Enfin un chapitre, après un très long hiatus ! J'espère que celui-ci saura satisfaire celles et ceux qui l'attendaient, en attendant le tout dernier que je crois bien pouvoir promettre d'ici novembre.
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Les enfants
À la grande surprise d'Arthur, et pour ce qui était peut être la première fois, Merlin avait vu juste. Le printemps arrivait, bien plus tôt que quiconque n'aurait pu le prédire. Le lendemain de leur conversation sur ce sujet, les congères qui gênaient la vie de tous à Camelot avait disparu, puis la neige avait finit de fondre en moins d'une semaine. Au-dessous, un tapis d'herbe verte se pressait de sortir. Jamais Arthur n'avait vu un printemps surgir aussi rapidement. Non pas qu'il s'en plaignait, bien sûr.
Avec la nature, l'espoir semblait renaître à Kaamelott, insidieusement. Les gens marchaient avec la tête et les épaules plus hautes. Les sourires étaient plus francs, et les rires résonnaient plus fort à l'ombre de la forteresse en pleine reconstruction. Pour la première fois, on pouvait envisager un futur proche où semer et planter. Si le redoux se confirmait, on ne mourrait plus de froid ni de faim autour de Camelot avant l'hiver prochain, et d'ici là, ils auraient le temps de reconstruire plus de portions du château.
Pour la première fois depuis des semaines, Arthur commençait à se sentir bien. Les responsabilités lui pesaient, mais dominait l'impression du travail bien accompli. Il avait réussi à parer au plus pressé. Maintenant, le véritable travail commençait : reconstruire le château au lieu de se contenter de rendre habitables les parties encore debout, relancer l'économie bretonne, reprendre la quête du Graal et la recherche de Lancelot. Quelques semaines, non, quelques jours plus tôt, la tâche aurait paru insurmontable à Arthur et l'aurait plongé au fond d'un gouffre dont il aurait été incapable de sortir. Il fallait croire qu'on pouvait guérir de tout, même de cette noirceur qui sommeillait tout au fond de ses entrailles. Pour l'instant, Arthur refusait cependant de crier victoire. Ce ne serait pas la première fois qu'il croyait en être libéré, tout ça pour retomber plus profondément encore dans le trou. En général, ça le prenait à chaque fois qu'il était amoureux. Et donc, c'était dangereux de trop y croire.
La seule chose qui le rassurait, c'est que Arthur n'aimait pas Guenièvre comme il avait aimé ses maîtresses, Shedda ou Aconia. Pour commencer, on ne pouvait pas vraiment dire qu'il s'agissait d'un coup de foudre. Guenièvre, il avait du apprendre à l'aimer, à passer outre tous ces défauts qui l'ulcéraient jadis. Combien de temps perdu avant qu'il n'apprenne à apprécier sa candeur et sa sincérité à leur juste valeur ?
Là encore, quelques jours plus tôt la honte ressentie à ce sujet lui aurait déchiré le cœur, mais pour la première fois depuis son retour, Arthur se sentait quelque chose comme le cœur en paix. De toute manière, s'en vouloir ne changerait rien à l'affaire. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se rattraper jour après jour auprès de Guenièvre et remercier les dieux de lui avoir accordé cette seconde chance qu'il ne méritait absolument pas. Il ignorait de quoi demain serait fait, mais aujourd'hui, son cœur était moins lourd et il y avait comme un parfum nouveau dans l'air.
C'était peut être le parfum de Guenièvre. Depuis quelques jours elle semblait partout précédée d'une douce odeur printanière qui le rendait absolument fou, mais prétendait n'avoir rien changé à ses habitudes. Pour l'instant, il était trop occupé à l'embrasser pour lui reposer la question. Pour une fois qu'il avait l'occasion de passer la soirée avec elle, il avait bien d'autres choses en tête, comme de l'encourager à pousser ces petits gémissements quand il pressait ses lèvres contre son cou et d'admirer son teint radieux. Guenièvre portait ses émotions inscrites sur son visage. Elle semblait incapable de cesser de sourire depuis qu'ils s'étaient unis sur la table ronde. Pour la toute première fois, Arthur en était sûr, il la rendait heureuse. Si ce n'était pas le bonheur, cela commençait terriblement à y ressembler.
-Sire, sire !
Arthur soupira dramatiquement. Certaines choses étaient peut être totalement différentes, mais d'autres ne changeraient jamais, comme le tambourinement de Perceval sur la porte. Justement pour éviter ce genre de choses, lui et Guenièvre avaient déplacés leurs activités dans une salle de réunion habituellement abandonnée à cette heure tardive, plutôt que de rentrer dans la chambre de Guenièvre où les chevaliers n'hésitaient plus à frapper quand ils cherchaient le roi. La pièce était presque vide, mais Arthur avait rallumé un feu et ils s'étaient lovés l'un contre l'autre sous une chaude couverture. Hélas, même là, il était impossible d'être tranquille.
-Quoi, encore ?, hurla Guenièvre en se dégageant suffisamment de l'étreinte d'Arthur pour ne pas lui hurler directement dans l'oreille.
Si, les choses changeaient. Jadis, Arthur n'aurait pas eu d'autre choix que de craquer et d'aller voir quel faux problème ou quelle vraie connerie il était censé régler, parce qu'il y avait toujours un risque que ce soit une véritable urgence. Surtout, il se levait parce qu'il n'en pouvait plus de s'égosiller pour se faire entendre et que c'était plus facile d'aller voir et de souffrir en silence.
Heureusement pour lui, Guenièvre ne semblait jamais saisie par cette même foutue lassitude qui faisait tant de mal à Arthur. Elle avait toujours eu du coffre, mais depuis son emprisonnement par Lancelot, elle avait acquis quelque chose de nouveau.
Du répondant.
