L'hiver refusait de faiblir dehors, mais Guenièvre avait l'impression qu'elle n'aurait plus jamais froid. Sa vie n'avait jamais été aussi douce et cela commençait à la rendre nerveuse. Arthur venait partager sa couche près d'un soir sur deux, lui demandant à chaque fois d'une voix très douce la permission de venir la retrouver le soir même. Dans le lit, ils se tenaient de plus en plus près l'un de l'autre. La première fois que Guenièvre s'était réveillée pour découvrir qu'Arthur ronflait doucement la tête posée sur son épaule, elle avait failli défaillir. Ils s'embrassaient, souvent et longtemps, mais n'allaient jamais plus loin. Guenièvre commençait à penser qu'Arthur aimait l'idée de la faire mariner un peu plus longtemps dans son jus, mais elle n'était pas amusée. Si ça continuait, c'était elle qui allait le plaquer contre un mur et lui faire crier merci.

Certes, ils se disputaient encore régulièrement. Arthur l'avais prédit, et il avait eu raison. Des cris fusaient tous les trois ou quatre jours en moyenne, en particulier à table. Mais jusqu'à présent, ils étaient parvenus à éviter les propos trop blessants et aucune dispute n'avait franchi la porte de la chambre de Guenièvre.

Un tel bonheur devait fatalement se payer et si Guenièvre découvrait avec un plaisir sans cesse renouvelé un Arthur attentif à lui plaire, tout ne pouvait pas être tout rose. Kaamelott et le royaume de Logres tout entier souffraient toujours de la faim, engloutis sous vingts bons centimètres de neige. Lancelot était toujours en cavale, tout comme Mevanwi, l'argent ne rentrait toujours pas et il avait fallu céder l'île de Tennet aux Saxons. À chaque réunion à laquelle elle assistait, Guenièvre voyait le front d'Arthur se voiler encore un peu plus sous le poids des soucis. Elle n'était peut être plus son épouse, mais elle redécouvrait les joies d'être la compagne d'un chef d'État. Au moins, Arthur partageait désormais ses soucis avec elle au lieu de broyer du noir tout seul dans son coin. Quand il était là. Comme autrefois, le plus dur était de le voir partir en expédition sans savoir quand et si il reviendrait.

Levant les yeux de la broderie qu'elle fixait sans trouver l'énergie de l'avancer, Guenièvre regarda par sa fenêtre. De là où elle se tenait, on ne voyait que les jardins dénudés, mais en tendant l'oreille, elle pouvait entendre le soldat faire sa ronde sur le mur d'enceinte. Son pas était régulier, cela voulait dire que tout allait bien. Si elle l'entendait courir, cela voudrait dire qu'Arthur et ses hommes revenaient.

Il lui avait promis qu'il ne risquait rien. Guenièvre ne demandait qu'à le croire, mais c'était difficile, maintenant qu'elle s'efforçait de ne plus être une idiote. Elle avait conscience de tous les dangers qui pouvaient l'assaillir. Les Saxons pouvaient n'avoir fait que semblant de se rallier et le poignarder dans le dos. Les Angles ou les Huns pouvaient accoster pour profiter de la faiblesse du royaume. Des chefs de clans pouvaient se coaliser pour se débarrasser définitivement de l'influence de Kaamelott.

Non. Guenièvre refusait de s'inventer des scénarios catastrophiques. Arthur avait Excalibur avait lui et il restait le meilleur guerrier du royaume. D'ailleurs, Léodagan était avec lui, cela comptait encore pour quelque chose. Mais son père n'était plus le même non plus. Il restait formidable, mais Guenièvre avait été saisie en voyant ses rides et ses chevaux blancs à leurs retrouvailles. Lui et Arthur vieillissaient. Guenièvre aussi d'ailleurs. Parfois, elle craignait qu'Arthur ne se détourne le jour où il la débarrasserait de sa chemise et découvrirait à quel point elle était loin de ses jeunes et fines maîtresses de jadis.

Sa porte s'ouvrit en grinçant. Saisie, Guenièvre sursauta et se piqua au doigt. Son cœur ne consentit à se calmer que lorsqu'elle constata que ce n'était que sa mère qui rentrait. En voyant sa réaction, celle-ci fronça les sourcils.

-Tout va bien ?

