La suite de Revenge — Moth To a Flame.

Cette histoire est terminée, elle compte douze chapitres + un épilogue. Elle sera publiée chaque samedi soir. Bonne lecture !


"Соғыс жарияладың қалай? / Why did you declare war?
Жүрегімде жан қалмай / My heart is without soul
Тілінген өткір тілден / From a sharply cut tongue
Әрбір ойланбаған сөздерің де дәл оқтай / Every thoughtless word is like a bullet
Кеудемді теседі Дым да қалдырмай / It pierces my chest leaving nothing"

ABUSE, Ninety One


Yuri est fatigué de faire des listes de tout. Il est lassé de documenter ses pensées sur un bloc-notes, de taper sur son téléphone toutes les merdes qu'il lui arrive. Il est exténué d'organiser ses journées avec la précision d'une horloge fine, de marquer la moindre de ses erreurs avec un autre bleu sur sa peau. Il s'est brisé à force de vivre parmi ses mauvais souvenirs, parmi les visages du passé qui le hantent. Catégoriser en mal ou en bien, c'était censé l'aider à devenir une personne meilleure. Quand est-ce qu'il s'est planté à ce point ?

L'obscurité tire le rideau sur une journée de plus à se morfondre, le soleil s'en va au-dessus de la mer. Les lignes rouges de son attelle fraîchement retirée marquent son poignet, et les souvenirs de ces derniers mois sont imprimés dans son esprit, indélébiles comme des lignes sur du papier. Pourquoi avoir noirci des pages entières à la recherche de réponses, quand tout ce qu'il a trouvé, c'est encore plus de pourquoi ?

Les vagues chassent inlassablement le sable, les aboiements de Makkachin résonnent dans la baie d'Hasetsu. Au loin, Viktor et Katsudon profitent du coucher de soleil, et Yuri détourne les yeux lorsqu'ils lient leurs mains.

Le mois d'août a été sec et chaud, alors les derniers rayons du soleil sont comme une étreinte tiède, la seule que Yuri a reçue cet été. Il replie ses jambes contre son torse, perché sur l'un des bancs de la butte abritant le château. Il tire son téléphone de sa poche et consulte le compte Instagram d'Otabek. C'est un réflexe débile, parce qu'il sait que son meilleur ami y est très peu actif. Tout ce qu'il a publié depuis son départ, c'est un cliché de l'aréna azur et or d'Almaty. Il fait traîner son pouce au-dessus de la publication, mais il n'ose pas la liker.

À la place, Yuri consulte la page de Kulpynai, où elle a posté quelques photos de son frère. Un selfie les montrant bras dessus, bras dessous. Un portrait d'Otabek accompagné de ses deux parents, dans ce qui semble être le centre-ville d'Almaty. Un panorama montrant sa silhouette installée dans le grand jardin, une dombra en équilibre sur les genoux. Otabek ne sourit jamais sur les photos, c'est difficile pour Yuri de savoir s'il est heureux ou non.

Enfin, Yuri ouvre son propre compte, où les dernières photos datent du mois de juin. Une photo volée d'Otabek, penché sur la guitare empruntée lors des Nuits blanches. Une image de lui, inspectant la moto qu'ils avaient loué à Osaka. La photo qu'ils avaient prise devant le Pont aux Lions, ivres et idiots. Otabek ne souriait pas non plus, mais ses yeux brillaient d'une telle lueur qu'il était impossible de s'y méprendre. Est-ce que lui aussi regarde leurs vieilles photos, en espérant pouvoir revenir en arrière ?

Le cœur serré, Yuri s'allonge sur le banc, les yeux rivés sur le ciel à présent sombre. Oui, il est fatigué. Fatigué de toujours tout gâcher.


Il fait beau dehors, mais le lit de Yuri est froid. L'alarme de son téléphone sonne depuis de longues minutes et il n'a pas envie de sortir de la chambre. Ça voudrait dire affronter les regards que lui lancent le couple Katsuki-Nikiforov.

Avant de réveiller les autres clients de Yuutopia avec le vacarme de son réveil, Yuri fouille les draps et récupère son téléphone. La batterie est quasiment morte, il ne s'embête pas à la charger. Excepté pour les occasionnels textos inquiets de Mila, sa messagerie est vide. Otabek ne lui a pas adressé la parole depuis son départ.

