscles abdominaux.
« Ils t'ont tellement fait mal que tu en encore quelques ecchymoses...
- Ça disparait lentement...
- Oui, je sais. Les hommes Talsh qui t'ont agressée sont-ils vraiment des humains ?
- ... Je n'en sais rien...
- Une telle brutalité... même une morsure sur ton sein... tu as saigné.
- ... Oui... et partout d'ailleurs. »
Elles s'assirent dans l'eau après s'être savonnées et rincées. Balsa colla sa fille contre elle, passant un bras derrière son dos.
« Tu fais encore des cauchemars ?
- Souvent... et ce sont toujours les mêmes. Mais Jiguro est là et il m'aide beaucoup... Quand j'ai mal, maintenant, je prends les serviettes d'eau chaude et je suis capable de le faire par moi-même.
- C'est très bien. Je suis très fière de toi.
- Si je vous accompagne pour le souper... est-ce que je suis obligée de manger ?
- Non. Prends juste quelques bouchées, en autant que tu n'aies pas l'estomac vide. Il va nous falloir refaire nos provisions bientôt, d'ailleurs.
- ... On pourrait faire comme à Kanbal.
- À Kanbal ?
- Oui. En hiver, ils ne mangent que deux repas par jour afin d'économiser l'huile de leur lampe. Un petit-déjeuner très tard et un souper très tôt.
- Ça fait deux mois et demi que nous sommes ici. L'hiver est sur le point de laisser sa place au printemps, mais je suppose que nous pourrions essayer jusqu'à ce que nous soyons libres de sortir de la Grotte. »
Elles sortirent du bain quand Alika montra des signes de fatigue.
« Je voudrais ravoir mon énergie d'avant, confessa sa fille aînée. Mais je suis tellement épuisée…
- Laisse-toi du temps, ma chérie. Au début de la grossesse, c'est de la fatigue constante. Et si tu es sur le point de saigner, ton corps travaille très fort pour avoir l'énergie de le faire. C'est normal que tu sois fatiguée. »
Lorsqu'elles se montrèrent dans la porte du salon, Chagum et Tomoe s'empressèrent d'aller les saluer.
« Comment tu vas, Alika ? se renseigna le prince.
- Je me sens toujours aussi épuisée..., soupira-t-elle.
- Tu as besoin de bonne nourriture.
- Je n'ai pas si faim...
- Ce n'est pas grave, vraiment. Tant que tu manges un peu. »
Alika posa son regard sur Saya qui faisait cuire du riz avec Tanda.
Elle vit que le fils de Tohya et sa petite sœur n'osaient pas regarder Nao et s'étaient un peu éloignés. Les jumeaux mangeaient plus lentement qu'à leur habitude alors que Tohya regardait la tablée d'un air songeur. Shuga regardait Aozora faire des sculptures avec sa nourriture en lui répétant constamment de ne pas chipoter sa nourriture.
« Shuga ! Shuga ! résonnèrent les voix des jumeaux à l'unisson.
- Oui, qu'est-ce qu'il y a ? Vous voulez un mouton dans votre assiette ? hasarda-t-il.
- On va regarder les étoiles ? questionna Karuna.
- Oui, vous nous avez promis des cours d'astrologies ! renchérit Motoko.
- Je pense que ce soir, le ciel sera très bien dégagé, en effet, confirma-t-il.
- Il y a une fente juste en haut, indiqua Balsa en pointant la mezzanine naturelle.
- C'est là où tu m'as parlé de Jiguro pour la première fois, observa Chagum alors que le jumeau qui portait son nom en son hommage se tourna vers lui.
- Mais je suis ici ! s'écria l'enfant.
- Haha, pas toi, puceron, rit le prince. Un autre Jiguro. Ton grand-père.
- Ah !
- C'est aussi là où tu avais, pour la première fois de ta vie, les mains abîmées et où je t'ai mis la pommade, se rappela Balsa.
- Que de nostalgie.
- Vous pourrez observer les étoiles en restant bien au chaud, termina la guerrière en regardant les enfants. »
Les enfants terminèrent de manger rapidement et se ruèrent à l'étage de la mezzanine pour y écouter Shuga avec ses fameux cours d'astronomies. Alika vit Jiguro s'asseoir dans un coin, curieux. Elle tourna les talons et alla s'isoler dans sa chambre avec du papier origami.
« La Grande Ourse est la troisième constellation du ciel. Elle contient le "grand chariot" ou la "grande casserole". »
Il gribouilla rapidement un dessin, quoique bien appliqué pour sa vitesse d'exécution.
« Elle est très facilement reconnaissable par la forme de casserole que composent ses sept plus brillantes étoiles. La Grande Ourse est une constellation circumpolaire pour les observateurs situés au-dessus de 41° de latitude Nord et elle ne semble jamais se coucher.
