« Tu as vu Mahana ! Il dit que c'est chez lui ! C'est vraiment un fantôme ! » Ashton pointe son doigt au hasard sur la carte interactive.
La fillette sourit. Alors qu'elle s'apprête à répondre, un sentiment insolite l'envahit. Ses souvenirs changent. Son frère devient un étranger.
« Mahana ? » Interpelle Ashton.
La petite reste muette. Un millier d'images traversent ses pensées, des visions de batailles, de gens et de lieux inconnus. Elle reprend conscience et entraperçoit le visage d'Elliot. Il a partagé le même malaise. Qu'est-ce qui se passe ?
« Vous n'avez pas l'air bien, tous les deux. » Soh'ina siffle comme un serpent.
Son comportement a changé. Son regard est plein de haine. Il a l'air de comprendre la situation, mais se garde de l'expliquer. Elliot ne lâche plus son aura des yeux. Elle le fascine.
« La vie est étrange, vous savez. Continue le spectre. Je suis de retour, après tout ce temps ! Tant de souvenirs me reviennent en tête ! J'imagine que votre présence m'a réveillé. C'est une chance. Je m'en serais voulu de manquer une occasion de discuter avec mes amis ! »
Mahana est prise d'un incontrôlable frisson. Ashton s'éloigne d'un bond. Il n'est plus enjoué. Son visage transpire d'inquiétude.
« Je me souviens de Soh'ina ! Votre 'sage' conseiller. Mon vieux père. Il était si fier de son poste ! Il faut le comprendre, avant ça le pauvre n'était qu'un comédien raté dans une troupe itinérante. Quelle chance de devenir un Éloah, pour quelqu'un comme lui. La vie offre toujours les meilleurs cadeaux à ceux qui n'ont aucun mérite. »
Il s'adresse à la petite. Son visage est froid. Ses yeux sont vides. Sa voix est à la fois mélancolique et sarcastique.
« Quel idiot ! Vous connaissez déjà cette histoire ! Elle est célèbre. Le fils d'un conseiller de l'impératrice, vendu par son père en esclavage mais sauvé par l'indulgente souveraine, et qui deviendra son époux ! Un charmant conte. Les enfants adorent. »
Elliot recule. Il pose une main sur sa bouche. Son visage est couvert d'effroi. Il vient de comprendre. Plus surprenant, Ashton aussi ! Mahana est la seule à ne rien saisir. La petite fille sait que quelque chose ne va pas. Cette créature est dangereuse, mais pourquoi ? Que veut-elle ? Qu'est-ce qu'elle fait ici ? Une image lui vient. Un grand brasier. Le rire d'un enfant. Un homme exactement semblable au spectre qui se tient à ses côtés. Il sourit chaleureusement. Elle l'aime. Le sentiment semble authentique. Le souvenir n'est pas désagréable, alors pourquoi a-t-elle si peur ? Tout devient noir. L'avion n'est plus là. Il ne reste qu'un grand vide. Une voix résonne :
« Accès à la mémoire. »
Un nouveau lieu apparaît devant son regard. La voilà dans une grande chambre, ouverte sur un imposant balcon. Une chaîne montagneuse est visible au dehors, derrière un immense lac. Elle se souvient d'avoir déjà vu un endroit comme celui-ci. On dirait un paysage Suisse. Il fait un temps superbe. Le soleil est haut dans le ciel. Un endroit magnifique, pourtant quelque chose cloche. La voûte n'est pas bleue, mais violette. Les montagnes semblent couvertes d'une pellicule d'or. Une cité vole au-dessus de l'eau.
La pièce où elle se trouve désormais est somptueusement décorée. Le mobilier réagit au contact. Il bouge et respire. La chaise semble être en saphir et la table en rubis. Une brise chaude entre. C'est agréable. Le sol est fait d'obsidienne. On peut y voir des gravures, qui forment des constellations de symboles. Le soleil s'y reflète en créant un hologramme. Mahana n'a jamais rien vu d'aussi fascinant. Elle remarque que son corps est devenu plus grand, c'est celui d'une adulte !