Yuri s'habille sans prendre la peine de se rafraîchir le visage ou de démêler ses cheveux. Il descend l'escalier et évite de passer par la salle commune en sortant. C'est en te laissant aller que tu vas t'améliorer, Yuri ? Pourquoi est-ce que tu penses qu'il a décidé de partir, hein ?


— Reprend depuis le début, c'était plutôt pas mal.

— OK, OK, Vitya.

Cette semaine, Yuri patine sur son programme court, et même s'il est parfois un peu raide, les mouvements lui reviennent aisément après sa pause forcée. Le quadruple Axel est abandonné pour l'instant, Yuri n'a pas le courage de batailler avec Viktor pour le réintégrer au programme long. C'est un miracle que le vieux ait accepté que Yuri recommence l'entraînement avant la fin des trois semaines de repos conseillées par le médecin.

À vrai dire, Yuri n'est pas pleinement concentré sur l'entraînement. Il a envie de passer les doigts sous les bordures de son attelle pour gratter la blessure jusqu'à ce qu'elle soit à vif. L'entorse n'est plus qu'un picotement désagréable, et, surtout, un rappel de la douleur bien plus forte qui palpite dans son torse. La petite fêlure dans le ligament représente bien cette brèche qu'il a ouverte entre Otabek et lui. Il se demande si le temps pourra la réparer, ou s'ils sont destinés à la creuser de plus en plus.

Les raisons pour lesquelles Yuri s'est laissé dépérir lui semblent à présent floues. Était-ce la pression ? L'ombre de Viktor sur lui ? La recherche impossible de la perfection ? Les restes d'une enfance gâchée ? Les séquelles d'une mort qu'il n'a pas acceptée ? Il n'a jamais rechigné à se tuer à la tâche, et maintenant que son acharnement pourrait lui coûter sa relation avec Otabek, il se pose enfin la question — Pourquoi ?

La rage de vaincre a disparu, remplacée par la sempiternelle peur dont il n'a jamais su se défaire. Et si la mauvaise voix dans son crâne avait raison ? S'il était mauvais au point de tout rater ? S'il était si abîmé qu'il ne pouvait rien faire de bien ? S'il était assez dégoûtant pour que tout le monde ait raison de l'abandonner ?

Yuri s'élance dans sa combinaison de pirouettes. Son estomac et son cœur sont serrés, il est pris de nausée. Il ne sait pas si c'est à cause de l'aréna qui tourne à toute vitesse ou à cause du flux de pensées qu'il n'arrive pas à stopper. Par automatisme, il se redresse quand même, il exécute la séquence de pas qui mène au triple Axel.

Au moment où le programme touche à sa fin, Yuri ne se souvient pas l'avoir patiné jusqu'au bout. Sa gorge brûle alors qu'il inspire de grandes bouffées d'air, et la douleur dans son torse frappe fort. Sur le coup, il pense que le bruit vient de son cœur qui bat dans ses tempes, puis, il remarque que Viktor est en train de l'applaudir.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? grogne Yuri.

Le visage de Viktor se fend d'un sourire.

— C'est la meilleure interprétation que j'ai vu de toi depuis longtemps. Reprend depuis le début, je vais filmer.

Surpris, Yuri se fige quelques secondes avant d'obéir. C'est rare que Vitya fasse des compliments, ce qui signifie que c'est sincère.


— C'est simple, tu as juste à fouetter les œufs avec de la farine, puis à verser la panure dans un bol. Ça te va ?

La cuisine sent la friture à plein nez, c'est ce qui a initialement tiré Yuri de sa tanière. L'autre-Yuuri a les mains tachées de sauce soja et porte un tablier couvert de farine. Ses cheveux sont plaqués en arrière par un bandada, mais si Yuri regarde bien, il pourrait probablement y trouver des morceaux de bouffe aussi.

En voyant Yuri pointer le bout de son nez au rez-de-chaussée, Katsudon lui a promptement proposé de cuisiner avec lui. Yuri pressent que c'est par charité, parce que lorsqu'il ne patine pas, il reste enfermé à l'étage toute la journée.

— Ouais, ouais, ça marche. Ne te plaint pas si c'est dégueulasse, ce n'est pas mon domaine d'expertise.

— Ça va le faire ! répond Katsuki. Je vais m'occuper de la viande, moi. Tu vas voir, ce n'est pas bien compliqué.

