C'était étonnant à quel point la routine se réinstallait vite, même dans un royaume et un château en ruine. Un mois après son retour, Arthur avait déjà du envoyer Karadoc et Perceval au cachot pour être allés se murger à la taverne et Venec pour contrebande d'êtres humains comme il disait pour rendre plus sympathique le fait qu'il était un putain de vendeur d'esclaves. Il avait surpris Bohort à se cacher dans le stock de couvertures, terrorisé par Horsa le Saxon. Merlin avait réussi l'exploit de fabriquer une potion de récurage de pied au lieu d'une potion de force. Perceval et Karadoc, toujours les mêmes, lui avaient soutenus pendant une heure qu'ils avaient inventé une nouvelle manière de se battre à l'aide de neige fondue. Mieux valait ne pas parler non plus des scribes sensés remplacer le père Blaise qui tentaient allègrement de piocher dans des caisses pourtant vides et des chefs de clan qui prétendaient avoir un ongle incarné pour ne rien foutre.
Aux yeux d'Arthur, tout ça n'était rien. Il s'y attendait tellement qu'il avait presque plus envie d'en rire que d'en pleurer. Par contre, qu'il ait recommencé à prendre quasiment tout ses repas avec son ex-belle famille, ça lui trouait le cul.
-Ah bé quand même !, s'exclama Séli quand il entra dans la salle à manger accompagné d'une migraine carabinée. C'est à cette heure-ci que vous vous pointez pour grailler ?
-Vous manquez pas d'air, vous.
-Il me semble pourtant que la moindre des choses c'est de bouger votre cul pour arriver à l'heure.
-Une demi-heure qu'on attends que vous vous pointiez, surenchérit Léodagan. Heureusement qu'on vous a mieux traité que ça en Carmélide, hein ?
-Vous m'avez traité trois fois de connard dans la première heure après mon arrivée.
Léodagan haussa les épaules.
-Peut être. On va dire que c'est l'émotion. N'empêche qu'on vous attend, nous et que vous pouvez pas en dire de même.
Arthur vit rouge. Pour la première fois depuis son retour, il faillit même se mettre à gueuler. Le regard désolé de Guenièvre, assise à sa place habituelle, le calma aussitôt. Il essayait d'arranger les choses entre elle et lui. La plupart du temps, il osait à peine espérer plus que de l'amitié entre eux. Par moment, comme lorsqu'il l'avait escorté à sa chambre quelques jours plus tôt, il se prenait à croire qu'il pouvait réellement réparer ses erreurs, reconstruire un lien avec elle, voire...
Alors plutôt que de crier, il se força à se calmer et s'assit.
-Je suis le roi et j'ai des tas de trucs à faire avec tous les débiles qui peuplent ce château, déclara-t-il en se coupant une large tranche de jambon. J'arrive à ma table quand je veux. Si vous voulez m'attendre, c'est votre problème. J'ai jamais demandé à ce que vous soyez là, moi.
-Vous nous avez quand même un peu invités, bougonna Léodagan.
-J'ai dit à Guenièvre qu'elle pouvait venir si elle trouvait les autres cons trop bruyants dans la grande salle à manger. J'ai jamais dit que vous pouviez vous inviter avec.
Guenièvre sourit doucement et Arthur se retrouva à échanger avec elle une œillade complice tout en murmurant un « désolé » silencieux que Guenièvre comprit sans peine. Elle avait tout de suite saisi l'occasion d'un moment passée seule à seule avec Arthur, mais celui-ci n'avait pas vraiment été à la hauteur de ses espérances. Ils avaient passé le repas en silence, à s'échanger des petits regards enamourés en silence. Tous les deux étaient trop nerveux pour réussir à dire plus qu'un « vous pouvez me passez le sel ? », une fois de temps en temps. Autrefois, ils avaient rarement déjeuné seul à seul. Arthur détestait peut être sa belle famille, mais il l'utilisait comme une barricade entre Guenièvre et lui, pour s'assurer de ne jamais devenir trop intime avec sa femme. Les rares repas sans cette belle-famille étaient toujours l'occasion de disputes et de reproches. Guenièvre aurait eu du mal à compter le nombre de fois où elle était sortie en larmes de ces séances d'humiliation. Dans ces conditions, un dîner seul à seul maintenant ne pouvait qu'être un moment chargé de malaise. Ils avaient espéré que la prochaine occurrence serait plus agréable, mais Léodagan et Séli s'étaient empressés de s'inviter dès la fois suivante, au grand désespoir de Guenièvre et Lancelot.
