Ce que Lancelot lui avait fait, Guenièvre aurait pu en parler des heures alors qu'au fond, il n'y avait rien à raconter, ou alors trois fois rien. Pourtant, ses larmes coulaient sans qu'elle puisse les arrêter et elle sanglotait si fort qu'elle entendait à peine Arthur lui murmurer des mots probablement rassurants d'une voix très douce, comme s'il craignait qu'elle ne se brise. Guenièvre n'entendait même pas ce qu'il disait, mais elle finit par se calmer.
-Votre chemise est trempée, remarqua-t-elle à voix haute.
-Ça ne fait rien. J'en ai d'autres.
-Quand même. Avec ce froid, vous allez attraper la mort.
-Non, j'ai vu pire. Par contre si vous pouviez vous décaler un peu, vous appuyez sur mon épaule.
Guenièvre rougit, honteuse de s'être laissée allée au point d'oublier la blessure d'Arthur. Elle souleva un peu sa chemise maculée de larmes, mais le bandage restait d'un blanc immaculé. La blessure ne s'était pas rouverte. Un peu rassurée, elle se pelotonna tout contre Arthur et s'accorda au rythme lent de sa respiration.
-Ça va mieux ?, demanda finalement Arthur.
-Un peu.
En fait, elle se sentait beaucoup mieux. Elle n'avait pas pleuré aussi fort depuis des années, s'était interdit de le faire. La dernière chose qu'elle voulait, c'était montrer à Lancelot à quel point il l'atteignait, craignant ce qui se passerait si elle lui montrait la moindre faiblesse. Quand à Nessa, elle ne voulait pas lui faire peur en montrant à quel point elle était proche de se jeter par la fenêtre. Nessa était trop compatissante pour l'en empêcher, même si elle savait que Lancelot la ferait écorcher vive pour ce qu'il considérerait comme un meurtre.
Dix ans durant Guenièvre avait du être forte. Et comme elle ne l'était pas, elle s'était construit des murailles d'indifférence, plus solides encore que celles qu'elle avait tenté d'ériger à l'époque où Arthur la blessait chaque nuit par sa distance et ses maîtresses. Ça faisait du bien de pouvoir être faible à nouveau, mais Guenièvre n'aurait jamais pensé l'être entre les bras d'Arthur, pas avant son retour.
Les muscles d'Arthur se décrispèrent quand il sentit la respiration de Guenièvre reprendre un rythme normal. Il détestait à quel point il se sentait impuissant à l'aider. En silence, il implora tous les dieux qu'il connaissait qu'il ne soit pas trop tard, qu'il ne soit pas allé trop loin. Même le plus fort des hommes pouvait se briser face à un enfermement aussi long que celui de Guenièvre. Il admirait sa résistance. En même temps, il craignait qu'elle ne soit de ceux qui se brisent une fois sa liberté retrouvée. Il avait vu d'anciens esclaves résister à toutes les avanies, mais s'effondrer une fois libre, incapables de réapprendre à vivre après s'être acharnés pendant des années durant à survivre.
-Vous n'êtes pas obligée de parler vous savez. Et encore moins avec moi. Je pense que ça vous ferait du bien, je sais que moi ça m'a fait du bien de vous parler. Mais je ne suis pas forcément le mieux placé pour vous dire ce qui est le mieux pour vous. Ne vous forcez pas. Pas pour moi, pas pour personne.
-Non, je crois que vous avez raison. Et si je garde tout pour moi et que je laisse ça me ronger, je le laisse gagner, hein ?
-Je crois que c'est plus compliqué que ça.
Le rire de Guenièvre semblait dire qu'à ses yeux, tout était compliqué désormais. Arthur ne voulait pas revoir un jour la Guenièvre décérébrée qui avait vingt ans durant partagé son lit mais pas sa vie, mais il aurait voulu que la Guenièvre forte d'aujourd'hui ait conservé un peu de son innocence. Ça faisait mal de la voir souffrir, et plus encore de se souvenir que c'était lui qui lui avait infligé les premières blessures par lesquelles Lancelot s'était engouffré pour la détruire.
-Vous savez, j'ai jamais cru que je vous parlerais un jour de ça, souffla Guenièvre.
-Ah bon ?
Arthur sentait qu'elle essayait d'éloigner encore un peu le moment où elle devrait lui parler. Qui était-il pour lui refuser ce répit ?
-Non. J'étais sûre que vous étiez vivant. Je me disais que je l'aurais senti si vous étiez mort, même si c'est stupide. Ce n'était pas comme si je l'avais senti quand vous vous êtes ouvert les veines. Alors quand j'imaginais ma libération, je me disais que ce serait mon père et ma mère qui auraient réussi à trouver l'endroit où il me cachait. Mais je ne pourrais pas leur dire ça à eux.
-Pourquoi pas ? Je sais qu'ils ne sont pas les plus démonstratifs des parents, mais ils vous aiment très fort.
-J'imagine, répondit Guenièvre d'une voix un peu incertaine. Seulement, c'est plus facile d'en parler avec vous, je ne sais pas pourquoi.
-Peut être parce que on s'est fait beaucoup de mal l'un à l'autre, même si c'était volontaire seulement de mon côté. On sait déjà quelles sont nos faiblesses, alors c'est plus facile de les avouer.
Guenièvre hocha la tête. Ça se tenait à ses yeux. Elle aurait pu ajouter qu'avec toutes les avanies qu'ils s'étaient crachés à la figure, ils savaient déjà ce que l'autre pensait de leurs faiblesses. La différence, c'était que depuis ils avaient aussi appris à se soutenir et à être sincères l'un envers l'autre. Après avoir fait ressortir le pire chez l'autre, ils essayaient d'en faire ressortir le meilleur. Peut être qu'un jour Guenièvre arriverait à nouer un lien comme ça avec ses parents. Elle l'espérait, sans oser le leur dire à voix haute.