Sans attendre, l'autre-Yuuri manipule la viande de porc, retirant les nerfs et le gras. Il est concentré et silencieux, ce qui est bizarrement réconfortant pour Yuri. Ça lui rappelle les weekends passés à cuisiner avec Nikolaï, dans la petite cuisine de l'appartement de Moscou. Le vieil homme avait pour habitude de dire que tout pouvait se régler avec un bon plat, et même si Yuri n'est pas certain d'y croire, il doit admettre que mettre la main à la pâte l'oblige à se changer les idées.

Alors que Katsuki bat le morceau de viande de la lame de son couteau afin de ramollir la chair, Yuri prépare la chapelure et lance la cuisson du riz. Le calme est meublé par le son des clients discutant de l'autre côté de la cloison et le frémissement de l'huile de friture. Yuri est reconnaissant pour le soutien silencieux de son collègue, au contraire des perpétuelles exclamations de…

— Yura ! Yuraaaa !

Merde, ce connard sénile de Viktor doit le chercher. Les pas s'éloignent dans le couloir, puis reviennent rapidement. Lui aussi doit être aiguillé par le fumet du porc dorant sur le feu, vu qu'une tête aux cheveux gris ne tarde pas à apparaître dans l'interstice de la porte.

— Qu'est-ce que tu veux, le vieux ?

En dépit de l'ambiance maussade planant à Yuutopia, Vitya ne perd pas son sourire. Ça donne envie à Yuri de le secouer pour lui retirer son expression niaise.

— As-tu vu ?! s'époumone Viktor.

— Qu'est-ce que j'ai vu ?

— La vidéo d'Otabek ! Celle postée par sa sœur !

— Par sa… Pourquoi tu suis Kula sur Instagram, toi ?

— C'est Mila qui m'a partagé sa publication.

— Et pourquoi tu parles à Baba ? Non, laisse pisser. Je m'en tape. C'est quoi, cette histoire de vidéo ?

Yuri fait de son mieux pour paraître désintéressé. L'air de la cuisine paraît de plus en plus étouffant.

Faisant planer le suspens, Viktor allume son portable puis tourne lentement l'écran vers Yuri. Yuri reconnaît les sièges bleus et les murs de brique grise de la patinoire où s'entraînait Otabek, ainsi que la voix de Kula grésillant dans le micro. Elle encourage vivement son aîné et l'image saute alors qu'elle s'agite derrière le téléphone.

L'arrangement d'Otabek sur November Rain résonne dans l'aréna. Otabek a accentué la basse, ralenti le tempo du morceau, et les beats lents et harmonieux se marient à la perfection avec ses mouvements. La musique saturée va de paire avec la brutalité de ses mouvements. C'est impressionnant. C'est différent. Otabek a toujours patiné comme s'il combattait la glace, mais il n'a jamais fait preuve de la brusquerie caractéristique à Yuri.

Yuri ne l'a jamais vu danser comme ça. Il s'apprête à ouvrir la bouche, mais Beka le surprend à nouveau. Le solo de guitare gémit longuement, accentué par les murmures du chanteur. Yuri sait, parce qu'il a observé Otabek des milliards de fois, qu'il va s'élancer pour son triple Lutz. Son atterrissage concorde exactement avec un coup de grosse caisse de la batterie.

— Putain !

— Oui, confirme Viktor.

— C'était un quad Lutz !

— Oui, répète-t-il.

— Le seul quad qu'il lui manquait…

Viktor hoche la tête, l'air grave, puis répond :

— Visiblement, il n'a pas besoin de nous pour revenir en force.

Posté derrière Viktor, l'autre-Yuuri grimace. Vitya est parfois tellement candide qu'il ne réalise pas ce qu'il dit et Yuri est si épuisé qu'il n'a pas la force de se mettre en colère. À vrai dire, ce n'est pas tellement les paroles de Viktor qui le blessent. C'est la colère qu'il peut lire dans le patinage d'Otabek. Il ne répond pas et essuie ses mains sur son pantalon. Il n'est bon qu'à salir, à abîmer. Peut-être, au final, qu'il est tout simplement trop défectueux pour apprécier quelqu'un correctement.

— Vitya ? demande Katsuki. Tu ne veux pas t'occuper de couper les oignons ?

Yuri échange un regard entendu avec son homonyme japonais, puis quitte la pièce. T'as mérité de te sentir merdique, Yuri. C'est toi, et toi seul, qui lui a fait ça.


