J'avais pensé donner un semblant de logique chronologique à cet ensemble de one-shots au lieu de faire des va-et-vient, mais c'est celui-ci que j'ai fini avant les autres, alors c'est pas grave, je n'aurai qu'à présenter la situation en début de one-shot.
Nathana, je ne sais pas vraiment si j'ai été influencée par ton "Un grand soir de fête", mais ce genre de scène me paraissait assez logique dans l'état d'esprit où doivent être Robin et Gilles à ce moment-là de l'histoire.
Le shérif de Nottingham est mort, et ce n'est pas seulement une délivrance pour les hors-la-loi de Sherwood, mais également pour tous les seigneurs qui vivaient sous sa coupe. En de pareilles circonstances, on ne manque pas de faire la fête, mais c'est bien la première fois que les héros de Sherwood se retrouvent en présence de la classe noble, et Gilles a tôt fait de s'éclipser des réjouissances.
Gilles faisait distraitement tourner un couteau dans sa main. Tenir la lame dans sa paume ne lui causait plus la moindre appréhension depuis bien longtemps. Il était passé maître dans l'art du lancer de poignard, après tout. Il ne craignait ni le tranchant de l'acier, ni ses bords effilés. Manier une lame, voilà un domaine dans lequel il excellait. Contrairement à l'art de la conversation, soupira-t-il en son for intérieur, en lançant un regard maussade en direction des feux de joie immenses qui brûlaient là-bas, dans la cour du château de Marianne. A force, tout ce rassemblement de petits seigneurs avait fini par l'étouffer et il avait disparu dans la forêt alentour. Pas trop loin, mais histoire de goûter un peu à la tranquillité et à la quiétude d'être soi-même. Soi-même... un bâtard moitié paysan, moitié noble, mais qui tenait bien plus du premier que du second, et de loin. S'il avait espéré, en goûtant aux bras aimants de Robin, qu'après tout sa filiation et son éducation paysannes n'avaient pas tellement d'importance, ses certitudes avaient été balayées dès qu'il avait eu de nouveau la vraie noblesse sous les yeux. Là, il s'était senti aussi gauche et insignifiant que le plus petit des valets de ferme et il en avait presque eu honte.
Au moins, dans la forêt, seul avec lui-même, il n'y avait personne pour lui faire des réflexions. A peine avait-il formulé cette pensée qu'une brindille craqua à quelques pas de lui. Il se tourna aussitôt en direction du bruit, avec la grâce et la rapidité qui le caractérisaient. Puis, ses épaules se détendirent.
"C'est donc ici que tu te cachais, remarqua Robin d'un air narquois.
-Je ne me cache pas. Je goûte seulement à quelques instants de tranquillité, loin de ces nobles bruyants et avinés, rétorqua Gilles.
-Dois-je en conclure que je dois m'en aller ?
-Ce ne sera pas nécessaire. Tu n'es pas ivre, toi, n'est-ce-pas ?
-Pas que je sache."
Gilles feignit de se désintéresser de ce que son nouveau frère était en train de faire, et reporta son regard sur les feux de joie, aussi captivé par la lumière qu'un papillon de nuit. Il entendit Robin prendre place sur le tronc d'un arbre mort couché sur le côté, pas trop loin de lui mais pas trop près non plus. Il contempla les feux, lui aussi, en arrachant distraitement des copeaux de mousse de son siège de fortune, qu'il émiettait entre ses doigts. Gilles se demanda avec curiosité s'il avait vraiment besoin d'avoir quelque chose dans les mains en permanence. Il l'avait souvent vu tripoter son arc, un brin d'herbe ou une brindille, tout en essayant de se persuader que non, retenir ce genre de détail sur son frère ne l'intéressait pas du tout. Mais en tout cas, il l'avait remarqué.
"Alors, pourquoi avoir quitté tous tes amis nobles pour venir te perdre ici ? s'enquit-il avec une pointe d'insolence que, il l'espérait, Robin reconnaîtrait comme une simple taquinerie. Ils ne sont plus assez biens pour toi ?"
Robin sourit en secouant la tête, et il lança quelques copeaux d'écorce au loin.
