En m'excusant du retard, voici un nouveau chapitre, qui devrait plaire je pense ! Plus que deux avant la fin de cette histoire...
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Arthur clopinait sur une jambe jusqu'à la salle du trône, furieux contre sa jambe qui n'en finissait pas de lui faire mal. S'il tenait le dieu qui avait décidé qu'en vieillissant on guérissait plus lentement, il lui mettrait son pied dans les roubignoles.
Si au moins on lui laissait le temps de se reposer et de guérir, mais non, il fallait qu'il soit partout à la fois. Ses hommes avaient enfin compris qu'ils étaient des blaireaux incompétents, mais du coup ils quémandaient son assistance à tout bout de champ, même pour des choses si basiques qu'un bébé d'une semaine aurait été capable de résoudre le problème. C'était tout juste si on ne lui demandait pas de peler les pommes à la place des cuisiniers.
Au moins, pour les vieux de la vieille comme Perceval et Karadoc, c'était attendu et probablement souhaitable. Mais même la jeune génération s'y mettait et eux pourtant était tout à fait capables de trouver leur cul sans l'aide d'une carte. Malheureusement, comme Arthur représentait à lui tout seul le Glorieux Âge Arthurien de Camelot, il leur fallait obtenir sa validation à tout bout de champ. C'était limite si certains – les garçons surtout, pas les filles qui se souvenaient vaguement de lui les faisant sauter sur ses genoux – ne se pâmaient pas sous le coup de l'émotion. Il détestait ça. À ce stade, ils auraient du réaliser qu'il était un raté responsable de la fin de ce soit-disant glorieux âge, et que leur œil neuf émettait un avis bien plus intéressant que le sien. Arthur leur refilerait volontiers Excalibur et tout le pataquès s'il réussissait à oublier cinq minutes qu'il les appréciait trop pour leur infliger les déconvenues et la fatigue du pouvoir.
Il fallait pourtant qu'il leur fasse comprendre à tous qu'il était temps de lui lâcher la grappe. Arthur n'avait plus l'âge de courir d'un bout à l'autre du château pour rattraper les conneries des uns et des autres ou confirmer que oui, il fallait appeler le couvreur pour cette fuite dans l'aile sud. Il lui fallait dormir un peu plus que quatre heures par nuit et laisser à cette satané jambe une chance de guérir.
Le problème, c'était qu'à part Léodagan et Séli, le nombre de personnes à qui il pouvait confier une tâche plus importante que le pliage et le rangement des napperons de la salle à manger se comptait sur les doigts d'une main.
Un bras se glissa sous le sien. Arthur releva la tête, surpris. Il n'avait pas entendu Guenièvre arriver dans son dos.
-Doucement mon ami, le tança gentiment celle-ci. Vous allez encore rouvrir votre blessure et être tout ronchon pendant la semaine.
-Ce n'est pas mon genre.
Guenièvre renifla d'un air amusé.
-À d'autres, oui ! Vous n'êtes jamais content, mais quand vous êtes malade ou blessé, c'est pire que tout. En général, c'est là que mon père commence à monter des plans d'assassinat contre vous.
-Il quoi ?
-Ne vous inquiétez pas, en général il renonce quand vos reniflements cessent. Vous savez qu'il vous aime bien, tout compte fait.
À voir. D'après Arthur, c'était plutôt que Léodagan était trop futé pour vouloir du pouvoir sur tout le royaume de Logres quand un autre pouvait faire le travail à sa place. Si son beau-père avait eu cette ambition, Arthur boufferait depuis longtemps les pissenlits par la racine, la tête à trois pas du corps. À la réflexion, le vieux loup lui aurait rendu service en l'achevant vu ce qu'il devait se taper comme conneries au quotidien.
Guenièvre lui envoya son coude dans les côtes quand il soupira bruyamment.
-Les épaules droites s'il vous plaît ! Vous êtes le roi, vous devez en avoir l'air.
-À vos ordres, sourit Arthur.
-Et ne souriez pas comme ça. Je suis très en colère, figurez-vous ! Je vous cherchais, parce que j'apprends par ma suivante qu'elle vous a vu courir d'un bout du château à l'autre depuis ce matin alors que vous m'aviez promis d'y aller doucement. Je croyais que vous ne deviez plus me mentir.
-Je n'ai pas tellement eu le choix.
-Vraiment ? Vous voulez bien m'expliquez alors ?
Arthur sentit la tension dans sa voix. Ces dernières semaines n'avaient pas été de tout repos pour Guenièvre. Elle avait du à la fois subir son humeur de chien, parce qu'Arthur détestait être prostré au lit, et tenir à distance tous les quémandeurs qui venaient le harceler jusque dans la chambre de Guenièvre pour déposer leurs problèmes sur leurs épaules. Elle avait été bien gentille de l'héberger chez elle le temps qu'il lui avait fallu pour se remettre, mais Arthur savait qu'elle l'avait laissé partir sans regrets. Depuis trois jours qu'il avait récupéré toute sa mobilité, elle ne lui avait pas proposé de passer la nuit dans sa chambre. Arthur ne voulait pas aborder le sujet le premier. Malgré tous ses efforts, il avait été infect plus souvent qu'à son tour. Guenièvre méritait ces quelques jours de repos. Et si elle voulait qu'ils s'éternisent, et bien, c'était son droit.
Il ne s'inquiétait pas trop cependant. Même s'il y avait eu des moments de tension, ils avaient continué de se rapprocher pendant qu'Arthur était cloué au lit. Certes, il restait des non-dits entre eux et il en resterait toujours, mais les choses prenaient un bon tournant.
De toute manière, s'il fallait regarder les choses en place, il valait mieux qu'il s'éloigne, parce que voir l'ombre de Guenièvre sur le mur pendant qu'elle se changeait chaque soir et chaque matin le rendait totalement fou.
-Vous avez le temps pour m'entendre me plaindre de chaque occupant du château par ordre de nuisance ? Parce que si oui, j'en serais ravi, mais je dois me rendre à la salle du trône, alors il faudra faire ça en marchant.
