« Tu sais pourtant que je ne veux pas. C'est ma sœur, d'accord, mais je ne tiens pas à la voir et encore moins l'ordure qu'elle a épousée ! »

Un japonais d'âge moyen au visage sévère décharge le contenu du coffre d'une berline. Ses gestes sont doux. Les valises sortent peu à peu. Elles s'entassent sur un chariot à bagage. Une fillette et un garçonnet jouent autour d'un panier métallique, tout près.

« Il faudrait au moins leur présenter nos enfants. On s'installe ici à la fin de l'année. On n'aura plus l'occasion de le faire après. »

« Narita Airport » apparaît sur un panneau. Le japonais verrouille bruyamment les portières. Il s'apprête à allumer une cigarette mais hésite. Finalement, il la range dans une poche de son veston.

« Merci d'être venu pour nous filer un coup de main, Sosuke-Kun ! »

« C'est tout naturel, docteur ! Avec vos enfants, j'imagine à quel point ça aurait pu devenir compliqué. C'est un tel honneur de vous compter dans notre équipe ! »

« Je suis touché. »

Le docteur, un homme blond au faciès juvénile, jette un regard lourd vers sa femme. Elle lève immédiatement ses yeux agacés au ciel.

« Bon, bon, d'accord ! On ira la voir ! Mais je te jure que si elle me fait la moindre réflexion, je l'étrangle. » Il sourit, avant de l'embrasser sur le front. Un vacarme provoqué par ses enfants le fait sursauter. Ils sont parvenus à renverser le panier en métal, qui gît maintenant sur le sol comme un animal mort :

« Mahana ! Ashton ! Laissez ça tranquille et tenez-vous à carreau, bon sang ! »

Sosuke pousse le chariot, désormais couvert par une montagne de bagages. Il tient un papier froissé dans sa main. Les deux chérubins laissent leur méfait en l'état et se lancent à sa poursuite. Le père n'a pas d'autre choix que de relever lui-même la carcasse.

« J'ai réservé à votre nom, docteur Miriana. Le type d'avion n'est pas précisé sur le reçu. Attendez-moi dans le hall, je vais demander à un ami s'il peut m'aider pour l'enregistrement. »

« Encore une fois, je te remercie ! »

Le japonais rougit en esquissant un rictus gêné :

« Ce n'est vraiment rien, docteur, je vous assure. »

Il accélère le pas, surgissant en trombe dans l'aérogare avec son chargement. La petite famille s'installe sur l'un des bancs disposés à quelques mètres de la porte. L'endroit est plutôt calme. Le soleil commence à descendre derrière les vitres. Il colore le sol d'une douce lueur orangée. C'est plutôt reposant. Une annonce sonore vient troubler la quiétude, comme un rappel à la réalité.

Mahana ne tient plus en place. Elle se lève, attirée par l'odeur qui s'échappe d'une boutique. Sa mère ne remarque pas immédiatement son départ. Elle réalise après un instant et la rejoint d'un bond :

« Où tu crois aller, comme ça ? »

« Je voulais juste voir si... »

« Non, tu vas t'asseoir ! C'est très grand ici. Tu risques de te perdre ! »

La fillette dévisage sa maman avec des yeux humides, avant de sourire :

« D'accord ! » Répond-elle aimablement.

« Ashton, c'est aussi valable pour toi ! » Lance-t-elle en direction du garçonnet, qui s'apprête à s'éloigner à son tour en profitant de la diversion. Elle pousse un long soupir en se rasseyant, puis ajoute :

« Tu crois que c'est une bonne idée ? Je veux dire avec les enfants, vivre au Japon, c'est autre chose que de déménager en province. »

« Ce sera très bien pour eux ! Ils découvriront un monde différent ! Je préfère ça au futur qu'implique notre ancienne vie. C'est une chance d'être nommé directeur de département à Todai, tout va changer pour nous ! »

Mahana guette sa mère avec ennui. Son visage est enseveli entre ses doigts. Elle somnole. La petite a un corps frêle. Sa grande tête est couverte d'une touffe broussailleuse rousse. Son visage expressif affiche toujours un merveilleux sourire, dès lors qu'elle se sait observée. Ses joues roses ne font d'ailleurs que le mettre en valeur. Elle porte un manteau noir, qui recouvre une robe rouge à la coupe étrangement étroite. La fillette semble beaucoup y tenir puisqu'elle essuie constamment le tissu avec son mouchoir.

Quelques policiers passent. Ils ont un visage méprisant. Un drone en forme de ballon de basket vole en photographiant les passants qu'il croise sur son chemin. L'appareil s'écarte et mitraille toute la famille de flashs, avant de s'éloigner.