"Veux-tu bien arrêter de toujours avoir quelque chose dans les mains ? s'exclama Gilles alors que son frère ouvrait la bouche pour lui répondre."
Robin observa quelques secondes de silence déconcerté, puis se moqua :
"Tu as d'autres questions ?
-Oui, une seule : que fais-tu ici avec moi, alors que tous les gens de ton milieu sont en train de festoyer, s'empiffrer et célébrer tes exploits ? Tu adores être le centre d'attention. Je pensais que tu serais là-bas comme un coq en pâte.
-Est-ce du mépris que j'entends dans ta voix, Gilles l'Ecarlate ? s'enquit Robin en fronçant les sourcils, visiblement pris de court. Me reproches-tu toujours de t'avoir privé de cette vie que tu méritais ?"
Le chef des voleurs n'utilisait son surnom complet que lorsqu'il avait des choses sérieuses à lui demander, ou, complètement à l'opposé, par simple taquinerie, mais cette fois, il n'y avait aucun doute quant à la raison pour laquelle il l'appelait ainsi.
"Je suppose que tu as raison, reprit Robin sans laisser le temps à Gilles de répondre. Je ne pourrai sûrement jamais effacer tout ce que tu as subi à cause de moi. Je sais que j'étais un enfant immature et capricieux, mais ça ne m'excuse pas. Pourtant, je t'assure que j'aimerais pouvoir me rattraper. Je suis sincère.
-Je sais que tu l'es, soupira Gilles, qui ne savait pas lui-même s'il avait vraiment essayé d'être désagréable ou bien s'il avait dit ça comme ça. Tu es bien trop niais pour ne pas penser tout ce que tu as dit.
-Je ne suis pas niais, se défendit Robin, un léger sourire aux lèvres. Je suis juste... heureux d'avoir un petit frère. Est-ce vraiment une mauvaise chose ?"
"Petit frère". C'était une appellation si douce et si tendre que Gilles sentit une vague d'émotion l'envahir. Robin lui-même paraissait un peu ému de l'avoir dit à voix haute.
"J'ai un frère, répéta-t-il d'une voix émerveillée. J'ai un frère.
-Oui, Robin, tu as un frère. Ou plutôt, un demi-frère.
-Un frère, insista le jeune comte en fronçant les sourcils. Pourquoi serais-tu moins mon frère que le fils de ma mère ?
-Parce que je ne suis pas le fils de ta mère, justement. Autrement, je serais un noble à part entière au lieu d'être une moitié de paysan et une moitié de comte illégitime."
Robin se leva de sa position sur le tronc d'arbre et s'approcha de Gilles dans la pénombre, se penchant au-dessus de lui, autant pour être à sa hauteur que pour passer la tête sous les branches feuillues.
"De là où je suis, je ne vois pas une moitié de quoi que ce soit, mais une personne bien entière, rétorqua-t-il.
-C'est que tu as mal regardé. Ne vois-tu pas ma mise, mon visage sale et mon absence d'éducation ? Je ne connais rien à toutes ces choses dont tes homologues discutent, et j'ai bien vu la façon dont ils me regardaient. Avec pitié et condescendance. Personne ne pourrait croire que je suis le fils du comte de Locksley, n'est-ce-pas ?
-Gilles..."
Robin soupira et passa sous les branches pour s'assoir près de lui, tourné sur le côté de façon à pouvoir passer sa main dans ses cheveux.
"Qu'est-ce-qui te fait dire ça ? demanda-t-il doucement. Quelqu'un t'a-t-il fait des reproches ?
-Non, mais je n'ai pas besoin de mots pour lire le mépris de ces gens, rétorqua son frère de ce ton brusque et venimeux qu'il employait lorsqu'il se mettait en colère."
Un ton qui, peu de temps auparavant, lui était destiné, à lui. Gilles n'aimait toujours pas les nobles, visiblement, et même si Robin ne pouvait empêcher une légère vexation -car il était l'un des leurs et était pourtant convaincu de son intégrité-, il comprenait sans mal son animosité. Lui-même se comportait de façon très peu convenable avec ses paysans, il n'y avait pas si longtemps de ça.
"Gilles, commença-t-il d'une voix apaisante, je sais que la plupart des nobles méprisent ceux qui, contrairement à eux, ne possèdent ni titres ni terres. Je suis bien placé pour le savoir. J'ai été ainsi à une époque."