Elle jeta un coup d'œil à Arthur. Qu'il était pâle. Le sang qu'il avait perdu lui rappelait une autre blessure qui l'avait cloué des mois au lit. L'habituelle nausée qu'elle ressentait en pensant à ses poignets tailladés et au sang dans la baignoire ressurgit.
-Vous y pensez encore ?, demanda-t-elle d'une voix si faible qu'elle n'était pas sûre qu'il l'ait entendu.
Arthur fronça les sourcils et repensa à leur conversation quelques jours plus tôt. Elle lui avait demandé s'il pensait encore à se tuer. Il aurait voulu lui dire que ce n'était pas le cas, mais elle méritait sa plus totale sincérité.
-Moins. J'y pense moins.
Guenièvre se remit à respirer. Elle aurait voulu une autre réponse, mais elle pouvait se contenter de celle-là. Elle savait depuis longtemps qu'elle n'avait pas ce qu'il fallait en elle pour le sauver de lui-même. Moins, c'était déjà mieux.
-Moi aussi, avoua-t-elle.
Il lui serra le bras maladroitement, d'une main un peu faible, mais quand même réconfortante.
-C'est bien, dit-il aussi maladroitement. Je vous promet que j'y travaille de mon côté. Je crois... Je pense que je vais tenir bon.
-Alors vous attendez quoi pour me faire l'amour ? On dit qu'on se sent plus vivant.
La question prit Arthur tellement à l'improviste qu'il éclata de rire. Qui eut cru que Guenièvre était devenue aussi douée pour détourner la conversation ?
-J'attends le bon moment, répondit-il. J'attends qu'on soit... Je ne sais pas. Pas guéris, pas exactement, je ne pense pas qu'on puisse totalement guérir de certaines blessures. Disons que je voudrais qu'on soit assez apaisés pour construire quelque chose ensemble plutôt que de s'utiliser pour tenir le choc.
-Vous croyez que je suis votre béquille et moi la vôtre ?
-Je le crains, parfois. De moins en moins.
Guenièvre avait l'impression d'entendre cette déclaration d'amour qu'elle avait tant espéré dans le passé, bien plus sincère que toutes celles que lui avait fait Lancelot, peut être justement parce que ce mot, « amour », ne franchissait jamais ses lèvres. Lancelot en abusait tant que le mot ne voulait plus dire grand chose pour elle.
Au fond, c'était quoi pour elle, l'amour ? Elle y réfléchit un moment en silence tout en essayant de réchauffer les mains glacés d'Arthur. Ce n'était pas de grandes déclarations, un titre ou un lit partagé sans jamais se toucher, ça c'était sûr. Peut être alors que c'était la sincérité. Si elle voulait que son histoire avec Arthur marche, elle devait être sincère comme il tentait de l'être.
-Il ne m'a jamais touchée, vous savez ?
Les mots flottèrent dans la pièce, pesants. Guenièvre sentit un nouveau poids disparaître de sa poitrine. Arthur avait peut être raison, cela lui ferait peut être du bien.
Ce dernier se souleva un peu pour embrasser une mèche de ses cheveux. Elle réussit à sourire de cet enfantillage.
-Je sais, répondit-il tout doucement.
Le poids retomba sur la poitrine de Guenièvre.
-Vous lui faites encore confiance à ce point ?
Arthur sentit sa colère et essaya de rattraper son lapsus.
-Non, promit-il. Je ne crois pas l'avoir jamais connu. Je ne sais pas si le Lancelot qui s'est tenu toutes ces années à mes côtés était le vrai homme vertueux qu'il était avant que quelque chose ne lui fracasse l'esprit ou si c'était un masque qu'il portait habilement jusqu'à son point de rupture. Ce que je veux dire, c'est que je ne crois pas que son... obsession lui aurait permis de vous toucher.
Il s'arrêta avant de dire que si Lancelot avait mis Guenièvre dans son lit, il l'aurait immédiatement considérée comme souillée et l'aurait réduite en charpie. Guenièvre hocha la tête, visiblement rassurée par son rattrapage, puis elle se remit à parler. Arthur se mit à lui caresser son épaule dénudée pour tenter de l'encourager. Sa main devait être glacée, mais elle ne protesta pas.
-Il ne m'a jamais touchée, mais il a tué ceux qui l'osaient, même les gardes que les robes trop larges que je portais pour ne pas avoir à me tenir trop près de lui frôlaient. Quand il m'a donné Nessa en cadeau, comme il disait, j'aurais pu pleurer parce que ça faisait cinq ans que personne ne m'avait touché. La pauvre fille, je lui ai fait peur. J'ai refusé de la lâcher pendant trois jours parce que j'avais trop peur qu'ils me la reprennent.
-Il l'aurait fait ?
-Il m'en a menacé, plusieurs fois. C'est tout ce qu'il savait faire, me menacer, me flatter et tenter de m'amadouer, des fois dans la même phrase. Les premières années, j'ai tenté plusieurs fois de m'enfuir. Je me disais que je pouvais rejoindre mes parents, puis quand il a menacé de les tuer pour que je ne trouve que des cendres fumantes, j'ai tenté de prendre un bateau pour disparaître sur le continent. Il m'a rattrapée encore et encore. Nessa m'a aidée à chaque fois et j'ai compris que si je n'arrêtais pas, il déciderait que Nessa m'avais mis de mauvaises idées dans la tête et qu'il la ferait exécuter pour trahison. J'ai arrêté, après ça, mais je n'ai pas cédé pour autant. J'avais promis de ne pas m'enfuir, mais je n'étais pas responsable si je me faisais enlever, n'est-ce pas ? Nessa et moi, on s'est mises à attirer des oiseaux dans la chambre avec du pain sec pour leur accrocher des messages à la patte.
-Des oiseaux, vous !