Pendant qu'ils se remémoraient ce moment et se juraient en silence de se trouver un autre moyen de passer un peu de temps seuls, Léodagan et Séli fulminaient. Tout à leur diatribe, ils ne se rendirent même pas compte de leur silencieux échange.
-On est ses parents, râla Séli. Si vous invitez votre femme, on vient avec. Vous avez toujours su qu'on faisait partie du lot.
-C'est pas ma femme.
Cette affirmation fit ouvrir grand la bouche à Léodagan et Séli, le souffle coupé. Arthur en profita pour accepter le plat de charcuteries que lui passait Guenièvre. Il marmonna un merci et s'assura que ses mots ne l'avaient pas blessée. Comme souvent, l'agacement l'avait fait parlé trop vite. À son grand soulagement, Guenièvre n'avait pas cessé de sourire. Mieux, ses yeux pétillaient de plaisir. Une autre aurait été horrifiée. Dix ans plus tôt, Guenièvre aurait fuit la pièce en pleurant. Aujourd'hui, elle chérissait cette liberté que lui donnait Arthur. Si tout ça devenait trop dur à supporter, elle disposait d'une porte de sortie. Le mariage était une prison dans laquelle on ne devrait marcher qu'en étant pleinement consentante. Dès qu'Arthur se fut servit, elle piqua un morceau dans son assiette et lui tira la langue quand il ouvrit la bouche pour protester.
Entre temps, ses parents avaient enfin retrouvé leur souffle. Ils se mirent à hurler, leurs deux voix se chevauchant. Une servante qui apportait la suite du repas fit demi-tour aussi sec, claquant la porte derrière elle pour échapper au carnage.
-Quoi ? Vous manquez pas d'air !
-Ah ça va pas recommencer !
-C'est votre femme, espèce de débile !
-Et moi je vous dit que c'est pas ma femme, répliqua Arthur, très calme.
-Vous l'avez reprise après toutes ces bêtises d'échange de femme !, hurla Séli. La moitié du château en est témoin !
-Je me suis barré dix ans en l'abandonnant à la merci du premier venu. Je suis peut être rouillé en lois celtes, mais l'abandon total pendant dix ans de la couche conjugale, c'est un motif de divorce. Rajoutez à ça que j'ai été incapable de la soutenir moralement ou physiquement pendant ces dix ans, que je suis stérile, que j'ai échoué dans toutes mes obligations envers elle, ben voilà, on est plus mariés.
-Je suis désolée, mère, reprit calmement Guenièvre en continuant à picorer sans gêne aucune dans l'assiette d'Arthur, mais il faut qu'on s'y fasse.
Les yeux de Léodagan n'étaient plus que deux fentes dans lesquelles brillaient une rage infinie.
-Je vous ai aidé à récupérer votre trône !, cracha-t-il dans le visage d'Arthur. Je vous ai prêté mes hommes ! Mon or ! Mes tourelles que vous m'avez forcé à casser pour reconstruire votre château à la con ! Et c'est comme ça que vous me remerciez ?
-Alors d'abord ce sont les tourelles des Burgondes, et sans mon idée de le faire avancer en rythme, elles seraient encore en train de prendre la poussière en Carmélide, et puis vos hommes c'étaient trois péquenaud qui savent à peine faire pousser des blettes. Quand aux pièces d'or, j'en ai compté huit dans vos caisses, alors c'est sympa, mais moi je me sens pas trop d'obligation envers vous, là. Si encore vous me rameniez le Graal, je dis pas, mais on vous a pas beaucoup vu sur les routes à le chercher, le Graal. Vous me direz, un roi a trop d'obligations pour tout abandonner pour aller sur les routes, mais j'ai pas vu beaucoup de chevaliers venus de Carmélide.
-Ben je vous ai passé mon fils, déjà.
-Vous avez un fils, vous ?
-Yvain, le renseigna Guenièvre. Vous avez toujours eu du mal à l'assimiler ça, hein ?
