C'était surtout tard la nuit qu'Arthur pensait au suicide. Le jour il n'en avait pas le temps. Trop de choses à faire, trop de gens à voir, trop de choses à lire, corriger, signer. Tanner des peaux à longueur de journée dans une tannerie en plein désert, c'était dur, mais le boulot de roi, ça c'était vraiment pas une sinécure.

Depuis son retour, tout n'était qu'urgence. Il était urgent de trouver et d'arrêter Lancelot, urgent de trouver une solution au problème burgonde et au problème saxon, urgent de loger tout le monde jusqu'à la fin de l'hiver, urgent de trouver de la nourriture et du fourrage, urgent de relancer l'agriculture et l'économie, urgent de reconstruire le château, urgent de renouer des liens diplomatiques avec Rome, urgent de relancer la quête du Graal.

Arthur se noyait sous la paperasse. Littéralement, parfois, comme à cette occasion où il s'était endormi à son bureau et s'était réveillé quand un courant d'air lui avait déversé les deux piles de papelard les plus proches sur le crâne. Le comble, c'était que le roi n'avait même pas un endroit à lui pour travailler. Maintenant qu'une aile était habitable, les travaux de Kaamelott allaient se concentrer sur la création d'une nouvelle salle du trône et d'une pièce de travail pour lui. Au rythme où ils achetaient la pierre, il aurait de la chance s'il pouvait travailler peinard dans un an ou deux. Alors en attendant, quand il avait besoin de travailler seul, il réquisitionnait une salle à manger. Cela voulait dire qu'il était régulièrement dérangé par les serviteurs qui nettoyaient les traces du précédent repas et venaient préparer la salle pour le suivant et que tout le monde savait où le trouver.

Autant dire qu'il était impossible d'éviter la valse des baltringues venant faire leurs doléances ou offrir leurs suggestions. Arthur aurait très bien pu décider de travailler dans sa chambre à la place et de fermer la porte à clé pour être un peu tranquille, mais il craignait qu'alors il devienne de plus en plus dur de quitter ce repaire. Il voulait qu'on lui foute la paix, mais s'enfermer était la pire solution. Il se sentait suffisamment prisonnier de sa situation comme ça.

L'envie était forte de crier sur tous ces gêneurs et ses incompétents. Dans ses rêves les plus fous, Arthur levait bien haut son épée bien haut pour découper en petits morceaux tous ceux qui entravaient son chemin. L'idée de devenir un nouvel Uther l'arrêtait, comme toujours dans le passé, mais surtout celle de devenir un nouveau Lancelot. Perspective autrement plus terrifiante. Alors à défaut, il se forçait à la patience. Encore et encore, Arthur répétait les mêmes consignes à des débiles qui le regardaient avec de grands yeux vides. Les seuls hommes un brin compétents autour de lui étaient Léodagan et Horsan, autrement dit des fous sanguinaires. Cela lui donnait envie de pleurer, trop souvent.

Mais non, Arthur était un roi responsable, il ne pleurait pas, il ne s'enfermait pas et surtout, surtout, il ne hurlait pas. Il se contentait de tout prendre sur lui. Et sous sa peau, il sentait la colère monter, monter, monter jusqu'à menacer de le consumer. Quand l'épuisement n'étouffait pas ses émotions, il ressentait le besoin de hurler, juste pour s'assurer qu'il était en vie.

On toqua à la porte, doucement. Arthur, dont la tête dodelinait, se redressa en sursaut. Il se frotta les yeux, mais le rapport de Perceval n'en devenait pas plus clair pour autant.

-On peut vous visiter ?

C'était la voix de Guenièvre. Arthur avait aussi vaguement reconnu sa manière de toquer à la porte, presque timide. Elle était la seule à taper comme ça. Bohort ou Perceval tambourinaient toujours comme si il n'y avait jamais eu plus grande urgence et Léodagan ne s'emmerdait certainement pas à toquer.

-Allez-y, entrez.

