De presque toute sa vie, Gilles l'Ecarlate avait toujours été seul. Ce n'était pas uniquement dû au fait qu'il n'avait pas de famille. Sa mère, tout d'abord, avait été là durant les huit premières années de sa vie, avant de mourir du jour au lendemain, emportée par une fièvre tierce. Ce jour-là, Gilles avait perdu la seule famille qui l'aimât réellement. Il y avait bien ses oncles et tantes, qui vivaient dans les villages voisins et s'étaient bien vite désintéressés de son sort, mais surtout, il y avait son père et son frère. Une famille bien plus proche de lui par les liens qui les unissaient que la lignée de sa mère, mais qui, tout comme eux, n'avait que faire de son sort. Ce n'était pas tout d'avoir une famille, il fallait aussi qu'elle vous aime et vous reconnaisse pour se sentir exister. Or, cette partie-là de son ascendance ne remplissait aucun de ces critères. Son père ne l'avait pas reconnu et sans doute qu'il ne l'aimait pas beaucoup pour le laisser ainsi croupir dans la misère. Quant à son frère, qu'il tenait pour l'être le plus méprisable qui soit, il ne se doutait probablement pas qu'il existait. Non pas que ça lui aurait inspiré quoi que ce soit d'autre que le mépris ou la colère, et c'est d'ailleurs pour ça que son père l'avait chassé, lui, Gilles, son second fils, de sa maison. Tout cela pour contenter un petit vaurien égoïste et méprisant. Gilles, il en était sûr, n'aimerait jamais son frère.
Des amis auraient sans doute pu combler ce manque de chaleur affective qui couvait au fond de lui, surtout quand il avait intégré la bande de voleurs qui avait élu domicile dans les bois de Sherwood. Après tout, des camarades aimants valaient bien une famille. Mais ils avait déjà tous leur histoire, dans cette joyeuse bande de hors-la-loi, leurs proches, leurs amis, leur famille. Gilles n'avait nulle part où se faire une place. Et puis, force était de constater qu'il avait du mal à se faire des amis. Il était doté d'un caractère espiègle et d'un bon coeur, mais ses trippes étaient bien trop remplies de haine. Il inquiétait et rebutait. Les gens n'avaient pas besoin de supporter sa colère et son agitation en permanence. Personne ne ressentait l'envie de créer de véritables liens avec lui. Et encore aurait-il fallu le trouver pour ça. Or, Gilles disparaissait souvent sans demander son reste. Il s'acquittait de ses corvées au sein du groupe, comme empêcher quiconque de franchir la rivière de Sherwood sans payer d'impôt aux hors-la-loi, ou encore participer aux missions de chasse, mais malgré ça, il restait très marginal.
Il avait souvent entendu des histoires à propos d'orphelins qui mourraient du manque de soins et d'amour. Pour lui, ça n'avait pas été le cas. Il était bien vivant, il en était certain. Vivant, mais dévoré par un énorme manque d'affection logé au fond de sa poitrine et qui, parfois, à quelques occasions seulement, l'empêchait de respirer.
Parfois, lorsque ce manque devenait trop fort, il s'était pris à imaginer à quoi ça ressemblerait, d'avoir de nouveau une famille. Il se représentait avec son père, qu'il aurait tant voulu connaître, qu'il aimait et admirait malgré tout, de qui il aurait si ardemment souhaité tout apprendre. Parfois, il avait essayé d'imaginer ce que ça aurait fait d'être le frère de Robin. Mais c'était là sa pensée la plus dissimulée et la plus intime. Elle le mettait presque dans le déni. Il n'aimait pas son frère, il en était sûr. Il le détestait, même, ce petit vaurien égoïste et méprisant qui avait fait de sa vie un enfer. Mais quand même. Parfois, il se demandait ce que ça ferait, d'avoir un grand frère...
Quand il avait rencontré Robin, ces pensées s'étaient présentées à lui avec encore plus de force. Maintenant qu'il avait son frère sous les yeux en permanence, et qu'il apprenait à le connaître -bien qu'il fût toujours un vaurien égoïste et méprisant-, ses représentations d'eux deux en tant que frères apparaissaient avec plus de netteté, elles revêtaient plus de réalisme, plus de consistance. Mais il n'aimerait jamais Robin, il en était sûr.
Sauf qu'au fil des mois, ce besoin d'avoir un frère devint de plus en plus fort.
Comme les ennuis leur pleuvaient dessus, il en vint à l'espérer ardemment, sans jamais se figurer avoir la moindre chance d'être accepté.
Il n'avait pas souvent essayé d'imaginer à quoi ça ressemblerait, d'avoir Robin de Locksley comme frère aîné, mais dans les rares occasions où ça lui arrivait, il s'imaginait que ça le rendrait plus fort, plus confiant.