Le cri de Guenièvre avait stoppé net le tambourinement sur la porte. En tendant l'oreille, on pouvait entendre comme des chuchotements frénétiques de l'autre côté de celle-ci. Perceval n'était pas seul, ce qui voulait dire que le deuxième était Karadoc et qu'il y avait peu de chances que le problème soit réel. Néanmoins, Arthur commença à se redresser en soupirant. Plus tôt il se serait débarrassé des deux gêneurs, plus tôt il pourrait retourner à ses activités avec Guenièvre.
Celle-ci le força à se rasoir sans ménagements et se retourna totalement vers la porte. Elle était exaspérée. Tous les jours c'était la même foire. Il fallait bien que quelqu'un y mette le holà et si Arthur était trop occupé pour s'en charger, et bien ce serait elle.
-Qu'est-ce qu'on a dit, seigneur Perceval ?, hurla-t-elle à nouveau.
Un instant de silence et un nouveau marmonnement, puis Perceval répondit.
-Qu'après la nuit tombée on ne peut déranger le roi que pour des raisons vraiment importantes ?
-Et ?
-Qu'une urgence, c'est quelqu'un qui est mort, quelqu'un qui meurt et alors c'est Merlin qui décide que c'est assez important pour déranger le roi, une armée de plus de cinquante hommes aux portes de Camelot, des nouvelles de Lancelot ou une lettre de sa mère.
-Et le reste ?
-Et le reste peut attendre demain.
Le silence retomba, mais Guenièvre ne défronça pas les sourcils. Arthur en profita pour l'embrasser dans le cou. Il aimait qu'elle parvienne à faire peur à certains de ses chevaliers. Pour elle, le repos d'Arthur était sacré et ça voulait dire que tout le monde était censé penser la même chose. Arthur aurait vraiment du s'en faire une alliée des années plus tôt. Il l'aurait fait, s'il s'était douté de la férocité qui se cachait en elle.
-Et alors, est-ce que c'est ça qui vous amène ?, poursuivit Guenièvre.
Encore une fois, le silence seul répondit, puis ils entendirent un raclement de gorge, un vague « pardon vos majestés », puis un bruis de pas s'éloignant de leur refuge. Guenièvre secoua la tête. Dix ans auparavant, elle éprouvait un malin plaisir à voir Arthur dérangé à toute heure du jour et de la nuit. De son point de vue, c'était une bien juste rétribution pour le manque d'attention qu'il lui accordait. Alors comme ça les affaires de l'État étaient trop prenantes pour qu'il lui accorde dix minutes, alors que Guenièvre l'avait parfaitement vu passer l'après-midi à bécoter Démétra ou une autre de ses maîtresses ? Et bien c'était elle qui était vengée quand son sommeil était perturbé.
Dix jours plus tôt, elle s'était amusée de voir les chevaliers reprendre leurs mauvaises habitudes. C'était le signe que les choses revenaient enfin à la normale, après ces dix années de cauchemar. Maintenant, elle franchissait le cap de l'exaspération. Arthur avait le droit de se reposer mais le moindre prétexte semblait suffire à le déranger. Une fois certaine qu'on les laisserait tranquille cette fois-ci, Guenièvre se retourna vers Arthur. Comme il avait l'air très amusé par la situation, elle ne se gêna pas pour le foudroyer du regard.
-Enfin, ce sont des chevaliers vos hommes, non ? Comment ça se fait qu'ils ne soient pas capables de trouver leur cul sans une carte ?
-Ça si je le savais... Et encore, je trouve qu'ils sont devenus moins cons. Ou en tout cas plus autonomes. En soi, c'est déjà un petit miracle.
-Et bien moi je trouve que ça fait mauvais genre. Enfin, vous imaginez si les dames de la cour venaient me voir chaque fois qu'elles perdaient leur dé à coudre ?
-Ce n'est pas tout à fait la même chose, quand même, protesta Arthur.
-Vraiment ? Moi je trouve ça aussi ridicule. Lancelot disait...
Elle s'interrompit brutalement, baissa la tête et se mordit les lèvres. Elle n'osait plus regarder Arthur en face.
-Que disait Lancelot ?
La voix d'Arthur était très calme. Autrefois, quand il lui parlait aussi calmement, c'était un signe qu'il se retenait tout juste de ne pas l'étrangler et qu'il était en train de chercher les pires mots possible pour l'humilier et la faire pleurer. Ce n'était pas ce ton là qu'il utilisait aujourd'hui. C'était un ton nouveau, celui qu'il utilisait quand il avait pitié d'elle, ou peur de la faire souffrir. Guenièvre détestait presque autant ce ton là que l'autre. Il lui donnait l'impression d'être encore plus fragile qu'elle en avait déjà l'impression au quotidien, mais que pouvait-elle dire ? N'utilisait-elle pas trop souvent un ton identique en lui parlant ?
-Je suis désolée. Je n'aurais pas du dire ça.
Arthur tendit lentement les mains vers elle pour ne pas la faire fuir. Il avait parfois peur qu'elle se brise entre ses mains. Il la voyait guérir peu à peu, mais craignait en permanence de la voir rompre sous le poids des souvenirs. Ils marchaient sur des œufs l'un avec l'autre et cela commençait à le lasser
-Je ne suis pas en colère, promit-il, et je peux entendre la vérité. Que disait-il de moi ?
Ses mains étaient chaudes et rassurantes. Guenièvre parvint à croiser son regard. Elle n'y vit que de la tendresse et de l'inquiétude.
-Que vous n'étiez pas un roi, souffla-t-elle avant de perdre le courage. Que vous étiez une grand mère trop occupé à moucher le nez de ses chevaliers et à les torcher pour gérer le royaume.
Il disait d'autres choses encore, mais même si Guenièvre se sentait enfin capable de parler de Lancelot, il était hors de question qu'elle répète le quart de la moitié de ce qu'elle l'avait entendu dire sur Arthur au fil des ans. Personne n'avait à entendre ce genre de venin. Nul ne pouvait mieux en juger que Guenièvre, vu qu'elle avait entendu le même fiel sortir de la bouche de son mari à son propos à elle. Arthur fronça les sourcils et hocha la tête.