Guenièvre se faufila dans l'entrebâillement de la porte et referma derrière elle. Aussitôt, elle prit note du spectacle que présentait Arthur, celui d'un pauvre type à qui il manquait bien dix bonnes nuits de sommeil, des cernes monumentales sous des yeux trop sombres, des vêtements froissés qui auraient du être changés depuis quelques jours et une barbe qui menaçait d'envahir son visage. Soudain conscient de ce qu'il montrait à voir au monde, Arthur tenta bien d'apporter un peu d'ordre dans sa chevelure, mais c'était un combat perdu d'avance. Ce dont il avait besoin, c'était d'un bain, d'une nuit complète de sommeil, et si le bain ne suffisait pas, d'une paire de ciseaux. En cet instant, Guenièvre avait bien plus l'air d'une reine que lui d'un roi.

-Je vous dérange pas ?

-Vu ce sur quoi je travaillais, non pas du tout.

-Je peux voir ?

Sans attendre sa permission, Guenièvre chercha du regard où déposer le panier repas qu'elle avait amené. Comprenant qu'elle ne trouverait pas la place sur la table surchargée, elle se résigna à le déposer sur le sol, et regarda par dessus l'épaule d'Arthur ce sur quoi il se penchait. Elle fronça aussitôt les sourcils.

-Mais qu'est-ce que c'est que cette horreur ?

-Le dernier rapport de Perceval. Il a été le premier à se relancer dans la quête du Graal, ce con.

C'était dit avec une indéniable affection. Guenièvre comprenait pourquoi. L'hiver était bien avancé, mais un coup de froid soudain avait gelé la moitié des routes du royaume. Tout le monde s'était calfeutré dans le château, et voilà que Perceval se lançait de lui-même sur ces mêmes routes gelées. Bien entendu, il avait été obligé de faire demi-tour avant la mi-journée avec une cheville foulée, mais Arthur était quand même fier de pouvoir dire qu'ils se remettaient doucement au boulot.

-Il sait écrire maintenant le seigneur Perceval ?, s'étonna Guenièvre.

-Ça j'en sais fichtre rien. Je l'ai envoyé se faire soigner par Merlin avant de m'énerver, mais sois il a appris à écrire, soit il a trouvé encore plus con que lui pour écrire son rapport.

-Et il a trouvé quelque chose au moins ? Un vieux qui lui a dit comment trouver le Graal ?

-J'en sais rien moi. Vous arrivez à déchiffrer quelque chose ?

Guenièvre s'empara du parchemin et le porta tout contre son visage, articulant silencieusement chaque syllabe comme si ça l'aiderait à comprendre quelque chose à ce torchon. Arthur sourit. Elle était touchante dans sa volonté d'aider et il ignorait qu'elle suivait suffisamment la Quête du Graal jadis pour savoir que Perceval avait un truc avec les vieux mystérieux. À moins que ce ne soit lui qui s'en soit plaint auprès d'elle. À l'époque, c'était tout ce qu'il savait faire avec elle, se plaindre, et elle était assez bonne pâte pour l'écouter.

Pendant qu'elle s'amusait à déchiffrer les mots de Perceval, Arthur se mit à chercher un rapport plus urgent qu'il avait abandonné la veille. Depuis, celui-ci avait été submergé sous une tonne d'autres papiers.

-Je crois que vous devriez aller voir le seigneur Perceval tout à l'heure, finit par dire Guenièvre d'une toute petite voix émue.

-Pourquoi ?

-C'est écrit là, tout à la fin, que juste avant qu'il trébuche sur une plaque de gel, quelqu'un est venu lui parler.

-Un vieux ?

-Non. Un enfant.

Arthur s'interrompit dans ses recherches, la gorge nouée. Dix ans. Dix ans et ça faisait toujours autant mal. Guenièvre lui lança un regard inquiet, puis replongea son attention sur le parchemin.