-Mais oui mère, pourquoi cela n'irait-il pas ?, mentit Guenièvre.

Chaque fois qu'une porte s'ouvrait, elle craignait que ce ne soit Lancelot qui vienne la chercher, mais sa mère n'avait pas besoin de savoir ça. Vu le long regard qu'elle lui lança, elle devait s'en douter de toute manière. Sa mère n'avait jamais été une idiote, elle.

-Passons, finit par déclarer Séli. Il paraît que vous vous intéressez au fonctionnement du château maintenant et je vais faire l'inventaire des réserves dans les cuisines. Ça vous dit de m'assister ?

-Qui vous a dit ça ?

-Notre bon à rien de roi, qui d'autre ?

Le ton de sa mère était presque affectueux en parlant d'Arthur. Ça changeait agréablement.

-C'est vrai, reconnut Guenièvre en rangeant son ouvrage. J'estime que c'est mon devoir de savoir comment tout fonctionne afin de pouvoir aider au mieux de mes capacités.

Séli lui lança un regard scrutateur, amusé et méfiant à la foi. Guenièvre le soutint sans difficulté. Elle avait dit leurs quatre vérités à Lancelot et Ygerne, sa mère ne lui faisait plus peur.

-Mouais. Je croyais que vous n'étiez plus reine et selon la rumeur, il ne se passe rien de bien folichon dans votre chambre une fois la nuit tombée. Alors pourquoi vous intéressez à tout ça ? Autant glander toute la journée dans votre chambre.

-Je ne suis pas Yvain, et si j'ai quelque chose à vous faire savoir sur le sujet je vous le dirait. En attendant, j'aimerais bien que vous me lâchiez la grappe à ce sujet.

-Et bien ne restez pas les bras ballants comme une godiche, suivez-moi !, la houspilla sa mère.

Elles échangèrent un sourire. Il n'y avait pas que la relation d'Arthur et Guenièvre qui avait changé ces derniers temps. Depuis qu'elle avait crié sur sa mère de laisser son histoire avec Arthur tranquille, Séli s'était calmée sur le sujet. Il n'y avait plus eu la moindre récrimination sur l'héritier absent ou l'absence totale de statut officiel pour Guenièvre. Disparues également les injonctions à faire ce qu'il fallait pour mettre Arthur dans son lit et le forcer à la reprendre comme épouse. Sa mère se contentait de lui envoyer des piques sur un ton amical. Guenièvre avait presque l'impression d'avoir enfin gagné le respect de sa mère et n'en revenait toujours pas. Leurs relations étaient apaisées, pour la première fois depuis son adolescence. Bien sûr, cela ne durerait que tant que Guenièvre ne déclarait pas qu'elle abandonnait la cour pour se faire nonne ou refaire sa vie toute seule. Tant que Guenièvre s'attachait à garder Arthur à ses côtés, Séli semblait prête à lui faire confiance pour faire les choses à sa manière. Si elle changeait d'avis par contre, sa mère sortirait les griffes.

Guenièvre prit le temps de plier et ranger soigneusement son ouvrage pour faire rager un peu plus sa mère, puis elle lui emboîta le pas. Dans les couloirs du château, les serviteurs et les chevaliers s'écartaient sur leur passage et les saluaient. Guenièvre avait l'habitude de voir la terreur sur les visages des serviteurs face à sa mère, mais maintenant, elle voyait que le respect lui était aussi destiné. Les servantes ne lui adressaient plus des sourires en coin en espérant êtres les prochaines à la remplacer dans le lit et le cœur d'Arthur. Elle devenait petit à petit la dame du château. C'était agréable. Elle estimait juste se montrer à la hauteur de la tâche. Alors qu'elle aurait du être parfaitement informée de tout, elle commençait à peine à mesurer ce qu'il fallait faire pour que fonctionne un château de la taille de Kaamelott. C'était presque ridicule de décider de s'y mettre à son âge, mais Guenièvre refusait de retomber dans une oisiveté abrutissante. Tout en marchant, elle écouta attentivement sa mère lui expliquer à quel point il était important de surveiller le stock de viande vu la gougnaferie des chevaliers. Très vite, Guenièvre s'ennuya et elle faillit perdre le fil quand sa mère passa à la meilleure manière de conserver le fromage le plus longtemps possible à chaque saison. Bien sûr, tout ça était essentiel, mais Guenièvre trouvait quand même les affaires de la Table Ronde plus intéressantes, même si elle avait encore du mal à comprendre toutes ces histoires de taxes et de vassaleries.