-Aujourd'hui, il n'y a que Lancelot qui me fait peur, déclara gravement Guenièvre. Quelqu'un a fini par tomber dessus et m'a écrit une lettre pour promettre qu'il viendrait me délivrer. C'était une lettre très... chevaleresque, disons.
-Votre « amoureux ». Vous savez qu'il a tenté de me tuer avant que je l'accompagne dans sa quête pour vous délivrer ?
-Non. Vous m'en voulez ?
-Certainement pas ! Vous faisiez ce qu'il fallait pour survivre. Mais vous, vous l'aimiez, même un peu ?
-Il parlait très bien d'amour dans ses lettres.
Ce n'était pas une réponse, mais le ton froid de Guenièvre était suffisamment parlant. Arthur se promit de lui prouver encore et encore ses sentiments plutôt que de le lui dire. Il l'avait suffisamment blessée avec ses mots pour ne pas croire lui-même ce qui sortirait de sa bouche.
-Vous l'auriez suivi et épousé ?, demanda-t-il avec une curiosité un peu malsaine.
-Jusqu'au premier port où je l'aurais assommé et ligoté avec l'aide de Nessa avant de continuer vers l'Aquitaine. J'avais tout prévu, sauf que vous vous présentiez à ma tour.
Arthur l'attira vers elle pour saisir ses lèvres. Il la trouvait plus belle que jamais avec ses plans et ses stratagèmes.
-J'espère que la surprise fut plaisante.
Guenièvre lui répondit par un rire hésitant.
-Vous en doutiez ?
Il l'embrassa à nouveau à pleine bouche. Elle semblait apprécier l'attention qu'il lui portait et gémit doucement quand sa main s'approcha d'elle même de son sein. Arthur se força à s'éloigner, le cœur battant la chamade au même rythme que celui de Guenièvre. Sa blessure lui était soudain détestable. S'il avait toute sa force habituelle, il aurait fait tombé Guenièvre en arrière et l'aurait couvert de baisers sur la totalité de son corps pour lui faire oublier Lancelot et son insipide prétendant. Ce n'était pas vraiment de la jalousie, juste l'envie de lui faire oublier tout ce qu'elle avait jamais enduré.
-Ne rouvrez pas vos blessures, le sermonna Guenièvre en le forçant à se rallonger.
Il n'avait jamais aimé paraître faible en sa présence, mais il réussit à ne pas sortir de réplique sarcastique et se laissa faire sans protester. Dès qu'il irait mieux par contre, il espérait bien offrir à Guenièvre la nuit qu'elle méritait. Pour peu que lui le mérite aussi, du moins. Quand le rouge aux joues de Guenièvre eut disparu, il reprit son interrogatoire.
-À quoi ressemblait votre vie au jour le jour là-dedans ?
Guenièvre détourna le regard pour se concentrer sur le bleu du ciel visible par la fenêtre.
-À rien. Il ne se passait jamais rien dans cette tour, en-dehors des jours de visite de Lancelot et celles de tapissiers ou décorateurs chargés de mettre un peu de lumière dans ma prison. Je ne pouvais même pas regarder par la fenêtre. Si j'essayais, les gardes avaient ordre de tirer des flèches dans ma direction pour me rappeler de ne pas m'enfuir. La seule chose un peu distrayante, c'était de les entendre jouer aux cartes et s'entraîner. Je me levais avec le soleil et m'endormait avec le crépuscule, ou alors je restait au lit toute la journée, selon mon humeur. Avec Nessa, nous nous entrainions parfois à rester debout sur une jambe ou à marcher en rond pour ne pas totalement perdre la forme et être en capacité de fuir à la première occasion. En dehors de cela, les seules choses à faire c'était de broder, de nous coiffer et de jouer aux charades. Je vous signale que je suis toujours aussi nulle à ce petit jeu là. Lancelot n'a même pas consenti à nous donner un jeu de cartes ou de dés sous prétexte que ces loisirs de paysans étaient en dessous de moi et que j'étais probablement bien plus heureuse à chanter et faire de la poésie comme une noble dame. Là encore, je crains de n'être jamais arrivée qu'à faire rimer Lancelot avec sot et nigaud, mais jamais à faire un poème complet.
-Je vous y aiderait et en temps que roi, je peux m'arranger pour qu'elle soit chantée dans tout le royaume jusqu'à ce qu'elle parvienne à ses oreilles.
Guenièvre prit un moment pour imaginer la tête de Lancelot, mais cessa fort vite de sourire et secoua la tête.
-Non. Il tuerait lui même chaque personne la chantant ou la fredonnant. Je ne veux pas être responsable de plus de morts.
-Plus ?
Guenièvre soupira et ferma les yeux. La main d'Arthur à nouveau posée sur son épaule lui donna la force de commencer la funeste énumération.
-Des gardes qui ont osé m'adresser la parole ou me venir en aide, des serviteurs qui ont promis de transmettre des messages pour moi, des marchandes de tissu qui m'ont regardé dans les yeux ou qui ont salit ma peau de leurs doigts sales, des cuisiniers qui ont servi un repas juste avant que j'attrape un rhume, donc qui ont tenté de m'empoisonner, des voyageurs ayant approché de trop près ma tour, cet homme qui a assisté à ma capture par les hommes de Lancelot et qui aurait pu le dire à mon père... Qui sait combien de personnes en dix ans ? Cent, peut être. Je préfère ne pas y penser.
-N'y pensez pas, lui ordonna Arthur. Ce sont les victimes de Lancelot, pas les vôtres.
-C'est facile à dire. Ce n'est pas vous qui saviez ce qu'on allait faire à ceux qui vous aidaient mais décidiez quand même de fuir. Vous ne comprenez pas.
Arthur lui saisit le menton pour la forcer à le regarder. Ses yeux étaient sombres et un peu humides.