-Il est écrit « Et l'enfant a levé la tête vers moi et dit ''Oh, Provençal. Dit à Artur que tout va bien et qu'il trouvera le Graal'' alors j'ai voulu le suivre pour l'interroger et c'est là que je suis tombé sur mon cul. » Ensuite, l'enfant a disparu et Perceval a crié pour qu'on vienne l'aider à se relever. Si j'ai bien lu. Je crois qu'il a inventé cette histoire pour vous faire plaisir.

-Vous croyez ? Si les chevaliers passaient autant de temps à chercher le Graal qu'à inventer des histoires dessus, on en serait pas là. J'imagine que maintenant qu'il vieilli, les vieux ne sont plus aussi classe et que maintenant il va y avoir des enfants mystérieux dans toutes ses histoires. Quand tout change, rien ne change.

Arthur tentait de se moquer pour cacher à quel point il était touché par l'attention de Perceval. Même si c'était du flan, il avait besoin de s'entendre dire qu'ils allaient y arriver, que le Graal était à portée de main. Il irait voir Perceval, l'engueuler un peu pour la forme et le remercier publiquement de s'être lancé le premier et seul en Quête du Graal. Ça ferait du bien à tout le monde de se souvenir que si Arthur acceptait de loger et de nourrir ses chevaliers, c'était certainement pas pour le plaisir de leur compagnie. En même temps, il avait du mal à leur reprocher de se tourner les pouces au coin du feu, vu comme ils n'avaient strictement aucune piste pour le trouver, ce fichu Graal. La Dame du Lac n'était d'aucune utilité dans l'affaire. Toujours condamnée à vivre en humaine, elle se contentait de lui répéter qu'il n'avait toujours pas réparé ses torts même s'il avait récupéré l'épée et qu'il serait tant qu'il se bouge un peu le cul du côté du Graal. Arthur était à deux doigts de la mettre au cachot pour lui faire les pieds.

Il tendit la main pour récupérer le parchemin. Guenièvre le lui tendit, mais se figea et déglutit en posant les yeux sur son poignet. Comme toujours ou presque, les cicatrices étaient cachées par un bracelet de cuir. Cette précaution n'empêchait cependant personne de savoir ce qui se cachait dessous, même la jeune génération à qui Arthur aurait au moins souhaité épargner cette connaissance. Les lèvres de Guenièvre se mirent à trembler. Arthur retira sa main aussi vite que possible et reposa le rapport de Perceval sur une pile instable. Pour se donner une contenance, il fit mine de stabiliser celle-ci.

Son souhait le plus cher en cet instant aurait été que Guenièvre s'en aille et le laisse tranquille. D'abord, elle n'avait rien à faire là. C'était son lieu de travail, pas un endroit où elle pouvait venir le déranger avec ses soucis et sa bonne volonté. Arthur était à deux doigts de lui crier dessus quand il s'interrompit, conscient que dans un réflexe de protection, il avait failli retomber dans la bonne vieille habitude d'insulter Guenièvre pour la faire fuir. Il espérait que c'était la fatigue qui le faisait réagir comme ça et pas sa nature. Il voulait changer. Vraiment. C'était seulement plus facile de retomber dans ses vieux travers.

Guenièvre se mordit à nouveau les lèvres. C'était une vieille manie qui lui revenait souvent ces temps-ci. Elle était anxieuse en permanence. Paradoxalement, elle était plus nerveuse ici que dans la tour de Ban pendant les visites de Lancelot. Quand votre quotidien ne change pas et n'a aucune chance de changer, la seule chose qui peut vous inquiéter est le fantôme qui erre entre les murs. Arthur avec ses cernes et ses cicatrices la faisait davantage trembler que le regard fixe et mort de Lancelot. Par moments, le visage livide de l'homme qui se vidait de son sang dans sa baignoire se superposait à celui qui lui faisait face. Elle devait se faire violence pour ne pas le toucher et chercher son pouls.

-Vous y pensez encore ?, demanda-t-elle pour couper ce silence qui était pire que tout le reste.

Oui. Souvent.

-Parfois.