-Cela ne me pose pas de problème, je ne faisais rien d'important, répondit-elle avec une pointe d'amertume.
Arthur compatissait. Tout le monde l'abrutissait de demandes, et dès que Guenièvre proposait son aide à quelqu'un, ce quelqu'un marmonnait qu'il n'avait pas besoin d'aide. Peut être qu'Arthur devrait la traîner partout au bout de son bras pour voir s'ils annulaient l'un l'autre cette étrange malédiction.
En attendant, il était reconnaissant pour son bras secourable. Marcher était d'un coup beaucoup moins douloureux et sa jambe avait enfin une petite chance de se reposer, parce qu'Arthur savait d'avance que le trône de pierre que ces cons avaient réussi à retrouver dans les décombres du vieux Camelot allait lui rendre le reste de la journée infernale.
-Par où je commence ? Par Perceval et Karadoc qui veulent à tout prix me montrer leur dernière invention militaire et que je me sens obligé d'aller voir parce que ces cons ont survécu aux purges de Lancelot pendant dix ans ce qui prouve qu'ils ont quand même quelques bonnes idées ? Par Calogrenant qui essaie d'obtenir des réductions de taxes pour la Calédonie sous prétexte qu'il a aidé à récupérer Camelot alors qu'il a tout juste daigné montrer son cul pendant l'assaut ? Par votre cher père qui commence déjà à me voler des pièces de cuivre dans les coffres en attendant qu'il y ait assez de pièces d'or pour pouvoir se servir discrètement dans celles là aussi ? Ce matin, j'ai du gérer tout ça, plus un imbécile qui a failli mettre le feu au stock de flèches en y piquant un petit roupillon. Et maintenant j'ai ces deux cons de Guetenoc et Roparz sur le dos.
-Que vous veulent-ils ?
-Qu'est-ce que j'en sais moi ? À tous les coups, savoir si je préfère qu'ils fassent pousser des rutabagas ou des salsifis. La réponse c'est que je m'en fous, tout ce qu'ils font pousser a goût de merde et tout ce qu'ils mettent en bouteille a goût de pisse, mais il faudra quand même s'en contenter parce que tout ce qui compte, c'est de nourrir tout le monde jusqu'aux prochaines moissons. Et savent ils le savent très bien, ils n'ont pas besoin de venir me crier dans les oreilles pour mal faire leur travail tout seul. Donc, je vais rentrer dans cette pièce, me prendre un mal de tête terrible à les écouter massacrer le breton pendant une heure, puis repartir pour gérer l'urgence suivante. Je vois mille manières plus intéressantes et moins fatigantes d'occuper ma journée.
-Je peux aider peut être ?
Non, faillit répondre Arthur par réflexe. Puis, il se rappela que lui-même avait appris les subtilités de l'agriculture bretonne sur le tas en mettant le pied sur l'île. Guenièvre en savait peut être plus sur le sujet aujourd'hui que lui à l'époque.
-L'agriculture vous vous y connaissez ? Rotations triennales, tout ça.
-Non, avoua Guenièvre en grimaçant. Mais je peux apprendre.
Son enthousiasme fit sourire Arthur.
-Exactement. Vous m'avez dit des choses très vrai l'autre fois. Je sais pas déléguer. Je fais pas confiance aux autres pour pas tout faire foirer, le plus souvent à raison, et après je me noie dans les choses à faire et les autres se tournent les pouces sans jamais progresser. Ça vous dit d'écouter leurs doléances à ma place ? Si c'est vraiment urgent, vous me faites rappeler, sinon je pique un roupillon dix minutes pendant que tout le monde me croit au turbin.
Guenièvre déglutit. C'était ce qu'elle voulait, qu'il lui fasse assez confiance pour s'occuper d'une partie des affaires du pays. Être la reine et pas juste l'épouse du roi et surtout pas une statue tout juste bonne à être couverte de bijoux et de soieries achetées avec le sang du peuple breton. Et là, d'un coup, ils y étaient ? C'était terrifiant.
-Vous êtes sûr de vous ? Vous ne croyez pas que je vais faire une catastrophe comme les fois où j'ai tenté de faire le travail à votre place dans le passé ?
-C'est vous qui venez écoutez en douce aux réunions en faisant semblant de broder ou je vous confonds avec une autre ? Vous m'avez dit que je devais apprendre à déléguer, et bien, ça c'est moi qui vous écoute et qui délègue. Vous allez y arriver. Vous n'êtes plus la même et vous avez appris beaucoup de choses à ces réunions.
-Vous avez peut être cette impression, mais moi j'ai toujours l'impression que ce que vous vous racontez me passe au-dessus de la tête.
-Vous en avez appris plus que vous ne pensez, et puis, je ne vous demande pas de négocier un traité de paix avec les Huns ou les Burgondes. Écoutez ce que ces deux cons ont à dire. N'hésitez pas à poser des questions.
-Ils ne me prendront pas pour une conne ?
-Vous bilez pas pour ça, ils prennent tous les nobles pour des cons finis incapables de reconnaître un salsifis d'un panais. Ils prendront un malin plaisir à vous prouver que vous avez tort. De toute façon, six fois sur dix, ils savent parfaitement ce qu'il faut faire ou sont tout à fait capable de trouver une solution tous seuls, ils veulent juste montrer au château que la paysannerie aussi a du pouvoir.
Guenièvre commençait à se sentir rassurée. Ça n'avait pas l'air si difficile, finalement, et si on la prenait déjà pour une idiote, elle ne pouvait pas s'enfoncer plus profondément, après tout. Elle allait accepter quand un détail lui mis la puce à l'oreille.
-Six fois sur dix ? Et les autres ?
-Quatre fois sur dix ils viennent s'accuser l'un l'autre de conneries comme du vol de vaches ou d'empoisonnement de leur troupeau. Ils sont capable de s'entendre juste assez pour venir crier de concert ensemble quand un problème les concerne tous les deux, sinon ils passent leur temps à s'engueuler et se saboter l'un l'autre. À côté votre père et votre mère, c'est l'exemple même de l'harmonie domestique. Si c'est le cas, criez leur dessus jusqu'à ce qu'ils se calment, c'est ce que j'ai fais. Vous y arriverez parfaitement, vu comme vous avez crié sur Ygerne.