-J'essayerais de faire des efforts, promis.
Guenièvre lui posa une main sur le bras pour le remercier et Arthur la serra doucement. Séli plissa les yeux d'un air suspicieux.
-Je l'ai pas vu Yvain d'ailleurs depuis qu'on a récupéré Kaamelott. Vous allez me dire qu'il est le seul à pas avoir abandonné la quête du Graal et qu'il est pas encore au courant que la piaule a changé de proprio ?
-Il voulait rejoindre son imbécile de copain, Gauvain, répondit Léodagan d'une voix un peu gêné. Alors pour qu'il arrête les conneries et qu'il se fasse pas tuer par Lancelot, on l'a envoyé à Rome prendre des cours de stratégie militaire.
Arthur siffla d'un air admiratif.
-Parce que vous pactisez avec les Romains vous maintenant ?
-Allez vous faire foutre.
-Non, franchement, j'admire. Pour votre fils c'est l'exil doré à Rome, mais en dix ans vous avez pas trouvé le moindre début de piste pour retrouver votre fille. Franchement, chapeau.
Guenièvre repoussa son assiette.
-Je commence à plus avoir très faim moi.
Arthur se calma aussitôt. Il ne voulait pas blesser Guenièvre, mais doué comme il l'était, il y était quand même parvenu. Ses grands yeux tristes où les larmes menaçaient de perler lui coupèrent tous ses moyens. Il fallait espérer qu'elle ne s'en apercevrait pas tout vite, où elle pourrait en profiter pour l'entortiller autour de son petit doigt. Guenièvre, cependant, était trop occupée à contenir ses larmes et sa colère pour se rendre compte qu'Arthur était désolé. Sa colère, au demeurant, n'était pas destinée à Arthur. Elle trouvait seulement qu'il y avait trop de vrai dans ce qu'il disait. Pendant dix ans, Arthur n'avait pas su ce qu'il lui arrivait. Ses parents n'avaient pas cette excuse. Du regard, elle défia son père de prétendre le contraire.
Rouge de honte et de colère, Léodagan sauta sur ses pieds et posa la main sur son épée.
-Je sais pas ce qui me retient de vous buter, vous !
-Il y en a qui aimeraient bien manger dans le calme, hurla Guenièvre. Si quelqu'un doit tuer quelqu'un, que ce soit dehors et après avoir bien réfléchi à toutes les implications politiques, pour une fois.
Un peu piteux, Léodagan se rassit en maugréant.
-Bonne idée, rasseyez-vous au lieu de faire le con, lâcha Séli. Parce que moi aussi j'ai des choses à dire, figurez-vous, et des yeux pour voir en prime. Alors ce que je voudrais bien savoir si notre fille est plus votre femme, c'est ce que vous fricotez avec elle dans les couloirs et les cuisines du château jusqu'à pas d'heure. Pour des gens qui sont pas mariés, y a des gestes un peu surprenants entre vous quand même ! Et croyez pas que je vous ai pas vu vous tenir la main et vous faire ces yeux de merlans fris tout à l'heure !
Arthur et Guenièvre baissèrent les yeux. Ils pensaient avoir été prudents ces derniers jours. Depuis le soir où Arthur avait manqué de lui faire l'amour au beau milieu d'un couloir, Guenièvre s'était découvert un réel talent pour alpaguer Arthur dans les rares moment où il était seul, que ce soit dans un couloir après une réunion ou dans les cuisines quand même Karadoc dormait. Elle prenait un malin plaisir à lui arracher des baisers et à tenter de le pousser à bout, avec le côté maladroit de celle qui n'a jamais eu l'occasion de prendre le rôle de séductrice. Arthur se prêtait volontiers au jeu. Il avait oublié à quel point la séduction était un jeu qu'il appréciait. En temps que roi, il suffisait qu'il dise qui il était et les femmes lui ouvraient leur couche. Cela l'avait toujours laissé vaguement nauséeux, même quand il nouait un véritable lien avec la femme en question. Non, il préférait vraiment jouer au jeu des baisers volés avec Guenièvre dans tous les couloirs et toutes les pièces du château.