Les repas à Hasetsu sont pour le moins animés. Les jours où Yuri est particulièrement malchanceux, Hiroko et Toshiya ouvrent une bouteille de saké et le dîner s'éternise durant des plombes, généralement jusqu'à ce que Katsudon s'effondre la tête la première sur la table.

Ce soir, c'est Viktor qui a ramené un vin rouge recommandé par Minako. Connaissant la vieille sorcière et le vieux con, Yuri sait déjà qu'ils sortiront tous de la salle commune complètement bourrés. Ce n'est peut-être pas plus mal, parce qu'il s'est tiré de son lit par pure politesse. Il sait déjà que d'ici une heure, les parents de l'autre-Yuuri vont diffuser les vieux programmes de leur fils sur la télévision, puis que Viktor en profitera pour passer les siens. Ce sera le signe pour Yuri de déguerpir.

Yuri plante ses baguettes dans l'oeuf, dont le jaune s'écoule sur le riz. Il porte quelques bouchées à ses lèvres, mais la nourriture paraît fade. Les bruits autour de lui s'effacent et il est atrocement conscient d'à quel point il se sent seul, même s'il est accompagné par toute la famille Katsuki.

De son côté, Viktor se fond dans la masse. Il rit bruyamment aux plaisanteries de Mari, il sert des verres trop pleins à toute la table, il n'a aucune honte à presser des baisers sur la joue de l'autre-Yuuri. Yuri n'écoute pas un mot de ce qu'ils disent, mais il est soudainement frappé par une réalisation. Ils forment une étrange famille. Une famille heureuse.

Le souvenir d'une famille heureuse paraît si lointain à Yuri. Il est morcelé dans son esprit, effrité comme une pierre tombale rongée par le temps. Il n'a plus personne avec qui il se sent bien, soit parce qu'il les a perdus, soit parce qu'il les a repoussés. Yuri est si effrayé par le rejet que le concept même d'une famille est laissé à pourrir.

— Qu'est-ce qu'il se passe, Yurio ?

La voix grave de Mari fait sursauter Yuri, enraillée par les cigarettes, qui ont également jauni le bout de ses doigts. Yuri remarquait la même chose chez sa mère et chez Nikolaï. Il déteste la clope. Putain, il déteste être ici. Il pose ses ustensiles sur la table et répond :

— Je n'ai pas faim.

— Non… Je veux dire, ta tête.

— Vous me déprimez.

— Je ne sais pas si tu as besoin de ça pour déprimer, tu te débrouilles bien sans nous !

Histoire de faire chier Yuri, la jeune femme lui subtilise un morceau de porc pané, qu'elle fourre dans sa bouche sans la moindre délicatesse. Elle remarque l'air dégoûté de Yuri et tend la main pour lui voler une autre tranche. Il tape son avant-bras, assez fort pour que la viande tombe dans le bouillon avec un gros plouf.

L'agitation a attiré l'attention de Viktor, qui les observe, le menton posé sur sur le dos de sa main, le coude appuyé sur le bois de la table shabudai.

— C'est vrai, commente Vitya. Tu as passé l'été ici et tu as à peine foutu le nez dehors !

— Cette ville est un trou pommé, rétorque Yuri.

— Il y a plein de choses à faire !

— Du genre ?

— Venir avec nous aux sources chaudes plutôt que de retourner bouder dans ta chambre ! Tu ne vas tout de même pas passer la fin de l'été à te morfondre !

Yuri fixe l'étiquette de nutriments collée sur le saké. Heureusement que le pourcentage d'alcool est fort, ça pourrait l'empêcher de commettre un meurtre avant la fin de la soirée.

— Si je vous accompagne ce soir, tu me promets d'enfin me lâcher ?


La tête flottant agréablement à cause du vin rouge, Yuri regarde les bulles exploser au-dessus de l'eau chaude. Son reflet est strié par les vaguelettes, un peu comme s'il se regardait dans un miroir déformant. Il s'efface lorsque Viktor et l'autre-Yuuri pénètrent dans l'eau.

Vitya trimballe une autre bouteille et Yuri sent qu'il va en avoir besoin. Ses amis le laissent errer comme une âme en peine à travers Yuutopia, mais ils savent que quelque chose ne va pas. Au détour d'un couloir, il avait surpris quelques conversations inquiètes, et, s'il doit être honnête, il s'en veut un peu de provoquer leur inquiétude.

— Tu boudes encore, mon petit Yurachka ?