Cette fois, Arthur réussit à tirer un sourire à Guenièvre.
-Vous croyez que j'ai ce qu'il faut pour faire une bonne reine ?
-Non, répondit-il aussitôt avant d'amender sa réponse en comprenant comment sa réponse sonnait aux oreilles de Guenièvre. Je veux dire que personne n'a ce qu'il faut, ça ne veut rien dire. Roi ou reine, c'est un métier qui s'apprend dans la douleur. J'étais pas fait pour ce boulot, on m'a inculqué le sens du devoir à coups de pieds aux fesses et j'ai finit d'apprendre sur le tas en étant persuadé d'un bout à l'autre qu'il y avait forcément quelqu'un quelque part qui ferait mieux le travail que moi. Et à côté, il y avait Lancelot qui pensait qu'il était fait pour ça et regardez ce que ça a donné. Non, doutez, paniquez, mais ne le montrer pas et vous serez une grande reine, ma mie.
Le cœur de Guenièvre se gonfla en entendant ses paroles.
-Alors je veux bien essayer, mon ami.
Elle ne savait pas trop quand ils avaient commencé à utiliser ces mots, mon ami et ma mie, mais elle aimait ça. Autrefois elle lui avait donné ce petit surnom, mais à quelques reprises seulement. Elle sentait bien qu'il n'aimait pas ça et qu'il la trouvait pathétique. Aujourd'hui, il lui répondait par des petits noms du même acabit et elle était incapable de ne pas sourire en retour. Elle aimait ça, « ma mie ». Qu'ils soient amis était plus important que tout le reste, plus durable et plus vrai que des déclarations d'amour qui n'engageaient que ceux qui y croyaient. L'amitié, c'était une affaire sérieuse. Guenièvre désirait l'amour d'Arthur, la passion qu'il laissait parfois poindre dans son regard, mais ce qu'elle ne voulait pas perdre, c'était ce respect et cette amitié nouvelle.
Arthur le savait bien, lui qui avait les yeux qui pétillaient chaque fois qu'il utilisait ce nouveau surnom. Guenièvre l'embrassa au coin des lèvres en lui faisant les gros yeux.
-Allez dormir. Vous devez être en forme, parce que ce soir je compte sur vous pour me dire tout ce que j'aurais réussi ou raté aujourd'hui et pour me trouver un livre sur l'agriculture bretonne pour que je fasse le moins d'erreur possible la prochaine fois que vous me lâchez dans la fosse au lion.
-Comptez sur moi. Puis-je vous emprunter votre chambre ? Cela m'épargnerais de monter trois étages de plus aujourd'hui juste pour un petit roupillon.
-Ce que vous voulez, mais dormez. Si vous vous contentez de fermer les yeux et de vous faire du mouron dans le noir, je le saurais et je serais très en colère. Nous nous comprenons ?
-Parfaitement.
Arthur ne put s'empêcher de sourire tandis qu'il regardait Guenièvre s'éloigner vers la salle du trône et se retourner une dernière fois juste avant d'entrer pour le foudroyer du regard une dernière fois avant d'entrer. Il se sentait un peu honteux de lui avoir refilé ce fardeau, mais il était franchement épuisé et c'était ce qu'elle voulait. Si elle devait se confronter aux difficultés du gouvernement, autant que ce soit face à ces deux excités que face à des seigneurs de guerre condescendants. Si après ça elle changeait d'avis, c'était son droit. Sinon, il devrait réfléchir à quelles responsabilités lui confier exactement.
À l'intérieur de la salle du trône, Guetenoc et Roparz commençaient déjà à crier. Un peu lâchement, Arthur s'éclipsa en clopinant.
Dormir lui fit un bien fou. Quand il émergea de la chambre de Guenièvre, Arthur se sentait d'attaque pour affronter le reste de la journée sans déverser sa colère sur le premier venu. Ce qui n'était pas plus mal, car maintenant que les travaux du château avançaient bien, les autres tracas du gouvernement le rattrapait, notamment le plus urgent d'entre eux, trouver où Lancelot se cachait et quels alliés lui restaient.
Pour ça, il devait voir Léodagan, ce qu'il voulait dire qu'il fallait le trouver. Le vieux briscard lui battait froid depuis son retour, sous prétexte qu'il en avait assez des gamineries d'Arthur et Guenièvre. À d'autres. Il espérait que ses bouderies mettent suffisamment Arthur dans la galère pour qu'il épouse Guenièvre sur le champ. Lancelot était le seul sujet qui réussissait à lui faire desserrer les dents pour autre chose qu'une insulte.
Arthur savait où trouver Léodagan à cette heure de la journée. Soit son ex-beau père inspectait la reconstruction des murailles depuis le sommet de celles-ci, soit il supervisait les ingénieurs responsables de celle-ci dans la tente en contrebas, les terrorisant encore plus fort que les ouvriers. Encore un peu ensuqué par la chaleur de la chambre de Guenièvre, il décida d'aller d'abord affronter le vent glacial en haut des remparts. Au passage, il dévalisa les trop maigres réserves de la cuisine pour compenser le déjeuner qu'il n'avait pas prit. Il hésita à aller voir comment Guenièvre s'était débrouillée, mais s'il y avait eu une catastrophe, il en aurait déjà été averti. Il devait lui faire confiance et s'occuper des affaires plus urgentes, mais que c'était difficile de lui déléguer son boulot !
Léodagan n'était pas sur les remparts, mais Arthur eut la surprise de voir Bohort et Merlin accoudés au parapet, regardant la campagne alentour en discutant. Aussitôt, Arthur sentit la colère lui remonter dans le nez.
-Ben alors Bohort ? Je croyais que vous étiez censé faire de l'inventaire tout l'après midi. Je ne vous paye pas à rien foutre !