- Maître Shuga, parlez moins scientifiquement, le pria Motoko, on est encore jeunes.
- Désolé, je me suis trop emballé. Les étoiles sont tellement passionnantes ! »
Aozora toucha son collier luisha de la même forme stellaire que les astres.
« C'est beau des étoiles, dit Rinko, tu as déjà vu des étoiles filantes, Maître Shuga ?
- Oui, tout plein.
- Et tu as fait des vœux ?
- Oui, tout plein, aussi. Regardez ce dessin maintenant. »
Il traça une nouvelle forme sur le papier.
« Cette constellation est appelé "la Petite Ourse". Elle est assez petite et faiblement lumineuse. Il a fallu un long moment à Chagum pour la trouver dans le ciel. Ce rassemblement d'étoile doit sa célébrité à sa plus brillante étoile, α Ursae Minoris, qui est l'étoile marquant le pôle nord céleste. En direction de Kanbal.
- La grande qu'on voit, là ?! pointa Fuyuka. »
Shuga se plaça dans l'angle que son doigt pointait et sourit.
« Oui, celle-là. Tu as de bons yeux, Fuyuka. »
Fuyuka sourit, fièrement, alors que le liseur d'étoile ébouriffa ses cheveux.
« Le Dragon est une des 88 constellations du ciel, la huitième par la taille. Elle est composée d'une longue suite d'étoiles qui longe une partie de la Petite Ourse. Malgré sa longueur, elle ne contient pas d'étoile véritablement brillante. Vous voyez le dessin ?
- Oui !
- Si vous avez trouvé, essayer de faire un dessin du Dragon sur les copies que je vous ai remis. Sans tricher sur mon modèle et observez attentivement le ciel. Dans beaucoup de mythologies, la forme sinueuse de la constellation a été interprétée comme un dragon ou un serpent. »
Vers l'heure du coucher, Torogai prit son petit Usanezumi hors de son chapeau et fut surprise de voir que les enfants se chicanaient presque pour l'avoir cette nuit-là.
« On ne se dispute pas, rétorqua-t-elle. Sinon, plus de petit Usanezumi prochainement. »
Cette menace les calma instantanément.
« On avait dit que c'était à qui ce soir ?
- Moi ! s'écria vivement Rinko.
- Alors c'est à Rinko que revient le petit Usanezumi ce soir. »
Elle déposa le petit Usanezumi dans ses mains, qui se blottit dans le creux de son cou. Après que Balsa se soit assurée que Nao était couché en même temps que les autres enfants, elle chercha Alika du regard. Elle ne la trouva pas nulle part. Elle se doutait alors qu'elle avait été se recoucher dans sa chambre, exténuée. En jetant un coup d'œil à la pièce, elle vit que Chagum et Tomoe jouaient à un jeu de ficelle et sur le futon, Alika s'était endormie avec son papier origami. Balsa sourit et fit un petit salut au prince qui la remarqua dans l'entrée de la porte. Chagum se redressa lentement et alla vers elle.
« Coucou, Balsa, la salua-t-il en chuchotant, s'éloignant de la pièce pour ne pas réveiller sa petite sœur de cœur.
- Je cherchais ma fille, mais je vois qu'elle est bien entourée avec toi et Tomoe.
- Ne t'inquiète pas, Balsa. Je prends soin d'elle.
- Son état m'inquiète..., s'attrista-t-elle.
- Aujourd'hui, elle semblait aller un peu mieux après la chicane avec son petit frère. Elle nous a dit qu'il s'est excusé...
- Oui, j'étais-là, je peux le confirmer. »
Malgré tous ses efforts pour paraître forte, Balsa était épuisée par la guerre. Elle avait un teint plus pâle que d'ordinaire et elle avait de légers cernes sous les yeux.
« Balsa, tu sembles être un peu à bout de forces. Est-ce que tu veux que je prenne le relai concernant Alika, un moment, le temps que tu te recharges un peu ? »
La guerrière fut surprise de la suggestion.
« Tu ferais ça ? Je croyais que c'était toi qui étais exténué.
- Je le suis, mais je garde espoir. Je ne suis pas assez fort pour influencer tout un peuple, mais je le suis assez pour prendre soin des personnes qui me sont chères. J'ai toujours considéré Alika comme ma petite sœur de cœur. Je veux la protéger également et l'aider.
- C'est très noble de ta part, s'émut Balsa. Si tu t'en sens capable, alors vas-y. Mais dès que tu atteins tes limites, dis-le-moi et nous allons échanger nos places.
- Ça me convient. »
Elle l'attira dans ses bras, même si elle était maintenant plus petite que lui, et le remercia d'être là.
