Mahana se sent vaseuse. L'air paraît lourd. Tout se dédouble devant ses yeux.
« Ce n'est qu'un léger sédatif ! Il n'y a vraiment aucun danger ! »
L'hôtesse est juste là. Ses jambes ont l'air de mesurer deux mètres. La fillette n'a ni la force ni la volonté de tourner la tête. Elle ne peut que la fixer en silence.
« C'est quelque chose qui arrive ! Le stress de l'embarquement, le vol, ça influe sur le comportement des enfants. Ce n'est qu'une simple crise de panique ! Appelez-moi s'ils se réveillent avant l'atterrissage. »
L'avion tremble. Il se balance comme une feuille au vent. La vibration devient intense. Les passagers sont sur les nerfs. On ressent la vétusté de l'appareil.
« Mesdames et messieurs, nous traversons une zone de fortes turbulences. Retournez à vos places et attachez vos ceintures ! »
Le vrombissement devient assourdissant. La carlingue craque. Un froid sibérien tombe des aérations. Le souffle est ronflant. Un concert de tintements résonne. Les hôtesses font des allez et retour entre les sièges. Elles peinent à avancer.
« Gardez votre ceinture bien attachée ! Je vous apporte une couverture tout de suite. » Peut-on entendre.
Mahana a l'impression de tout voir au ralenti. Sa tête tourne lentement vers le hublot. Ashton est allongé. La fillette ne saurait pas dire s'il dort. L'extérieur est pris dans un épais brouillard. Quelques flashs viennent remplir l'appareil d'une lueur bleue lugubre.
Elle sursaute. Son frère vient de lui prendre la main. Une secousse casse un coffre à bagage. Les sacs se répandent sur le sol. L'avion se met à pencher très nettement sur la gauche. Il fait demi-tour ? La sangle d'un chariot se détache. Il dévale l'allée dans une cacophonie épouvantable. Les moteurs grondent. Le pilote a mis plein gaz. L'appareil perd de l'altitude.
Le fuselage se tord. Quelqu'un hurle. Les gens commencent à paniquer. Le nez se relève. L'avion remonte ? Une détonation sourde se fait entendre. Un siège s'arrache du sol. L'air est aspiré. Le toit a disparu. On peut voir le ciel. C'est à croire qu'il s'est replié sur lui-même pour former un œil immense. Une image effrayante. Mahana est aplatie sur son fauteuil. Un vent terrible lui cingle le visage. Ashton serre son poignet. La petite tourne lentement ses yeux vers lui. Le fuselage se déchire comme du papier. Une aile chancelle, puis explose en milliers de fragments.
L'avion tombe en lambeau. Il est aspiré vers cet étrange œil géant par une force inconnue. Soudain, le siège d'Ashton s'envole. Le voilà qui flotte à l'extérieur de l'appareil, retenu par un simple câble métallique. Elliot se lève. Il utilise ses dernières forces pour passer au-dessus du dossier. Le garçon a courageusement serré sa ceinture autour de son bras. Il empoigne le filin, qui lui déchire la peau. Le sang gicle. Il tracte de toutes ses forces. Son corps se recouvre d'une fine aura d'or. Mahana peut à peine à réfléchir. Elle lève son bras pour aider, mais n'a aucune force.
Le câble cède. Ashton est aspiré dans le vide. La seconde aile éclate. L'avion se met à tourner comme un manège fou. Une femme crie. Elle est hystérique. Elliot saisit le bras de la fillette. Sa main est en sang. Le sol approche inexorablement. On dirait un mur. Le petit est projeté en arrière. Ses doigts glissent. Il est maintenant au milieu de l'allée, le pied coincé sous un chariot. Mahana ne peut rien faire. L'impact l'assomme. Tout devient silencieux.
« Accès à la mémoire. »
Il fait chaud et sec. Un désert s'étend à perte de vue. Le sable est noir et le soleil magenta. La fillette se sent bien. Le vent réchauffe son visage. Que fait-elle ici ? Où a disparu l'avion ? Son corps se met à bouger tout seul. La petite ne contrôle plus ses mouvements. C'est un souvenir ? Elle glisse le long d'une dune, un sceptre à la main. Il brille d'une lueur écarlate. Un revers suffit à faire disparaître une tonne de sable.
Il y a quelque chose en dessous. C'est le sommet d'un énorme cube. Mahana pose sa paume sur la surface. L'objet se met à luire. Un bruit mécanique s'en échappe. Le sol tremble. La chose s'ouvre comme une boite. Elle contient une minuscule bille. C'est si petit qu'un emballage aussi énorme paraît absurde. La fillette s'en empare. Son corps est adulte.
« Vous avez trouvé ce que vous cherchiez, Majesté ? » La voix sort de sa poche.
« C'est plus petit que je me l'imaginais. »
« Un catalyseur n'a pas besoin d'être gros. Contrairement à... »
« Seh. Tu veux bien te taire un instant ? »
« Oui, Majesté. »
Ce petit objet est précieux. C'est un artefact à la puissance fabuleuse. Mahana sait qu'elle en a besoin pour un rituel. Le reste est flou.
« L'immortalité au creux de la main. » Souffle-t-elle.
« Une quête plutôt absurde, pour un Éloah. Tu ne crois pas ? »
« Il y a plus d'une forme d'immortalité, Seh. Celle de l'âme m'intéresse plus que celle du corps. »
Le souvenir s'estompe. C'est la douleur. Elle l'a sortie de sa vision. La petite se réveille au sommet d'un grand pin gris. Il fait affreusement froid. Une tempête de neige s'abat du ciel. Une lueur orange vient de toutes les directions. C'est un immense brasier. La forêt brule ! La carcasse de l'avion est répandue partout. La fillette se met à trembler. Elle a l'impression que même ses os frissonnent.