Elles atteignaient les cuisines quand un bruit de course dans le couloir les arrêta sur place.

-Ça, c'est jamais bon signe, commenta Séli à mi-voix.

Sa voix cachait mal son inquiétude. Bohort débarqua à l'autre bout du couloir, lui donnant apparemment raison.

-Ma reine !, cria-t-il en les voyant.

-Vous n'avez pas entendu ?, le coupa Séli. Il paraît qu'elle n'est plus reine. Qu'elle n'est plus rien du tout d'ailleurs.

-C'est le roi Arthur !, poursuivit Bohort en s'arrêtant à leur niveau, à bout de souffle. On le ramène sur une civière !

Guenièvre releva ses jupes et se mit à courir dès qu'elle entendit le nom d'Arthur. Elle traversa à toute allure les couloirs qui la séparait de la grande cour, passa entre les ouvriers toujours au travail pour sécuriser cette portion du château et ne s'arrêta qu'une fois à la porte, les poumons en feu.

La cour était vide, mais la porte grand ouverte. Un cheval couvert de sueur, visiblement fourbu, mangeait paisiblement, son maître nul part en vue.

-Vous ne m'avez pas laissé finir !, protesta Bohort en arrivant juste derrière elle. Seigneur Dieu, je n'ai plus de souffle.

-Où est Arthur ?

-Encore à une bonne heure de marche, d'après le garde venu transmettre la nouvelle. Le pauvre bougre était frigorifié, je l'ai envoyé se réchauffer au corps de garde. Sa Majesté et son escorte ont été pris dans une ignoble embuscade perpétrée par ce traître de Lancelot. Ah, maudit soit le jour où j'ai appris notre cousinage !

La nouvelle fit se glacer Guenièvre jusqu'aux os. Elle aurait encore préféré que Lancelot s'attaque à elle. La dernière fois qu'ils avaient été face à face, Arthur avait tenté d'en finir avec la vie une fois de plus. Elle ne voulait pas revivre ce cauchemar. Le visage livide d'Arthur dans sa baignoire écarlate hantait encore trop souvent ses rêves.

-Lancelot. Ils l'ont capturé ? Comment va Arthur ?

-Il s'est échappé, je le crains. Quand à notre bon sire, sa blessure à la cuisse l'empêche de marcher ou de monter à cheval, mais Merlin et Elias ont été dépêchés sur place. Je ne doute pas que le roi sera très vite sur pied ! En attendant, j'ai été chargé de tout préparer pour qu'il soit le plus à l'aise possible pour se rétablir.

Guenièvre se força à se secouer.

-Oui... Nous l'installerons dans ma chambre.

Bohort rougit subitement.

-Êtes-vous sûre de vous ? Étant donné votre absence de situation maritale...

-Les gens jasent déjà à ce sujet et tout le monde sait qu'Arthur vient passer ses nuits chez-moi. Ce qui se passe dans ma chambre ne concerne que nous deux, et de toute manière, Arthur loge au troisième étage alors que ma chambre est au rez-de-chaussée. Ce sera bien plus confortable pour lui et ceux qui portent sa civière de l'y déposer plutôt que de passer par cet escalier en colimaçon dans lequel quelqu'un se pète la gueule tous les quatre matins. Et ainsi, dès qu'il pourra faire quelques pas, il pourra utiliser une des salles du bas pour son conseil et les doléances du peuple sans risquer de rouvrir sa blessure chaque fois qu'il monte ou descend l'escalier. Pour le reste,... vous savez mieux que moi ce qu'il faut préparer pour un blessé. Faites amener dans ma pièce tout ce qu'il faut, et quelques affaires d'Arthur. Pour la suite, et bien, nous aviserons.

Bohort s'inclina sans protester davantage. Il fit mine de partir, hésita, puis posa une main sur son épaule.

-Je suis certain que le roi va nous revenir vivant. Ne vous faites point trop de souci et mettez-vous à l'abri, avant de tomber malade. Le roi nous en voudrait à tous de ne pas vous avoir gardée en bonne santé en son absence.