Arthur ne pouvait la regarder dans les yeux. Il sentait qu'il était temps qu'ils se parlent à cœur ouvert et qu'ils comparent leurs blessures. Lui aussi pouvait lire des choses dans les cernes de Guenièvre et sa façon de longer les murs du château à la manière de quelqu'un qui ne souhaitait pas se faire remarquer. Il lui avait toujours trouvé quelque chose de la petite souris, mais là, ça faisait mal parce que le chat affamé qu'elle attendait à chaque coin de couloir, c'était Lancelot. Et c'était sa faute si Lancelot hantait ses rêves, parce qu'il avait été incapable de l'arrêter. Guenièvre pouvait bien dire qu'elle était soulagée qu'il ne l'ait pas tué, la vérité était quand même qu'elle aurait préféré le savoir sous les verrous.

Un bon moyen de commencer la conversation serait d'expliquer à Guenièvre que le jour, tout allait bien et qu'il était trop occupé, à gouverner d'abord, à se retenir de déverser sa colère et son chagrin en criant sur tous ceux qui entraient dans son champ de vision, elle compris les mauvais jours. Arthur aurait pu continuer en lui disant que c'était le soir, quand il était seul dans sa chambre qu'il y pensait le plus fort et que c'était pour ça qu'il avait prit tant de maîtresses pendant son premier règne, pour garder l'envie à distance sans placer tout le poids de sa dépression sur une seule paire d'épaules. Ensuite, il aurait dit que lui parler lui faisait du bien et que les soirs où ils passaient un peu de temps ensemble, les fantômes s'éloignaient, mais qu'il avait peur de lui dire pour ne pas lui donner l'impression qu'elle seule pouvait le sauver. D'abord, parce que c'était horrible de dire ça à une personne et ensuite parce que c'était faux. Le devoir aidait, la colère qu'il ressentait devant ce que Lancelot avait fait de son héritage aussi. Entendre la jeune génération et l'ancienne planifier des choses pour le lancement de la Quête du Graal au printemps lui faisait du bien, même s'il entendait surtout des conneries. Arthur lui dirait tout ça, il se sentirait mieux et pourrait écouter Guenièvre parler à son tour. Il trouverait des mots pour la réconforter, puis il se remettrait au travail en se sentant mieux pour la première fois depuis des jours.

Hélas, il était incapable d'ouvrir la bouche.

Guenièvre attendit, priant très fort pour qu'Arthur lui en dise plus. Il pensait parfois en finir, mais avec quelle fréquence ? Elle brûlait d'envie de lui demander si il y avait un risque qu'il s'ouvre à nouveau les veines dans une baignoire et si il y avait des choses qu'elle ferait mieux de garder hors de sa vue comme des couteaux, des rasoirs ou des poignards. On n'avait pas encore dédié de pièce aux bains, par manque de place, et elle en était soulagée. Si on en construisait une, Guenièvre comptait bien exiger qu'elle soit sans verrou.

Surtout, Guenièvre avait envie de mettre le passé derrière elle. Dix ans à se morfondre dans une tour, c'était bien assez. À ses yeux, il fallait crever l'abcès. Tout sortir, tout cracher et essayer de construire autre chose. Elle ne savait cependant pas comment s'y prendre sans qu'Arthur ne se referme sur lui-même ou ne tente à nouveau d'en finir.

Les bras ballants, elle ne pouvait qu'attendre qu'Arthur parle. Tous deux sentaient qu'ils étaient en équilibre sur le fil d'une épée. Une erreur, une seule, et c'était fini. Ils se séparaient comme deux étrangers qui n'arriveraient jamais à se comprendre, alors encore moins à construire quelque chose ensemble. L'un et l'autre avait tellement envie d'y arriver qu'ils s'en retrouvaient incapable d'agir.

C'était bête à pleurer.