Sa main frotta doucement la nuque de Gilles, son cou et ses épais cheveux blonds, et il sentit clairement son frère bouger la tête pour accentuer le contact de ses doigts sur sa peau.
"Mais tu dois garder à l'esprit que le sang n'a aucune importance, poursuivit Robin. C'est une chose que notre père répétait souvent.
-Notre père disait ce genre de chose ? Vraiment ?
-Gilles, tu en es la meilleure preuve !"
Sans pouvoir se départir de son sourire goguenard, l'aîné plongea ses doigts dans les cheveux de son cadet pour les lui lisser derrière l'oreille, en un geste qui stupéfia le jeune homme car c'était une caresse que sa mère avait souvent pour lui, et il entendit Robin s'esclaffer :
"Crois-tu vraiment que Père serait tombé amoureux de ta mère s'il n'avait eu que de la haine et du mépris pour elle ? Fais-moi confiance quand je te dis qu'elle était très précieuse à ses yeux et que ça a été un véritable déchirement pour lui que de devoir l'abandonner."
Les yeux de l'archer, jusque là tout pleins de malice, s'assombrirent brusquement et il laissa retomber sa main.
"Et je sais que, s'il n'y avait pas eu mon arrogance et ma colère, c'est avec elle qu'il aurait choisi de continuer sa vie, acheva-t-il doucement."
Gilles le fixa sans un mot. Entendre parler de ses deux parents comme d'un couple d'amoureux, prêts et décidés à passer le restant de leur vie ensemble, lui procurait un agréable sentiment de bien-être et de fierté au creux du ventre. Comme cela le changeait de cette éternelle ritournelle selon laquelle sa mère n'était qu'une pauvre paysanne qui s'était entichée d'un noble, qui avait été assez naïve pour croire qu'il la garderait, et qui, maintenant qu'il lui avait fait un enfant, l'envoyait pourrir dans la fange, loin de lui ! Gilles avait toujours cru en l'intégrité de son père -car comment demeurer sceptique devant toutes les incroyables histoires que sa mère lui racontait sur lui ?-, alors qu'il avait toujours déversé toute sa colère et sa frustration de ne jamais le connaître sur son frère, qui avait été une sorte de défouloir pour lui pendant toutes ces années. Oui, Robin avait conduit ses parents à se séparer, il l'admettait lui-même avec beaucoup de culpabilité, mais... il ne méritait pas ça. Finalement, même si Gilles aurait pensé ne jamais le reconnaître, cette folie que son frère avait commise était... une erreur de jeunesse. Et quand bien même ça l'avait privé d'un père, d'une famille unie, d'une vie à l'abri du besoin et d'une partie de son héritage, le jeune homme se rendait compte qu'il ne pouvait plus lui en vouloir pour ça. Pas vraiment.
"Je sais que je t'en ai beaucoup voulu pendant une grande partie de ma vie, admit donc le plus jeune fils. Tu es honnêtement la personne pour laquelle j'ai éprouvé le plus de colère de toute mon existence. Encore plus que le shérif, plaisanta-t-il en posant sa main sur le genou de son frère pour adoucir son propos. Mais je me rends compte que... c'était peut-être mal placé de te détester sans te connaître.
-Non, tu as eu raison, le coupa Robin. Je me serais détesté aussi, à ta place. Pour tout dire, je ne pense pas que je supporterais la personne que j'étais alors.
-Oh, eh bien, dans ce cas, j'ose espérer que tu ne sera pas tenté de le redevenir ! Même si, avec tous ces nobles qui ne vont par tarder à te remettre le grappin dessus, maintenant que tu es un héros, les chances que tu ne retombes pas dans tes anciens travers sont assez minces.
-J'espère, dans ce cas, que je pourrai compter sur toi pour me maintenir dans le droit chemin, rétorqua Robin en éclatant de rire. Je n'ai pas envie de te donner de nouvelles raisons de me détester, reprit-il plus sérieusement. C'est important pour moi que nous formions une vraie famille.