-Je vais le faire, promis Guenièvre en s'efforçant de sourire.

Dès que Bohort eut disparu, elle frissonna. Pensant simplement aller à la cuisine, elle n'avait même pas de cape pour se protéger, mais il était hors de question qu'elle attende ailleurs. Guenièvre resta là un long moment à se tordre les mains avec inquiétude, sans se soucier du froid. Quand, enfin, la civière d'Arthur et son escorte apparurent, elle se précipita sur le chemin boueux, sans se soucier de sa robe ou du danger potentiel. Les gardes s'écartèrent pour la laisser passer. Plusieurs affichaient des blessures, mais elle n'avait d'yeux que pour Arthur. Son père se plaça de manière à lui bloquer la vue.

-Qu'est-ce que vous foutez là, vous ?, demanda-t-il en adoptant un ton bourru quand elle arriva à leur hauteur. Bon sang, vous avez les lèvres bleues ! Vous pouviez pas être un peu moins stupide et vous mettre au chaud ?

-Non. Laissez moi le voir.

-Mauvaise idée.

Guenièvre le foudroya du regard. Pour la première fois, son père céda devant elle. Il fit un pas de côté, la laissant contempler le corps inerte d'Arthur sur le brancard. À défaut de couverture, on l'avait emmitouflée dans une cape, celle de son père. Arthur était pâle comme un linge. Outre une fine entaille sur la joue droite, le bandage sur son épaule était imbibé de sang. Guenièvre fut obligée de détourner le regard.

-Ça c'est rien, commenta Léodagan, juste une éraflure un peu impressionnante. À la jambe par contre, c'est pas beau à voir, j'ai cru qu'il allait saigner comme un goret.

Guenièvre dut s'accrocher à son bras pour ne pas tomber. Léodagan lui tapota maladroitement le bras pour la rassurer et se racla la gorge.

-Il va s'en sortir, le gars est solide.

-Il n'a pas...

Guenièvre s'étrangla, incapable de finir sa phrase. Son père la serra rapidement puis s'écarta.

-Il a pas fait une connerie ou tenté de lâcher la rampe, si c'est ça que vous demandez. Lancelot nous a pris par surprise, il lui reste plus d'hommes qu'on pensait, même sans les Saxons. Je l'aurais bien pourchassé, mais celui-là tournait de l'œil, alors nous on a tourné casaque. Mais on cause, on cause, et ils serait temps de mettre celui-là au plumard pour qu'on examine ses blessures.

Il s'inquiétait pour Arthur, à sa manière. Guenièvre réussit à se secouer. Elle n'allait pas flancher juste parce que Lancelot était tout proche. S'il les avait suivi, son père le saurait et aurait l'épée dégainée.

-J'ai demandé à Bohort qu'on apporte tout ce qu'il faut dans ma chambre. Merlin n'est pas là ?

-Parti chercher des herbes qui font des miracles, paraît-il. Elias le surveille. Dans votre chambre, hein ? Vous tenez à ce point à ce qu'on jase ?

-Je ne crois pas que ce soit franchement le moment, père, le houspilla Guenièvre en se redressant de tout sa hauteur.

-Pas faux. Je gueulerais quand celui-là s'en sera sorti, parce que cette situation, j'en ai ma claque et votre mère aussi.

-Et bien vous vous y ferez tous les deux.

Léodagan ouvrit la bouche comme s'il allait lui crier dessus, mais il se retint au dernier moment et fit signe aux porteurs de la civière de le suivre. Guenièvre leur emboîta le pas, tout en cherchant anxieusement sur le visage d'Arthur un signe qu'il allait se réveiller.

En vain. Il était si pâle. Si Lancelot l'avait... Est-ce qu'il aurait préféré ça, que Lancelot le tue ? Non. Guenièvre refusait d'y penser. Elle allait bien s'occuper de lui. Il n'allait plus jamais penser à la mort. Guenièvre grimaça en réalisant à quel point elle était bête. Elle pouvait le souhaiter aussi fort qu'elle voulait, elle n'obtiendrait pas de miracle. Arthur n'allait pas guérir juste parce qu'elle le souhaitait. Guenièvre pouvait l'aider, mais pas le sauver de lui-même.

