Chapitre 7 : la confession

Maladroitement, Arthur ôta sa veste de cuir. Ses doigts étaient comme engourdis et se prenaient dans le cordon du vêtement. C'était stupide. Vingt ans de vie commune et voilà qu'il se sentait tout pataud d'ôter une partie de ses vêtements devant Guenièvre. On serait en droit de se moquer de lui, mais heureusement, il n'y avait qu'une personne dans la pièce. Une fois débarrassé de sa veste, Arthur chercha où la poser. Pas sur le montant du lit. Cela donnerait trop l'impression qu'il prenait ses aises. Pas sur la chaise non plus. Guenièvre s'y était rassise et finissait de se préparer pour la nuit. Sur le coffre alors. Il plia soigneusement la veste et la posa dessus.

Il jeta un coup d'œil à Guenièvre. Elle semblait aussi nerveuse que lui. Sous prétexte de se tresser les cheveux, elle le fixait dans le miroir chaque fois qu'elle croyait pouvoir le faire sans qu'il la remarque. Leurs regards se croisèrent fugacement. Il tenta de lui sourire, sans vraiment y parvenir. La couronne de fleur, sa couronne de fleur, trônait accrochée de guingois sur le miroir. Ce n'était pas le cas autrefois, ou alors Arthur était encore plus con qu'il ne le pensait de ne jamais l'avoir remarqué. Marrant ça. Guenièvre disait ne pas comprendre qu'on offre des fleurs à une femme, mais gardait contre vents et marrées une couronne de fleur qui n'avait jamais rien signifié aux yeux d'Arthur. Il s'était toujours perçu comme un homme capable de grands gestes romantiques, mais c'était elle qui avait gardé envers et contre tout ce souvenir en espérant le protéger.

La veste ôtée, Arthur s'attaqua à ses bottes. Il s'assit sur le coffre pour les ôter. Cette fois, il savait quoi en faire. Jadis, il les envoyait valser sous le lit, mais cette fois, il les déposa près de la porte en espérant que Guenièvre comprenne le message qu'il essayait de lui faire passer. Un mot d'elle, un seul, et il serait dehors.

Guenièvre arrêta finalement de faire semblant d'être occupée. Elle se mit debout, essuya ses mains sur sa chemise de nuit et, le menton levé comme dans un geste de défi, elle avança d'un pas sûr vers sa place habituelle dans le lit. Son assurance aurait été plus crédible si elle n'avait pas aussitôt remonté la couverture jusqu'à son menton.

Arthur, lui, était face à un dilemme, ridicule et crucial à la fois. Devait-il enlever son pantalon ? Il ne voulait pas paraître présomptueux, mais il détestait se coucher tout habillé. Cela évoquait trop une campagne et il détestait ça. Et puis zut après tout. Son ex-femme avait déjà vu ses genoux, et même si il était conscient qu'il avait prit dix ans dans la gueule, il pouvait bien continuer à les exposer un peu. D'ailleurs, sa chemise descendait suffisamment bas pour faire office de chemise de nuit. La décence serait préservée, ce qui était un comble, trente ans après leur mariage. Arthur retint un ricanement dépréciateur. Ils ne rajeunissaient pas.

Bordel il faisait froid. Il courut presque se réfugier sous les couvertures, au risque d'être aussi ridicule que Guenièvre. Il sentit aussitôt quelque chose de glacé contre ses pieds et ce fut comme si les dix dernières années n'avaient pas existé.

-La vache, j'avais oublié à quel point vous avez les arpions glacés !

C'était comme de mettre les pieds dans une congère. Il écarta aussitôt les siens. Guenièvre rougit et détourna le regard.

-Vous voulez que je remette mes bas ?, souffla-t-elle.

Arthur s'en voulut aussitôt.

-Non laissez, je vais vous les réchauffer plutôt.

Timidement, Guenièvre approcha ses pieds des siens. Combien de fois lui avait-il ordonné de rester à l'écart dans son propre lit ? Un bon paquet, c'était sûr ! Elle savait que ses pieds étaient glacés, elle en souffrait tous les hivers, et lui la rembarrait systématiquement quand elle cherchait un peu de chaleur. Dès que son pied frôla la jambe d'Arthur, celui-ci frissonna, et ce n'était clairement pas un de ces frissons plaisants qu'il éveillait en elle ces temps-ci.

-S'ils sont trop froids, je peux les garder de mon côté, hein.

-Non. c'est juste que ça va prendre une plombe si on s'y prend comme ça.