-Je sais. Je comprends. Je vous ai raconté pour Shedda, mais pas la fin de l'histoire. Avant d'être obligé de rentrer à Rome, je suis allée la libérer de sa maîtresse. Shedda avait trop peur pour fuir, mais je pouvais quand même la libérer en tuant sa tortionnaire. Elle le méritait. C'était une méchante femme qui aimait donner l'impression qu'elle était aimante et indulgente. Une femme comme elle ne méritait pas de vivre. J'ai pris ma lance et j'ai fait comme à l'entraînement. Elle est tombée d'une masse dans la cour.
Guenièvre écarquilla les yeux. Elle essaya d'imaginer un Arthur à peine sortit de l'enfance faire preuve d'une telle violence, mais elle n'y arrivait pas. Pourtant, elle pouvait lire dans ses yeux la colère qu'il avait gardé de cette époque, elle pouvait sentir le tremblement de sa main.
-Je suis un soldat, poursuivit-il. J'ai tué, souvent, parce que c'était les ordres ou parce que c'était moi ou le pauvre pégu mal armé en face et que je préférais que ce soit moi qui vive. J'ai tué par peur, par devoir, par ambition, mais la première fois que j'ai tué, c'était sous le coup de la colère. Ça me paraissait juste, mais je pensais pas aux conséquences.
Il voyait encore le sang s'écouler sous le cadavre de Furadja et sa fuite éperdue. Ils avaient forcément punit les servantes. Qui aurait pensé qu'un des jeunes soldats romains avait tué sa bienfaitrice, la femme qui insistait toujours qu'on les nourrisse un peu plus et qu'on leur laisse une pause, pendant qu'elle même fouettait ses esclaves ? Le commandant du fort avait forcément décrété qu'une des servantes avait réussi à voler une lance d'entraînement et tué sa maîtresse, prouvant par sa trahison qu'elle avait raison de les frapper. Shedda et les autres avaient été soit vendues à un bordel pour y mourir lentement, soit été exécutées publiquement et brutalement. Aujourd'hui, elles étaient toutes mortes ou souhaitaient l'être.
Dans le regard de Guenièvre, il lut qu'elle avait compris.
-Suis-je coupable ?, demanda-t-il.
-Non !
Son cri du cœur le fit sourire faiblement.
-Et si Shedda avait accepté mon aide et s'était enfuie ? Serait-elle coupable de la punition subie par les autres servantes pour n'avoir rien vu ?
-Non.
La voix de Guenièvre était plus faible. Il relâcha son menton.
-Vous non plus. On fait ce qu'on doit pour survivre, même au détriment des autres. C'est humain. Ne vous reprochez jamais de ne pas laisser les autres gagner et annihiler votre volonté.
-Merci.
Ils restèrent un moment à regarder le feu qui crépitait dans la cheminée, réfléchissant chacun de son côté à ce qu'ils venaient d'apprendre. Guenièvre essayait de trouver la force de se pardonner. Arthur, lui, était plus furieux que jamais en pensant à Lancelot, et n'arrivait toujours pas à associer les deux aspects de cet homme, le loyal lieutenant et le roi assassinant son peuple. Il aurait voulu croire que ce fameux homme en noir était le seul responsable de ce changement, mais il connaissait trop la nature humaine. Le tueur sans cœur avait toujours résidé au fond de l'âme de Lancelot, tout comme lui avait toujours été un connard arrogant se cachant derrière le roi bon pour son peuple.
-Vous m'avez dit que vous ne regrettiez pas que j'ai laissé Lancelot vivre au moment de l'assaut sur Kaamelott. À vous entendre en parler, vous le détestez pourtant. Pourquoi alors vouloir qu'il vive ?
-Tout d'abord parce que je veux qu'il me voit libre et qu'il m'entende enfin quand je lui dit que je le vomis, lui et tout ce qu'il a jamais fait en mon nom. Je lui ait dit encore et encore que mon âme et mon cœur ne lui appartiendraient jamais mais il était sourd à tout ce qu'il ne voulait pas entendre. Je veux voir sa tête quand il comprendra ça même si j'ai plus peur que tout de le revoir et même si je doute que ça suffise à lui sortir la tête du cul où il l'a fourrée il y a des années.
Arthur craignait que cela ne suffise pas à éteindre les obsessions de Lancelot et qu'au contraire, s'ils le capturaient et le laissaient voir Guenièvre, il ne trouve un moyen de s'échapper et de la blesser à nouveau, mais il fallait déjà le capturer avant de s'en inquiéter. Lancelot restait aussi fuyant qu'une anguille.
-Et la deuxième raison ?
-Parce que c'était votre ami et que cela vous aurait fait du mal alors que vous trouvez déjà difficile de vivre. J'ai craint que cela ne vous entraîne vers le fond. Je le crains toujours d'ailleurs.
-Moi aussi.
-Mais vous ne m'avez pas dit vous même pourquoi vous ne l'avez pas tué.
-Pour deux raisons moi aussi. Il m'a sauvé la vie, je lui devais la pareille. Et quand j'étais au-dessus de lui, il était désarmé, j'aurais pu l'achever sans peine. Mais j'ai vu votre visage et je me suis dit qu'en me sauvant la vie, en me donnant l'occasion de grimper à votre tour, il m'avait peut être ouvert la porte vers une vie heureuse avec vous. À ce moment-là, je n'ai pas eu la force de le tuer. Je n'avais plus la force de rien, même de me sauver moi-même de l'effondrement. L'autre raison, c'est que je ne m'en sentais pas le droit. Je suis aussi coupable que lui de ses méfaits.
Guenièvre lui enfonça son coude dans les côtes.
-Vous m'avez dit vous même que l'on n'est pas responsable de ce que d'autres font à cause de nous ou en notre nom.