Le chevalier sursauta si fort qu'il failli glisser de l'autre côté du parapet.
-Pardon, sire, balbutia Bohort. J'étais tout à ma tâche, je vous assure, quand messire Merlin m'a demandé de le rejoindre ici pour obtenir mon avis.
-Vraiment. On peut se demander pourquoi. Merlin, vous étiez pas censé travailler sur un charme pour nous aider à traquer Lancelot ?
-Élias s'en occupe. De toute façon, ça a toujours plus été son truc que le mien, ce genre de connerie. C'est lui l'enchanteur, je suis un druide moi ! Faut que je vous le répète combien de fois que mon truc c'est les animaux et la nature ? Et là je vous dit que quelque chose cloche.
-Je dois dire que pour ma part, je ne vois guère de différence, confessa Bohort.
Arthur soupira.
-De quoi vous parlez, bon sang ?
-Du temps, expliqua Merlin d'un ton sentencieux. Ne vous méprenez pas, hein, quand je dis que quelque chose cloche, c'est dans le bon sens. Le temps n'est plus ce qu'il était depuis dix ans. Même sous terre, on pouvait sentir le problème, le froid qui venait de plus en plus tôt et se retirait de plus en plus tard, la neige formant un tapis de plus en plus épais chaque hiver et les inondations qui s'ensuivaient au printemps, le gel de plus en plus meurtrier.
-Il est vrai que même en Aquitaine, la neige venait de plus en plus tôt, soupira Bohort. Combien d'engelures mes pauvres résistants ont-ils pu attraper !
-Notez ce que je dis, ce n'était pas naturel. Je pouvais le sentir jusque dans mes os. Et là, ce changement non plus n'est pas naturel. Regardez !
Il désigna la campagne d'un geste dramatique. Arthur s'approcha et se pencha par-dessus le parapet.
-Je vais être honnête, je ne sais pas trop ce que je suis censé remarquer.
-Vous ne voyez pas la neige qui fond ? L'herbe qui commence à se voir ? Il y a trois jours on se pelait les miches au coin du feu et je devais réparer six fractures par jour à cause des idiots qui glissaient dans la cour. Vous avez froid ?
À vrai dire, Arthur avait même un peu chaud avec ses fourrures. Il se pencha pour regarder plus attentivement. Effectivement, le ruisseau au bas du château avait recommencé à couler et il pouvait voir la couleur brune des champs en-dessous. Sur une pierre moussue du rempart, juste au-dessous de lui, une petite fleur poussait comme elle le pouvait. Arthur se retourna vers Merlin.
-Je ne vois pas le problème. C'est une bonne nouvelle si on peut planter plus rapidement. Avec l'afflux de miséreux venant à Camelot dans l'espoir de les nourrir, je commençais à me demander si tout le monde allait passer l'hiver.
-On a un printemps trop précoce, marmonna Merlin en levant les yeux au ciel devant son incompréhension et vous me dites qu'il n'y a pas de problème. Beaucoup trop pour que ce soit normal.
-Comment osez-vous vous plaindre ?, pleura Bohort. Après tous ces hivers blancs, n'était-il point temps qu'un peu de printemps s'insinue dans nos cœurs ?
-Encore une fois, je ne dis pas que c'est une mauvaise chose, juste que ce changement n'est pas naturel. La présence de Lancelot sur le trône puis sa chute sont responsables de ce changement climatique, notez ce que je dis. Lui et Mevanwi magouillaient avec des puissances dont même Élias refuse de s'approcher, sans compter qu'à la fin de son règne, il a commencé à dépecer le royaume pour l'offrir à des étrangers. Alors tout ce que je dis, c'est qu'il serait bon de s'assurer de la cause réelle de ce printemps prématuré. Surtout que ça s'accélère. Le phénomène a commencé il y a trois, quatre jours, mais depuis ce matin, ça va de plus en plus vite.
Il n'avait pas tort. Arthur en avait connu des hivers rudes, mais celui-là décrochait le pompon. Si des puissances obscures ou bienveillantes étaient responsables, il fallait s'en assurer au plus vite. Il aurait bien interrogé la Dame du Lac, mais il ne l'avait vu qu'une fois depuis qu'il avait retiré l'épée, juste après le siège de Camelot. À cette occasion, elle avait failli l'énucléer en constatant qu'il n'avait pas achevé Lancelot. Arthur avait un tout petit peu peur qu'elle ne s'attaque la prochaine fois à une partie plus basse de son anatomie. D'ailleurs, coupée des Dieux, elle ne savait probablement pas grand chose. Cela n'en valait pas la peine, mais il se renseignerait discrètement pour savoir où elle était passée. Après Guenièvre, c'était la deuxième personne à qui il avait fait le plus de tort. En tout cas, en son absence, il n'avait pas vraiment le choix.
-Très bien, décida-t-il. Je vous charge tous les deux d'enquêter sur ce sujet. Allez recueillir des échantillons de neige, interrogez les vieux sur ce changement de temps, envoyer des chevaliers en quête ou étudiez les archives que Lancelot n'a pas brûlé, je m'en fout, mais trouver moi des réponses et revenez-me voir quand vous aurez un début de piste plus concret que « je sens le changement dans mes os ». En attendant, je veux quand même ce charme et cet inventaire.
Ils lui jetèrent un regard presque incrédule, aussi surpris que lui de le voir déléguer si facilement une question qui pouvait être essentielle. Il fallait croire que c'était plus facile à la deuxième occasion.
Arthur quitta les deux hommes pour s'occuper du cas Léodagan, puis d'une dizaine d'autres problèmes tellement urgent qu'il aurait fallu s'en occuper la semaine précédente. Il eut à peine le temps de réfléchir aux nouvelles annoncées par Merlin et encore moins celui de s'en inquiéter. Fait rare, quand il put enfin poser ses fesses sur le siège de la salle à manger, il était en meilleure forme et de meilleure humeur qu'en se levant. Ne manquait que Guenièvre pour qu'il soit vraiment content de sa journée.