Yuri déglutit et ne répond pas. Il trace des formes concentriques sur la surface de l'eau, effaçant son reflet dès qu'il se forme.

— Ce n'est rien de plus qu'une petite dispute ! s'exclame Viktor.

— Une dispute qui dure un mois et qui se poursuit sur deux continents séparés ? ironise Yuri.

Viktor tire un verre d'on ne sait où. Il le remplit, le donne à Yuri et poursuit :

— Vous êtes inséparables, ça va s'arranger.

— Qu'est ce que tu en sais ? geint Yuri. S'il faut, en ce moment même, il est sur Grindr en train de chercher un nouveau mec !

— Sur Grindr ? s'étonne Viktor.

— Un nouveau mec ? interroge Katsudon.

À force de traîner avec Viktor, voilà que Yuri a aussi la langue bien pendue. Il mord l'intérieur de sa joue. Il pose les yeux sur les lanternes qui se balancent le long de la façade. La dernière fois qu'il avait accepté de se rendre dans les bains, c'était avec Otabek. Ce soir-là, il avait deviné qu'ils courraient à leur perte. Pourquoi n'a-t-il pas su être assez sincère pour mettre fin à leur jeu ?

— On ne sortait pas ensemble, contrairement aux films que vous vous faites.

Contrairement à Yuri, Viktor ne s'embête pas d'un verre. Il boit à même le goulot. Dégueulasse, surtout pour un germaphobe comme Viktor. Il demande :

— C'est réellement ce que tu penses ? De ce que je vois, ton comportement ressemble fortement à un chagrin d'amour.

Yuri laisse son crâne reposer sur la pierre, portant son verre à ses lèvres. Il ne sait pas ce qu'ils étaient. Il se doute qu'ils n'ont pas réussi à être de véritables amis après leur rupture. Ils ont exploré la limite de leur relation, fine comme une lame de patin, qui n'a jamais su contenir toute l'étendue de leurs sentiments.

Un mouvement sur la gauche attire l'œil de Yuri. L'autre-Yuuri tapote gentiment l'épaule de Viktor pour attirer son attention.

— Tu n'irais pas chercher une autre bouteille, Vitya ?

— Tu en veux aussi ? demande l'intéressé.

— Oui, sourit l'autre-Yuuri. Tu peux aller en chercher une à la cuisine ?

En bon mari obéissant, Viktor disparaît dans la seconde.

— Ça va être la quatrième bouteille ce soir, tu veux notre mort ? grogne Yuri.

— J'ai pressenti que tu voulais quelques minutes de calme.

— Qu'est-ce que ça cache ?

L'autre-Yuuri affiche un sourire penaud. Il a moins bu que son mari, mais ses joues sont rouges. Ça explique pourquoi il ose confronter Yuri.

— Je me dis qu'on pourrait discuter. Et après ça, tu pourras tout oublier.

Vexé d'avoir été percé à jour, Yuri croise les bras sur son torse.

— Vitya m'a montré la vidéo que vous avez filmé hier, dit Katsuki.

— Et ?

— C'était vraiment touchant. Tu as toujours été très émotif sur la glace, mais ce programme, c'est quelque chose d'autre.

Yuri s'attendait à ce qu'il lui fasse la morale. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Il relâche lentement les bras et grogne :

— J'ai le sentiment que tu essayes de me dire autre chose avec ce flot de compliments.

— Je sais que tu vas mal et ça se ressent sur la glace. Je ne connais pas bien Otabek, mais… Je suis certain qu'il souffre de votre dispute, lui aussi.

Honteux, tel un gamin, Yuri boude en jouant avec ses cheveux humides. Il ne peut s'en vouloir qu'à lui-même si Otabek a foutu le camp. Honnêtement, il aurait agi de la même manière. Il l'aurait sans doute même insulté, puis il aurait bloqué son numéro.

— Yuri… Si l'un de vous deux ne fait pas le premier pas, vous allez vous faire beaucoup de mal.

C'est rare que Yuri se retrouve seul avec son collègue, il a tendance à oublier que Porcinet cache pas mal de sagesse derrière son air perdu.

— Tu penses qu'il va me répondre ?

— Vous êtes tous les deux blessés, et vous êtes tous les deux têtus. Ça risque de demander du temps avant que votre relation revienne à la normale, mais si tu tiens tant que ça à lui, ça vaut le coup d'essayer.