-C'est vrai quand on est un homme, mais pas pour un roi. J'ai cédé à Lancelot mon trône, mon royaume et mes sujets, vous y compris. Je suis responsable de tout ce qu'il a fait ensuite, de chaque mort, de chaque souffrance en durée. C'est ça, le devoir d'un souverain et je l'ai jeté aux orties. Je ne peux même pas accuser l'état dans lequel j'étais, je savais pertinemment que Lancelot avait un pet au casque avant même de tenter d'en finir. Je savais que ça allait mal tourner, c'est juste que je m'en foutais. Peut être même que j'étais content de me donner une raison de plus de me haïr moi-même.
-Ne dites pas ça.
-Parce que ce n'est pas vrai ?
Guenièvre ne pouvait rien répondre à cela, mais elle ne voulait surtout pas le laisser à nouveau s'enfoncer dans l'auto-apitoiement. Elle se leva et s'approcha de sa coiffeuse où Merlin et Elias avaient laissé des potions à donner à Arthur quand il se réveillerait. Dans l'excitation de le voir enfin éveillé, elle les avait oublié.
Dans un verre, elle versa la première, fronçant un peu les sourcils devant son odeur, puis l'amena à Arthur. Elle ne savait pas si elle devait être soulagée ou inquiète qu'il accepte de boire sans protester. Il avait toujours fait un très mauvais malade, même si elle le savait surtout grâce aux ragots de ses maîtresses, comme il l'évitait un maximum quand il n'allait pas bien à l'époque.
Quand il eut terminé, elle reposa le verre et s'assit sur le lit en défroissant sa robe.
-Vous m'avez demandé si je voulais être reine à vos côtés.
Saisi, Arthur ne put cacher son inquiétude soudaine. Il craignait plus que tout qu'elle ne refuse. Jamais il ne l'empêcherait de partir, que ce soit pour rentrer en Carmélide, épouser un homme qui l'aimerait comme elle le méritait ou disparaître dans l'anonymat. Il lui accorderait tout, même cela.
-Vous ne voulez pas ?
-Je ne crois pas. Quand je vous ai épousé, je voulais être votre femme, pas votre reine. Je n'ai jamais cherché à l'être et c'est une partie du problème, n'est-ce pas ? Ça vous a permis de me remiser à l'état de vieille chaussette inutile. Ah, ne protestez pas, vous savez que c'est vrai ! Mais maintenant, je crois que je pourrais être votre reine. Je sais ce que c'est de tenir la vie de personnes entre ses mains. Je sais sourire et pleurer quand on me le demande.
-Je ne vous le demande pas. Ni de sourire, ni d'être ce que vous ne voulez pas être.
-Je sais.
-Vous pouvez aussi faire cela sans être ma reine. Vous pouvez être ma première conseillère, ou quelque chose comme ça.
-Je sais.
Ils se sourirent doucement, puis Guenièvre détourna la tête.
-Seulement, s'il vous plaît, ne me mettez pas sur un piédestal. C'était insupportable quand Lancelot le faisait et parfois j'ai l'impression que vous commencez à faire de même en me traitant comme vous le faites.
-J'essaye de ne pas vous faire fuir. Je ne sais pas ce que vous avez vécu et je ne veux pas faire d'erreur, alors si je donne l'impression de vous traiter comme un petit objet fragile, je m'en excuse. C'est juste que je n'ai pas l'habitude de ne pas chercher à vous blesser, mais je crois que je commence à prendre le pli. Et si je me met à imiter Lancelot, vous êtes autorisée à me jeter ce que vous voulez à la tête et de mener une révolution contre moi dans le château.
Guenièvre se sentit rassurée, mais ne pouvait s'empêcher de ressentir une piqure de désappointement. Elle n'arrivait pas à faire comprendre à Arthur ce qu'elle avait vécu, l'impression d'être couverte d'huile rance chaque fois que Lancelot posait son regard sur elle, le besoin irrépressible de prendre un bain quand il la quittait, dans lequel elle restait jusqu'à ce que sa peau soit ridée par l'eau glacée et que Nessa la supplie d'en sortir, la peur de dire un mot de travers et de causer la mort de quelqu'un, la honte à l'idée de porter les richesses d'un royaume en ruine. Quand elle dormait seule, elle se réveillait presque toujours en criant, prise par l'impression que Lancelot forçait la porte ou qu'il l'avait à nouveau ligotée à son lit pour l'empêcher de fuir. Quand un bruit incongru venait à ses oreilles en plein jour, c'était encore Lancelot. Même si elle devait voir sa tête décapitée exposée sur une pique, elle aurait encore peur de le voir revenir. Arthur pouvait tenter tout ce qu'il pouvait, il ne pourrait jamais la guérir de Lancelot.
Tout comme elle ne pourrait jamais le libérer de ses pensées suicidaires. Guenièvre inspira une grande gorgée d'air. Oui. C'était ça. Ils ne pouvaient pas se sauver l'un l'autre, juste se soutenir dans leurs épreuves. Il lui avait dit pourtant qu'elle ne pouvait pas le sauver, juste ce tenir à ses côtés. Inconsciemment, elle avait encore cru jusque là qu'elle pouvait y arriver, être suffisamment forte pour porter leurs deux douleurs. Une croyance de petite fille innocente, pour ne pas dire stupide.
-Tout va bien ?, s'inquiéta Arthur.
-Je crois, fit-elle en se rallongeant à ses côtés.
Lui le savait probablement déjà, mais Guenièvre trouvait cette idée libératrice. C'était encore un poids qui s'ôtait de ses épaules. Guenièvre se sentait plus légère que jamais. Maintenant, elle comprenait mieux pourquoi Arthur insistait tant pour attendre avant d'aller plus loin ou de rendre officiel ce qu'il y avait entre eux. Quelquefois, elle s'était demandé si c'était parce qu'il regrettait de lui avoir fait ces propositions, parce qu'il s'était rendu compte qu'elle vieillissait ou qu'il la considérait comme trop fragile pour supporter la couronne de la reine et les devoirs de l'épouse. Mais non, elle s'était trompée. Il cherchait juste à leur laisser assez de temps pour ne rien regretter et ne pas imposer un fardeau trop lourd à l'autre.