« Je suis toujours bienvenu ? » La voix masculine vient de derrière. Mahana sourit et se tourne. Elle ne contrôle plus ses mouvements ni ses émotions.
« Oui, Seh. » Toujours.
C'est lui. C'est le spectre ! On reconnaît son aura blanche et ses cornes de fumée phosphorescente, mais le visage semble différent. Il est affectueux. Cette expression le rend méconnaissable.
« Je craignais que tu sois encore en colère, après ce qu'on s'est dit la dernière fois... »
« Le vent souffle, la pluie tombe et les couples se disputent, Seh. »
« Je ne pensais pas que le jour où nous deviendrions des gens normaux arriverait si vite ! »
Un autre personnage entre. C'est un homme musclé et barbu. Il tient une pipe en cristal entre ses doigts. Les deux s'échangent un regard glacial.
« Soh ! Prépare la chambre de mon époux. » C'est le vrai Soh'ina, qui se courbe et répond poliment :
« Oui Majesté ! » Il claque des talons et s'éloigne.
Seh s'assied sur un fauteuil, qui cesse de bouger. Le meuble est satisfait que quelqu'un vienne s'installer sur lui. Il ronronne, comme un chat qu'on caresse. Mahana se sent triste. Son cœur se serre.
« Tu ne restes pas ? »
« Non. Je pensais ce que je t'ai dit. Je ne changerais pas d'avis. Si seulement tu pouvais juste comprendre que... non, peu importe. Inutile de se disputer. Ce n'est pas si grave ! »
Il sourit. La fillette ressent un terrible regret. Elle devrait dire quelque chose, mais décide de ne rien faire. La phrase tourne dans son esprit. Elle veut sortir, pourtant quelque chose l'en empêche. Le devoir. La fierté, aussi. Il ne faut pas plier, rien concéder, même à lui. Il devrait comprendre. Pourquoi a-t-il été si candide ? Ce regret la ronge. Elle aurait dû être plus flexible. Tout se serait mieux passé. Pourquoi n'a-t-elle rien dit ? Le souvenir s'efface, remplacé par un autre.
Mahana ressent tout, comme si elle revivait l'instant. Chaque détail est si clair, si vivant. Il fait nuit, cette fois. La lune est à son zénith. Elle est magnifique. Le ciel est mauve. La fillette fait les cent pas dans la chambre. Le mobilier semble fébrile. La table ouvre une armoire et se cache à l'intérieur. Celle-ci se réveille et s'en va dans le couloir. Ce spectacle devrait la faire éclater de rire. Pourquoi n'a-t-il rien de drôle ?
Trois individus entrent. Une jeune fille avec un visage d'ange. Sa peau est un peu rouge, ses cheveux sont bruns. Une petite blonde à la peau pâle. Un enfant noir. Ils s'inclinent. Leurs vêtements sont somptueux. Leurs yeux ne savent pas mentir. Ils portent de mauvaises nouvelles. Mahana s'installe sur un siège.
« Majesté, ma flotte est perdue ! Le protectorat de Sied est tombé ! » Commence la blonde. Sa figure est couverte de honte. Les larmes coulent. La colère transpire dans sa voix. Un sentiment vain, il n'y a plus rien à faire.
« Le protectorat de Reiner est au bord de la défaite. Nous combattrons jusqu'à la dernière, pour faire gagner le plus de temps possible à Mû ! » Continue la fille à la peau rouge.
« Les colonies de l'Aprium vont bientôt perdre la Bordure Ardente ! Les armées de Seh'el'ennis commencent à s'enfoncer dans notre territoire. Ganthra a été conquise. L'approvisionnement en Ar'eloah du Grand Versant est coupé ! » Le petit hésite. Il ne sait pas quoi dire pour se justifier. Se tient-il responsable de cet échec ?
« Quelles nouvelles d'Aléasis Vecna ? » Demande Mahana. Sa voix est pleine de lassitude.