-Doucement, tança-t-elle les porteurs alors qu'ils faisaient un mouvement un peu brusque pour monter les marches du château. Ne le réveillez pas.

Un murmure d'assentiment lui répondit, mais Guenièvre ne lâcha pas Arthur des yeux jusqu'à ce qu'il soit bien allongé dans son lit, puis s'assit pour attendre Merlin et Elias. Jusqu'ici, elle n'avait jamais soigné le moindre blessé, et même jamais vu de près une blessure plus sérieuse qu'une écorchure, mais elle comptait bien observer, poser des questions et apprendre à soigner Arthur elle-même. Ce serait dur. Elle avait du mal à le voir allongé là sans le revoir avec ses poignets couverts de sang et sans revoir la baignoire remplie d'un liquide rouge sombre. Plus jamais elle ne voulait le voir dans cet état. Avait-elle le choix, cependant ? Il était roi. Même s'il allait un jour mieux et qu'il ne tenterait plus de s'ôter la vie, même si Lancelot mourrait dans un fossé comme il le méritait, Arthur aurait toujours des ennemis pour vouloir le tuer. Jadis, Guenièvre réussissait à vivre avec cette idée, parce qu'elle pensait naïvement qu'Arthur était le meilleur et qu'il le serait toujours, mais maintenant elle réalisait parfaitement qu'il vieillissait et que même le meilleur guerrier pouvait se laisser surprendre par un traître.

Profitant de ce que personne ne la regardait, Guenièvre s'autorisa à verser quelques larmes.

Arthur se réveilla au creux d'un doux cocon de chaleur. Il s'en étonna d'abord, car la dernière chose dont il se souvenait, c'était de la tronche écarlate de Léodagan qui lui promettait la pire paire de baffes de sa vie s'il ne restait pas éveillé. L'épais édredon de plumes qui lui écrasait la poitrine constituait un agréable changement.

Que c'était-il passé au juste ? Arthur se souvenait vaguement d'une attaque. Il avait été blessé, il se souvenait au moins de ça, mais où ? Il inspira lentement en essayant de bouger pour évaluer son état. Un parfum capiteux s'insinua aussitôt dans ses narines. Le parfum de Guenièvre, âcre et enivrant.

Une main fraîche se posa sur son front. Arthur réalisa qu'il brûlait de fièvre et qu'il n'avait pas la force d'ouvrir les yeux.

-Ne bougez pas, vous risquez de rouvrir vos blessures.

-Guenièvre.

Sa voix était rauque.

-Oui, c'est moi. Je vous apporte de l'eau.

Arthur écouta le bruissement du tissu de la robe de Guenièvre et ses pas qui s'éloignaient sur le sol de pierre. La fraîcheur de sa min lui manquait déjà. Heureusement, l'eau qu'elle fit couler dans sa gorge et sur les lèvres desséchées était meilleure encore. Quand il eut finit de boire, Arthur laissa retomber sa tête sur l'oreiller.

À sa grande déception, Guenièvre ne reposa pas sa main sur son front, mais se rassit sur une chaise à ses côtés. Elle devait croire qu'il s'était rendormi, mais ce n'était pas le cas. Arthur était juste trop bien pour ouvrir ses yeux, malgré la douleur lancinante dans sa jambe gauche. Il faisait chaud, le lit était confortable et le bruit du feu de la cheminée apaisant. Pourquoi se réveiller pour revenir aux tracas du pouvoir ?

-Marrant ça, finit-il par dire. J'ai toujours cru que vous seriez chiante si vous deviez jamais me veiller alors que j'étais blessé.

Il s'arrêta avant de dire que c'était pour ça qu'il préférait passer sa convalescence dans le lit de ses maîtresses.

-Oh, je l'aurais été, reconnut Guenièvre. Quand je suis nerveuse, je parle trop et de n'importe quoi, je sais bien.

-Et vous n'êtes pas nerveuse, là ?

-Bien sûr que si ! Je me fait un sang d'encre pour vous depuis que Bohort est venu me prévenir. Je n'arrête pas de me planter l'aiguille dans le doigt, heureusement que je brode sur du tissu sombre, mais j'ai du changer trois fois de fil ! Mais j'ai appris à tenir ma langue, et vous êtes toujours bougon quand vous êtes blessé alors je me suis dit que vous préféreriez le silence.