Le soulagement s'empara d'Arthur quand il sentit Guenièvre se détendre à côté de lui. Il la sentait tellement tendue depuis qu'il s'était réveillé qu'il craignait qu'elle ne puisse supporter cette pression beaucoup plus longtemps sans s'effondrer. Il aurait été à ses côtés dans cette épreuve, autant que possible, mais un roi n'a déjà pas de temps à s'accorder pour craquer, alors encore moins pour une femme qui n'était plus tout à fait la sienne.
Sa jambe lui faisait mal, son épaule aussi, malgré la potion de Merlin dans laquelle il n'avait d'ailleurs qu'une confiance toute relative. Il serait plus sage de les appeler pour qu'ils dressent ses blessures puis qu'il pique un petit roupillon avant qu'on ne vienne l'embêter avec des bêtises que n'importe quel crétin pouvait résoudre mais qu'il fallait lui soumettre parce qu'il avait été assez con pour récupérer la couronne et l'épée.
Ce qu'il avait dit à Guenièvre était vrai. En temps qu'ancien roi, tout le mal qu'avait fait le successeur qu'il avait choisi était de sa faute. Merde. Il aurait vraiment du tuer Lancelot. La première fois, dans l'ancienne salle de la Table Ronde, il n'avait pas pu, au nom de la vie qu'il lui devait. Même sans ça, il n'aurait pas voulu commettre un meurtre dans la salle qui avait accueilli la Table Ronde et la quête du Graal. Mais là-bas dans les bois, il n'avait aucune excuse. Oui, il avait été surpris par Lancelot et ses éclaireurs allaient se prendre une branlée si Léodagan les avait gardé en vie parce qu'ils auraient du repérer ses traces.
Arthur avait dégainé un battement de cœur trop tard, permettant à Lancelot de le toucher à la cuisse. Il s'était repris à temps pour parer et le coup qui aurait pénétré sa poitrine n'avait fait que percer son épaule.
Heureusement, Guenièvre ne lui avait pas demandé pourquoi il avait été blessé, ce qui lui avait évité de mentir, parce que c'était de sa faute à elle, en quelque sorte. En voyant Lancelot, Arthur s'était rappellé que Guenièvre était soulagée que Lancelot ne soit pas mort dans l'assaut sur Kaamelott. Arthur avait perdu une demi-seconde de trop à se demander si elle préférerait qu'il le tue sur place ou qu'il le ramène prisonnier. Maintenant, il savait.
-Il m'a pris par surprise cette fois, déclara-t-il à voix haute, mais il n'y en aura pas d'autres. À notre prochaine rencontre, il sera mort ou prisonnier.
-Je sais.
La confiance que Guenièvre mettait en Arthur lui faisait presque de la peine. Il n'était toujours pas sûre de la mériter, mais il savait qu'elle avait ses doutes aussi. Ça devait être ça, vieillir, accepter de douter en permanence plutôt que de s'enfermer dans ses fausses idées comme un jeune con. Ou alors c'était la maturité, parce qu'Arthur en connaissait, des vieux cons incapables de changer d'idée et Léodagan tenait la première place.
Par contre, il n'était toujours pas sûr d'être capable de tuer Lancelot. Heureusement, il était à peu près sûr que Léodagan n'aurait pas d'état d'âme et que si sa main flanchait, celle de son beau-père viserait droit au but. Peut être même qu'il espérait que ce serait ce qui se passerait, lui épargnant l'agonie de prendre la décision qui s'imposait.
À ses côtés, Guenièvre se faisait plus ou moins la même réflexion. Pendant les trois jours où Arthur avait comaté dans son lit et où Guenièvre l'avait veillé, son père était régulièrement jeter un coup d'œil. Ils avaient parlé, elle et lui, plus que pendant les vingt années de son mariage. Comme pour sa mère, Guenièvre se sentait plus proche de son père qu'elle ne l'avait jamais été avant. Mieux encore, elle avait l'impression qu'il commençait à respecter ses décisions, même à contrecœur.
Son père lui avait promis la tête de Lancelot. Guenièvre n'avait pas refusé, quel que soit son désir de cracher à la figure de son geôlier. Elle espérait que ce serait lui qui le tuerait et qu'Arthur n'aurait même pas l'occasion de s'en approcher. Il n'y avait aucune raison qu'il soit obligé d'entendre tout ce que Lancelot pensait de lui et qu'il avait répété encore et encore à Guenièvre dans l'espoir qu'elle finisse par partager ses opinions.
Il faisait bon au creux du lit. Guenièvre sentit ses yeux se fermer malgré elle. Ces trois derniers jours, elle avait dormis dans fauteuil tiré à côté du lit pour être sûre de ne pas déranger le repos d'Arthur. Le manque de sommeil se faisait sentir.
Quand la porte s'ouvrit en grinçant pour laisser passer le visage ridé de Merlin, elle faillit protester et lui ordonner de refermer la porte, mais elle était trop inquiète pour Arthur pour laisser passer cette occasion de confirmer qu'il guérissait comme prévu. Elle bondit sur ses pieds et observa, anxieuse et un peu dégoûtée, le druide changer les bandages d'Arthur. Celui-ci se laissa faire sans protester. Il avait le front et les joues un peu rouges, comme sous l'effet de la fièvre. Guenièvre s'en voulait de ne pas l'avoir remarqué plus tôt.
-Bien !, finit par s'exclamer Merlin en se redressant. Ça se présente plutôt pas mal, pour un type qui avait l'air prêt à clamser en arrivant. La cuisse est encore un peu infectée, mais j'ai refais le cataplasme et la fièvre devrait tomber dans la soirée si vous faites pas l'idiot.