Plus souvent qu'à son tour, il initiait désormais le jeu. La vision d'une Guenièvre rougissante comme une jeune fille de vingt ans était un spectacle réjouissant. Il la trouvait belle, plus belle que lors de leur mariage ou durant leur vie de couple. Elle n'avait jamais été laide, même s'il la traitait comme telle, mais aujourd'hui, ses traits avaient acquis une douceur et une maturité qui lui allaient à ravir et ses sourires étaient plus radieux, parce qu'elle était plus heureuse. Ses formes en particulier, qui s'étaient arrondies avec le temps et qu'il devinait sous les lourdes robes qu'elle portait, lui affolaient le cœur et l'esprit.
Ils avaient espéré garder ces moments juste pour eux deux aussi longtemps que possible, le temps qu'ils dénouent ce qui se jouait entre eux. C'était un vœu pieux, de toute évidence.
-Alors ?, poursuivit Séli que ce silence ne satisfaisait pas du tout. J'attends des réponses !
-Vous avez entendu ma femme. Z'avez quoi à dire pour votre défense ?
-J'en dit que personne n'a à ce justifier auprès de personne, protesta Arthur. Je fais ce que je veux, et votre fille aussi.
-Des baisers dans les couloirs !, poursuivit Séli. Des petits rires en se touchant la tête. Des promenades mains dans la main ! Ah, c'est que je suis bien informée par les servantes ! Hier il y en a même une qui a surpris notre bon roi faire de la musique à madame. Alors si notre fille est pas votre épouse, c'est quoi ? Votre maîtresse ?
Arthur bafouilla et chercha ses mots. Comment expliquer de manière satisfaisante et sans se faire égorger la situation, il n'en avait pas la moindre idée. Guenièvre lui ôta cette peine.
-Vous devriez être contents pour moi si je suis sa maîtresse, il a toujours mieux traité ses maîtresses que sa femme. Désolée mon ami, mais c'est un peu mérité.
-Ah mais je dit rien, moi. J'ai rien à dire, vous avez totalement raison et je suis un fumier.
-De toute façon, c'est pas à mon âge que je vais donner un héritier au royaume, alors il me semble bien que je suis assez grande pour faire ce que je veux, continua Guenièvre en croisant les bras.
Séli fit valdinguer la bouteille la plus proche.
-Vingt ans à attendre un héritier et maintenant qu'il est stérile et qu'elle est ménopausée, voilà-t-il pas qu'ils se comportent comme des gamins de douze ans qui découvrent l'amour. Enfin, mais c'est un comble ! Enfin mais dites quelque chose, vous ! Vous entendez votre fille ?
-Méno-quoi ?, demanda Guenièvre en écarquillant les yeux.
-Non, mais vous avez raison, ça me troue le cul, soupira Léodagan. C'est à ce demander ce qu'on a fait pour mériter ça quand même.
Arthur profita du silence retrouvé pour placer dans son assiette autant de charcuteries et de haricot blanc qu'elle pouvait en contenir, puis il se leva.
-Je rappelle, pour information, que j'étais venu prendre un petit repas tranquille avant d'aller m'occuper de l'organisation des patrouilles pour retrouver Lancelot. Merci de m'avoir rappelé la chaleureuse ambiance de nos repas de famille. Moi je me casse et je vais manger ailleurs. La prochaine fois, faites-moi plaisir, m'attendez pas.
Il claqua la porte en sortant. Après un instant à regarder celle-ci en silence, Guenièvre s'empara d'une grosse miche de pain et d'un plat de légumes grillés et se leva à son tour.
-Je crois que j'ai plus très faim. Je vous vois plus tard.
Aucun de ses parents ne trouva quoi que ce soit à répondre. Dehors, elle retrouva Arthur, appuyé contre un mur. Il sourit en la voyant.
-J'espérais bien que vous veniez me rejoindre.
-Merci de m'avoir attendu. Ça va vous ? Ça n'a pas du être facile de vous prendre tout ça dans la figure.
-Moi, ça va. La vache, ça m'a fait du bien de vous voir leur répondre comme ça. C'est ce que j'appelle avoir du répondant.
Guenièvre rougit un peu.
-Je crois que je suis un tout petit peu en colère contre mon père.
-On le saurait à moins. Venez-là.
Sans lâcher son assiette, il la prit un instant dans ses bras.