Il n'eut pas longtemps à l'attendre. Une servante commençait à peine à placer les plats sur la table que Guenièvre passait la porte pour venir s'asseoir à côté de lui, l'air un peu nerveuse. Arthur lui sourit d'un air qu'il espérait suffisamment rassurant. La pauvre devait être sur des charbons ardents à attendre son jugement sur sa première expérience du gouvernement.
-On n'attend pas vos parents ce soir ?, demanda Arthur en commençant à se servir.
Guenièvre secoua la tête, de plus en plus nerveuse. Elle l'imita, mais commença aussitôt à triturer le contenu de son assiette sans toucher à rien.
-Je préférais que ce ne soit que nous deux ce soir. J'ai peur d'avoir fait une bourde.
-Et vous vous êtes dit que vous préfériez qu'il n'y ait que moi pour m'en moquer ?
-Non. Je me suis dit que vous alliez me dire la vérité et essayer de ne pas vous moquer. Vous pouvez faire ça ?
Le sourire qu'il lui offrit était différent ce soir, moins fatigué et plus réel.
-Vous voulez que je vous dise ? J'ai presque eu une bonne journée. J'ai délégué des tâches importantes à des tas de personnes. Je suis sûr que je vais me retrouver avec des tas d'emmerdes grâce à ça, mais si le quart de la moitié des gens à qui j'ai délégué aujourd'hui se révèle compétent, j'aurais déjà ça de moins à gérer. Les jeunes sont enthousiastes, mais il leur faut de l'expérience et si je me refuse à la leur donner, on n'arrivera jamais à rien.
Guenièvre opina du chef, ravie qu'il lui laisse un peu de temps pour trouver les moyens de commencer à parler.
-Ça me fait tout drôle parfois, confessa-t-elle. Par moments, d'être dans un château en pleine construction, à vous redécouvrir, j'ai l'impression d'être dans les moments juste après notre mariage, ou du moins, ce que cela aurait pu être si vous n'aviez pas été moins con et moi moins naïve. Et puis je vois ces jeunes gens qui ont l'âge de Gauvain à l'époque, et je me rappelle qu'on devient vieux. Je me demande si mes parents ressentaient la même chose, à l'époque.
-Sans aucun doute. C'est nous qui reconstruisons Camelot, mais le nouvel âge Arthurien, comme ils disent dans les cuisines, c'est eux qui vont le modeler. Heureusement quand même que le ratio de connerie est plus faible chez ces jeunes que chez Yvain et Gauvain, parce qu'eux je n'ai jamais rien réussi à leur apprendre et votre père non plus. J'essaie de tenir Gauvain éloigné d'eux pour qu'il ne leur donne pas de trop mauvaises idées, mais il serait temps qu'Yvain revienne pour qu'on puisse les laisser faire leurs conneries seuls dans leur coin.
Yvain manquait à Guenièvre, même si elle ne s'était jamais trop entendue avec son frère. Camelot n'était pas la même sans lui. Il était à Rome, mis à l'abri de la colère de Lancelot. Tôt ou tard, le message l'avertissant de rentrer lui parviendrait.
-Gauvain ne s'est-il pas assagi ? Il pourrait en aller de même avec Yvain.
Arthur fit une grimace dubitative. Il n'avait jamais eu beaucoup d'espoir dans ces deux là, mais Gauvain était effectivement un peu moins con que par le passé. Personnellement, Arthur mettait ça sur l'absence de son complice habituel. Il était en tout cas tant qu'il mûrisse. Il n'y avait pas d'héritier, il n'y en aurait plus à leurs âges, ce serait donc à Gauvain ou Gareth de prendre sa suite, quand Arthur pourrait enfin déposer le fardeau du pouvoir sur de plus jeunes épaules.
-Enfin, reprit-il, ça c'était ma journée. Et la vôtre, comment s'est-elle passée ?
Guenièvre grimaça, les yeux fixés au fond de son assiette.
-J'ai perdu mon sang froid, face à vos paysans.
-Je fais ça tout le temps. J'ai fini par faire ôter les arbalètes en décoration dans la salle du trône, c'était trop tentant de les utiliser. Vous les avez fait jeter en prison ?
-Non.
-Alors c'est probablement pas si grave.
-Je leur ai confisqué leurs terres.
Arthur manqua deux ou trois battements de cœur d'affilée. Il lui fallut vider un verre entier de vin pour ne pas se mettre aussitôt à hurler sur Guenièvre. Voilà pourquoi déléguer était une très mauvaise idée. Les gens enchaînaient les catastrophes sans réfléchir aux conséquences, puis lui demandaient de réparer les pots cassés.
-Et je peux savoir comment vous en êtes arrivée là ? Parce que je dois dire que c'est allé un peu loin ! À qui je vais confier leurs terres, moi ? Ce sont des imbéciles patentés, d'accord, mais les autres paysans les écoutent, on peut se retrouver avec une révolte sur les bras en moins de deux !
-Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Ils ont commencé directement à m'insulter parce que ce n'est pas vous qui étiez présent, puis par s'insulter l'un l'autre et par menacer d'empoisonner le bétail et de semer du sel dans le champ de l'autre, en disant que l'autre était un nul et que si Camelot ne faisait rien, c'était sûr que la moitié des récoltes était foutue d'avance. Alors ils ont commencé à se mettre des coups en criant d'autres insanités. Là dessus, moi je comprenais pas grand chose à leur patois et ils ne m'écoutaient pas alors j'ai fini par hurler plus fort pour me faire entendre, et ils ont recommencé à m'insulter. Alors j'ai confisqué les terres de Guetenoc pour les donner à Roparz, et celles de Roparz pour les donner à Guetenoc. Ils ont plus dit un mot et sont sortis sans se regarder.
Arthur en resta bouche bée. C'était un trait de génie et ça pouvait marcher. Les deux cons seraient tellement occupés à prouver qu'eux étaient capable de gérer une exploitation et pas l'autre qu'ils en oublieraient d'être des nuisances pour deux ou trois semaines et que la production des deux fermes quintuplerait en moins d'une saison. Ou alors, Roparz mettrait le feu à l'exploitation de Guetenoc et celui-ci répondrait en massacrant à la hache le troupeau de Roparz. Il ne pouvait pas y avoir de juste mesure avec ces deux-là.
