Pierre et lui avaient toujours eu de nombreuses choses en commun : leur goût pour l'équitation, les longues promenades, le grand air et les conversations prenantes. Robin comprenait l'attrait de son ami pour plein de choses, les belles montures, les armes finement ciselées, les réceptions grandioses, les manteaux de belles factures. En revanche, s'il y avait une chose qu'il n'avait jamais réussi à appréhender, c'était ses sentiments à l'égard de sa sœur Marianne. Il se parait d'une douceur toute nouvelle quand il était question de sa cadette, s'inquiétant de savoir si elle était heureuse, si elle n'avait besoin de rien, si personne ne lui avait fait du tort. Même dans ses derniers instants, ses pensées avaient été pour elle, fiévreux qu'il était de trouver quelqu'un d'autre pour la protéger, puisqu'il ne pourrait plus le faire. Mettre sa petite sœur à l'abri était tout ce qui lui importait, bien avant sa propre mort. Robin avait parfois essayé de se mettre à sa place pour comprendre ses sentiments, cette préoccupation constante, mais il n'y était pas parvenu. Lui, il était fils unique. L'intimité d'une fratrie ne lui était pas permise, et il constatait avec regret qu'il n'éprouverait sûrement jamais ce féroce désir de protéger quelqu'un un jour.

Il pensait que ces choses-là s'apprenaient, avoir un frère ou une sœur. Gilles lui avait montré que ce n'était pas du tout le cas. Etonnamment, ça relevait davantage de l'instinct, de quelque chose de profondément ancré dans la chair. Dès qu'il avait su que Gilles était son frère cadet, sa réaction ne s'était pas fait attendre : il le protègerait toujours du mal. Il lui paraissait désormais inconcevable que qui que ce soit s'en prenne à lui et lui fasse du tort. Lui vivant, songeait Robin, ça n'arriverait jamais. Il s'en était fait la promesse sans même s'en apercevoir.

Ainsi donc, il n'avait pas été très heureux d'intégrer son frère toujours blessé dans leur mission de sauvetage du lendemain. Mais ils avaient besoin de lui, sans quoi leur infériorité numérique serait trop grande. Et puis Gilles était un grand garçon, tentait-il de se persuader. Le fait qu'il s'était débrouillé seul, sans aide ou presque, pendant plus de dix ans tendait à lui prouver que son cadet était tout autant, voire bien plus, capable que lui. Il était rapide, agile et intelligent. Même blessé, il saurait se défendre et se débrouiller. C'était évident.

"Reste bien hors de vue du shérif de Nottingham. Il n'avait peut-être pas assez de jour pour voir distinctement ton visage, dans les cachots, mais il suffit d'un rien pour qu'il te reconnaisse. Place-toi bien dans la foule et évite de te mettre sur le chemin de du gibet. Les gardes pourraient être tentés de distribuer quelques coups à ceux qui se tiennent trop près. Ne t'approche pas trop non plus de la potence avant le moment de passer à l'offensive. Les badauds lancent souvent des pierres aux condamnés et tu risquerais de...

-Robin ! Je sais déjà tout ça, protesta Gilles en levant les yeux au ciel. Tu me l'as répété au moins dix fois depuis que nous avons quitté le camp !

-Dix fois ? Tu n'exagères pas un peu, non ?

-Tu le lui as bel et bien répété dix fois, Chrétien, intervint Azeem, peinant à cacher son sourire amusé."

Robin haussa les épaules d'un air vexé et croisa le regard goguenard de Gilles.

"Mieux vaut prévenir que guérir, affirma le grand frère pour sauver la face.

-A force de me prévenir, tu vas me faire exploser la cervelle et ça n'aura servi à rien."

Ils étaient arrivés en bordure de la ville, de toute façon. Ce n'était plus l'heure des conseils, mais des agissements. Robin laissa ses compagnons partir devant et demeura seul avec Gilles, qui avait deviné que son frère voudrait lui parler avant le début de leur mission de sauvetage. Il ne fut même pas étonné lorsque son aîné le tira dans ses bras. En quelques heures à peine, il s'y était habitué.

"Gilles, tu feras bien attention à toi, n'est-ce-pas ? murmura le grand frère en lui lissant les cheveux en arrière. Je ne veux pas que les hommes du shérif te mettent la main dessus.

-Oui, Robin, répondit patiemment Gilles, le premier surpris de ne pas se vexer de l'inquiétude à répétition de son frère. Tant que tu me promets de faire attention, toi aussi.

-Je te l'ai déjà promis."

Ils restèrent collés l'un à l'autre pendant quelques instants, et tandis qu'il changeait sa tête de place sur la poitrine de son frère, Gilles murmura :

"A quand remonte la dernière fois que quelqu'un s'est autant inquiété pour moi... ?"

Robin baissa les yeux vers lui mais, n'ayant rien à répondre, continua de le bercer dans ses bras. Cependant, ils ne pouvaient pas rester là toute la journée, et ils se séparèrent.

"Bonne chance.

-Bonne chance à toi."

/

Non. Les choses n'avaient pas le droit de se terminer ainsi. Robin s'était préparé à une multitude d'éventualités, mais... pas ça. Pas cette possibilité atroce.