-Je suis désolé qu'on vous ait abandonnée aussi longtemps. Vous êtes libre maintenant. C'est ça qui compte au final, non ?
Guenièvre déglutit. Elle ne voulait plus y penser. Elle ne voulait pas lui dire que parfois elle se réveillait la nuit en sanglotant parce qu'elle avait rêvé que Lancelot venait la reprendre. Elle ne voulait pas le lui dire parce qu'alors elle aurait du confesser que dans les pires, Arthur la lui remettait sans dire un mot et sans même la regarder. Une part d'elle même lui en voulait pour ces dix ans de captivité, mais pas assez pour lui raconter ça.
Ces derniers jours, ils avaient parlé de tout et de rien, pas mal du futur notamment, mais jamais des choses importantes. Lancelot, sa captivité, la tour, ce qu'avait fait Arthur pendant ces dix ans... Là-dessus, rien. Ils n'osaient pas, parce que les choses qu'ils auraient à confesser pouvaient détruire cette fragile harmonie.
-C'est ça qui compte, oui, finit-elle par dire.
Arthur la relâcha et fit semblant de ne pas voir cette petite larme au coin de son œil. Il avait à peine le temps de manger, alors celui de la faire parler... Tout ce qu'il pouvait faire, c'était chercher à la distraire.
-Au moins ce repas m'aura servi de répétition pour la semaine prochaine... Je viens d'apprendre que ma mère est encore en vie et que cette vieille carne est en route pour Kaamelott. Vu le ton de sa lettre, c'est pas pour m'apporter du nougat. On est repartis pour les demandes de passe-droit envers Tintagel sous prétexte que j'y suis né.
-Et vous n'êtes pas prêts pour la revoir, devina Guenièvre.
-Ça se voit tant que ça ?
-Un peu, oui. Vous voulez que ce soit moi qui la gère ?
Arthur lui lança un regard étonné.
-Je croyais qu'elle vous terrifiait. Je sais que moi elle me fiche toujours la trouille, même à mon âge.
Guenièvre haussa les épaules avec une petite grimace.
-Vous savez, elle peut pas être pire que Lancelot dans ses mauvais jours. Je peux toujours m'arranger pour qu'elle soit jamais seule à seule avec vous et si elle se met en colère contre moi, et bien je verrais ce que je peux faire.
Arthur la jaugea du regard. Il se demandait ce que lui avait fait Lancelot pendant ces dix ans. Il savait ce qu'il ne lui avait pas fait. Lancelot aurait été incapable de forcer Guenièvre. Arthur l'espérait, du moins, parce que Guenièvre disait que jusqu'au bout, Lancelot l'avait mis sur un piédestal et qu'il n'aurait jamais salie ainsi Guenièvre. Par contre, il pouvait l'avoir frappée. Arthur n'était jamais tombé si bas. Lancelot... Il pouvait aussi l'avoir abusé verbalement comme Arthur s'en était fait une spécialité avant lui.
-Venez, finit-il par dire. Trouvons-nous une pièce tranquille pour finir de grignoter, et vous me raconterez ce que vous allez faire de votre après-midi.
-Vous voulez que je vous raconte mes journées maintenant ? C'est nouveau ça !
-Je vous raconte bien les miennes. Et je dois vous dire, c'est important pour moi que vous m'écoutiez me plaindre à longueur de journée de tous ces peignes-culs. Sans ça, ce serait insupportable. Alors, allez-y, je vous écoute.
Vraiment, Guenièvre allait de surprise en surprise depuis un mois. Elle se mordit les lèvres. Une part d'elle-même était ravie qu'il fasse mine de s'intéresser à sa vie. L'autre se demandait quelle moquerie il allait bien pouvoir lui sortir.
-Je retrouve les dames de la cour pour broder des draps.
Arthur hocha la tête pour l'inviter à continuer. Il ne leva pas les yeux au ciel comme tant de fois auparavant. Enhardie, Guenièvre continua.