Elle n'avait pas tort. Quand il guérissait d'une blessure, Arthur préférait toujours passer sa convalescence dans le lit d'une de ses maîtresses. La proximité de Guenièvre lui était tout bonnement insupportable dans ces moments là et il était incapable de trouver la patience de supporter ses jérémiades, son inquiétude et surtout sa compassion. Au moins chez Démétria et les autres, il était à peu près à l'abri des jérémiades. L'inquiétude et la compassion était par contre en général absentes. Ses maîtresses aimaient le roi, par l'homme.

Arthur s'accorda quelques minutes pour profiter du silence. Il était confortable, presque complice, malgré les circonstances. L'inquiétude de Guenièvre était cependant presque palpable.

-Je vous ait fait peur à ce point ?, demanda-t-il finalement.

Il entendit Guenièvre reposer son ouvrage sur ses genoux. Arthur aurait du ouvrir les yeux, mais il ne voulait pas lire sur son visage à quel point elle avait eu peur.

-Oui.

-C'était grave à ce point ?

-Votre blessure s'est infectée très vite, répondit Guenièvre d'une voix tremblante, au point qu'Elias pense qu'il y avait peut être un peu de poison sur la lame, et Merlin dit que si vous aviez tardé quelques heures de plus, il aurait fallu vous amputer la jambe.

Ainsi, c'était grave à ce point là. Merde. Arthur allait être bloqué au château un bout de temps pour récupérer. Ils n'avaient pas besoin de ça, dans les circonstances actuelles. Il devait montrer qu'il était fort. En Bretagne, un roi blessé était vu comme un très mauvais présage pour le royaume. Il allait devoir s'en inquiéter, mais plus tard, quand il se serait occupé de Guenièvre.

-Je vais bien maintenant, lui promit-il.

Le silence de Guenièvre seul lui répondit. Arthur se força à ouvrir les yeux. Elle pleurait en silence, les yeux fixés sur son ouvrage.

-Merlin est une tanche en enchantement, mais il se débrouille question soins. Je vais être debout en un rien de temps. Et puis d'abord, c'est moi qui suit au lit, c'est vous qui devriez vous occupez de moi et me réconforter là, alors il serait temps que vous vous mettiez au travail !

Il avait espéré la faire sourire, mais les yeux de Guenièvre se mirent à déborder de larmes.

-Enfin, mais qu'est-ce que j'ai dit ?

-C'est pas vous.

-À d'autres. Si c'est pas quelque chose que j'ai dit, c'est quelque chose que j'ai fait. Quoi ?

Il s'efforçait de ne pas prendre un ton trop agressif mais son agacement habituel revenait au galop. Il n'avait aucune patience quand il était malade et les larmes le mettaient sur la défensive au lieu de lui faire perdre tous ses moyens. Et bien sûr, n'y parvenant qu'à moitié, il empirait la situation. Guenièvre finit par sortir un carré de tissu de sa manche et se moucha bruyamment. Les dieux étaient témoins qu'il faisait de son mieux, mais des fois, elle ne lui rendait pas la chose facile.

Arthur força cette pensée à disparaître de sa tête. C'était la fatigue et la douleur qui parlaient, la force de l'habitude aussi. Fallait-il être bête pour trouver plus facile d'être en colère contre Guenièvre que d'accepter sa gentillesse et ses faiblesses ? Un peu de fatigue et il retombait dans tous ses vieux travers.

Il chercha la main de Guenièvre, mais elle était hors d'atteinte.

-Si vous me dites pas ce qui va pas, comment je peux vous aider ? Aidez-moi un peu, là !

Enfin, Guenièvre croisa son regard.

-Vous allez encore dire que je suis stupide et que je fais un foin de rien du tout.

-Je le penserais peut être, mais je le dirais pas.

-Je préfère encore que vous le disiez, c'est pire sinon. Et je sais que c'est pas grand chose, mais quand ils vous ont amené, je me suis dit que j'allais aider. Je voulais regarder et apprendre, être capable de faire vos bandages, de bien m'occuper de vous, et tout ce que je voyais c'était tout ce sang, et on pouvait même voir le sang en dessous. Une vrai reine est censé être capable de s'occuper des blessés, non ? Ma mère a déjà recousu mon père sur un champ de bataille et moi, dès que j'ai vu la plaie j'ai tourné de l'œil. Alors non, c'est pas à vous que j'en veux, c'est à moi.