Ils avaient fait du progrès, pourtant, mais celui-ci s'était arrêté net quelques jours plus tôt. Arthur ne savait pas pourquoi. Ils se souriaient dans les couloirs et se serraient la main comme des gamins niaiseux. À leur âge, ils étaient un peu pathétiques, mais ceux que ça gênaient pouvaient bien aller se faire voir en Orcanie ou ailleurs. Deux jours plus tôt, Guenièvre s'était faite distante d'un coup. Elle ne cherchait plus sa présence dans les couloirs au moindre prétexte. Elle avait même cessé de venir aux réunions des chefs de clan où elle s'était jusque là assise sans piper un mot. Arthur était presque sûr de n'avoir rien fait qui puisse expliquer ce changement, et Guenièvre ne parlait pas. C'était nouveau ça, il avait l'habitude d'une épouse qui ne savait pas se taire, au risque de sortir des conneries. Une Guenièvre silencieuse, il ne savait pas gérer.

Le silence était une vertu. Guenièvre l'avait appris très vite ces dernières années. Les Saxons qui la gardaient montaient parfois l'escalier pour rapporter ses propos à Lancelot. Guenièvre et Nessa avaient appris par communiquer en ne faisant qu'entrouvrir leurs lèvres. Le plus important, comme la couronne d'Arthur, elle le gardait précieusement pour elle. Depuis qu'elle avait parlé à sa mère deux jours plutôt, Guenièvre réfléchissait. Elle dressait la liste de ce qu'elle voulait et de ce qu'elle ne voulait pas dans l'avenir. Elle voulait bien être reine, mais pas être une potiche. Elle voulait bien être une épouse, pas une bonne poire. Elle voulait bien partager Arthur avec le royaume, mais plus avec des maîtresses. Elle voulait pouvoir aller et venir, et se demandait si elle pouvait être libre et être reine à la fois. Cela faisait beaucoup de questions compliquées avec lesquelles elle ne voulait pas embêter Arthur. C'était plus facile de se les poser dans sa tête que de les formuler à voix haute. Plus facile aussi de se les poser maintenant, alors que rien n'était joué, plutôt que plus tard, où elle n'aurait que des regrets de ne pas l'avoir fait à temps.

Et le silence s'éternisait, de plus en plus pesant. Par la fenêtre, on pouvait entendre Karadoc crier sur des recrues qui s'entraînaient. Arthur soupira profondément. Il allait devoir se lever et régler la situation lui même s'il ne voulait pas que tous ses soldats deviennent aussi incompétents que Karadoc. Arthur lui avait dit qu'il ne voulait ne le voir s'occuper que d'intendance, mais non, après dix ans de rébellion ouverte contre Lancelot, Karadoc était persuadé d'être un stratège militaire. Ce dont ils avaient besoin, c'était de retrouver un véritable instructeur comme Caius ou le maître d'arme. En attendant, Arthur devrait gérer ça, en plus du reste.

Il saisit son épée et se leva. Guenièvre sursauta et se tordit les mains, désolée de n'avoir pas su trouver les mots, une fois de plus. Arthur se retrouva tout penaud devant son regard triste. Le pire moment pour tomber amoureux de sa femme, c'était celui qu'il avait choisi. On pouvait être époux et roi, mais on devait souvent sacrifier l'épouse au royaume. C'était pire quand il fallait reconstruire celui-ci de zéro. Arthur voulait trouver le temps d'être avec Guenièvre, vraiment. Au temps jadis, il y avait des moments où il avait le temps de ne rien faire, mais dans l'état des choses, d'ici qu'il trouve un moment à lui, ce serait au moment de sa toilette funèbre.

Une petite voix lui murmura, pas pour la première fois, ni sans doute pour la dernière, que s'il voulait, il aurait trouvé du temps à consacrer à Guenièvre. Peut être cette voix avait-elle raison. Il était juste lâche, une fois de plus. Il n'était pas le Sanglier de Bretagne ou une autre connerie, mais le premier lâche du royaume, très loin devant Bohort. Arthur préférait temporiser pour ne pas se blesser une fois de plus, mais à force de tirer sur la corde, elle finirait par se rompre et une vie commune avec Guenièvre ne serait plus qu'un souvenir amer.