« Mazda a isolé une partie de la flotte adverse. Il s'enlise dans son conflit. On ne pourra pas espérer de renforts de sa part avant des semaines ! Les chevaliers parlent d'un carnage. Ses forces sont à l'agonie. Les aléans foncent droit vers la défaite ! Quand le Gouffre Gravitationnel sera à lui, Seh'el'ennis aura conquis les deux tiers de Mû ! » Mahana ne répond rien. Comment en est-on arrivé là ? Ils ont besoin d'entendre quelque chose. Elle décide d'une stratégie et répond :
« Préparez ma flotte. Nous partons pour le front intérieur ! »
« Vous abandonnez l'Aprium ? Non ! » Gémit le petit, outré.
« Nous n'avons plus le choix ! Il faut trancher la tête de l'ennemi. Réunissez les survivants et venez avec moi ! » Ils s'inclinent, puis sortent.
Mahana se sent lourde. Elle veut avoir une dernière chance de convaincre Seh'el'ennis. Peut-être qu'il n'est pas trop tard. Ce désir est passé devant son bon sens. Quelle idiote ! Ce n'était pas la bonne décision, évidemment. Il aurait mieux valu protéger l'Aprium ! Le souvenir s'efface, remplacé par... du feu ! Il est partout ! Les montagnes brûlent !
Un tourbillon de flammes s'élève jusqu'aux cieux. Mahana se tient droite. Elle serre un sceptre dans sa main, six autres lévitent derrière son dos. Son habit est superbe, mais sale. Quelques étranges véhicules virevoltent dans les cieux. Ils volent à des vitesses effrayantes. Le ciel est constellé d'éclairs et d'explosions. On peut voir des gens se battre à perte de vue. Il doit y en avoir des millions. Une scène de cauchemar.
Un moment décisif approche. Elle le sent. Le ciel devient sombre, un immense œil s'ouvre. Il en descend une larme scintillante. Le voilà ! Seh'el'ennis est venu en personne assister à sa victoire finale ! Mahana serre son sceptre fermement. L'Ahura Mazda avait raison. Sa diversion a marché ! Le spectre a la même expression que dans l'avion : on ressent son hostilité.
« Majesté ! Quel honneur ! Qu'ai-je donc fait pour mériter de tels égards ? »
Il éclate de rire et lève ses bras, comme pour dire : « regarde mon cadeau pour toi ! » Mahana s'avance. Son sentiment est partagé entre l'amour qu'elle éprouvait pour lui et sa haine pour ce qu'il est devenu.
« Qu'est-ce que tu veux ? Qu'est-ce que tu attends de nous ? »
« Rien ! Votre espèce est une abomination. Une anomalie. Je suis là pour sauver l'humanité ! »
« La sauver de quoi ? Tu crois vraiment que l'Homme est meilleur que l'Éloah parce qu'il est opprimé, parce qu'ils n'ont pas la même connexion que nous ? J'ai vu ce qu'ils sont capables de faire. Tes « enfants » ne sont pas meilleurs que les miens. »
« Personne ne devrait naître enchaîné ! Personne ne devrait vivre dans l'attente d'être consommé par un autre ! Personne ne devrait subir une telle souffrance ! »
Il balaye le paysage d'un revers de main. Les montagnes explosent en poussière. Sa puissance est terrifiante. Il pourrait détruire la planète d'un coup de talon, s'il le voulait. Peut-être tout le système stellaire, même !
« Tu ne changeras rien comme ça, Seh. Le bien, le mal... la souffrance, le plaisir... la peur, la haine, l'amour même. Ce sont ces émotions qui nous mènent à la corruption ! Si on se laisse consumer, nos cendres iront nourrir la soif de puissance. Je pensais que tu l'avais compris. J'ai eu tort. Il est temps d'en finir. »
« Je sens leur douleur, Mara. Leurs hurlements. Tous. Je sais qu'ils ont mal. Comment ignorer ça ? Quel genre de monstre pourrait simplement faire comme si de rien était ? Le seul moyen d'en finir avec cette horreur est ici, maintenant ! Les Élohim se gargarisent de leur prétendue « divinité », ha ! Regarde-moi ! Moi, je suis l'envoyé du seul Dieu ! Je suis un avatar de l'univers lui-même, de Sa volonté ! Je vais libérer le monde de cette souffrance, en Son nom ! »
Mahana se laisse aller à sa peine. Son visage est impassible, mais elle pleure intérieurement. Tout ce qui lui reste de son amour pour lui s'éteint devant ses yeux. Pourquoi ça doit finir ainsi ? C'est si... douloureux. Le souvenir s'estompe. La réalité revient. La petite se sent lourde.