-Pour une fois, j'ai du mal à lui donner tort. J'ai été un mauvais roi.
-C'est faux !
Il lui adressa un sourire attristé.
-Merci pour ce cri du cœur, mais vous n'avez pas besoin de me mentir. Je le sais aussi bien que tout le royaume.
Guenièvre secoua la tête et réfléchit un moment.
-Peut-être que vous avez été un mauvais dirigeant d'hommes, je ne sais pas. Ce n'est pas comme si j'étais capable de juger ces choses là. Mais vous n'étiez pas un mauvais roi, ou le peuple ne vous aurait pas tant pleuré. Vous en avez fait tellement pour eux. Vous avez interdit l'esclavage, vous avez limité les taxes chaque fois que vous le pouviez, vous avez tenté d'améliorer son alimentation et son éducation. Tout n'a pas réussi et je n'y connais peut être pas grand chose en politique, même si vous êtes assez gentil pour m'apprendre, mais dites-moi, ça arrive souvent, un roi qui s'inquiète de son peuple ?
Jamais, ou peu s'en fallait, Arthur devait bien le reconnaître. Lancelot ne s'en était jamais préoccupé, ni Léodagan ou Uther. Les empereurs à Rome non plus, même les meilleurs d'entre eux. Pourquoi s'en donner la peine ? Le peuple n'était pas là pour vivre heureux, mais pour payer les impôts et mourir au combat. Personne ne se souciait du peuple, même pas lui. Il était trop occupé à mourir à la tâche. Arthur s'en souciait lui. C'était son problème, il se souciait de tout le monde. Du moins, c'est ce qu'il prétendait. Guenièvre était la preuve vivante que le plus souvent, il ne se souciait que de son cul. Jadis, il s'intéressait au peuple parce qu'il voulait être aimé, par un peuple ou des maîtresses à défaut d'une épouse, d'une mère ou d'enfants qui ne naîtraient jamais. Maintenant, c'était parce qu'il avait honte de les avoir abandonné.
-Je ne suis qu'un égoïste, confessa-t-il.
Guenièvre renifla d'un air presque amusé.
-Qui ne l'est pas ?
Oui. Camelot était peuplée d'égoïstes, tous plus soucieux de leur confort ou de leur bien personnel que des idéaux de chevalerie qu'Arthur avait tenté d'instaurer tout en les violant allègrement de son côté. De tous les habitants du château en ruines, seule Guenièvre lui avait montré un peu de charité et de générosité et seul Perceval s'était montré totalement dévoué, en partie parce qu'il était trop con pour être égoïste.
Pourtant, Arthur croyait plus que jamais à cet idéal. Il y avait un monde où les chevaliers défendraient les faibles et les innocents plutôt que de les frapper et de les voler, un monde où tous seraient égaux à la table ronde. Le cynique en lui murmurait que les gens ne changeaient pas, ou alors, pour le pire. Leurs défauts empiraient avec le temps, comme des rhumatismes trop envahissants. Et cependant, Arthur lui même avait changé. Il était tout aussi las et en colère qu'avant, mais plus patient, davantage capable de prendre sur lui pour expliquer et corriger les erreurs des autres. Ce n'était pas parfait, mais il apprenait. C'était pour elle qu'il voulait changer.
Il la contempla longuement. La lumière du feu faisait ressortir les quelques rides au coin de ses yeux et les rares cheveux argentés qui se mêlaient à sa chevelure. Arthur l'avait vue nue. Il savait que le temps commençait à la marquer comme il l'avait abîmé, mais elle restait désirable, pas tant à cause de cette beauté qui lui évoquait une après-midi d'automne qu'à cause de la tendresse dans ses yeux. Pour elle, il changerait le royaume de Logres en quelque chose de vraiment grandiose. Guenièvre vieillirait dans un royaume où elle n'aurait plus que des raisons d'être heureuse, et tout le peuple avec elle.
-Vous êtes la meilleure chose qui me soit arrivé, reconnut-il en la reprenant dans ses bras.
Guenièvre le repoussa en riant.
-Ah oui ? Et c'est seulement maintenant que vous vous en rendez compte ?
Un instant, Guenièvre craignit qu'Arthur n'entende ça comme un reproche de plus, mais il rit à son tour et baisa ses mains avant que son regard ne remonte de sa gorge jusqu'à sa bouche et qu'il ne croise enfin son regard. La lueur dans ses yeux... Elle en était sûre, c'était de l'amour, pas juste du désir. Trente ans d'attente pour lire ça dans ses yeux. Trente ans avant de sentir enfin ses mains sur son corps. Guenièvre était capable de tout lui pardonner, s'il continuait à la regarder comme ça. Cette fois, c'est elle qui se pencha pour saisir ses lèvres et l'inciter à faire plus que de la caresser du regard. Elle avait mis du temps à découvrir les choses de l'amour, mais maintenant qu'elle avait décidé qu'elle aimait ça, elle comptait bien rattraper les trente années où elle en avait été privée. La nuit passée sur la table ronde lui donnait encore des frissons du haut en bas du corps chaque fois qu'elle osait y penser.
-Sire, sire !
Le tambourinement sur la porte reprit, un peu plus hésitant, mais pas moins insistant. Ils se séparèrent avec un grognement de frustration. Il était dit que Camelot entière se liguait pour les déranger ce soir. Arthur commença à fouiller sous l'amas de couvertures qu'ils avaient mises en tas auprès de la cheminée.
-Si je trouves Excalibur, il y a des connards qui vont pouvoir compter leurs abattis.
-Bonne idée ça. Il devrait y avoir une peine de mort juste pour les gens qui dérangent leur quoi quand il est avec sa...