-Merci pour le panier repas, réussit-il à balbutier.

-Ben j'ai remarqué que vous ne trouviez toujours pas le temps de manger. J'aimerais bien vous voir vous remplumer. Et vous voulez éviter ma famille, hein ? Vous pouvez me le dire à moi.

-Ce n'est pas tout à fait faux, reconnut-il.

Guenièvre lui sourit.

-Vous croyez que j'en ai jamais envie ? Allez vous occuper de vos hommes, moi j'irais dire aux cuisines de vous monter des paniers repas systématiquement.

-Vous êtes sûre ? Je m'en veut déjà de n'avoir que les repas à vous consacrer.

-C'est sûr que vous auriez plus de temps si ces piles de papiers diminuaient au lieu d'augmenter sans cesse.

La pique de Guenièvre, qui espérait lui faire prendre conscience qu'il ne s'en sortait pas passa bien au-dessus de la tête d'Arthur.

-Je m'en occuperait plus tard, marmonna-t-il en grimaçant à une nouvelle ineptie hurlée par Karadoc.

-Je pourrais... classer tout ça ?, suggéra Guenièvre d'une voix pleine d'espoir.

-Vous n'avez pas la moindre idée de l'importance ou non de ces documents, comment voudriez vous les classer ?

-Je ne suis peut être pas bien informée sur vos histoires de politiques, rétorqua Guenièvre d'une voix cinglante, mais ça ne m'empêche pas de pouvoir lire une signature ou un symbole de clan. Vous voulez que je vous classe tout ça par ordre d'arrivée ou par nom de l'expéditeur ?

Il l'avait vexée. Il lui avait encore une fois donné l'impression qu'elle n'était qu'une idiote alors que c'était seulement son agacement devant la somme de travail qui parlait et le fait que tout serait à nouveau mélangé dès qu'il devrait quitter la pièce pour permettre aux serviteurs de nourrir la population toujours plus nombreuse de Kaamelott.

-J'ai parlé trop vite, dit-il pour tenter de se rattraper. Par expéditeur, ce serait très bien, et si vous avez un doute sur un document, laissez le à part. Ne touchez pas non plus à cette pile, ni à celle-là. C'est ce que j'ai déjà géré aujourd'hui. Et merci. J'ai déjà trop à faire avec l'arrivée de ma mère demain et votre père qui me pousse au cul pour aller faire une inspection des défenses des côtes.

Guenièvre fronça les sourcils.

-Ce n'est pas demain qu'elle arrive votre mère, mais dans trois jours.

Arthur se figea sur le pas de la porte.

-Pardon ?

-Elle arrive dans trois jours. J'étais là quand le messager est arrivé, elle a préféré retarder un peu son départ dans l'attente du dégel. Si mon père vous tanne avec cette inspection, c'est peut être le moment. Ou alors vous pouvez vous enfermer pendant deux jours pour finir tout ça.

-Ne me tentez pas... Merci pour le rappel, j'avais totalement oublié. Et gel ou pas gel, votre père a raison, la dernière chose dont on a besoin c'est d'une invasion vandale en plus du reste, et on sera rentrés d'ici demain soir, ou le surlendemain au matin au plus tard, c'est bien suffisant pour accueillir Ygerne à temps. Sortir du château ne me ferait pas de mal en plus, j'ai la bougeotte. Surtout, ça m'évitera de me retrouver avec l'estomac tout retourné dès que je pense à sa visite. Je vous jure, si j'ai pas d'appétit depuis deux jours, c'est à cause de ça. Tout juste si j'ai réussi à pioncer cette nuit.

-Alors filez annoncer la bonne nouvelle à père, je m'occupe du reste.