-Je l'en empêcherait, promis Guenièvre.
-Comme si j'arriverais à me lever avec la jambe dans cet état, grommela Arthur. Je vais faire attention. Le royaume tiens toujours ?
-Léodagan, Séli et Bohort s'occupent de tout pour le moment, lui assura Merlin.
-Alors je donne pas deux jours à Kaamelott pour s'effondrer encore. Vous pouvez les tenir à distances jusqu'à demain ? J'aimerais piquer un petit roupillon avant de devoir m'occuper de paperasse.
-Non seulement je peux, mais c'est un ordre. Vous êtes pas passé loin. Je repasserait tout à l'heure avec une potion qui vous garantit de dormir d'une traite jusqu'à demain.
Arthur fronça les sourcils d'un air méfiant.
-C'est vous qui l'avez préparée ? Parce que vos remèdes de grand mère j'ai confiance, mais vous êtes une quiche en potions.
Merlin se redressa avec hauteur, foudroya Arthur du regard et marmonna une longue diatribe dans sa barbe où seul le nom Elias surnagea assez longtemps pour être compréhensible. Arthur se renfonça dans ses oreillers en souriant, sans se soucier de la porte qui claquait bruyamment.
-Il va tourner autour d'Elias en bougonnant tout du long pendant que l'autre s'occupe de sa préparation, ça nous laisse une petite heure avant qu'ils ne reviennent nous embêter.
Guenièvre lui mit son doigt dans les côtes sans ménagements.
-Ils ont passé un jour et une nuit à votre chevet avant de garantir que vous n'alliez pas nous quitter, vous pourriez vous montrer un brin plus reconnaissant au lieu d'asticoter votre druide en chef.
-Si c'est vous qui le demandez, j'obéirais, promis Arthur en souriant. Je voulais seulement encore un moment avec vous seul à seule.
Guenièvre se rassit au pied du lit. Le regard d'Arthur s'était chargé de tristesse.
-Vraiment ?, demanda-t-elle. Vous avez encore des questions ?
Elle espérait que ce ne soit pas le cas. Elle avait assez parlé de Lancelot pour aujourd'hui, même s'il y aurait eu encore beaucoup à dire.
-Vous parlait-il de moi ?
Guenièvre détourna le regard. Lancelot parlait tout le temps d'Arthur. Y penser lui donnait la nausée autant que le souvenir de ses mains moites de désir sur sa robe qui n'arrivait pas à être une armure suffisante entre eux deux.
-Oui.
Après avoir laissé le silence s'installer quelques instants, Arthur insista.
-Que disait-il de moi ? Des horreurs, je le sais, mais quoi ?
Elle inspira profondément, puis les mots commencèrent à lui échapper, sans filtre aucun.
-Que vous m'avez souillé avec vos catins. Que vous avez pollué mon lit en couchant avec elles dans celui-ci. Qu'au final j'avais de la chance que vous ne m'ayez jamais touché car j'aurais attrapé quelques maladies transmises par vos putains. Que vous ne m'avez reprise que pour éviter la colère de mon père. Que le royaume entier se moquait de moi à cause de vous. Que si ma famille vous méprisait c'était à cause de vous. Que vous avez hésité à me faire assassiner pour être enfin débarrassé de moi.
-Vous avez cru à tout ça, même un peu ?
-Non. Je vous en ai parfois voulu de ne pas m'aimer, mais jamais d'en aimer d'autres. On n'est pas responsable de qui on aime, ou je ne me serais jamais accroché si longtemps à l'idée que que vous m'aimiez quand même peut être un tout petit peu. Quand à mes parents ou le royaume, ils n'avaient pas besoin de vous pour me mépriser, je me débrouillais très bien toute seule pour me ridiculiser. Je sais par contre qu'il me disait la vérité quand il me racontait toutes les horreurs que vous racontiez sur moi devant lui, toutes les moqueries que vous n'avez jamais osé me dire en face. Il les a retenues et me les a ressortit une à une pendant dix ans, peut être même dans l'ordre exact où vous les avez sorti.
-Et vous êtes là aujourd'hui.
La voix d'Arthur trahissait son étonnement. Guenièvre redressa la tête pour le regarder en face.
-Oui. Parce qu'en dix ans d'emprisonnement, on a le temps de réfléchir. Quand je vous ai fuit pour rejoindre Lancelot, vous m'avez laissé faire. Vous n'êtes venu me chercher que quand vous avez appris que j'étais malheureuse, n'est-ce-pas ? Vous n'étiez pas surpris de me voir ligotée au lit. Vous ne m'avez jamais attachée, ni enfermée. Vous m'avez fait comprendre qu'à vos yeux j'étais la reine des connes, mais vous ne m'avez jamais dénié le droit à avoir ma propre opinion. Pour Lancelot, je devais être aussi pure et silencieuse que ces statues qu'i Rome. Et une fois que j'ai lu vos mémoires, j'ai compris que vous m'insultiez pour dresser des murailles entre nous, mais quand vous osiez vous montrer un peu gentil, nous avions de bons moments, comme quand vous m'aidiez à apprendre une poésie ou à jouer la comédie. Ces moments là n'ont jamais existé avec Lancelot. Je devais penser comme lui et ressentir comme lui, vous haïr puisqu'il vous haïssait. Il voulait que je vous vois sous votre pire jour, un roi faible, incapable de gouverner ou de résister à ses pulsions sexuelles.
Les mauvais jours, c'était comme ça qu'Arthur se voyait aussi et le dégoût lui permettait à peine de se lever. Lancelot avait vu juste sur lui. Arthur aspirait à changer, mais serait-ce suffisant ? Le doux sourire de Guenièvre parvenait presque à le convaincre là où Excalibur n'avait jamais réussi. Il avait pourtant du mal à croire que Guenièvre n'avait pas intériorisé une partie du discours de Lancelot. Arthur était bien placé pour savoir que les idées noires s'immiscent partout. Les siennes étaient soufflées par son esprit troublé et pas par un fou meurtrier, mais le principe était le même.