Guenièvre s'interrompit avant de prononcer le mot femme ou maîtresse. Arthur n'insista pas. Le sujet était délicats à aborder, et encore plus maintenant qu'ils avaient consommé un mariage auparavant inexistant, dix ans après leur divorce de fait. Arthur cherchait les bons mots pour le faire, mais ils ne lui venaient pas facilement. Un jour peut être, mais pas aujourd'hui.
On toqua à nouveau à la porte.
-Sire, sire ! Est-ce que la reine est là ?
Cette fois, Arthur reconnut la voix de Bohort, en partie étouffée par le bois épais de la porte. Il prit une grande inspiration pour hurler qu'on les laisse tranquille, mais Guenièvre tapa subitement dans ses mains.
-C'est ce soir ! J'avais oublié ! Arthur, vous m'en voudriez terriblement si je partais ? Bohort et moi avons quelque chose de prévu.
Si Arthur lui en voudrait ? Ils commençaient à peine à s'embrasser et Arthur avait des projets, lui aussi. Désormais, il avait beaucoup d'idées en ce qui concernait Guenièvre, la plupart impliquant de trouver des lieux où ils ne seraient pas dérangés. À trois pas de lui comme elle l'était, Guenièvre le rendait fou avec son parfum. La dernière chose qu'il voulait, c'était la laisser quitter l'étreinte de ses bras. Mais en même temps, de quel droit la retenir ? Guenièvre était libre de faire ce qu'elle voulait, y compris passer un des rares moments qu'ils auraient pu partager avec un de ses chevaliers, en particulier avec Bohort, un des rares qui la respectait à sa juste valeur.
-Quelque chose de prévu ?, demanda-t-il pour temporiser sa réponse. Quoi donc ?
Guenièvre serra ses mains dans un geste de supplication et le regarda avec des yeux implorants.
-S'il vous plaît, ne me posez pas de questions.
La dernière fois qu'elle lui avait caché des choses, Camelot avait failli entrer en guerre avec la mère d'Arthur et toutes les armées de Cornouailles. Dans ces conditions, il n'était pas sûr que ce soit une bonne idée pour lui laisser le champ libre sur quoi que ce soit, mais Arthur parvint à ravaler cette réplique in-extremis. Il était déçu, mais il pouvait garder ses réflexions mauvaises pour lui. Il n'était plus cet homme-là. Il commençait à confier des responsabilités à Guenièvre, il lui était gré de maintenir une partie des stupidités de ses chevaliers à l'écart, il pouvait bien la laisser faire ce qu'elle voulait de ses soirées.
-C'est votre temps libre à vous aussi.
Guenièvre faillit s'effondrer sur les couvertures de soulagement. Ces dernières semaines, elle s'était habituée à l'affection et à l'amour d'Arthur, à un début de respect de la part de ses parents, mais après ces dix dernières années, elle s'attendait encore à ce qu'on lui refuse la moindre parcelle d'autonomie. Lancelot contrôlait tout, les personnes qu'elle pouvait voir, les tissus qu'elle pouvait porter, les nourritures qu'elle pouvait ingérer, en lui imposant tout ce qu'il y avait de plus riche et de brillant. Parfois, elle était à deux doigts de s'excuser auprès du garde qui la saluait de la tête quand elle se rendait au jardin, à moitié persuadée qu'elle n'avait pas le droit d'être là. C'était pire avec Arthur, parce qu'il était le roi. Il avait vraiment le pouvoir de la maintenir prisonnière, et les moyens de la détruire en quelques méchanceté bien placées. Quelque part au fond d'elle, Guenièvre ne lui faisait pas confiance et attendait toujours. qu'il l'enferme dans une nouvelle tour. Elle savait que c'était ridicule, mais elle n'en pensait pas moins.
Se libérer d'une ombre aussi effrayante que celle de Lancelot prenait du temps. Elle était gré à Arthur de la laisser libre d'être qui elle voulait dans ce nouveau Camelot, mais la peur restait là, accrochée à ses pas.
Lancelot était la dernière chose à quoi elle voulait penser ce soir. En secouant la tête pour éloigner son funeste souvenir, Guenièvre saisit les mains d'Arthur et essaya de lui transmettre en silence son soulagement et sa reconnaissance.
-Merci.
Il fit un geste de la main pour l'arrêter dans ses excuses et ses remerciements.
-Me direz-vous ce que vous allez faire ? Pas maintenant, j'ai bien compris, mais plus tard.
-Oui, je vous le promet. Laissez-moi juste un peu de temps.
Arthur relâcha ses mains et la laissa s'échapper avec un triste sourire. Ses mains étaient glacées et son regard lui donnait envie de rester pour le réconforter. Guenièvre se releva pourtant et franchit la porte avec un dernier sourire, probablement aussi peu assuré que celui d'Arthur.
Tout en s'éloignant à grand pas aux côtés de Bohort, elle frotta ses propres mains pour les réchauffer. Ils allaient mieux, l'un comme l'autre, se répéta-t-elle comme pour s'en convaincre. Ils n'avaient besoin que de temps pour finir de guérir. Au moins, elle n'en doutait plus, ce serait ensemble. Seulement, des fois, elle aurait voulu trouver les mots pour lui parler sans craindre de tout foutre en l'air, une fois de plus. Petit à petit, ils commençaient à être heureux ensemble, mais certains mots restaient douloureux à prononcer et à entendre, pour l'un comme pour l'autre.
Au moins, elle le quittait pour une bonne cause. Guenièvre en était persuadée. Quand elle avait mentionné son idée à Bohort, celui-ci avait proposé son aide avec enthousiasme, persuadé lui aussi que cela ne pouvait faire que du bien à Arthur. Son assentiment devait compter pour quelque chose. À plusieurs reprises, Arthur lui avait signalé son affection et son respect pour le chevalier, et celui-ci s'était montré d'une aide remarquable pour aider Guenièvre à s'informer sur la politique du royaume. Peu à peu, elle se sentait capable de donner son avis, mais pour l'instant, seulement à Arthur et en privé, mais il l'écoutait toujours attentivement. Parfois il se moquait un peu, mais il prenait grand soin de lui expliquer en quoi elle avait tort.