— C'est à cause de moi qu'il est parti, dit Yuri. Il y a de fortes chances qu'il m'envoie chier.

— Je sais que c'est effrayant, de s'ouvrir aux autres… Mais il faudrait que tu trouves un moyen de lui exprimer ce que tu ressens.

Les différences culturelles ainsi que leurs caractères diamétralement opposés causent parfois souci à Viktor et Katsudon. L'un comme l'autre ont passé tellement de temps à se donner pleinement au patin, ils ne savent pas toujours comment se comporter dans une relation amoureuse. Tout ce qui brille n'est pas intégralement composé d'or, peu importe à quel point l'éclat est éblouissant. En grattant la surface, on finit toujours par découvrir les défauts.

— Tu crois pouvoir négocier avec Minako pour que j'emprunte la salle de danse demain ? demande Yuri.

L'autre-Yuuri fronce les sourcils.

— La salle de ballet ?

— J'en aurais besoin rapidement.

— Euh… Oui, bien sûr. Mais… Pourquoi ?

— Tu auras la réponse si mon plan fonctionne.

La porte s'ouvre avec fracas, coupant court à d'éventuelles questions venant de Katsudon. Viktor apparaît, rouge et titubant. C'est à peine s'il arrive à marcher jusqu'au bain, son mari doit l'aider à y rentrer pour qu'il ne se casse pas la gueule. Il est d'ailleurs tellement raide qu'il faut que Yuri intervienne, calant le deuxième bras de Viktor au-dessus des épaules pour le stabiliser et attrapant la bouteille dans sa main pour éviter qu'elle ne tombe.

— Je savais que je vous manquais ! marmonne Viktor.

— Ouais, grogne Yuri. Ton absence m'a beaucoup touché, j'étais enfin au calme !

Ignorant totalement les protestations de Yuri, Viktor les force tous deux dans une étreinte. Malgré son état et malgré ses quelques années de retraite, le vieux a toujours de la force. Il faut de bien trop longues secondes à Yuri pour s'échapper, durant lesquelles Katsudon ne lui est d'aucune aide. Il se recule brusquement et s'écrie, les pointant du doigt de manière accusatrice :

— Vous me faites chier !

Face à son air scandalisé, l'autre-Yuuri étouffe un rire derrière sa main et réplique :

— Nous sommes également contents de passer du temps avec toi.

Viktor, qui n'en loupe pas une, en profite pour s'égosiller :

— Nous t'aimons, Yurachkaaaa !

— Ouais, ouais, évidemment, les vieux !


La nuit s'assombrit, et lorsque les nuages bloquent totalement le ciel, Yuri monte se coucher. L'agitation de la famille Katsuki se poursuit sous les fenêtres. Dans cet état flou de fatigue et d'ivresse, dans l'impossibilité de dormir, Yuri ne peut plus fuir ses pensées. Ce soir, c'est un souvenir particulier qui lui revient.

Yuri devait avoir trois ans, il était dans la cuisine de l'appartement de Nikolaï. C'était un repas de famille, et les adultes étaient en train de discuter dans le salon. Yuri s'ennuyait, il fouillait dans les tiroirs et placards, parce qu'ils étaient réservés aux adultes et que c'était drôle de détourner les règles. Les bouteilles et les boîtes de conserve ne l'avaient pas intéressé, il était surtout intrigué par la plaque de cuisson. Diana lui interdisait formellement d'y toucher, encore plus qu'aux liqueurs cachées sous l'évier et aux paquets de clopes posés en hauteur sur les meubles. Il était déjà assez malin et casse-cou pour se percher sur une chaise et jouer avec les boutons.

— Arrête ça, avait ordonné une voix.

Le père de Yuri se tenait dans l'encadrement de la porte, à peine visible dans l'obscurité de la pièce. Yuri lui avait jeté un coup d'œil, puis s'était détourné. Il voulait tester les limites de l'interdit.

— N'y touche pas ! Tu vas te faire mal !

La plaque était brûlante, elle réchauffait les joues glacées de Yuri, plus que le chauffage qui marchait à peine et Yuri était fasciné. Comment est-ce que quelque chose pouvait tenir chaud sans feu ? Pourquoi est-ce que ça ferait mal, s'il n'y avait pas de flammes ?

— Yurachka !