« Tu ne penses pas que ça risque d'être oppressant ? »

« Le Jishin est un peu exagéré, mais ça vaut mieux que la vie européenne. Je sais qu'on habite dans un coin plus sympa qu'ailleurs, mais tout de même ! Tu veux que Mahana et Ashton passent leur enfance dans l'ombre du mur bourgeois ? »

Elle ne répond pas. L'idée lui a bel et bien traversé l'esprit. À tout bien réfléchir, elle préfère encore le Jishin. Depuis l'effondrement économique qui a frappé le monde, la famine est redevenue courante en Europe. Les secteurs les plus riches se barricadent derrière un mur immense, celui qu'on surnomme « mur bourgeois » depuis longtemps. Ces lieux sont épargnés des affres que vivent les plus modestes. Le taux de criminalité atteint des records chaque année. La moindre tomate s'échange pour son poids en argent dans la rue. Un scientifique n'a certainement pas les moyens de fuir le ghetto seul, à moins d'être sponsorisé par une puissante institution.

L'université de Tokyo, ou « Tokyo Daigaku », a été impressionnée par les travaux révolutionnaires du jeune chercheur. Elle lui a offert ce fameux sésame et donc la promesse d'une vie à l'abri du besoin. Le Japon fait partie des rares pays du monde à s'être relevé de l'effondrement. Le gouvernement japonais clame haut et fort que c'est grâce à l'application d'une politique inédite, le « Kinkyu Sochi », la « mesure d'urgence ». Un programme de rationnement instauré par la force, qui a débouché sur la création du système « Jishin ». Dans l'idée, c'est une doctrine totalitaire basée sur la surveillance de la population, de ses consommations et de ses habitudes sociales.

La renaissance de l'économie japonaise lui a plus ou moins servi de justification. Une sorte de preuve que le plan conçu par l'administration est efficace et en conséquence légitime. Aujourd'hui, le Japon a rendu pratiquement tout illégal sans une autorisation préalable. Chaque activité humaine est sous contrôle.

Le rationnement de l'énergie limite l'usage du chauffage et de la climatisation. Le matériel a été rénové avec des puces spéciales, qui s'assurent que le courant est coupé à l'heure prévue. Le simple usage d'un ordinateur en dehors du lieu de travail implique le paiement d'une taxe. Les japonais doivent faire une déclaration mensuelle de leurs itinéraires. Un drone se charge de vérifier, car le moindre déplacement non déclaré conduit à une amende.

Ce n'est pas vraiment un lieu de rêve pour élever un enfant, mais le totalitarisme à la japonaise reste préférable à la famine en Europe. Le mieux pour un gamin c'est de pouvoir manger à sa faim. La mère contemple ces drones avec appréhension. Ashton s'approche de Mahana, une barre de céréales à la main. Il s'assoit près d'elle et se met à mâchouiller.

« Qu'est-ce que tu veux ? » Commence la petite. Son ton est franchement hostile. Le garçonnet continue de plus belle. Il mastique bruyamment sans dire un mot. Elle lève la tête pour faire mine de réfléchir, l'index posé sur sa bouche :

« Tu ne veux pas aller faire ça... là-bas ? »

Mahana pointe le panneau : « Zone de chargement. Interdit au public. » Comme il se refuse à bouger, elle le pousse violemment. Ashton se rapproche encore plus. Cette situation l'amuse.

« Mais va-t-en ! » Crie-t-elle d'une voix stridente. Un vieil homme retire sa prothèse auditive pour la vérifier.

« Ashton, ça suffit, tu retournes de ton côté ! Sinon... » Son père le réprimande d'une voix ferme. Le gamin détale comme un lapin.

« Hoy ! Docteur ! »

L'intéressé se lève d'un bond mais fait signe à sa femme de l'attendre. Sosuke arrive au pas de course. Ils conversent un moment, puis reviennent. Le japonais semble embarrassé :

« Les bagages sont enregistrés ? » Commence-t-elle d'une voix inquiète.

« Oui, mais votre avion est déjà sur la piste, c'est trop tard. Je me suis arrangé avec mon ami pour que vous preniez le suivant. L'embarquement commence dans quelques heures. »

Elle regarde son mari dans les yeux et lui dit avec irritation :

« Tu vois, j'avais raison ! Il faut toujours venir cinq heures en avance ! Tu es infernal. Tu ne fais jamais attention à rien ! »

Elle détourne le regard et boude comme une enfant. Il lui sourit :

« Désolé, c'est ma faute. La réunion s'est éternisée ! Sosuke-Kun, vous devriez y aller ! Il va se faire tard et le couvre-feu peut vous poser problème. »

« Non docteur, ne vous inquiétez pas ! » Il sort une poignée de documents de sa sacoche :

« Vos billets, avec le coupon pour récupérer les bagages à l'arrivée. Là c'est votre autorisation de voyage et le reçu pour la taxe internationale d'urgence sur les transports. »

« Quel est le modèle de l'avion ? » Interrompt-il, inquiet.

« Un A380, apparemment. Il ne devrait pas se trouver là. C'est extrêmement rare. »

« Mon Dieu... je déteste cet avion ! »

Sa femme le regarde avec un sourire satisfait. Elle fait signe à Mahana et Ashton de venir.