Arthur arracha une partie des couvertures pour se placer tête bêche par rapport à Guenièvre. Appuyé contre le pied du lit dans une position qui devait être inconfortable, il prit son pied gauche et se mit à le frotter avec vigueur.

-Là. Ça va mieux comme ça.

Guenièvre cligna des yeux. Elle avait du mal à se remettre de la surprise. Arthur Pendragon se mettant en quatre pour qu'elle soit confortable dans son lit ? Ça valait presque le coup d'être passée par toutes ces épreuves pour voir ça ! On lui aurait dit ça vingt ans plus tôt, elle aurait rit au nez de celui qui lui aurait dit ça.

-Je dirais que oui.

Satisfait, Arthur s'attaqua aussitôt à l'autre. S'il continuait comme ça, elle allait voir trop chaud. Guenièvre détourna le regard, rougissante. Les maîtresses d'Arthur lui avaient toujours dit qu'il était d'une considération incroyable au lit, mais elle avait pensé qu'elles exagéraient. Elle se trompait. Son regard était assez ardent pour rallumer le feu dans la cheminée, sans parler de Guenièvre.

-Tout va bien ?, demanda Arthur.

-Oui. C'est juste que je n'ai pas l'habitude de toute cette…

À cours de mots, elle fit un grand geste de la main qui engloba le lit et Arthur.

-De cette prévenance ? Il me semblait pourtant que je faisais des efforts ces temps-ci, si on oublie cette dispute. J'avoue que j'espérais que vous l'aviez remarqué.

Son ton était si inquiet que Guenièvre le trouva touchant.

-Vous en faites, c'est pas ça, s'empressa-t-elle de le rassurer. C'est juste qu'ici, j'ai pas l'habitude.

-Je sais, souffla Arthur d'une voix sombre.

Il savait exactement ce qu'elle voulait certaines personnes, une chambre était un lieu intime. Pour Guenièvre, c'était un lieu de solitude, d'affrontements vicieux et d'illusions sans cesse perdues. Avec Lancelot, c'était même devenu une prison. Non, elle n'avait jamais été tranquille dans sa chambre.

Détail important soudain aux yeux de Guenièvre, cette chambre était la première qu'elle n'ait pas partagé avec une nounou, une boniche, un mari ou un supposé amant. Elle devait reconnaître qu'elle était à deux doigts d'aimer ça. Si elle était seule et la porte fermée à clé, elle se sentait en sécurité. Du moins, jusqu'à ce que les cauchemars commencent. Cette nuit, elle était soulagée d'avoir quelqu'un dans son lit.

Arthur continua un moment de lui réchauffer les pieds. Le silence n'était rompu que par le craquement du bois dans la cheminée et le souffle du vent au-dehors. Enfin, Arthur lâcha le pied de Guenièvre et reprit sa place habituelle. Il ferma aussitôt les yeux en soupirant. Un instant, Guenièvre craignit qu'il ne s'endorme comme une masse. Elle était quand même prête à le laisser faire. Les cernes sous les yeux d'Arthur l'inquiétaient terriblement et le pauvre venait de se farcir la route depuis Tintagel, à toute allure et sous la neige. Ce n'était pas raisonnable, à son âge. Il avait besoin de sommeil.

Mais à sa grande surprise, Arthur ne s'endormit pas. Au contraire, il rouvrit les yeux et se redressa un peu plus contre ses oreillers.

-Bon. Par quoi je commence ?

Sa voix était parfaitement éveillée et son regard déterminé.

-Je sais pas moi, bafouilla Guenièvre en clignant des yeux. C'est vous qui vouliez me parler, non ?

-Je sais. Mais vous avez pas des questions par lesquelles vous voudriez commencer ? Sans rire, ça m'aiderait pas mal.

Guenièvre se mordit les lèvres, mais ne put retenir la question qui lui brûlait les lèvres et le cœur depuis des semaines.

-Pourquoi vous êtes escaladé la tour pour venir me rejoindre ?

Voilà, c'était enfin dit. Guenièvre se sentait tellement mieux de l'avoir posée, cette fichue question ! Soudain, elle se rendit compte qu'elle tournait machinalement un mouchoir entre ses mains. Elle le posa pour ne pas afficher davantage sa nervosité, mais Arthur n'avait rien remarqué. Ses yeux posés sur le mur de pierre contemplaient une scène invisible. Son regard était triste. Il finit par se racler la gorge.

-Pourquoi, oui. Je peux vous raconter une histoire ?

-Je préférerai que vous répondiez à ma question.