Cet homme... allait tuer son frère.

"Gilles !"

Comment les choses avaient-elles pu aussi mal tourner ? Robin savait que son plan était risqué, mais son frère avait commencé à avoir des ennuis avant même le début de leur mission à proprement parler. Comment cela avait-il pu arriver ?

Ils avaient tous pénétré dans le château séparément, abandonnant leurs armes à l'entrée, comme les gardes le leur avaient ordonné -sauf qu'ils avaient tous dissimulé un second couteau sur eux, pour pouvoir de se défendre, et Robin, son arc, qu'il avait caché dans un faux bâton de marche. Ils s'étaient croisés une fois ou deux dans la foule compacte, Gilles et Bouc pour ramasser les épées que Fanny avait laissé tomber au sol depuis les murailles, ainsi que Robin et Gilles, qui avaient échangé un rapide coup d'oeil. Puis, chacun s'était posté à l'endroit qui lui avait été assigné : Fanny et Petit Jean sur le chemin de ronde, Azeem et Robin dans des renfoncements en hauteur, et Gilles, Frère Tuck et Bouc étaient restés dans la cour. Tout le monde était en place, ils avaient récupéré leurs armes et il ne manquait plus qu'à attendre que les prisonniers soient attachés au gibet pour passer à l'action.

Sauf que le fils de Fanny et de Petit Jean, en passant dans la foule hurlante et sifflante, avait reconnu Gilles. Gilles qui, la dernière fois qu'il l'avait vu, avait convenu de tuer Robin pour le compte du shérif. Gilles qui, à ses yeux loyaux et outrés, n'était rien de plus qu'un traître qui ne pouvait pas s'en tirer comme ça.

"Traître ! Je vais te tuer ! avait-il hurlé en fendant la foule pour se jeter sur le jeune homme."

Gilles, évidemment, avait essayé de lui faire comprendre qu'il était de son côté, qu'il était là pour l'aider. Mais vu le pacte qu'il avait conclu avec le shérif, ça n'était certainement pas très convaincant.

Robin s'était figé, alarmé, lorsque les gardes avaient traîné son frère devant le shérif, grimaçant de leur brutalité, en sachant que Gilles souffrait encore terriblement de ses blessures. Il avait espéré que leur ennemi ne le reconnaîtrait pas, mais c'était peine perdue. Il se souvenait de Gilles, et il se souvenait aussi très bien du pacte qu'ils avaient passé ensemble.

"Tu as réussi ? avait-il lancé d'une voix forte, sachant très bien que le jeune homme comprendrait à quoi il faisait référence.

-Eh bien, j'ai... j'ai trouvé son repaire, mais... il était déjà mort, avait répondu Gilles d'une voix peu affirmée qui avait fait douter le shérif.

-En es-tu sûr ? avait d'ailleurs insisté celui-ci. Tu as vu sa dépouille ?

-Heu..."

"Allez, Gilles. Qu'attends-tu ? Bien sûr que tu as vu ma dépouille ! Ainsi que celle de tous les autres hors-la-loi ! Dépêche-toi de répondre, sinon il va soupçonner quelque chose."

Le coeur de Robin battait la chamade. Voir son petit frère confronté au shérif lui donnait des nœuds dans l'estomac. Cet homme était cruel et impitoyable et il n'hésiterait pas à se débarrasser de Gilles s'il le suspectait de lui mentir, ou de ne lui servir à rien. En même temps, s'il le croyait, cela rendrait peut-être leur sauvetage plus facile...

"Je... Je n'ai vu que sa tombe, balbutia alors Gilles, et il paraissait lui-même complètement abasourdi par ce qu'il venait de dire."

"Gilles, c'est pas vrai !"

Le coeur de Robin manqua un battement. C'était donc si difficile de prétendre que son frère était bel et bien mort ? Quelque part, il pouvait le comprendre. Quand on venait de retrouver son frère, on n'avait pas envie de l'enterrer tout de suite. Et peut-être craignait-il de lui porter malheur en prétendant avoir vu son cadavre.

"Sur lui on a trouvé cette épée."

"Bon sang..."

Gilles tenta de prendre un air innocent et espiègle, comme s'il s'agissait d'une farce. Sauf que cela ne fit pas rire le shérif.

"Pendez cet homme avec les autres, lâcha-t-il d'un ton définitif."

Les mots creusèrent comme un gouffre dans le coeur de Robin. Ils allaient pendre son frère ?! Non. Non, ce n'était pas possible.

"C'est pas vrai..."

Gilles paraissait aussi terrifié que lui -plus encore, car c'était sa vie qui était en jeu. Il se débattit comme un forcené tandis que les mains de la foule avide de sang le trainaient jusqu'à l'échafaud, au son de cris d'allégresse.

"Non ! Non, lâchez-moi !"