-Ça l'est pour moi aussi, répondit Gilles en baissant les yeux au sol, embarrassé par tous les sentiments un peu mièvres qui transparaissaient dans les propos de son frère. Et maintenant que... nous pouvons... que nous avons l'occasion de devenir une vraie famille, je n'ai pas envie de... de la gâcher.
-Et ça n'arrivera pas, assura son frère en lui posant, à son tour, la main sur le genou."
Gilles ouvrait la bouche pour continuer cette conversation, l'une des plus intimes qu'il ait eues depuis des années, lorsque Robin se leva subitement de leur siège improvisé, les yeux rivés sur les feux de joie qui brûlaient dans le lointain.
"On y retourne ? proposa-t-il avec enthousiasme."
Mais son cadet secoua la tête en exhalant un soupir, et recommença à regarder par terre.
"Je ne suis pas certain d'avoir très envie d'y retourner maintenant, avoua-t-il d'une voix morose. De toute façon, je ne vois pas ce que j'aurais à y faire.
-Tu pourrais me tenir compagnie, suggéra Robin, et envoyer quelques unes de tes piques à "ces nobles avinés et bruyants". Allez, ne fais pas semblant de ne pas aimer ça, insista-t-il, et Gilles se mit à glousser. Je t'ai entendu, avec ce baron, tout à l'heure."
Robin paraissait aussi excité qu'un jeune garçon et, sans le vouloir, son cadet se laissa gagner par son enthousiasme. Il avait peut-être l'air d'un pauvre paysan mal éduqué pour les nobles qui festoyaient tout là-bas, mais en présence de son frère, il savait qu'il se sentirait plus fort, plus confiant, et parfaitement dans son droit de se trouver parmi eux. Alors, il accepta la main que Robin lui tendait pour l'aider à se remettre sur ses pieds.
"Et, Gilles, tu sais, ça n'a aucune importance si tu ne sais pas comment te conduire en société, reprit le chef des voleurs. Ce n'est pas quelque chose qui vient en naissant. Je t'apprendrai."
Gilles lui sourit. Et, pour la première fois depuis qu'ils étaient frères, il se laissa de lui-même tomber dans les bras de Robin. Son visage s'empourpra aussitôt d'embarras, très gêné d'agir de manière aussi ridiculement enfantine, lui qui avait toujours fait en sorte de paraître fort et détaché, et il frotta son front contre la poitrine de son frère autant pour savourer davantage l'étreinte que pour cacher sa gêne. Robin haussa un sourcil amusé et lui retourna son câlin avec bonheur, toujours un peu estomaqué d'avoir un frère à serrer dans ses bras. Lorsque son père et sa mère donnaient des réceptions, plus jeune, il se souvenait s'être souvent enfui avec Pierre et ses autres amis pour échapper à ces conversations longues et ennuyeuses, mais jamais il n'avait ressenti une complicité aussi grande lors de ces escapades. Il avait l'impression qu'avec Gilles, tout était plus fort, plus lumineux, plus intime. C'était peut-être ça, ce que Pierre avait vécu avec Marianne, et Robin comprenait à présent que sa dernière pensée ait pu être pour elle. Lui non plus, il n'aurait pas voulu laisser son frère seul dans ce monde, sans avoir au moins la garantie que quelqu'un de confiance veillerait sur lui.
Il resserra alors ses bras autour du jeune homme blotti contre lui, enfouissant son nez dans ses cheveux blonds et frottant de petits cercles affectueux dans son dos. Mais il se ravisa immédiatement et recula, soudain effaré.
"Excuse-moi, lança-t-il en se souvenant du dos meurtris de son frère. T'ai-je fait mal ?
-Non, le rassura Gilles tandis que son frère posait ses mains sur ses épaules. Non, tu ne m'as pas fait mal."
Il semblait y avoir quelque chose de plus derrière ces mots, mais il n'ajouta rien et Robin le lâcha.
"Alors, tu es prêt à y retourner ? J'ai hâte de voir ce que tu as à dire sur tout ces gens que je connais depuis des années.
-Ce sera avec grand plaisir, mon frère."
Robin et Gilles quittèrent alors le couvert des arbres pour regagner la lumière des feux de joie, et le jeune homme songea que, même dans cette société guindée et en lutte permanente pour le pouvoir, avec Robin, il serait peut-être à sa place.