-Il y a de plus en plus de chefs de clans qui viennent, et j'imagine qu'on va bientôt recevoir des personnalités comme le duc d'Aquitaine. J'ai fais le point sur ce qu'on a comme linge restant du règne de Lancelot et ce n'est pas glorieux. On sent que pour lui le décorum c'était du flanc. Il y a quasiment plus que des draps de toile ou de lin simple, alors si on a des dignitaires, on va encore passer pour des pécores arriérés qui savent pas recevoir. Sans compter qu'on va prouver à tout le monde que c'est vrai qu'on a du mal à réunir de l'argent pour remplir les caisses. Alors les dames et moi, nous avons décidé de broder les draps pour leur redonner un peu de style.
-C'est une bonne idée.
Guenièvre écarquilla les yeux. Elle avait espéré qu'il ne se moquerait et voilà qu'il lui donnait du compliment.
-Vraiment ?
-Oui. Tant qu'on y est, on a récupéré quelques tapisseries de mon ancienne salle du trône. Elles sont un peu rongées par les mites, mais si vous pouviez les rendre présentables, j'apprécierais.
-Nous nous y mettrons dès que les draps sont terminées, les dames et moi, promis Guenièvre sur un ton joyeux.
Difficile de ne pas sourire devant un tel enthousiasme. Arthur ne s'en priva pas. Jadis, il s'était moqué de toutes ces petites tâches insipides qui comblaient la vie de Guenièvre. Pourtant, il était le premier à dire que l'image qu'offrait Kaamelott à ses invités était primordiale pour le développement de leurs relations internationales. Le premier derrière Bohort, plus exactement. La part de Guenièvre là dedans n'avait jamais été aussi négligeable qu'il le clamait à l'époque. Désormais, il lui ferait savoir qu'il appréciait ce qu'elle faisait pour Kaamelott. Même s'il était fatigué, acquiescer une fois de temps en temps et s'interroger au quotidien de Guenièvre n'était quand même pas éreintant.
Guenièvre rentra dans sa chambre tard le soir après une soirée à papoter avec les dames de la cour jusqu'à ce qu'Arthur vienne la chercher pour la conduire galamment jusqu'à sa chambre. Il avait même été jusqu'à lui faire un baisemain. Ces derniers jours, il adoptait un comportement de charmeur qui lui faisait beaucoup d'effet. Ce n'était pas plus mal, parce que comme ça, il y en avait quand même un des deux qui savait ce qu'il faisait pour que les choses avancent. La plupart du temps, Guenièvre était trop occupée à rougir pour avoir la moindre idée de ce qu'elle devait faire pour pousser Arthur à agir. L'autre nuit, il lui avait donné un aperçu de quelque chose d'extraordinaire. Parfois, elle regrettait que ses maîtresses ne vivent plus au château. D'abord parce que c'étaient ses copines, même si elle commençait à s'en faire deux ou trois parmi les femmes de seigneurs, ensuite parce qu'au moins elles auraient pu la renseigner sur la chose. Ce n'était quand même pas à sa mère que Guenièvre pouvait en parler, et elle ne voulait pas que les dames, certaines tellement plus jeunes qu'elle comme les filles de Karadoc, se moquent de sa naïveté et de son inexpérience.
Après avoir refermé sa porte le plus doucement possible, Guenièvre s'appuya dessus en soupirant, un sourire aux lèvres. Elle était amoureuse. Elle le trouvait plus beau que jamais avec ses cheveux longs et son port sévère, alors qu'il aurait du lui paraître plus inabordable que jamais. Ses sourires, plus rares encore qu'avant étaient plus sincères, son regard plus doux. Bien sûr, elle y lisait toujours la souffrance, mais celle-ci paraissait comme étouffée et quand il s'asseyait sur son trône, ses épaules étaient moins affaissées. Les dieux soient loués, il guérissait, au moins un peu, et Guenièvre avait l'impression, peut être égoïste, qu'elle en était en partie responsable. Elle était presque certaine qu'Arthur était amoureux, lui aussi, et que pour la première fois, c'était d'elle.
-C'est pas trop tôt. Je vous attends depuis une heure.
La voix la fit sursauter. Guenièvre leva bien haut sa bougie, la main tremblante, mais elle savait déjà que ce n'était pas Lancelot qui l'attendait comme dans ses cauchemars. C'était sa mère, en robe du soir et en bonnet de nuit.
-Que se passe-t-il, mère ?
-J'ai renvoyé votre boniche. Venez-là, que je m'occupe de vos cheveux et qu'on discute.