« Maman ! » Hurle-t-elle. Les larmes lui montent aux yeux.
Le vent souffle. Il couvre chaque bruit. Mahana lève ses yeux. La voûte céleste a l'air déchirée. Les nuages sont aspirés dans un trou. La douleur ne la quitte plus. Une longue latte de métal est plantée dans sa jambe. Le sang coule.
« Maman ! Je suis là ! » Continue-t-elle.
La morsure du gel engourdit ses membres. Elle n'a pas d'autre choix que de descendre de l'arbre, pour s'approcher d'un feu. La petite se laisse glisser le long du tronc et tombe sur un monticule de neige. C'est gelé. Sa blessure lui fait mal. La pauvre doit ramper sur le sol. Elle laisse une trace rouge dans son sillage. Une main vient se poser sur son épaule. Quelque chose de fort la soulève. C'est Elliot ! Le petit est encore en vie ! Il la serre contre lui.
« Tu es... »
« Chut ! Garde tes forces ! Je vais t'aider à marcher. »
Le garçon semble exténué. Son épaule saigne. Pourtant, sa force est exceptionnelle. L'incendie s'étend. On peut voir des fauteuils dans tous les coins. Les cadavres calcinés des passagers y sont assis. Elliot met une main sur les yeux de la petite. Personne n'a survécu. Il veut lui épargner ce spectacle. La température est un peu plus agréable par ici. La fumée fait mal aux yeux. Le vent ramène une forte odeur. Le kérosène, peut-être.
Le petit s'effondre dans la neige. Sa blessure s'aggrave. Le sang coule abondamment. Une petite flaque rouge visqueuse s'est formée sur le sol.
« Tu ne mourras pas. Je te promets. » Souffle-t-il. Le garçon empoigne un peu de neige et la serre contre sa plaie. Elle devient pourpre. Il sourit. Ses mains frissonnent. Sa peau est devenue livide.
La fillette voudrait lui venir en aide, mais son corps ne réagit pas. Sa blessure n'est pas belle à voir non plus. Elliot prend sa main et la serre entre ses doigts :
« Tu ne te souviens de rien, n'est-ce pas ? » Mahana ne sait pas quoi répondre. Les images qui lui viennent n'ont pas de sens. Ce sont vraiment des souvenirs ? Peut-être que la douleur la fait délirer.
« Pourquoi être revenue ? Tu joues à un jeu dangereux. »
« Je ne comprends rien à ce que tu dis... » La fillette le fixe avec un regard plein d'innocence. Elliot soupire :
« Ce n'est pas grave. »
Une aura d'or se manifeste et lui recouvre la peau. La petite ne réagit pas. Cette image semble familière. Sa douleur disparaît. Le morceau de métal sort de sa jambe et tombe. Mahana remarque que sa peau s'est couverte d'un halo écarlate. Elle se sent bien. La blessure d'Elliot se referme à vue d'œil.
« Ton illumination commence. C'est trop tôt ! Je vais faire quelque chose pour la stopper pendant quelques années. »
Il pose la paume sur son front. Une vive douleur parcourt la colonne vertébrale de la petite fille. La terre se fissure dans un craquement brusque. Quelques arbres tombent. Une voix hurle à l'intérieur de son crâne. La fillette résiste, mais Elliot ne bouge pas. Des milliers d'images se succèdent dans sa tête. Plus rien n'a de sens. Elle est emportée dans un lieu différent à chaque fois. Le sol éclate. La gamine a l'impression d'être partout dans l'univers. Elle peut voir des cohortes de gens vivre. Il y en a tellement que s'est incalculable. Ils parlent tous en même temps. Le retour est violent.
« Tout ira bien. Le processus reprendra quand tu seras plus âgée. »
La petite s'effondre. Elle tremble. Son aura se dissipe. La pauvre a la sensation qu'on vient de lui arracher un organe. Il l'embrasse sur le front et s'éloigne. Elle saisit son pantalon.
« El... attend... » La fillette sombre dans l'inconscience.
« Tu ne te souviendras bientôt plus de rien. Ce sera mieux. »
Il disparaît entre les arbres. Les yeux de la petite se ferment. Le temps passe, mais combien ?
« Par ici ! J'ai un survivant ! Elle respire ! »
Les sauveteurs retrouvèrent Mahana en hypothermie, quelques heures après le crash. La petite a survécu indemne. Un véritable miracle. Elle est la seule à en avoir réchappé. Nombre de passagers sont décédés dans l'incident, les rares survivants emportés par le froid canadien. La petite s'est réveillée avec la mémoire qu'elle avait le matin du départ, dans un hôpital de Calgary.
On lui apprit la mort de son frère et de ses parents. Quelques jours plus tard, les autorités canadiennes l'ont renvoyé chez sa tante. La compagnie aérienne offrit une belle somme à sa famille pour enterrer l'affaire. La télévision s'est longuement intéressée au chef de l'équipe des sauveteurs. Un homme qu'on disait jusque-là cynique, mais qui est soudain devenu pasteur après l'incident. Il ne cessait de raconter la même histoire, à qui voulait bien l'écouter. Quelque chose l'a guidé vers cette petite fille, qu'il a découverte enveloppée dans un halo de lumière d'or. Une voix désincarnée lui a alors dit :
« Sauve-la ! »