-C'est ce que j'essaie de faire. C'est juste que ce serait plus facile pour moi comme ça. Croyez-moi, j'ai les mots coincés quelque part là dedans, mais j'arriverai plus facilement à m'arracher la langue qu'à les sortir si je m'y prend pas de la bonne manière. Cette histoire, je l'ai jamais raconté à personne.

Guenièvre soupesa un moment ces mots. Elle comprenait trop bien ce qu'il voulait dire. Il y avait tant de choses qu'elle gardait pour elle ces temps-ci. Trop de choses, peut être. Il faudrait bien qu'elle finisse par en parler à quelqu'un et ce ne serait pas plus facile pour elle que pour Arthur. Il était sincèrement en train d'essayer de confesser quelque chose. C'était assez rare pour qu'elle lui accorde tout ce qu'il demandait en retour.

-Allez-y.

-Il était une fois. Oui, c'est ce genre d'histoire. Vous pouvez sourire.

Guenièvre ne s'en priva pas.

-J'ai toujours aimé quand vous racontez des histoires, avoua-t-elle en se rapprochant un peu de lui. Vous racontez toujours tellement bien.

Arthur grimaça, mais ne la repoussa pas comme à son habitude.

-Vous allez pas sourire longtemps, désolé. Il était une fois donc, un petit ours qui ne savait pas qu'il était prince. Il s'appelait…

-Arthur.

Le regard qu'Arthur lui jeta n'était pas vraiment exaspéré et Guenièvre s'amusa fort à prétendre être contrite. Ils n'allaient pas beaucoup rire ce soir. Elle voulait détendre l'atmosphère tant qu'elle le pouvait encore.

-Il s'appelait Arthur, oui, poursuivit Arthur. Il avait quitté très jeune sa famille pour rejoindre la grande ville des aigles où il apprenait à devenir soldat et à s'endurcir. Il était doué avec les armes, mais il avait beaucoup plus de mal à ne pas tout ressentir. Il s'en voulait, mais il était comme ça. Et alors qu'il était encore jeune, les aigles décidèrent de l'envoyer avec ses amis en garnison dans un pays très chaud fait de dunes de sable. La vie était dure, mais il avait ses amis. Et un jour est arrivé une grande dame antilope avec toute ses servantes antilopes. C'est comme des biches, mais des pays chauds.

Guenièvre se demanda vaguement à quel animal il la comparait dans sa tête. Certainement pas à une biche. Peut être à une dinde. En tout cas, elle ne poserait pas la question. Elle n'avait pas spécialement envie de pleurer toutes les larmes de son corps ce soir.

-Le petit ours vit une des antilopes qui suivaient la grande antilope et il tomba fou amoureux. C'était la première fois. Il faisait tout pour la voir, même si les aigles et la grande antilope le leur défendaient. C'était dangereux, mais il s'en foutait. Parce qu'il était amoureux. Le petit ours était un idiot. Il ne voyait pas le danger, mais il existait. L'antilope le savait, elle. Parce que sa maîtresse la frappait toutes les nuits. La petite antilope lui appartenait, et elle tenait à le lui rappeler à l'aide d'un bâton ou d'un fouet. Le petit ours fini par s'en rendre compte. Il proposa à la petite antilope de s'enfuir. Elle refusa. Elle avait peur. Un jour il grimpa dans la tour où elle était enfermée pour la libérer. La petite antilope referma elle même sa cage, s'enfermant à l'intérieur. Elle...

La suite ne vint pas. Guenièvre essaya d'imaginer Arthur tombant amoureux pour la première fois, probablement d'une jeune fille fine aux traits de romaine. Elle tenta de visionner ce pays chaud, mais elle n'était jamais descendue plus bas que Rome. La jeune fille qui refermait sa propre cage par contre, ça elle le visualisait très bien. Elle avait embrassé sa propre cage pendant vingt ans et le jour où elle s'était enfuie, c'était pour aboutir dans la cage de Lancelot. Quand on ne connaissait que la vie en cage, on préférait parfois y rester bien à l'abri plutôt que de prendre le risque d'être blessé par ce qui rôdait dehors, oui, même quand on était quotidiennement battue ou humiliée. À la fêlure dans la voix d'Arthur, il ne comprenait toujours pas pourquoi sa première amoureuse avait ça.

Guenièvre chercha sa main.

-Comment s'appelait-elle ?

-Shedda.

-C'est un joli prénom. Et comment ça c'est fini ?

-Mal.

Arthur ne se sentait pas capable de raconter la suite, son premier meurtre et sa fuite dans la nuit, laissant Shedda derrière. Avait-elle survécu ? Il en doutait. Il ne lui souhaitait presque pas. Esclave dans une tannerie, c'était un boulot dur, mais pour une Shedda jeune et jolie, terrorisée et docile, il y avait bien pire que Furadja.