Tout en écoutant Bohort qui lui expliquait pourquoi il était venu la chercher en trombe, Guenièvre réalisa qu'elle était heureuse, pour la première fois depuis longtemps. Hélas, la réalisation était chargée d'amertume. Trop souvent encore elle voyait le front d'Arthur se voiler et le chagrin l'assaillir. Il allait mieux, mais il n'était pas heureux. Peut être que son idée l'aiderait se soigner de son chagrin et à finir de guérir. En tout cas, Guenièvre l'espérait de tout son cœur.
Une semaine de plus passa sans qu'Arthur n'entende le fin mot de cette histoire. Plusieurs fois, il surprit Guenièvre et Bohort en plein conciliabules, toujours attentifs à ne pas laisser échapper un mot devant lui. Cette histoire commençait à devenir le secret le mieux caché de Camelot. Du moins, le secret le mieux caché d'Arthur. Les regards qui se tournaient vers lui étaient explicites. Les seuls qui semblaient tout ignorer était ceux qui étaient trop cons pour réaliser qu'il se passait quelque chose et qu'on maintenait sciemment à l'écart car ils étaient incapables de garder un secret, comme Perceval et Karadoc, et ceux qui s'en foutaient trop pour poser des questions, comme Séli et Léodagan. Pour l'instant du moins, Arthur semblait condamné à l'ignorance. Il tâchait de s'en satisfaire. Guenièvre finirait par tout lui racconter.
De toute manière, il était trop occupé pour faire davantage que froncer les sourcils à ce sujet. Au moins, on pouvait faire confiance à Bohort pour ne pas se lancer dans des projets dangereux. Il tenait bien trop à sa peau et à sa tranquillité pour se mettre en danger. Avec lui, Guenièvre était en sécurité, tant qu'il n'y avait pas besoin de faire appel à des armes pour se détendre.
Pendant qu'ils lui faisaient des cachotteries, lui continuait à s'atteler à cette double tâche quasi insurmontable, reconstruire Camelot avec la centaine de pièces d'or qu'ils avaient réussi à réunir en pressurant les chefs de clans et mettre la main sur Lancelot pour le mettre définitivement hors d'état de nuire. Parfois, le premier défi lui semblait plus simple à relever.
Il était présentement occupé à dresser le budget des prochaines semaines. S'ils voulaient nourrir la population de Camelot qui croissait à toute vitesse avec l'afflux de réfugiés ruinés par le règne de Lancelot, il allait falloir interrompre la reconstruction. Au moins, un tiers du château était désormais habitable et le dégel précoce éviterait que trop de réfugiés ne meurent de froid, mais s'ils voulaient mettre plus de gens en sécurité avant l'hiver prochain à l'intérieur de murailles complètes, il fallait trouver de l'argent, et vite.
Un grattement à la porte l'interrompit dans sa gymnastique mathématique. Seule Guenièvre se signalait ainsi à la porte, comme si elle s'excusait d'avance de le déranger, par habitude. Athur fit mine de se lever, mais il était épuisé par la fatigue et le travail. Quitter son siège juste pour lui ouvrir semblait d'un coup beaucoup trop difficile, même si Arthur tâchait d'être aussi galant que possible avec Guenièvre pour compenser les années de mépris.
-Entrez !, fit-il d'une voix qu'il tâcha de ne pas rendre trop revêche.
La porte ne fit que s'entrouvrir, juste assez pour laisser passer la tête de Guenièvre à l'intérieur.
-Tout va bien ?, s'inquiéta-t-elle aussitôt. Vous avez l'air soucieux, mon ami.
En guise de réponse, Arthur désigna les colonnes de chiffres qui s'alignaient sur la table. Guenièvre grimaça. Depuis quelques temps, elle s'occupait de recevoir les doléances des paysans pour les transmettre à Arthur, tout en apprenant les bases de la compréhension du monde agricole avec Bohort. C'était un travail fastidieux, mais nécessaire, et au moins elle comprenait à quel point leur situation actuelle était délicate. Ils devaient absolument augmenter leurs rendements s'ils voulaient constituer des réserves avant l'hiver prochain. Guenièvre comprenait ça à présent, mais elle ne voyait vraiment pas comment ils pouvaient s'y prendre.
Elle jeta un coup d'œil derrière elle. Bohort l'encouragea d'un geste à continuer. Après une profonde inspiration, Guenièvre trouva le courage de replonger la tête dans le bureau d'Arthur. Celui-ci s'était à nouveau penché au-dessus de ses calculs.
-Puis-je vous distraire quelques minutes ?
Arthur releva la tête et sourit.
-Par pitié, oui. Tant qu'il n'est question ni de semailles, ni de taille et de transport de pierre.
-Je vous jure que ça n'a rien à voir.
D'un geste dramatique, Arthur jeta sa plume sur le bureau et se leva pour venir à sa rencontre. Ravi de lui soutirer à son tour un sourire, il remarqua au passage qu'elle laissait soigneusement la porte entrouverte, au lieu de la fermer pour leur donner un peu d'intimité. Il était malheureusement placé du mauvais côté pour comprendre la raison de ce manège. Tant bien que mal, il cacha sa déception. Si la porte restait entrouverte, la distraction promise n'était pas les baisers et caresses qu'il espérait.
Il n'en prit pas moins Guenièvre dans ses bras pour l'embrasser rapidement au coin de la bouche, avant d'aborder le sujet.
-Alors, quelles distractions m'apportez-vous ?
Guenièvre rougit et se tordit les mains, signe de son inconfort.
-Vous vous rappelez que vous m'avez confié des responsabilités auprès de vos paysans ?