-Ça peut marcher, concéda-t-il, mais il va falloir les surveiller de près. Je n'ai jamais pensé à cet angle d'approche là, je dois dire. Et vous dites qu'ils sont sortis sans un mot ?
-Dans le silence absolu, répondit Guenièvre d'un ton un peu plus sûr d'elle.
Cette fois, Arthur éclata de rire.
-Je n'ai jamais réussi cet exploit. D'habitude, je dois sortir Excalibur pour qu'ils se rappellent que je suis le roi, ou les faire éjecter par la garde. Je ne sais pas si ça va marcher, mais je suis impressionné, Guenièvre.
Elle rit à son tour et avala goulûment une gorgée de soupe.
-Tant mieux alors. Je me suis cachée tout l'après-midi à me demander si j'avais causé une catastrophe.
-Je crois pouvoir dire que ce n'est pas le cas. Si vous ne faites pas attention, je vais vous confier la gestion de l'agriculture de toute la Bretagne.
-Pitié non !, s'exclama Guenièvre avant de pencher la tête sur le côté, songeuse. Du moins, pas avant m'avoir laissé le temps de m'informer cette fois. Je tremblait tout du long.
On n'avait jamais appris à Arthur qu'à sauter directement dans l'eau et à espérer qu'il apprendrait à nager en cours de route, mais ce n'était pas une raison valable pour imposer le même apprentissage de la chose publique à Guenièvre. Il lui offrit une grimace d'excuses.
-J'ai agis sur un coup de tête, je ne recommencerait pas. Mais vous voulez toujours continuer à m'aider à gouverner ?
Guenièvre hocha de la tête.
-Je veux faire ce que je peux pour vous aider, et pour aider le royaume. Si vous saviez comme ces gens ont souffert sous Lancelot ! Et j'ai beau savoir que ce n'est pas ma faute, je me sens quand même coupable. Vous me trouvez ridicule ?
-Souvent, mais pas pour ça.
Son sourire était si éclatant qu'Arthur dut se tenir à la chaise pour ne pas se lever et l'embrasser. Il se retint, uniquement car un serviteur pouvait rentrer à n'importe quel moment et qu'il commençait à en avoir assez que lui et Guenièvre soient les objets de toutes les rumeurs dans le château, et surtout que chacun y aille de son avis. Il s'arrangeait pour que Guenièvre n'entende pas les pires opinions à son sujet et pour qu'elle ne sache pas que chaque fois qu'il dormait plus de deux nuits loin d'elle, quelque noble famille essayait de lui envoyer sa fille pour le séduire. Lui-même ne l'avait appris que parce qu'il avait entendu Perceval et Bohort discuter de leurs tours de garde pour rendre sa chambre inapprochable.
Les demoiselles qui tombaient sur eux avaient de la chance. Dame Séli rôdait aussi, déterminée à ne pas perdre le pouvoir que lui donnait sa fille.
Il ignorait que Guenièvre était parfaitement au courant, par sa mère et les dames de la cour qui avaient du lui expliquer pourquoi telle charmante jeune fille n'apparaissait plus nulle part depuis quelques jours. Elle laissait faire sa mère et les deux chevaliers. La confrontation n'avait jamais été son fort. De plus, elle comprenait trop bien dans quelle situation ces pauvres filles étaient mises par leur famille pour leur en tenir rigueur. Surtout, elle avait confiance en Arthur. Quand il venait la rejoindre à son cercle de broderie, les rares fois où il avait du temps à lui consacrer, c'était elle qu'il déshabillait du regard, comme il le faisait jadis avec ses maîtresses, pas ces demoiselles pourtant infiniment plus jeunes et jolies qu'elle. C'était ce regard plein de désir qui la faisait reine, pas la couronne qu'elle n'avait presque jamais porté et qui lui donnait l'air bouffi ou les diadèmes qui auraient mieux paré une autre.
Le repas fut vite terminé. Il était loin, le temps de l'abondance à Camelot. Karadoc pouvait geindre autant qu'il voulait, si tout le monde devait passer l'hiver, il fallait se restreindre. Moins d'une demi-heure plus tard, Guenièvre et Arthur quittaient la salle à manger, rassasiés, mais pas encore prêts à aller se coucher. Ils se retrouvèrent à parcourir les couloirs du château, déjà en partie désertés. Ceux qui avaient une chambre préféraient s'y terrer dès la nuit venue pour profiter de la chaleur du foyer. Merlin avait raison, le temps avait continué de se réchauffer au cours de la journée, mais il s'en fallait encore de beaucoup pour que les habitants du château cessent de frisonner.
Guenièvre avait la vague impression qu'Arthur la conduisait quelque part en particulier, mais peinait à deviner où. Ils avaient depuis longtemps dépassé sa chambre pour arriver dans des parties du château encore largement en rénovation.
-Les travaux avancent-ils ?, demanda-t-elle pour meubler le silence.
-Plutôt bien, étant donné que je paye les ouvriers de pain et de promesse, à défaut d'autre chose. Maintenant que les quartiers des invités sont consolidés, ils vont pouvoir s'atteler en priorité à la partie nouvelle du château, et en particulier à la nouvelle salle du trône et aux quartiers de la famille royale et des chevaliers de la Table Ronde. C'est votre mère qui sera contente de ne plus dormir à côté des prolos l'hiver prochain, pour reprendre ses propos.
Voilà qui était excitant. Guenièvre ne se plaignait pas trop, mais elle en avait assez de sentir l'odeur des cuisines s'insinuer dans sa chambre. Et Arthur lui avait promis une chambre au rez-de-chaussée avec un jardin dont elle pourrait profiter seule. La partie d'elle qui n'osait toujours pas lui faire totalement confiance se demanda s'il s'en souvenait ou s'il avait oublié ça comme toutes ces vagues promesses qu'il lui avait fait par le passé.