-Ce que j'essaie de vous dire, reprit-il, c'est que... j'ai pas voulu vous laisser seule là-haut. J'ai toujours cru que vous étiez comme Shedda, soulagée d'être à l'abri dans votre cage ou trop effrayée pour sortir, mais vous êtes courageuse. Vous avez vraiment essayée de vous en sortir, c'est juste pas votre faute si la cage était trop bien gardée.

Guenièvre détourna le regard. Il frappait trop juste, encore une fois. Elle avait été longtemps comme ça, soulagée d'être dans une situation où elle pouvait se contenter d'être une idiote et de prétendre que tout était normal. C'était la raison pour laquelle elle avait supporté toutes ces avanies sans broncher.

-Non, protesta-t-elle faiblement. Je ne suis pas courageuse. J'ai juste appris à l'être.

-Il n'y a pas d'autre forme de courage. Ceux qui le sont naturellement ne sont que des inconscients et des imbéciles.

Arthur chercha à croiser son regard, mais Guenièvre gardait les regards fermement fixés sur le sol. Comment la convaincre ? Maladroitement, il posa sa main sur son bras.

-Je vous mérite pas, mais vous, vous méritez qu'on vous aime. Qu'on vous rende autant que vous donnez. Vous méritez qu'on monte à votre tour. Alors je me suis dit que même si j'avais rien fait pour mériter le droit d'y grimper... Je devais le faire. Pour vous. Et de toute manière, j'ai jamais pu supporter de voir quelqu'un en cage, qu'elle soit physique ou mentale.

-Et le baiser ?, le coupa Guenièvre. Il était censé vouloir dire quoi ?

Arthur ferma les yeux. Sur la route il avait répété des dizaines de fois ce qu'il voulait lui dire et voilà qu'il n'avait plus les mots. Tout ce qu'il lui restait, c'était l'honnêteté en espérant que ça suffirait à Guenièvre et qu'elle ne lui dirait pas de partir.

-Je suis le roi des cons, finit-il par dire. Vous le savez, ça ?

Guenièvre émit un bruit entre le reniflement et le rire. Elle le frappa sur l'épaule, sans y mettre toute la colère qu'elle ressentait encore. Il eut le bon goût de prétendre qu'elle lui avait fait un peu mal.

-Je vous le fait pas dire !

-Pendant des années j'ai eu envie de vous voir foutre le camp, reconnut Arthur. Puis vous êtes partie chez Lancelot et j'ai réalisé que je pensais pas que vous auriez le cran de faire ça. Vous faisiez partie des meubles.

-Charmant.

-Le roi des cons et celui des salauds, je vous l'avais bien dit. Mais du coup, j'ai été forcé de vous respecter, un peu. Et après ça, j'ai été forcé de remarquer tout ce que vous faisiez pour moi. Vous m'avez vraiment soutenu, avec toute cette histoire d'Excalibur et d'enfants cachés. J'ai eu envie de vous remercier, mais j'étais en train de me noyer dans l'obscurité et tout ce que j'ai réussi à faire, c'est de vous donner l'impression que vous aviez rien pu faire pour moi, quand j'ai tenté... Alors quand je suis revenu et que j'ai entendu que vous étiez prisonnière, je me suis dit que même si je me barrais immédiatement après, je devais essayer de vous aider. Et puis je vous ai vue et, je sais pas si c'est parce que vous étiez pas la même ou parce que moi j'avais changé, mais j'ai plus eu envie de juste vous remercier pour votre attention et votre patience. Quand j'ai grimpé à la tour, je vous ai embrassée, parce que j'ai eu envie de vous aimer comme vous m'aimiez jadis. Sans réserve et sans conditions. Je suis déjà tombé amoureux. Vous aurez constaté que ça m'arrive facilement. Mais j'ai jamais été capable d'aimer comme ça. J'ai trouvé que c'était beau, et c'était ma façon de vous dire merci. Croyez-le, croyez-le pas, j'ai pas vraiment pensé plus loin à ce moment là. Tomber vraiment amoureux de vous ? Ça c'était une surprise. Je sais pas si c'est ridicule ou pathétique, bienvenue ou trop tard, mais c'est arrivé comme ça. Et on en est là.

Un long silence, et puis Guenièvre tourna son visage vers lui. Elle ne pleurait pas, mais ses yeux étaient rouges.

-Alors vous m'aimez ?

Elle avait prit cette voix de petite fille triste qui jadis l'exaspérait tant mais qui lui faisait juste mal aujourd'hui.