-Bien sûr, écouter leurs doléances et me rapporter les plus urgentes, ou les bonnes idées qu'ils pourraient avoir pour fournir une récolte exceptionnelle cet été. Impossible d'oublier, c'est le cœur de mes préoccupations en ce moment. Mais je croyais que vous aviez juré de me distraire et de ne pas parler travail. J'espère que vous n'allez pas commencer à me mentir ?
Il ne plaisantait qu'à moitié. Il avait hélas trop l'habitude qu'on vienne lui quémander des faveurs sous couvert d'affection avec ses anciennes maîtresses. Même Guenièvre le faisais parfois jadis, transmettant les exigences de sa mère sans jamais provoquer que l'ire d'Arthur.
-Non, je n'ai pas menti, je vous le jure, promis Guenièvre avec de grands yeux effrayés. Laissez-moi m'expliquer, je vous en prie.
Sa voix s'étrangla. Arthur s'en voulu aussitôt de sa plaisanterie. D'habitude, elle semblait bien prendre la chose, mais il en allait différemment aujourd'hui. Elle devait se sentir un peu coupable pour réagir aussi violemment, ou la conversation à venir la rendait mal à l'aise. La rassurer devint sa priorité.
-Bien sûr, murmura-t-il d'un ton apaisant en se reprochant de lui avoir fait peur. Bien sûr. Prenez votre temps. Même si vous me parliez d'engrais et de réparations des clôtures je vous écouterais de toute façon, vous le savez, j'espère.
Il y avait deux chaises devant le bureau d'Arthur, pour ses visiteurs. Il guida Guenièvre vers la première et rapprocha la deuxième pour lui prendre la main. Très vite, Guenièvre retrouva la force de parler.
-Ces pauvres gens, ils ont des histoires terribles, murmura-t-elle. Lancelot leur a tout prit, leur argent, les vaches, puis leurs poules et jusqu'à leurs terres, et pour les laisser à l'abandon la plupart du temps. La plupart ce qu'ils veulent, c'est juste retrouver leurs maisons et leurs champs. L'autre jour, vous m'avez dit vous en occuper ?
-Oui. Tant qu'il y a des voisins pour jurer que les terres sont à eux, ils récupéreront leurs biens. Évidemment, il y aura des gens pour mentir afin de récupérer les terres du voisin, j'en connais plus d'un qui en serait capable autour de Camelot, mais la plupart n'ont de toute manière pas assez de main d'œuvre pour s'occuper de leurs propres terres alors ils n'ont pas intérêt à voler des terres qui resteraient à l'abandon. Et s'il y a un doute, il y aura procès. Ça vous rassure ?
-Oui, mais ce n'est pas de ceux-là que je voulais vous parler. Il y en a d'autres, ceux qui ont tenté de se révolter ou qui ont proclamé qu'ils attendaient votre retour. Ceux-là, Lancelot les a fait exécuter. Ils avaient des familles qui ont du se débrouiller sans eux, qui sont parties mourir sur les routes pendant que Lancelot me couvrait de bijoux et m'envoyait des gâteaux chaque jour.
-Vous m'avez rendu ces bijoux, lui rappela Arthur en maudissant mentalement le nom de Lancelot. Ils ont nourri et chauffé ces gens.
-Je sais, mais toutes ces histoires... C'est difficile à entendre. Ces gens ce sont entraidés, comme ils le pouvaient, mais c'était dur, surtout pour les épouses qui ont perdu leurs maris et se sont retrouvées seules avec leurs enfants. Et puis il y a les orphelins, et les enfants des autres qu'on récupère par pitié mais dont on ne sait plus comment s'occuper alors qu'on a les siens. Pour les adultes, c'est facile de trouver quoi faire pour aider, il suffit d'avoir une liste des paysans qui ont besoin de bras, ou de les diriger vers mon père s'ils préfèrent servir dans l'armée, mais pour les enfants ?
Arthur ferma les yeux. Le problème était réel, et méritait qu'on y prête attention, mais il n'en ressentait pas moins une douleur à la poitrine chaque fois que ce mot lui rappelait qu'il n'en aurait jamais, lui, d'enfants.
-On trouvera un moyen de les aider, promit-il d'une voix faible.
Guenièvre se racla la gorge.
-Vous savez que je n'en voulait pas, n'est-ce pas ? Des enfants.
-Je m'en suis douté, oui. Vous parliez toujours de la nécessité d'un héritier, jamais de votre désir à vous d'avoir un enfant à tenir dans vos bras.
-Cela me faisait peur. Toutes ces histoires qu'on raconte, sur les cris et le sang à la naissance, moi qui avait peur de pauvres petits oiseaux et de me couper avec mes ciseaux ! Je crois que plus que tout, j'avais peur d'être une mère comme la mienne. Voir ceux des autres, ça vous donnait peut être envie, mais pas à moi. De toute manière, ça aurait été une mauvaise idée d'en faire, vous et moi, avec toutes ces histoires de promesse à votre amie romaine et le reste. Il aurait été malheureux.
Incapable de parler, Arthur hocha la tête, les yeux toujours fermés. La conversation lui faisait mal, mais elle était sans doute nécessaire, comme tant d'autres, pour qu'ils apprennent à s'entendre. Il aurait juste voulu un peu plus de temps pour s'y préparer. Le pire, c'était que Guenièvre avait raison. Ils auraient été pour cet enfant qui n'existerait jamais les pires des parents. Aucun enfant ne méritait de voir son père rabaisser sa mère en permanence devant lui.
-J'ai pensé... reprit Guenièvre en un murmure. Vous avez été gentil de me proposer de vous aider pour tout ce qui est agricole, mais je me suis dit que ça aussi ça pourrait être notre projet, à vous et moi.
Arthur rouvrit les yeux. Guenièvre n'osa y décrypter les émotions qui s'y bousculaient.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Guenièvre inspira profondément et laissa les mots sortir à toute vitesse.