La mémoire de Mahana est floue. Que lui est-il arrivé ? Elle a l'impression de sortir d'une piscine après des heures à nager. L'air est épais. On dirait de la gélatine. Il ne semble pas s'être écoulé plus d'une seconde. Ce spectre, ce n'est pas Soh'ina mais Seh'el'ennis. Pourquoi le connaît-elle ? Que fait-il ici ? Que veut-il ? Elliot s'approche pour lui asséner un coup de poing. Sa main traverse. Le petit se sent stupide d'avoir pensé que ça fonctionnerait.
« Voyons ! Quel crétin tu fais ! Ce n'est qu'une projection de ma volonté. Vous ne pouvez pas vraiment me faire de mal, même si vous pleurez très fort en appelant vos parents à l'aide. » Le fantôme disparaît en riant, mais sa voix continue de résonner :
« Je ne vous ai pas remerciés pour les charmantes vacances multimillénaires que vous m'avez offertes ! Ma sieste fut apaisante. Laissez-moi quelques minutes pour réfléchir à un moyen de vous renvoyer la politesse avec élégance. »
Les trois enfants sont figés dans une expression de terreur. La mère de la petite se réveille doucement et chuchote :
« Retourne à ta place, Mahana ! S'il y a des turbulences tu vas te faire mal. »
Quelques instants s'écoulent. Personne ne bouge. La jeune femme s'étire avant de se remettre droite sur son fauteuil. Son regard devient sévère :
« Mahana, retourne sur ton siège ! Toi aussi, Ashton, tu dois mettre ta ceinture ! » La fillette lui fait face. Elle tremble. Sa figure est blafarde.
« Il faut... il faut faire atterrir l'avion ! »
« Qu'est-ce que tu racontes ? » La femme se frotte les yeux. Elle est encore engourdie par le sommeil.
« On est en danger ! »
« Tu as fait un cauchemar, va t'asseoir ! »
« Non ! » La fillette hurle. Certains passagers ne manquent pas de faire des commentaires sur son éducation.
« Maintenant ça suffit Mahana ! Tu vas t'asseoir ! Je ne le répéterais pas ! »
« Si on continue à voler, on est tous en danger ! »
« Tu dois te calmer et... »
« Elle a raison, madame ! » Continue Elliot, dont l'accompagnateur vient de se réveiller. Il lui pose une main sur l'épaule. Son regard est mauvais :
« Ne te mêle pas de ça, Elliot ! »
« C'est vrai, maman ! » Continue Ashton. Sa voix nasillarde réveille son père.
« Qu'est-ce qui se passe ici ? » Demande-t-il d'une voix terne.
« Ta fille nous fait un scandale... apparemment on est en grand danger et il faut faire atterrir notre avion d'urgence ! »
« Ma fille ? C'est ma fille quand ça t'arrange. » Répond-il.
« Ce n'est pas le moment pour ce genre de réflexion ! » Lance-t-elle avec embarra.
Les voyageurs se réveillent en nombre. Ils allument leurs lumières, lèvent le ton. Les réflexions fusent. Une hôtesse se précipite dans l'espoir d'éclaircir la situation. Les trois enfants se tiennent fermement la main. Le regard de Mahana est braqué sur le visage de sa maman.
« Il faut atterrir, tout de suite ! » La mère hésite. Elle n'avait jamais vue sa fille si sérieuse avant.
« Elliot, ça suffit ! » Son accompagnateur s'énerve. Il l'empoigne pour le forcer à s'asseoir, l'attache sur son siège et serre sa ceinture.
« Je suis vraiment navré. » Termine-t-il en direction de l'hôtesse.
« J'ai trouvé ! » La voix de Seh'el'ennis détonne :
« Un tel engin manque de classe ! C'est révoltant de voir quelque chose de si ridicule voler, vous ne trouvez pas ? Que diriez-vous que je débarrasse le ciel de cet horrible spectacle ? »