-À ce propos, ajouta soudain Arthur d'une voix incertaine, je voulais vous demander quelque chose.
-Vous m'inquiétez presque, mon ami. Quel est le problème ?
-Pas un problème, pas vraiment. C'est à propos de votre chambre, dans cette future aile du château. Je sais ce que vous voulez, mais nous n'avons pas parlé d'un détail. Un détail de taille. Est-ce que ce sera votre chambre, ou la nôtre ?
Guenièvre réalisa qu'elle n'y avait pas vraiment réfléchit. Après vingt ans passés à dormir à côté d'Arthur, elle s'était dit que les choses continueraient probablement comme avant. Mais en vérité, elle appréciait assez d'avoir une chambre pour elle toute seule à certaines occasions. Parfois, la solitude était moins pesante que la compagnie de quelqu'un, même de Nessa ou d'Arthur.
-Pourrions-nous continuer comme à présent ? Je ne veux pas vous jeter hors de ma chambre et j'aime dormir avec vous, mais...
Elle crut voir de la déception dans le regard d'Arthur. Lui non plus n'avait pas l'habitude de dormir seul. Si elle était là, sa mère lui crirait probablement de ne pas l'envoyer dormir dans les bras d'une autre, mais même si ce n'était qu'une nuit par mois, Guenièvre appréciait de pouvoir avoir sa chambre pour elle seule. Si c'était la leur, elle n'oserait pas jeter Arthur dehors.
-Je m'y attendais, reconnut ce dernier et j'avais une proposition. Ma chambre pourrait être construite au-dessus de la vôtre et les deux communiquer par un escalier. Comme ça, personne n'aurait à savoir si je dors vraiment chez vous et nous retrouverions un semblant d'intimité. Cela vous conviendrait-il ?
-Tout à fait, accepta Guenièvre avec soulagement. Et à ce propos, où dormez-vous ce soir ? Vous m'avez manqué ces derniers jours.
Arthur respira plus facilement d'un coup. Il avait craint qu'elle se mette trop à apprécier ses moments sans lui.
-Chez vous, répondit-il, chaque fois que vous le souhaitez. Je préviens l'architecte dès demain. Et les quartiers de vos parents seront les plus loin possible des nôtres ce qui devrait les gêner pour nous espionner. Maintenant venez. Il y a quelque chose que je voulais vous montrer, avant que tout le monde ne le voit demain.
Il se mit à la tirer dans la direction souhaitée, avec un enthousiasme que Guenièvre lui avait rarement vu. Elle se retrouva à rire et à le suivre, moitié courant, moitié trébuchant, comme s'ils étaient encore des enfants. Vaguement, elle songea qu'elle aurait aimé le connaître enfant, avant qu'il ne soit si blessé par la vie, avant qu'il ne la blesse en retour.
Arthur la conduisit hors du château, ne faisant qu'un court détour pour leur trouver des fourrures à jeter sur leurs épaules. Malgré la nuit tombée, il ne faisait pas si froid, ou c'était son excitation qui était contagieuse et empêchait Guenièvre de sentir le froid. La neige à moitié fondue s'insinuait quand même dans ses chaussures, et elle tremblait un peu quand, après avoir traversé deux cours remplies de pierres de taille, ils arrivèrent dans les jardins et la forêt qui appartenaient au domaine de Camelot.
-Il faudra entourer tout ça de murailles pour des questions de sécurité, marmonna Arthur. Ça me chagrine, mais c'est le prix à payer.
-Le prix de quoi ?
-Regardez.
Que devait-elle voir ? Dans le noir, on distinguait à peine la forêt de Camelot. Guenièvre plissa les yeux pour essayer d'y voir quelque chose. Puis, dans l'obscurité, elle distingua une forme plus claire, celle d'une de ces grandes tentes rondes que les Burgondes transportaient partout avec eux. En s'approchant, elle constata que celle-ci avait été dressée à côté du grand chêne qu'Arthur appréciait tant. Arthur la guida à l'intérieur. Il y faisait aussi noir que dehors, mais Arthur tâtonna à la recherche d'une torche qu'il alluma et plaça dans la torchère pour illuminer la tente.
Guenièvre écarquilla les yeux. Là où un mois plus tôt il n'y avait que des monticules de neige se dressait désormais une immense table de pierre, ronde bien sûr, entourée d'un cercle de bancs également en pierre. À l'ancienne table ronde, dix personnes pouvaient s'asseoir en même temps. Ici, Guenièvre comptait vingt places, et en serrant les sièges, on pouvait installer le double de personnes, sans compter celles qui prendraient place sur les bancs. Au centre de la table, on avait sculpté une carte du royaume de Logres, la plus détaillée qu'elle ait jamais vue. Même Camelot était visible. Petit aménagement par rapport aux tentes burgondes, le feu n'était pas positionné au centre, mais une dizaine de brasero sur les côtés réchaufferait l'intérieur en hiver. Et l'été, il serait facile d'ouvrir les murs de tissu, moins épais que ceux des Burgondes. Alors, c'était toute la forêt et le château qui s'offriraient au regard des participants. Comme auparavant, le siège d'Arthur était indiscernable de celui des chevaliers, mais Guenièvre devinait où il allait s'asseoir, là où il pourrait contempler le grand chêne quand les pans de la tente seraient ouverts aux quatre vents.
-Tous pourront venir participer, expliqua Arthur d'une voix emplie d'émotion. Tous pourrons donner leur avis, même les plus humbles, hommes, femmes, et enfants. Huit sièges pour les plus fidèles et droits de mes chevaliers, huit pour ceux qui souhaiterons s'exprimer publiquement. Et vous serez assise là à mes côtés, chaque fois que vous le désirerez.
La gorge de Guenièvre se serra. C'était là l'œuvre d'Arthur, celle qu'elle n'avait jamais compris. Il ne cherchait pas tant le Graal que l'unité et l'égalité des gens qu'il était censé diriger. Ici, elle pouvait voir la grandeur du destin qu'il souhaitait au royaume alors qu'elle s'était toujours sentie enfermée les rares fois où elle avait mis les pieds dans l'ancienne salle de la Table Ronde.