-L'autre jour, une femme m'a amené deux enfants, pas les siens, ceux d'une voisine morte d'une fièvre. Elle voulait que je les mette au travail aux cuisines, pour qu'ils puissent au moins profiter des restes, les pauvrets. Mais ces enfants, ils ont besoin d'aide, pas juste d'un coin dans la cuisine où dormir et de manger les restes de vos chevaliers. Vous ne trouvez pas ?
-Si.
La réponse laconique d'Arthur força Guenièvre à achever son idée sans avoir la moindre idée de ce qu'il pensait. Une fois de plus, elle ne pouvait qu'espérer avoir eu une bonne idée. Elle voulait croire que celle-ci était bonne, mais elle craignait de s'en être un peu trop facilement convaincue et de s'être trompée. Si elle gâchait tout en un instant, elle ne se le pardonnerait jamais. Avant de continuer, elle devait cependant poser la question qui la taraudait depuis quelques jours. Bohort avait déjà tenté de la rassurer à ce propos, mais c'était l'avis d'Arthur qu'elle voulait entendre. Il pouvait être blessant, terriblement à l'occasion, mais désormais, elle lui faisait confiance pour être honnête.
-Est-ce que c'est égoïste de ma part de vouloir aider parce que je trouve horrible ce que Lancelot a fait subir à ces gens pour me faire plaisir ? Ou de vouloir aider des enfants après n'en avoir jamais voulu ?
La main d'Arthur serra un peu plus fort la sienne.
-Vous n'avez rien demandé à Lancelot, lui rappela-t-il sur un ton très doux. C'est lui qui a décidé de traiter ces gens de la sorte. Ne croyez pas qu'il aurait agit différemment si vous n'étiez pas là. Vous n'avez rien à vous reprocher. Quand aux enfants, vous n'en vouliez pas par égoïsme, parce que vous ne vouliez pas de ces emmerdes et qu'on vous imposait déjà beaucoup de choses, votre père, votre mère, moi. De mon côté, j'en voulais par égoïsme, pour avoir sous mes yeux la preuve que je n'avais pas tout raté. On a le droit de vouloir aider des enfants sans en vouloir à soi.
-C'est plus compliqué que ça.
-Oui. Et non. Faites moi plaisir, ne vous demandez pas si vous faites quelque chose à cause de lui. Parce que même si c'était le cas, je vous jure que ce ne serait pas une raison pire qu'une autre et que vous n'auriez aucune raison de culpabiliser. Aucune qui soit valable, du moins. Alors si vous avez compris, dites-moi où vous voulez en venir parce que là, je patauge. Mes paysans, Lancelot, des enfants orphelins... On passe du coq à l'âne dans cette conversation et je suis définitivement perdu. Quel est le rapport avec ce que vous voulez me demander, ou me proposer, parce que même ça, c'est pas clair.
-Je veux en venir aux enfants, balbutia Guenièvre. Vous n'en aurez pas et je sais que ça vous fait encore mal. Et même si vous pouviez, c'est évident que pour moi, c'est fini ces choses là. Du coup, je trouvais un peu débile que vous décidiez pas d'adopter, mais Bohort m'a expliqué que ça créerait des tas d'ennuis.
Hélas, oui. Le royaume de Logres ne reconnaissait comme héritier légitime qu'un fils issu du sang du roi précédent. C'était pour ça qu'un bâtard comme lui avait pu prendre le trône en préséance à des dizaines de chefs de clans reconnus, voire appréciés de leurs pairs. S'il adoptait un fils, ou même une fille, il n'aboutirait qu'à créer un camp supplémentaire dans l'inévitable guerre de succession, et un tout aussi dépourvu de légitimité que les autres. Cela en partant du principe que les chefs de clans n'assassinerait pas l'enfant juste après la mort d'Arthur, voire avant de manière préventive, pour augmenter leurs propres chances.
Merde. Même après dix ans, il n'arrivait toujours pas à se faire à l'idée qu'il n'y aura jamais d'enfant à qui léguer tout ce merdier qu'il s'était démené si fort pour faire fonctionner. Il n'y avait aujourd'hui plus rien à léguer que des dettes, des murs pleins de trous et des sujets affamés, mais Arthur avait toujours aussi mal en pensant à ces enfants qui n'existeraient jamais.
-C'est comme ça, réussit-il à articuler en se blindant pour garder un masque d'indifférence. Ce n'est pas comme si un roi a le choix de la manière de mener sa vie. Ou une reine. C'est une chiennerie d'existence, mais c'est comme ça.
-Pas forcément, le coupa Guenièvre, les yeux emplis de larmes de compassion qui auraient exaspéré Arthur il n'y a pas si longtemps.
-Comment ça, pas forcément ? Pas forcément quoi ?
-Je veux dire que les choses peuvent être différentes. Déjà, vous pouvez changer les lois et envoyer les chefs de clan qui vous emmerdent aller se faire cuire un œuf chez les Vandales, ou quelque chose comme ça. Ensuite, c'est pas parce que vous n'adoptez pas un héritier que vous pouvez pas expérimenter ce que c'est que la paternité. J'ai réfléchi et Bohort m'a aidé à mettre au point quelque chose. Quand j'ai réalisé tous ces orphelins qui avaient besoin d'aide, j'ai pensé qu'à défaut d'avoir un enfant à vous, vous pouviez vous occupiez d'une trentaine. On s'attaquerait peut être aux enfants adoptifs du roi, s'il vous arriverait quelque chose, mais personne ne s'attaquerait aux orphelins de la reine. Ça ferait mauvais genre pour commencer son règne, non ?
Arthur en resta un instant sans voix. Il lui fallu rejouer mentalement la conversation dans sa tête pour comprendre de quoi il était question.
-Vous avez adopté des orphelins ?
Guenièvre secoua la tête en souriant. Cette fois, elle n'avait pu manquer l'amusement et l'espoir dans la voix d'Arthur.