-Oui. Je sais pas si je devient plus sage ou moins con avec l'âge, mais oui. Je vous laisse libre de l'interprétation.

Il avait espéré la faire sourire, mais Guenièvre fronça les sourcils et croisa les bras en se reculant à nouveau un peu plus loin de lui.

-Et vous êtes sûr de pas vous tromper ?

-Certain.

-Non, parce que vous pourriez vous monter le bourrichon et vous faire croire à vous même que vous êtes amoureux.

-Je sais. C'est pas le cas. Je me connais. Je sais distinguer les faux sentiments des vrais, quand il s'agit de moi. Je peux m'aveugler, d'accord, mais pas à ce point là. Plus maintenant.

Guenièvre lui jeta un regard méfiant. Elle hésitait toujours à le croire.

-Ça vous est donc arrivé une fois de vous aveugler comme ça ?

-Oui, une fois.

-Je la connais ?

-Bien sûr. C'est Mevanwi.

Là, Guenièvre était estomaquée. Elle avait toujours pensé qu'il en était vraiment amoureux, à l'époque. C'était pour ça que ça lui avait fait si mal de les surprendre à se bécoter dans les cuisines, là où tout le monde pouvait les surprendre. Pourquoi sinon aurait-il risqué la colère des dieux, sans compter de devoir tuer Karadoc ? Non, vraiment, c'était un comble ! Mais il ne se moquait pas d'elle. Il y avait un pli au coin de sa bouche qui signalait toujours qu'il se méprisait lui-même. Il croyait le camoufler en fermant son expression, mais le pli était devenu un compagnon très familier les derniers mois qu'ils avaient passé côte à côte, avant qu'il ne tente de se tuer.

-Vous m'expliquez ?, demanda-t-elle en essayant de garder son calme.

-Rétrospectivement, c'était les premiers signes que j'allais pas bien. Outre le goût de l'interdit, je crois que j'espérais à moitié que les dieux me foudroient sur place et choisissent un autre clampin pour chercher le Graal. Au lieu de ça, ils m'ont gardé en vie pour me punir et je vous ait terriblement blessées toutes les deux . Vous avez fui avec Lancelot, à raison à l'époque, et j'ai renvoyé très vite Mevanwi dans les bras d'un mari qu'elle n'a jamais supporté. Elle croyait enfin échapper à cette vie, et moi, une fois les premiers temps passés, j'ai réalisé que je ne ressentait absolument rien pour elle. Même après la cérémonie de l'échange, je trouvais des raisons pour dormir seul. Croyez-moi, elle a bien moins fréquenté ma couche que n'importe laquelle de mes maîtresses. Non, aucune de vous ne méritait ce traitement.

Pour Mevanwi, Guenièvre se permettait d'avoir des doutes, vu comme elle avait tourné, mais elle ne formula pas sa pensée à voix haute. Ce n'était pas le moment et elle avait tout aussi méjugé Lancelot. Elle se remit à soupeser ce qu'elle venait d'entendre avec le reste de sa liste de pour et de contre qu'elle avait dressé ces derniers jours. Arthur la laissa faire un petit moment, puis se racla nerveusement la gorge.

-Vous ne dites rien. Vous ne me croyez pas ?

-Ce n'est pas que je vous croit pas, c'est juste que je me demande à quel point je dois vous faire confiance.

-Ah. J'imagine que vous faites référence à mon comportement de l'autre jour.

Son ton très maîtrisé exaspéra Guenièvre plus qu'autre chose. Elle se tourna vers lui, furieuse.

-Ben tiens. Faut dire que c'était pas dur à deviner. Pas une fois j'ai pleuré devant Lancelot, sachez-le. Pas une fois ! Et vous, vous revenez et vous me détruisez à nouveau en quelques secondes. Je crois que ça m'a fait plus mal que tout ce que vous aviez déjà dit ou fait, justement parce que vous affichiez un visage totalement différent d'avant. Vous arrivez, la bouche en cœur et vous m'envoyez de ces fions ! Vous feriez confiance, vous, après ça ?

Arthur grimaça.

-Pardon, encore. J'étais fatigué, furieux et tellement déterminé à ne pas me mettre en colère que j'ai explosé. Il a fallu que ça tombe surtout. Que ça soit bien clair, ce sont des explications, pas des excuses. Des excuses, j'en ai pas. Par contre, je peux vous jurer que je ne pensais pas un mot de ce que j'ai dit. Il y a dix ans, quinze ans peut être, mais plus aujourd'hui. C'était un réflexe. Depuis le début il a toujours été plus facile de vous blesser que de vous laisser vous rapprochez de moi.