-Promettez-moi une chose, Guenièvre. Si vous avez des doutes sur moi, si ce que vous a dit Lancelot à mon sujet vous a touché plus que vous ne le dites... Parlez-m'en. Ne gardez pas ça pour vous.
-Je le ferais.
Son ton n'était pas des plus convaincants, mais Arthur devrait s'en contenter. Il ne pouvait pas la forcer.
Au moins maintenant il avait une idée de ce que vivait et pensait Guenièvre. Avec un peu de chance, cela voudrait même dire qu'il pourrait l'aider à guérir de ce que lui avait fait Lancelot. S'il avait du temps pour cela. Le métier de roi bouffait un homme de l'intérieur. Sans cette blessure qui leur accordait quelques moments seul à seule, Arthur serait en train d'être englouti par la paperasse et les rencontres officielles. Et si cette blessure lui offrait un petit répit avant d'y retourner, il allait en payer le prix à essayer de rattraper son retard. Au mieux, il allait pouvoir accorder à Guenièvre de fugaces moment. À défaut, peut être pouvait-il lui trouver de quoi s'occuper l'esprit et les mains. Cela l'aiderait peut être mieux que lui ne saurait le faire.
-Est-ce que vous me désirez ?
La question de Guenièvre le prit totalement au dépourvu. Quelle mouche l'avait piqué pendant qu'il cogitait ? Arthur chercha le regard de Guenièvre, y lut l'incertitude, et laissa l'admiration briller dans ses yeux pendant qu'il les laissait vagabonder sur son épaule nue, la courbe de son sein et la rondeur de son ventre. Voilà qu'il se mettait à trouver d'incontestables attraits aux rondeurs celtes et l'excitation monta en lui. Maudit Lancelot ! N'aurait-il pas pu viser autre chose que la cuisse ?
-Si je n'étais forcé de rester allongé, réussit-il à coasser, je jure que je me chargerait de vous en donner la preuve.
Guenièvre rougit comme une adolescente.
-Ça me fait un peu peur, avoua-t-elle.
-Après tout ce temps sans rien connaître de l'amour, ce n'est pas étonnant, essaya-y-il de la rassurer. Le moment venu, je promet d'être tendre, et d'attendre aussi longtemps qu'il faudra.
-Non, ce n'est pas ça, le coupa Guenièvre en secouant la tête. C'est juste que je n'ai pas l'habitude de voir cette lueur dans vos yeux. Je la voyais aussi dans ceux de Lancelot quand il me regardait. Chez lui, cela me terrifiait. Il vous crachait dessus pour ce qu'il appelait vos immondes pulsions, mais si neuf fois sur dix il me traitait comme une déesse, il y avait ces fois où son regard traînait sur moi et où j'avais peur. Chez vous, pas du tout. C'est idiot, c'est presque ça qui me fait le plus peur.
-C'est pas parce qu'on a des passions qu'on en est l'esclave. Vous savez que je ne vous ferais rien que vous ne désirez pas aussi. Tout ça c'est une question d'équilibre, Lancelot l'a jamais compris. C'est ce côté rigoriste qui m'a toujours insupporté chez lui. Ça m'étonne qu'il ait pas donné à fond dans les bondieuseries chrétiennes de chasteté et d'abnégation ni qu'il ait mal tourné en découvrant qu'à l'intérieur il n'était pas meilleur que nous autres. À refuser d'être un homme, on ne peut qu'être submergé par ses passions et en venir à les haïr. Au moins c'est plus simple pour les païens.
-Hé, je pourrais me vexer.
-Vous êtes chrétienne vous maintenant ? Je croyais que vous vous en foutiez de la religion.
-Disons qu'entre une mère picte, un père celte et un mari romain on entend tout et son contraire côté devoirs et interdits alors j'ai laissé tomber ces histoires. Mais il y a des choses que j'aime bien chez les chrétiens, plus que chez les autres. Le pardon. La fidélité.
Arthur était un rancunier et la fidélité n'avait jamais été la première de ses qualités, mais c'était des vertus dont il pouvait reconnaître la qualité. Il prit une décision.
-Rapprochez-vous.
-Pardon ?
-Vous êtes trop loin et je ne peux pas me mettre à genou, rapprochez-vous.
Son froncement de sourcil agacé fit sourire Guenièvre. Curieuse, elle se rapprocha. Il lui saisit la main sans la quitter des yeux.
-Je ne suis pas quelqu'un de bien, commença-t-il. Le peuple peut m'applaudir et m'appeler son bon roi Arthur, je suis un sale con qui fait ce qu'il veut mais être bien vu. Je ne mérite pas votre pardon mais je vous remercie de me le donner. Je ne suis pas votre mari, à dire vrai je ne l'ai jamais été quel que soit le sens qu'on donne à ce mot, mais je peux vous jurer ceci maintenant : d'être honnête avec vous, même quand ça ne m'arrange pas ou au risque de vous faire du mal, et de vous être fidèle tant que vous voudrez bien de moi, en actes tout comme en pensée et de toujours vous considérer comme telle.
Les larmes, qui étaient immédiatement montées aux yeux de Guenièvre firent place à de l'amusement.
-C'est censée vouloir dire quoi « considérer comme telle » ?
-Merde. Une connerie de Perceval et Caradoc il y a des années qui a du me pénétrer le ciboulot. Je veux dire que je vous traiterais toujours comme ce que vous êtes depuis plus longtemps que vous et moi ne le pensons, une femme dotée d'une forme d'intelligence qu'on n'encense pas autant qu'on le devrait, celle de comprendre les besoins et les souffrances des autres.
Guenièvre se remit à pleurer.