-Arthur, c'est magnifique, souffla-t-elle.
Elle s'approcha pour frôler la table de pierre et admirer de plus prêt la carte du royaume. Elle occupait l'essentiel de la table, forçant les convives à en contempler les détails pendant qu'ils détermineraient ensemble de l'avenir de celui-ci.
-C'est vous qui êtes magnifique, répondit Arthur d'une voix rauque.
Elle tourna la tête pour le regarder, et se prit à l'admirer en retour. Avec ses quelques cheveux gris et son front haut, il avait tellement plus l'air d'un roi que quand il avait abandonné Excalibur, dix ans plus tôt. Quand à son regard enfiévré, il l'ensorcelait. Arthur fit trois pas vers elle, mais au lieu de l'embrasser comme elle avait cru qu'il s'apprêtait à le faire, il frôla la carte du royaume.
-Je voulais que vous soyez la première à la voir, expliqua-t-il. Demain, je la montrerais à mes chevaliers. Je ne lancerais pas tout de suite la quête du Graal, il y a encore trop à reconstruire ici, mais... voilà, c'est repartit comme autrefois. En mieux cette fois. J'espère.
-Et il y a vraiment une place pour moi ? Permanente ?
-Aussi longtemps que vous le souhaitez. Vous en doutiez ?
Guenièvre détourna le regard.
-J'ai encore du mal. J'imagine que j'aurais toujours du mal, même dans dix ans. Des fois, je me demande si je n'ai pas rêvé que vous grimpiez à ma tour et si vous l'avez vraiment fait.
Tout doucement, Arthur prit son visage dans sa main et l'invita à le regarder.
-Vous avez essayé de grimper à la mienne, de tour, il y a dix ans. Mais il n'y avait même pas une mauvaise herbe à laquelle vous accrocher alors vous avez été obligée d'abandonner. Alors je me suis dit que je pouvais bien vous rendre la pareille et grimper à la vôtre. Et je continuerais de le faire, tout comme vous avez continué bien plus longtemps que vous n'auriez du.
Les larmes montaient aux yeux de Guenièvre, mais elle les refoula. Elle refusait de pleurer encore là-dessus. Et quand Arthur s'approcha encore pour l'embrasser, elle ouvrit les lèvres en souriant.
Ce baiser lui sembla aussitôt différent des autres. Les baisers qu'ils échangeaient avaient toujours un goût de regret et d'hésitation, même les plus passionnés. Il y avait une assurance dans celui-là qui donna à Guenièvre l'impression d'exploser. Elle y répondit avec toute la passion dont elle était capable. Quand elle s'approcha un peu plus d'Arthur, il la pressa tout contre lui, une de ses mains glissant jusque sur son sein, l'autre au creux de ses reins. Guenièvre du s'arracher à son baiser, à bout de souffle, mais initia aussitôt le suivant, incitant Arthur à se rapprocher plus encore. Elle brûlait de l'intérieur comme chaque fois qu'il osait lui montrer un peu de cette passion qu'il y avait en lui et du s'agripper à la table pour ne pas tomber quand la main d'Arthur s'aventura vers sa jambe, remontant doucement sa robe.
Arthur s'arrêta aussitôt, inquiet.
-Vous trouvez qu'on va trop vite ?
-Non !
La protestation de Guenièvre était presque un cri. Arthur rit à gorge déployée avant d'embrasser sa poitrine en partie dénudée. Il était d'accord. Ils n'allaient pas trop vite. Ils avaient peut être mis longtemps à se tourner autour, comme deux spirales qui se frôlent mais finissent forcément par se rencontrer pour former un tourbillon que rien ne pouvait arrêter. Il fit passer sa main sous la jupe de Guenièvre et s'aventura plus haut, la faisant gémir. En réponse, elle fit passer ses mains sous sa tunique pour faire courir ses mains sur sa poitrine. Arthur avait du mal à se contenir. Il fut obligée d'abandonner la cuisse de Guenièvre pour se consacrer au nœud qui l'emprisonnait à l'intérieur de sa robe, tandis que Guenièvre faisait de même avec sa tunique. Il était à deux doigts de sortir son couteau quand enfin le nœud céda sous ses assauts. Il finit ensuite d'ôter sa tunique, laissant Guenièvre s'attaquer à ses chausses.
Enfin débarrassés de ces inutiles épaisseurs de tissu, ils se contemplèrent l'un l'autre à la lueur de l'unique torche. Il la trouvait belle, malgré les années écoulées. Il espérait ne pas donner un spectacle trop pitoyable en retour. Le regard de Guenièvre explora son corps vieillissant avec curiosité. Sous sa main, Arthur sentait le cœur de Guenièvre battre plus vite encore que le sien. Il pouvait sentir sa timidité et son appréhension et s'efforça de ne pas penser au nombre de fois où il l'avait rejetée d'une remarque méprisante. Finalement, il la sentit se détendre et l'inquiétude dans son regard fit à nouveau place au désir, et à la détermination. Sans dire un mot, ils se rapprochèrent à nouveau pour s'embrasser, plus lentement, sans cesser leurs caresses. Les gémissements de Guenièvre le rendaient un peu plus fou à chaque seconde.
Quand il sentit qu'aucun d'eux ne pourrait tenir beaucoup plus longtemps, Arthur souleva Guenièvre pour l'allonger sur la table ronde. Ses cheveux se répandirent sur la carte de Logres, l'engloutissant comme une marée sombre. La lueur de la torche créait des jeux de lumière sur son corps qu'il n'avait plus la patience de contempler.
-Ma reine, chuchota Arthur avec révérence tout en s'avançant vers elle.
En cet instant, il ne savait pas s'il faisait enfin de Guenièvre une reine ou si elle faisait de lui un roi, mais il pouvait sentir quelque chose de sacré, de magique, monter tout autour d'eux tandis que Guenièvre montait vers lui en retour et qu'ils commençaient à bougeaient en rythme. Il se laissa emporter par cette vague, avec elle.