Guenièvre hocha la tête. Sa colère retombait déjà.

-À cause d'Aconia.

-Vous savez pour Aconia ?

Ça c'était inattendu. Il ne savait pas comment le prendre. Il comptait lui en parler, bien sûr. S'il avait parlé de Shedda, autant continuer jusqu'au bout et boire le vin jusqu'à la lie. Cependant, Arthur avait l'impression qu'elle avait touché à quelque chose qui ne la concernait pas. C'était stupide, il avait lui même couché son histoire sur le papier. Mais quand même.

-Je sais des choses, reconnut Guenièvre sur un ton d'excuse. J'ai lu des extraits de vos mémoires et Lancelot m'en a lu d'autres dans l'espoir que je vous haïsse.

-M'avez-vous haï ?, demanda très doucement Arthur.

-Non.

-Même pas l'espace d'une seconde ?

-Non. Je vous ai plains. Oh, je vous en ai voulu aussi, très fort. N'allez pas croire le contraire ! Vous auriez pu me dire tout ça au moment de notre mariage ! Je crois que j'aurais compris et nous aurions pu être bons amis. Et si je savais pourquoi vous ne me touchiez pas, les regards des autres auraient été plus facile à supporter. Vous imaginez pas ce que c'est, d'être une reine qui ne donne pas d'héritier au roi ! À quel point on vous juge. C'était votre faute, mais c'était moi la coupable. Disons que j'ai décidé de ne pas vous en vouloir pour ça parce qu'on vous avait mis dans une position très inconfortable, que vous étiez jeune et que j'ai assez de reproches à vous faire par ailleurs.

Arthur sourit, soulagé.

-Si vous avez des questions là-dessus aussi, je peux y répondre. C'est un peu pour vous que je les avais écrits ces mémoires. Pour que vous sachiez que c'était pas votre faute et que vous puissiez plus facilement tourner la page.

-Oh.

C'était plus de considération qu'il ne lui en avait jamais montré jusqu'alors, mais Guenièvre n'était pas sûre de ressentir quoi que ce soit à ce sujet. S'il avait voulu l'aider, il lui aurait dit tout ça en face, il n'aurait pas tenté de se tuer et elle n'aurait pas passé les dix années suivantes à se réveiller en sursaut après avoir vu du sang partout dans ses rêves.

-Peut être que j'aurais des questions là-dessus un jour, poursuivit-elle pour s'ôter cette image de la tête, mais pas ce soir. Je ne veux pas d'une autre femme dans mon lit.

Réalisant la portée de ses propos, elle rougit subitement. Le sourire d'Arthur s'élargit en réponse, un peu goguenard.

-Il n'y en aura pas, s'empressa-t-il de promettre. Ni ce soir, ni aucun autre. Je n'aurais plus de maîtresses. Même si j'en avais envie, j'ai largement passé l'âge des galipettes.

Guenièvre lui lança un regard mi-figue mi-raisin

-Je n'en suis pas si sûre, à en croire votre empressement l'autre jour à me plaquer contre le mur.

-Alors je promet de vous les réserver.

Elle sourit à son tour, au grand soulagement d'Arthur. Il n'était pas sûr que la manœuvre fonctionne. Compter fleurette à une femme dont on partagé le lit, mais pas la vie, pendant vingt ans était un travail d'équilibriste. Il craignait toujours d'en faire trop et de paraître trop empressé ou de lui donner l'impression qu'il ne faisait tout ces efforts que parce que c'était la solution la plus facile. Elle aurait été en droit de penser qu'il n'avait pas l'énergie de se chercher une autre épouse plus jeune et plus belle, ou qu'il ne voulait simplement pas risquer de perdre l'alliance avec la Carmélide.

Dans l'espoir que ses gestes parlent mieux que sa bouche, il lui ouvrit les bras et, après un instant d'hésitation, elle vint s'y réfugier. Ils restèrent un moment à s'habituer à sentir le corps de l'autre tout près. Arthur contempla longuement ses traits, son épaule nue si irrésistible et les petites rides qui commençaient à apparaître aux coins de sa bouche et de ses yeux. Il la trouvait belle. Irrésistible. Était-ce le bon moment pour l'embrasser ? Probablement pas. Guenièvre avait le regard de quelqu'un qui n'avait pas fini de poser ses questions. Il espérait qu'il aurait toute la vie pour finir d'y répondre.