-Venez-là.

Guenièvre hésita, puis se leva pour venir s'asseoir sur le lit, sans lâcher son ouvrage auquel elle s'accrochait avec quelque chose qui ressemblait à du désespoir.

-Si vous vous en voulez à vous même, arrêtez tout de suite, lui ordonna-t-il quand il put enfin prendre sa main entre les siennes. Tout le monde dégobille la première fois. Si vous croyez que ça m'a rien fait mon premier champ de bataille... Qu'on ait quinze ans ou quarante-cinq n'y change rien. Et c'est pire quand c'est quelqu'un que vous aimez. Parce que vous m'aimez, n'est-ce pas ?

Le hochement de tête de Guenièvre lui fit chaud au cœur. Elle l'aimait et pas parce qu'elle se sentait obligée de l'être comme avant. Elle l'aimait vraiment et peut être même qu'il commençait à le mériter.

-Vous en doutiez ?, demanda-t-elle d'une toute petite voix.

-Non. C'est juste que j'aime vous l'entendre dire. Fierté mal placée d'homme primitif. Alors comme vous m'aimez, sachez que je vais pas me mettre en colère, pour de vrai comme pour de faux. Je suis touché que vous vouliez être ce genre de personne, mais vous êtes pas obligée de faire ça pour moi. Personne ne vous demande de devenir dame Séli, j'irais même jusqu'à vous ordonner de pas devenir comme elle, votre mère me fout les jetons. J'ai pas le choix moi, je dois être roi, mais vous vous pouvez faire ce que vous voulez. Si vous voulez vraiment apprendre à soigner, allez-y. Mais si ça vous file la gerbe, trouvez autre chose à faire de vos journées. Je vous promet que je ne vous estimerais pas plus ou moins parce que vous vous forcez à faire quelque chose qui vous rend nauséeuse. Message reçu ?

-Très bien reçu, oui, répondit Guenièvre d'une voix ou perçait le soulagement.

-Tant mieux. Une dernière chose. Ne le lui répétez surtout pas parce qu'il me le pardonnerais pas, mais quand il a vu ma blessure à la jambe, c'est votre père qu'a failli dégobiller.

Le petit rire de Guenièvre le rassura et le réconforta d'avoir inventé ce petit mensonge. Léodagan n'avait jamais tourné de l'œil devant aucune blessure. Juste avant qu'il ne s'évanouisse, Arthur se rappelait même son ex-beau père lui dire d'arrêter de faire la mauviette juste parce que sa jambe pissait le sang.

Guenièvre finit par ôter sa main d'entre les siennes et soupira.

-Il va falloir que j'aille dire à tout le monde que vous êtes réveillé.

-Vous êtes obligée ? Je me réveille tout juste, j'ai pas droit à quelques heures pour récupérer ? C'est quand la dernière fois que quelqu'un est venu ?

-Il y a deux heures.

-Alors on a un peu de répit et c'est assez rare pour en profiter. Dès que quelqu'un viendra me voir je vais avoir des décisions à prendre, des rapports à lire, mais ça peut attendre non ? Au moins le temps qu'on discute un peu. Par exemple, vous travaillez à quoi, là ?

-La bannière de Pendragon. Je voulais que vous en ayez une faite de mes mains pour vous accompagner quand vous partez rencontrer les Saxons et les chefs de clan, pour que je sois un peu avec vous.

-Merci, répondit Arthur après un instant de silence. Je suis touché. Je peux la voir ?

Guenièvre déplia le lourd tissu pour lui montrer ce qu'elle avait fait. On distinguait le corps du dragon, tracé grossièrement et une partie de sa queue et de ses pattes avaient déjà étés remplis. Le résultat promettait d'être impressionnant.

-Je me demandais si Merlin et Elias ne pouvaient pas faire quelque chose pour l'enchanter ou je ne sais quoi, afin qu'elle puisse vous porter chance, comme ma couronne.

Du doigt, Arthur suivit le tracé du dragon. Il aurait aimé qu'une bannière et qu'une couronne de fleur puissent le protéger. Il était content que Guenièvre au moins puisse encore y croire et il porterait avec joie la première au cœur de la bataille. À défaut de le protéger de l'épée de Lancelot, elle lui rappellerait qu'il avait quelqu'un auprès de qui rentrer.