-Ne soyez pas idiot. Si je les adoptais, ce ne serait plus les orphelins de la reine. Non, Bohort et moi avons bien tout étudié, j'ai vendu mes derniers bijoux et nous avons réquisitionné trois pièces du rez de chaussée qui servaient pour les stocks de couvertures et pour héberger deux familles de chefs de clan que vous avez traité de rapiats et d'imbéciles congénitaux qui n'ont jamais servi à rien pendant vos vingt ans de règne et qui ne comptent pas se monter plus utile cette fois-ci. Je vous cite, et nous les avons relogé dans des tentes, avec les autres. Tout le monde sait qu'ils n'ont eu leur chambres qu'en payant d'autres personnes pour prendre leur place, alors ils ne manqueront à personne. C'est assez pour loger une dizaine d'orphelins en tout, plus une ou deux personnes pour s'occuper d'eux et les éduquer. Nessa m'a dit qu'elle était peut être tentée. Elle m'aime beaucoup, mais après dix ans d'enfermement, elle a envie d'être autre chose qu'une boniche et je la comprends. Bohort veut leur enseigner la couture et le beau langage. On pourrait trouver quelqu'un d'autre pour leur apprendre l'art de la guerre, ou la magie, ou d'autres choses encore. Peut être qu'un jour ils seront cuisiniers, ou marchands, ou peut être même qu'ils s'illustreront parmi vos chevaliers. On a le temps pour en décider, mais vous pourriez peut être dire quelque chose, que je n'ai pas l'impression de parler toute seule et d'avoir fait une bêtise.
Arthur n'eut pas le cœur de plaisanter en demandant si cela voulait dire que Guenièvre était sa reine, finalement. Il se racla la gorge, inspira, ferma la bouche et secoua la tête.
-Je croyais que vous n'en vouliez pas, vous, des enfants. Et maintenant, vous comptez en avoir dix ?
-Ce ne seront pas mes enfants, mais mes orphelins. Et non, l'idée de devoir moucher et changer un petit morveux et braillard ne m'a jamais réjouit, mais ceux-là ont tous l'âge où ils savent faire pipi tout seuls, et je trouve ça déjà nettement plus supportable. Et puis, voir avec vous des enfants grandir et hériter de votre royaume à défaut de votre couronne, c'est une idée que j'aime bien.
Un petit cri de surprise lui échappa quand Arthur la prit dans ses bras et l'embrassa à pleine bouche. Elle le laissa faire un moment en profitant de la joie d'avoir réussi son coup, puis elle le força à s'écarter d'elle.
-Est-ce que ça veut dire que je vais vous entendre dire pour la première fois de ma vie que j'ai eu une bonne idée ?
-Aussi souvent que vous le voulez, Guenièvre. Vous êtes la meilleure des femmes.
-Et vous le pire des hommes, mais pour une raison qui me dépasse, je vous aime quand même. Vous approuvez mon projet ?
-Totalement, et je l'aurais fait même si c'était autre chose. Je suis juste content de vous voir avoir un projet bien à vous. Les orphelins de la reine ? C'est brillant. On a besoin d'enfants pour ramener un peu de vie dans ce vieux château. Et comment est-ce que je n'ai pas vu ça plus tôt ? Qui a besoin d'enfant à soi quand on peut s'occuper de ceux qui ont besoin juste d'un peu d'attention et d'amour ?
Guenièvre lui fit les gros yeux.
-Je vous préviens par contre que si vous voulez participer à mon projet, je vais avoir des exigences, mon ami. Tout d'abord, nous prendrons les décisions ensemble à leur sujet, vous, moi et Bohort. Ensuite, vous passerez toujours une heure par jour avec eux, à leur apprendre ce que vous savez, ou même à jouer. Si on vous reproche ce temps perdu, vous direz que ce sont mes ordres, parce que je crois que ce serait bon pour votre santé de passer plus de temps auprès d'enfants, et moins auprès de chevaliers demeurés. S'il le faut, je peux vous en faire un ordre écrit, et ceux qui ne seront pas d'accord auront affaire à moi.
-Tout ce que vous voulez, ma mie, promis Arthur.
Satisfaite, Guenièvre hocha la tête et sourit.
-Bien. Et maintenant, vous voulez les rencontrer ? Bohort et moi leur avons dit que c'est grâce à vous qu'ils avaient un toit et de la saucisse à manger le soir et ils veulent vous remercier. Bohort leur a appris une petite chanson. Elle est très mauvaise, mais vous allez l'écouter avec le sourire, n'est-ce pas ?
Arthur promis. Rayonnante, Guenièvre se tourna vers la porte.
-Bohort ? Faites les entrer s'ils vous plaît.
Le chevalier s'empressa d'obéir. La gorge serrée, Arthur regarda entrer deux garçons et trois filles âgés de quatre à onze ans. Tous étaient maigres à faire peur, mais leurs joues semblaient reprendre des couleurs maintenant qu'ils mangeaient à leur faim. La main de Guenièvre toujours serrée dans la sienne, Arthur se leva pour aller s'agenouiller à leur niveau.
Guenièvre avait raison. Il n'avait pas besoin d'enfants à lui. Juste de voir suffisamment d'enfants grandir heureux pour qu'il sache qu'il ne subissait pas tout ça pour rien. La quête du Graal, la chevalerie, tout ça c'était un objectif trop souvent vide de sens, mais pas ces visages plein d'espoir qu'il voyait devant lui. Pour eux, il pourrait soulever des montagnes, ou même simplement se lever le cœur un peu plus léger.
La plus petite des filles lui offrit un sourire timide. Il lui répondit par un du même acabit et sentit son cœur fondre en écoutant le concerts de murmures de remerciements. Une ombre quitta son cœur, une qui l'habitait depuis plus de dix ans, lui rappelant ce que c'était que l'espoir. Jamais il ne saurait trouver les mots pour remercier suffisamment Guenièvre du cadeau qu'elle lui offrait en cet instant, mais elle savait probablement ce qu'il essaya de lui transmettre par le regard au-dessus des têtes des enfants, car son sourire à elle semblait illuminer la pièce.