Bien sûr, Yuri n'avait pas écouté. Il avait approché sa main du métal. Il avait entendu son père approcher. Celui-ci avait saisi le poignet de Yuri sans délicatesse. Il avait appuyé sa main sur le feu. Yuri avait hurlé. Nikolaï et Alina étaient arrivés dans la cuisine et ils avaient crié, eux aussi. C'est là que l'homme avait lâché la main de Yuri, puis qu'il avait quitté la pièce en silence.

Yuri avait serré les dents lorsque ses grand-parents s'étaient occupés de la blessure. Il avait regardé la plaie rougir et l'ampoule gonfler. Il avait refusé de pleurer parce que c'était de sa faute. C'était le premier et le dernier enseignement de son père.


Ouais, Yuri avait une famille et il n'en garde que des rappels douloureux. La cicatrice en forme de demi-lune sur son genou, le jour où il était tombé devant la patinoire et que Nikolaï l'avait récupéré en larmes. Les marques effacées par le temps, toutes ces fois où il s'était retrouvé au sol durant les entraînements avec Diana. La brûlure sur sa paume, cette nuit où son père l'avait forcé à se brûler sur la plaque de cuisson. Tant de marques qu'Otabek avait embrassées, laissant des traces à présent effacées et pourtant immuables.

Au fond, Yuri sait pourquoi il a repoussé Otabek. Il s'est enfermé dans une prison froide, celle des patinoires, de peur de s'attacher à nouveau. C'est plus facile de vivre dans un endroit qui gèle la moindre émotion, plutôt que de s'autoriser à faire fleurir un espoir dans une chaleur propice.

Le patin avait été toute sa vie, salvateur dans les pires moments. Total, lorsqu'il avait finalement réussi à en faire son gagne pain. C'était la bouée, l'échappatoire, la porte de sortie. Les maux s'étaient échappés sur la piste, encore et encore, avec la facilité déconcertante qu'il avait toujours eue. Et maintenant ? Yuri se demande si ça valait le coup de perdre autant de temps. Avec ses parents. Avec ses grand-parents. Avec Otabek.

Yuri se redresse, détournant le regard de la grande glace dans la salle de danse de Minako. Il souffle entre ses dents :

— C'est parti, Plisetsky…

Yuri pose son téléphone en équilibre sur une chaise, lance l'enregistrement et débute sa chorégraphie. Seuls ses pas résonnent dans la pièce, parce qu'Otabek et lui n'ont jamais eu besoin de musique pour danser, n'ont jamais eu besoin de mots pour se comprendre.

Un peu de lumière passe à travers la vitre en ce début de matinée, mais Yuri danse dans l'ombre du fond de la salle. Dans ses sauts hauts et aériens, dans ses accroupissements soudains, il recrée la course effrénée à laquelle Otabek et lui se livraient. Dos à l'objectif, Yuri n'a de cesse de le fuir.

Petit à petit, les gestes de Yuri sont moins contrôlés, un combat avec lui-même alors qu'il lutte pour progresser vers la fenêtre. Il tourne sur lui-même, de plus en plus lent, de plus en plus vulnérable. Son corps s'étire et se relâche, ses sauts perdent en force, sa grâce et sa force féline l'abandonnent.

Le soleil s'élève au-dessus d'Hasetsu, renforçant le contraste des ombres dans la salle. Yuri se retourne enfin vers la caméra. D'avant en arrière, il se déplace en pointes, léger mais fatigué, les bras étendus et le regard fuyant toujours. Puis, soudainement, il s'élance à nouveau. Il se tire de l'obscurité dans un dernier grand jeté, rejoignant l'espace illuminé et s'effondre devant la caméra, la main tendue vers elle.

À genoux, il sourit, dévoilant ses canines pointues, bien que son regard n'est pas joueur. À bout de souffle, il murmure :

— Touché. C'est toi le chat.


Avec le décalage horaire, Hasetsu s'éveille avant qu'Almaty ne le fasse. L'astre solaire s'approche à présent du zénith, et, assis sur le rebord de la fenêtre, Yuri observe les nuages gris danser sur la ligne d'horizon. Le vent les pourchasse, se battant pour une journée meilleure.

Le téléphone de Yuri vibre, il manque de le faire tomber alors qu'il se contorsionne pour le sortir de la poche. Il sait qui est l'expéditeur. Son cœur bat tout à allure, dansant sur ce rythme particulier que seul Otabek lui fait ressentir.

[Beka] : C'est toi le chat. Attrape-moi.