Guenièvre s'approcha d'un pas hésitant. La dernière fois que sa mère avait proposé de l'aider avec sa toilette, c'était la veille de son mariage. Elle lui avait décrit à quel point ce qui allait se passer dans la nuit de noce pouvait être horrible en lui ordonnant de ne pas pleurer pour ne pas faire honte à son père, sans compter qu'elle lui avait arraché quelques poignées de cheveux avec sa brutalité.
-J'imagine que c'est gentil, bredouilla-t-elle en s'asseyant à sa coiffeuse.
-Ben oui, je sais être gentille des fois. Et je voulais vous féliciter.
-Me féliciter ?
-Pour votre beau boulot avec le fils Pendragon, répondit Séli en commençant à défaire ses tresses. Non, je veux dire, je me suis mise en colère tout à l'heure, mais j'ai eu le temps d'y repenser depuis. Ce que vous faites, c'est pas moins que du génie. Vous avez raison, le Pendragon il accorde bien plus d'attention à ses maîtresses qu'à son épouse, et tant que c'est vous la maîtresse en question, on peut espérer qu'il en prendra pas d'autre. Il doit plus avoir l'endurance de ses quarante ans quand il allait en voir une différente chaque soir ou presque. Complimentez-le, faites lui les yeux doux et gardez le bien au chaud au fond de son lit. Rien de mieux que le sexe pour contrôler un homme, ça a toujours marché avec votre père. C'est même bien la seule chose qui marche avec lui d'ailleurs. Beau boulot ma fille. J'ai même quelques conseils pour vous.
-Voyez-vous ça.
-Être sa maîtresse, c'est bien, mais vous pouvez quand même espérer mieux. Une fois que le Pendragon sera bien habitué à vous et qu'il sera installé dans sa petite routine, refusez-lui tout. Plus de sourires, plus de baisers, plus de sexe, plus rien, jusqu'à ce qu'il accepte de vous faire redevenir reine. Au passage, exigez qu'il revoit à la hausse l'argent de poche qu'il vous donnait. Et à partir de là, on peut aller encore plus loin. J'ai discuté avec Elias, il y a des potions qui font des miracles contre la stérilité, y compris à vos âges. Si vous vous y prenez bien, d'ici trois ans on l'a, l'héritier !
-Vous avez fini avec mes cheveux ?
Séli sembla enfin réaliser le ton froid de Guenièvre. Elle fronça les sourcils en voyant le regard noir de sa fille.
-Oui. Plus ou moins.
-Bien. Alors vous pouvez vous en aller. Et pour votre gouverne, si un jour je redeviens reine, ce sera uniquement parce que j'en ai envie et pas pour satisfaire vos ambitions à père et à vous, parce que celles-ci elles m'ont vraiment causé que des emmerdes. Je vous remercierai de vous tenir éloigné de mes petites affaires avec Arthur à l'avenir et de l'appeler Roi Arthur au lieu de fils Pendragon. Je pense que depuis le temps il a prouvé qu'il était bien plus que son horrible père et ce serait bon pour son royaume que son autorité soit davantage reconnue par ses vassaux. Quand à sa stérilité, on en a pas beaucoup parlé, mais Arthur a l'air de penser que c'est une punition des dieux, alors je doute que vos potions fonctionnent et moi je n'ai pas plus envie que ça de mourir en couche, parce que vous n'allez pas me prétendre qu'une grossesse n'est pas risquée à mon âge. Alors vous aller me faire le plaisir d'oublier toute cette histoire. Si j'estime que c'est le bon moment, je soumettrais moi-même cette idée au roi pour qu'il en fasse ce qu'il lui plaît. D'ici là, si j'entends parler de potions qui sont déversées dans son verre ou quoi que ce soit d'autre, je vous fais mettre au cachot fissa. Si c'est clair, je crois que vous savez où est la porte, mère.
Séli la regarda un moment en silence, puis tourna les talons et sortit sans demander son reste. Tant qu'elle ne fut pas sortie, le regard de sa fille la pourchassa dans le miroir, mais dès que la porte fut refermée, Guenièvre s'effondra. Les mains tremblantes, elle prit la couronne de fleurs séchées d'Arthur entre ses mains et resta là un long moment, les yeux vides et la gorge nouée.