Sa voix faussement enjouée ne trahit pas Guenièvre. Arthur hocha la tête, l'esprit déjà occupé ailleurs. Il pensait qu'il fuyait encore, devant sa mère, son ex-épouse et ses responsabilités. Il se faisait l'effet d'un cheval lancé au galop qui voit approcher la falaise mais qui ne sait pas comment s'arrêter. Peut être qu'en fait, il ne pouvait pas arrêter sa course, mais il pouvait tenter de tourner pour éviter la falaise. Demain il irait inspecter les défenses sur la plage et parler avec Léodagan de ce que pouvait faire la Carmélide pour le royaume de Logres. Après demain, il prendrait le temps de parler avec Guenièvre et le jour d'après celui de supporter les récriminations de sa mère. S'il continuait à courir et à se fixer comme seul objectif de tenir un peu plus longtemps, il pourrait tenir ses promesses envers le royaume et Guenièvre.

Celle-ci le regarda sortir avec appréhension, puis elle se précipita sur la pile de papiers, déterminée à retrouver la lettre confirmant l'arrivée d'Ygerne de Tintagel le lendemain vers midi au plus vite. Arthur avait suffisamment de soucis sans qu'il se rajoute l'habituelle séance d'auto-dénigrement qui faisait suite à chaque visite d'Ygerne à Kaamelott. Sa mère donnerait à n'importe qui envie de se suicider en temps normal, alors si Arthur la rencontrait dans l'état où il était... Non, Guenièvre était bien décidée à s'en occuper elle-même. Arthur se mettrait en colère, mais s'il ne s'occupait pas de lui même il fallait bien que quelqu'un le fasse à sa place. Deux fois déjà Guenièvre lui avait proposé de s'occuper de ça elle-même, mais il avait fait la sourde oreille, déterminé qu'il était à reconstruire Kaamelott et le royaume absolument tout seul, alors elle prenait le problème à bras le corps.

De toute manière, elle serait presque soulagée si Arthur se mettait à crier. Elle avait plus peur de lui et pour lui quand il était silencieux et qu'il gardait tout pour lui. Après ses crises de colère au moins, on pouvait discuter et on le sentait apaisé. Là, elle était au bord de la crise de panique dès qu'il n'était pas sous ses yeux. Il ne pouvait pas prétendre avec elle. Guenièvre savait qu'encore maintenant il pensait à fuir définitivement ses problèmes et que c'était pour ça qu'il ne faisait pas vers elle le pas qu'elle espérait.

Guenièvre resserra sa main sur le papier qu'elle cherchait avec un sourire triomphant. Elle avait promis à Arthur de lui laisser tout le temps du monde et elle comptait tenir sa promesse. D'ici là, personne ne ferait du mal à Arthur si elle pouvait l'en empêcher, certainement pas Ygerne, certainement pas Lancelot, et certainement pas elle.

Parce qu'il l'aime ou non, qu'elle l'aime ou non, qu'il l'embrasse à nouveau ou non, en forçant la porte de sa tour, Arthur lui avait offert quelque chose d'encore plus beau que l'amour dont elle avait rêvé durant leurs premiers mois de mariage. Il lui avait offert la liberté de choisir son destin. Si demain elle décidait de fuir Kaamelott pour rejoindre Lancelot, Guenièvre savait qu'elle aurait sa bénédiction. Si elle décidait d'aller s'installer à Rome, au pays de la pâte d'amande, aussi. En restant pour la libérer et libérer Logres de Lancelot, Arthur s'était privé de cette possibilité de choisir son destin, lui. Les dieux, les chevaliers et le peuple ne lui laissaient plus le choix. Kaamelott et le Graal seraient son destin et il était seul à ne pas s'en réjouir.

Seul, avec Guenièvre qui pleurait pour lui. Pour remercier Arthur de sa liberté, elle aurait tout fait pour l'aider. Elle affronterait Ygerne, Lancelot, ses parents, les Saxons et les dieux. Elle ferait tout, sauf tenir le poignard avec lequel il tenterait de s'ouvrir les veines une fois de plus, comme il le faisait trop souvent dans ses cauchemars.

Alors non, Guenièvre ne laisserait pas Ygerne le pousser dans le vide. Elle brûla la lettre à la chandelle la plus proche.