Il pensait qu'il n'aurait plus rien à craindre, à ses côtés.
Et c'était vrai.
Mais avoir un frère le terrifiait aussi encore plus que tout ce qu'il avait jamais vécu.
De toute sa vie ou presque, Gilles avait toujours été seul. Il n'avait plus eu de famille qui l'aimât après la mort de sa mère, il n'avait jamais eu d'amis. Le manque d'affection qui logeait dans sa poitrine grandissait d'années en années, nourri par l'absence d'attention, de câlins, de mots gentils, de sourires complices. Puis Robin était arrivé, et cette simple phrase "Nous sommes frères, Robin de Locksley", lâchée au bout de plusieurs mois de tension, d'usure et de colère, plus une séance de flagellation et la promesse d'être pendu, avait tout changé. Robin l'avait accepté. D'un seul coup, toutes ces choses que Gilles désirait tant sans toujours s'en apercevoir, les câlins, les caresses, les promesses, s'étaient engouffrées dans le vide qui logeait au fond de sa poitrine, en même temps que Robin. Il s'était senti en paix et en sécurité, enfin.
Mais voilà que quelques heures plus tard, ils partaient au château de Nottingham pour affronter le shérif et ses troupes.
Et Robin et lui ne se reverraient peut-être plus jamais. Peut-être que la sensation de bien-être et de réconfort que lui procurait la présence d'un frère lui serait à jamais arrachée. Ils étaient peut-être condamnés à la séparation, l'un ou l'autre emporté par les froides mains de la mort.
Tout ça. Les câlins, les yeux clairs et honnêtes, les sourires narquois, les caresses sur la joue, les paroles complices, la confiance. Toutes ces choses si bassement sentimentales que Gilles n'avait jamais eues, à part avec sa mère, il y avait plus de dix ans, et que depuis il n'avait jamais retrouvées avec quiconque, à part ce Robin de Locksley, ce frère qu'il trouvait si haïssable, si imbu de lui-même, si étranger à son monde. Toutes ces choses qu'il croyait avoir perdues pour toujours, et dont il avait même oublié l'importance, il les avait retrouvées, mais ce n'était que pour quelques heures, peut-être, avant qu'elles ne lui soient de nouveau arrachées. Il suffisait d'un seul coup de lame, d'une seule faille dans le plan... et Robin serait mort. Pour toujours. Et toutes ces choses qu'il avait retrouvées, et qu'il désespérait déjà de perdre, lui seraient de nouveau enlevées. Et plus jamais il ne les retrouverait.
"Gilles ?"
Avant que Robin ne l'appelle, le jeune homme ne s'était même pas aperçu que de grosses larmes roulaient le long de son nez et de ses joues, trempant les mains de son frère qui s'était emparé avec attention de son visage pour l'observer. Gilles renifla et tenta de faire disparaître ses sanglots d'un rapide coup de manche, mais c'était peine perdue.
"Ne pleure pas."
Robin le prit dans ses bras avant même qu'il s'en rende compte. Ce ne fut que lorsqu'il sentit son visage rencontrer la poitrine de son frère et le tissu soyeux de sa chemise frotter contre sa pommette qu'il réalisa que son aîné l'avait rapproché de lui. Il poussa un gros soupir. Ses mains semblèrent agripper les vêtements de Robin d'elles-mêmes, puis ses bras l'enlacèrent eux aussi comme de leur propre volonté. Il secoua la tête, sans raison, probablement pour nier toute possibilité de perdre son frère, ou peut-être uniquement pour frotter son front contre sa poitrine. De toute façon, rien de tout cela n'avait d'importance, à présent que Robin le tenait dans ses bras, là où il se sentait si bien, dans une sécurité si totale et pourtant si absurde. Il pouvait lui arriver n'importe quoi quand il se trouvait contre lui, mais il avait l'impression qu'il y resterait hors de danger aussi longtemps que durerait leur étreinte. Sauf qu'elle ne durerait pas pour toujours, et que c'était peut-être la dernière qu'il lui donnerait.
Gilles s'en voulait d'avoir des pensées aussi macabres. Mais elles lui étaient venues sans qu'il puisse les en empêcher. Ils étaient tous là, en train de se préparer pour mener l'assaut contre le shérif, et soudain, Gilles avait pensé : "Et si jamais Robin était tué ?". Il aurait pu jurer que son sang s'était figé dans ses veines. Son coeur aussi s'était arrêté. Cette pensée l'avait aussitôt suffoqué. "Et si jamais Robin était tué ?". Presque immédiatement, son coeur s'était rebellé : "Non, ça ne peut pas arriver !". Bien sûr que ça ne pouvait pas arriver. Robin n'oserait jamais lui faire une chose pareille, maintenant qu'ils s'étaient trouvés, n'est-ce-pas ? Il avait déjà perdu sa mère et son père, il avait bien l'intention de s'accrocher à son frère de toutes ses forces. Oui, mais si jamais... ?