Un détail de ce qu'avait dit Guenièvre un peu plus tôt lui revint à l'esprit.

-Alors comme ça vous voulez être ma reine ? Vous vous êtes décidée ?

-Je crois. Mais je veux bien faire les choses alors. Je ne veut pas être une reine de pacotille, comme avant.

Le cœur d'Arthur battit un peu plus vite quand leurs regards se croisèrent. Il s'empara d'une mèche de ses cheveux et la fit tourner entre ses doigts.

-Bien. Alors on va y travailler.

Guenièvre lui jeta un regard curieux, mais également méfiant.

-Vraiment ?

-Je vous le promet. Je ne sais pas si j'aurais le temps personnellement, mais on va s'y mettre sérieusement.

Le baiser de Guenièvre le prit d'abord par surprise, mais il y répondit avec enthousiasme. Trop vite cependant, ils durent se séparer. La position était trop inconfortable pour eux deux.

-Tout va bien ?, s'inquiéta Guenièvre en le sentant se crisper.

-Juste mon épaule qui est un peu douloureuse. Laissez-moi me redresser.

-Je vais vous aider.

-C'est bon, je peux y arriver seul, grommela-t-il pour la forme. Je...

Il s'interrompit en sentant un objet de métal sous sa main, qui dépassait de sous l'oreiller et fronça les sourcils.

-C'est quoi ça ?

-Un poignard, confessa Guenièvre en détournant les yeux. J'ai oublié de l'enlever quand ils vous ont déposé sur le lit.

Comme si ça répondait à la question. Arthur sentait la colère monter en lui, mais pas forcément contre Guenièvre, non, contre quelqu'un d'autre.

-Vous savez vous en servir ?, demanda-t-il en se contenant autant que possible.

-Pas vraiment.

Pas besoin de demander pourquoi ou à cause de qui elle avait cette arme. Lancelot. Arthur commençait à en avoir assez de voir son spectre rôder au-dessus de l'épaule de Guenièvre. Il regrettait alors d'avoir été incapable de l'abattre lors de leur combat dans la salle du trône. Dans leur dernier combat, il n'avait même pas eu l'occasion d'y penser. Lancelot l'avait prit par surprise et le combat s'était trop vite terminé quand Léodagan et ses renforts étaient arrivés.

-Je suis content de savoir que vous étiez armée là bas, reprit-il d'une voix très douce. Et vous estimez en avoir encore besoin ici ?

-Maintenant, je n'arrive plus à dormir sans. Ça fait trois ans que je dors avec ça sous l'oreiller, depuis qu'on a réussi à l'introduire dans la tour. C'est une des seules choses que j'ai prit en partant. J'ai pensé à ça et j'ai oublié ma couronne de fleur, c'est stupide. Je sais qu'ici je suis en sécurité, qu'il n'y a quasiment aucune chance qu'il passe les gardes, mais s'il n'est pas à proximité, je me sens mal. Vous n'êtes pas en colère ?

Son discours était haché et elle tremblait. Arthur plaça une main dans son dos et le caressa dans un geste qu'il espérait réconfortant. Il se trouvait impuissant à l'aider. Guenièvre semblait plus forte que jadis, mais plus fragile aussi.

-Pas pour ça, promit-il. Jamais. Vous auriez pu m'en parler, mais vous n'aviez aucune raison de le faire.

-Je me suis dit... Peut être que vous pourriez m'apprendre. À l'utiliser, ce poignard. Ou quelqu'un d'autre. Juste au cas où. À Nessa aussi.

-On fera ça aussi. Mais avant...

Il hésita. Il ne voulait pas la faire fuir, mais il croyait vraiment qu'il devait poser la question. Parler de Shedda lui avait fait du bien alors qu'il gardait ça tout au fond de lui depuis des décennies. Ce n'était pas bon de laisser une plaie comme celle-là pourrir si longtemps qu'on finissait par tenter de causer les mêmes blessures aux autres.

-Vous voulez en parler ? De ce qu'il vous a fait ? À moi ou quelqu'un d'autre. Votre mère vous écouterait. Moi aussi.

Guenièvre se remit à pleurer.