Lui aussi en avait, d'ailleurs des questions, et des tas. Guenièvre n'était pas causante, dès qu'il s'agissait de Lancelot et de son enfermement. Arthur était bien placé pour savoir que ce n'était pas une bonne chose. Ils en avaient longuement parlé avec Léodagan. Son ex beau-père avait cédé quand Arthur avait demandé de pouvoir le premier essayer de la faire parler et s'il n'y arrivait pas, les parents de Guenièvre se faisaient fort d'y arriver. Arthur allait s'en occuper, mais pas ce soir. Une seule personne subissant un interrogatoire et devant faire son mea culpa, c'était bien assez.

-Vous avez pensé à moi des fois, là bas dans le sud ?, demanda Guenièvre alors qu'il commençait à s'endormir malgré ses bonnes résolutions.

-J'évitais, avoua-t-il en se secouant un peu. De penser à vous, à Kaamelott, au royaume, à ses habitants, à tout. Au début, c'était mauvais pour ma santé de ressasser tout ça. Et puis... même là où j'étais on a fini par entendre parler de ce que Lancelot faisait. Ce n'était que des rumeurs, mais elles dressaient un sinistre tableau. Quand je suis revenu, j'ai été moins surpris que tout le monde semblait le penser, mais j'ai préféré fermer les oreilles pendant toutes ces années, égoïstement.

-Vous essayiez de vous protéger, contre-attaqua Guenièvre d'une voix dubitative.

-Oui. Je ne sais pas si ça excuse quoi que ce soit, quand on voit l'ampleur des dégâts. Mais malgré moi, oui, des fois je pensais à vous. Dans ces cas là, j'essayais de vous imagiez tranquille en Carmélide, assise à broder près d'une fenêtre. Je n'imaginais pas que vous étiez une autre Pénélope, brodant en attendant qu'on vienne la sauver.

-Pénélope ?

-L'épouse d'Ulysse. Je vous l'ai jamais raconté cette légende là ? Vous allez l'aimer. C'est l'histoire d'une femme qui attend vingt ans son époux parti à la guerre en repoussant ses prétendants. Pénélope est un modèle de droiture, de fidélité et de courage tranquille. Elle me fait penser à vous, ou vous à elle.

Guenièvre sourit faiblement.

-C'est la première fois que vous me comparez à une héroïne romaine. Elle finit bien au moins votre histoire ? Parce que vos légendes grecques et romaines, ça finit souvent dans le sang et les larmes et j'ai assez entendu d'histoires tristes pour ce soir.

-Elle est grecque, en fait, et oui celle là finit bien. Pour tenir ses prétendants à distance, Pénélope brode à longueur de journée et leur promet qu'elle choisira l'un d'eux comme époux dès qu'elle aura fini sa tapisserie. Et chaque nuit, elle se lève pour défaire son ouvrage avant de le recommencer à l'aube.

-Si une broderie avait pu tenir Lancelot à l'écart, j'en aurais fait jusqu'à avoir les mains en sang.

Et voilà, il avait quand même réussi à mettre le sujet sur le tapis. Vraiment, il était un génie. Arthur se serait mis des claques, mais il était trop tard pour corriger le tir. Il rapprocha un peu plus Guenièvre de lui et la regarda droit dans les yeux.

-J'ai tout merdé, depuis le début. J'ai juré mon amour éternel à une femme qui a choisi son mari par facilité ou par amour, et je vous ai refusé cet amour pour de mauvaises raisons. Je regrette.

-Vous l'aimiez. Je peux comprendre ça

-Oui, je l'aimais. Pour votre plus grand malheur. Vous le méritiez, cet amour, ou au moins mon respect, pour toute l'attention que vous m'avez donné toutes ces années. Regardez nous. Ne sommes nous pas pathétique à donner toujours notre amour aux mauvaises personnes ? Moi Aconia et Mevanwi, vous, Lancelot et moi.

-Vous croyez que je me suis trompée en vous donnant mon amour ?

-Ce n'est pas vrai peut être ?

La réponse de Guenièvre se fit attendre un long moment, mais elle finit par sourire. Arthur se sentit aussitôt soulagé. Il espérait avoir dit ce qu'il fallait tout au long de la soirée, mais avant cet instant, il n'avait aucun moyen d'en être sûr.

-Je me suis trompée, déclara Guenièvre d'une voix ferme. Je vous l'ai donné trente ans trop tôt.

-Ça veut dire que vous me pardonnez ?

-Pour cette fois, oui.

-C'est magnanime et plus que je ne mérite. Pourquoi ?

Guenièvre n'hésita pas longtemps avant de donner sa réponse. Elle se sentait sûre d'elle, pour la première fois depuis des jours. Cela faisait du bien.