Prenant conscience de l'agitation qui habitait son frère malgré son regard fuyant, Robin s'était approché et avait essayé de voir ses yeux pour comprendre son tourment. C'était là qu'il l'avait appelé une première fois, sans obtenir de réponse. Puis, apercevant ses larmes, il avait aussitôt pris son visage dans ses mains, espérant que le tendre contact lui apporterait un peu de réconfort. Voyant que c'était inutile, il l'avait blotti dans ses bras.
"Gilles. Gilles, qu'est-ce-qui se passe ? s'inquiéta sincèrement le frère aîné, et Gilles avait si peu entendu cette phrase au cours de sa vie qu'il faillit pleurer encore plus. Est-ce-que tes blessures te font mal ?
-Non, hoqueta Gilles, non... Laisse-moi seulement... une minute pour me reprendre...
-Tout le temps dont tu auras besoin, Gilles."
Le jeune homme avait encore du mal à en revenir. Robin était si gentil avec lui. Il avait presque l'impression que cette douceur, cette inquiétude, cette attention ne lui étaient pas destinées. Qui s'était jamais soucié de lui d'une manière si sincère et si vraie, de toute sa misérable vie, à part sa mère ? Fanny s'était bien occupée de lui à l'occasion, lorsqu'il avait faim ou froid, mais il n'était pas l'un des siens. Ses soins étaient empreints de compassion, pas de tendresse. Elle aurait traité de la sorte n'importe qui surpris dehors dans la neige ou la faim au ventre. Gilles ne recevait pas de traitement particulier. Alors qu'il sentait, à la façon dont Robin le maintenait contre lui, effleurait ses cheveux blonds d'une main compatissante et essayait quelquefois d'apercevoir son visage pour deviner les raisons de sa peine, que ces soins lui étaient réservés, entièrement réservés. Il l'étreignait comme on le faisait d'un frère et c'était délicieux. Gilles s'accrocha à ses bras de toutes ses forces.
"Robin, tu ne vas pas te faire bêtement tuer, n'est-ce-pas ? Tu n'as pas intérêt à me laisser tout seul."
Aussitôt qu'il eût laissé ces mots quitter sa bouche, Gilles aurait tout donné pour pouvoir les reprendre. Ses émotions avaient débordé. Robin n'avait pas à savoir que le perdre lui faisait terriblement peur, qu'il n'avait qu'une envie, s'agripper à lui de toutes ses forces pour l'empêcher de partir et de se faire tuer. Car c'était lâche. Enfantin. Terriblement embarrassant.
"C'est ça qui t'inquiète ?"
Robin délogea la tête de son cadet de son épaule et Gilles se laissa faire à contrecœur. Il espérait juste que son frère finirait vite de le sermonner, afin qu'il puisse l'étreindre encore pendant quelques instants. Les mains de Robin retrouvèrent rapidement son visage et le maintint levé vers lui, quoiqu'il lui fallut patienter quelques instants pour que Gilles se résolve à garder ses yeux dans les siens.
"Gilles, je n'ai pas l'intention de laisser qui que ce soit me tuer, déclara fermement Robin. Marianne a besoin de moi pour la tirer des griffes du shérif et je ne laisserai pas nos compagnons perdre la vie aujourd'hui. Et toi, ajouta-t-il d'une voix plus douce, je n'ai pas l'intention de t'abandonner, Gilles. Je ne peux pas me résoudre à te laisser seul dans ce monde encore une fois."
Il y avait autre chose que Gilles l'Ecarlate avait gagné en devenant le frère de Robin. C'était la capacité de vouer une confiance aveugle à quelqu'un. Lui qui pour survivre avait toujours dû se méfier de tout un chacun, il n'arrivait presque pas à concevoir cette absence totale de doutes que lui laissait l'affirmation de Robin. Si son frère lui promettait de ne pas mourir, alors il ne mourrait pas, c'était évident. Evident et absurde, mais Gilles s'en moquait en ce moment. Comme il n'avait jamais douté en la parole de Robin lorsque celui-ci lui avait affirmé qu'ils se battraient ensemble, côte à côte, jusqu'à la fin.
Son grand frère ne le laisserait jamais tout seul dans ce monde.
Alors, Gilles sourit, malgré ses joues humides, son nez qui coulait et ses yeux rougis. Robin lui rendit son sourire et le laissa de nouveau poser sa tête contre sa poitrine.
Devenir le frère de Robin l'avait bel et bien rendu plus fort.
Il n'avait plus peur de rien.
Enfin, presque.