-Si moi j'ai changé ces dernières années, vous aussi vous avez pu le faire. J'étais une idiote, tout le monde le sait à Kaamelott. Guenièvre à la tête vide, voilà comment on devrait m'appeler. J'aurais pu être une reine, ou au moins votre amie, et je me contentait d'une vie vide de toute affection ou occupation. Ça me rongeait, mais au lieu d'essayer de changer la situation, je vous rendait récrimination pour récrimination et insulte pour insulte. Et ma fuite vers Lancelot a été aussi néfaste au royaume que votre lubie d'échange d'épouse ou que cette fois où vous avez replanté Excalibur. Vous avez merdé, moi aussi. Face à l'adversité, nous avons été lâches, n'est-ce pas ?

Arthur ferma les yeux.

-Oui, reconnut-il.

-Je vous ai fuit parce que je vous ai trouvé lâche de vous cacher dans une cuisine pour commettre l'adultère. Et comme j'étais encore une idiote, je voulais un preux chevalier blanc pour me sauver. À la place, j'ai trouvé Lancelot. Tout à l'heure, vous aviez dit que j'avais eu aussi peu de chance avec lui qu'avec vous, et c'est parfaitement vrai. Mais au final, vous savez la différence entre vous et Lancelot ? Vous, vous êtes capable de reconnaître vos torts et de vouloir vous racheter. Lui, jusqu'au bout il a prétendu ne vouloir que mon bonheur sans jamais m'écouter. Il peut peut être se flatter de mieux connaître mes goûts que vous, de connaître ma couleur et mon dessert préféré mais vous me comprenez mieux que lui.

-J'espère. Je promet de faire des efforts en tout cas. Je peux apprendre votre dessert préféré, mais je vous garantie que je continuerai à me foutre de votre couleur favorite.

-Je peux faire avec. Je sais maintenant qu'il y a plus important.

-Encore heureux. Et je peux pas dire que je vous crierait plus dessus, mais j'essaierai d'être moins con en le faisant. Vous m'aviez mis en rage, mais vous méritez mieux que ma colère.

-Ça, je vous le fait pas dire ! Mais ça va aller mieux maintenant parce que quand on se dispute, je vais répliquer maintenant et ça va chier sévère pour vous si vous m'emmerdez !

Arthur rit avant de se figer. Une pensée horrible lui venait à l'esprit.

-Vous voulez dire qu'on va devenir comme votre père et votre mère ?

La grimace de Guenièvre valait tout l'or du monde. Au moins, elle partagerait désormais cette crainte avec lui.

-Ça fonctionne pour eux, de s'engueuler tout le temps, reconnut Guenièvre, mais je préférerai qu'on ne finisse pas comme ça. Pitié, dites-moi qu'on ne finira pas comme ça.

-Je n'en ai pas plus envie que ça, promit Arthur en repoussant machinalement une mèche qui retombait sur les yeux de Guenièvre, mais c'est inévitable les engueulades et les coups bas. C'est presque une tradition familiale maintenant. Promettons juste de garder tout ça au minimum et de parler sincèrement après pour nous rabibocher, comme ce soir. Promis ?

-Promis.

Elle replaça la mèche derrière son oreille. Arthur eut presque l'air déçu de ne plus avoir de prétexte pour toucher ses cheveux, ou peut être la toucher elle. Elle aimait être enfin capable de provoquer ça en lui.

-Donc c'est sûr ?, insista Arthur. On tente le coup ?

Après un instant d'hésitation, Guenièvre posa la tête contre son épaule. Elle sentait son souffle dans son cou, très haché tout d'un coup.

-J'en ai très envie, reconnut-elle. Vous allez me prouver que j'ai eu raison, hein ?

Son ton menaçant fit sourire Arthur. Guenièvre ne l'avait jamais vu sourire si souvent en si peu de temps. C'était forcément un bon signe.

-J'ai toujours mieux su faire l'amour que le prouver. C'est pour ça que j'ai eu tant de maîtresses et si peu de raisons d'en être aimé.

-Mais je vous aimais moi.

-Je sais.

Le regret dans sa voix acheva de la convaincre. Guenièvre se rapprocha un peu plus. Il faisait bon au creux de ses bras. Ici, elle pouvait oublier un instant ses cauchemars et ses peurs.

-Et maintenant ?, souffla-t-elle.

-À vous de voir.

Elle fit mine de réfléchir, mais elle savait très bien ce qu'elle voulait.

-Je crois que j'aimerais que vous m'embrassiez encore.

-Du travail, toujours du travail.

Et il se pencha pour la satisfaire.