Cette supplication tirailla le coeur de Robin. Un élan presque insupportable le poussait à dégringoler des murailles pour voler au secours de son frère et l'arracher aux mains de la foule et au terrible sort qui l'attendait. Sauf qu'il ne pouvait pas faire ça. S'il se montrait, tout serait fini. Pas seulement pour lui. Ça signifiait signer l'arrêt de mort de tous leurs camarades, la perte définitive de Marianne et ça ne sauverait Gilles que temporairement. Il devait rester dans sa cachette, mais il pouvait au moins faire en sorte que...

Robin se tourna vers Azeem, posté sur la muraille juste en face de lui, et, par gestes, lui signifia de débuter la mission de sauvetage en enflammant le premier baril, posé sur l'échafaud.

"Vite !"

Il n'était pas question qu'il laisse cet homme pendre son frère ! Toujours à l'abri contre le mur de pierre, il se pencha un peu en avant pour suivre fiévreusement la scène des yeux. Gilles était arrivé au gibet et se trouvait maintenant aux mains du bourreau cagoulé de noir, qui le poussait vers l'extrémité de l'échafaud malgré sa lutte incessante.

"Azeem, dépêche-toi !"

Le bourreau poussa Gilles contre l'un des piliers en bois qui soutenaient la potence et chercha un nœud coulant du regard. Le coeur de Robin s'arrêta. Et puis...

"Mon Seigneur, il semblerait que vous manquiez de cordes ! remarqua Gilles sur le ton de la plaisanterie, suscitant des rires dans la foule. Il va falloir remettre ça à plus tard, je le crains !"

Plus de cordes ? Mais alors, son frère avait peut-être encore une chance de...

"Viens par là toi."

Le bourreau l'attrapa alors par le cou et le força à s'agenouiller sur le sol de planches, au moment même où Azeem armait son arc d'une flèche enflammée. Et alors, ils réalisèrent, impuissants, que l'exécuteur était en train de ligoter les bras et la tête de Gilles au baril qui devait leur servir de diversion, le visage pressé contre le couvercle. Robin se pencha presque au bord de la muraille, le coeur au bord des lèvres.

"Non..."

"Non..."

"Non !"

Robin ferma les yeux et baissa la tête. Il savait qu'il aurait dû donner l'ordre à Azeem d'achever ce qu'il avait commencé. Que la vie de leurs amis, de Marianne, en dépendait. Mais Gilles serait à coup sûr tué par l'explosion, et c'était la seule chose que Robin ne pouvait pas permettre. Il ne pouvait pas laisser son frère mourir. Alors, il secoua la tête, et Azeem éteignit sa flèche.

Les tambours commencèrent alors à battre en rythme, oppressants, frénétiques, aussi lourds que le coeur des six hors-la-loi qui se tenaient là, impuissants, les yeux rivés à l'échafaud, et des onze autres qui s'apprêtaient à être exécutés. A partir de ce moment-là, Robin cessa de prêter attention à ce qu'il se passait autour de lui et qui n'était pas la potence, le bourreau et leurs amis. Il se jeta hors de sa cachette dès que l'exécuteur, d'un violent coup de pied, envoya rouler au loin le tabouret qui se trouvait sous les pieds du fils de Petit Jean et Fanny. Il banda son arc, visa, et tira une flèche en plein dans la corde qui était en train d'étrangler le jeune garçon. Le trait endommagea le lien de chanvre, mais ne le rompit pas.

"Hé !"

La conscience de Robin perçut vaguement le cri du soldat qui se précipitait vers lui, mais son esprit était concentré sur son objectif. Il se jeta du chemin de ronde, et réalisa à peine que l'épée du garde le manquait d'un cheveu, frappant dans le vide.

"Jean ! Jean !"

Le chef des voleurs, le coeur battant à tout rompre, se rapprocha encore tout en continuant d'appeler son ami, qui n'avait pas attendu pour fendre désespérément la foule en direction de son fils. Ce dernier étouffait de plus en plus, et Robin, avec autant de concentration que le permettait la frayeur qu'il tentait de contrôler, lâcha une nouvelle flèche. Cette fois, le trait sectionna la corde et le jeune garçon s'écroula au sol. Ses cris étranglés cessèrent aussitôt, en même temps que les bruits qui résonnaient sur la place. Les conversations, les renâclements des cheveux et les caquètements des volailles en liberté, le raclement des barils et des caisses que les serviteurs déplaçaient, indifférents à l'exécution, s'arrêtèrent, et tout le monde tourna la tête dans la direction d'où était partie la flèche. Ce fut le shérif qui, le premier, rompit le silence dans un souffle :

"Locksley..."

Mais le cri que tout le monde entendit, et plus particulièrement Robin, ce fut celui de Marianne :

"Robin !"

A partir de ce moment-là, les sons et les images semblèrent se précipiter brusquement autour de l'archer, qui reprit soudainement pied dans la réalité. Azeem fit exploser un baril placé juste derrière lui et une avalanche de gravas et de morceaux de bois s'abattit sur sa tête; les gens se mirent à hurler autour de lui et à s'enfuir, des caisses et des charrettes s'enflammèrent. D'autres explosions retentirent alors, signe que le maure avait commencé leur mission de secours, et Robin plissa les yeux pour essayer de deviner ce qu'il se passait au-delà de l'écran de fumée soulevé par les déflagrations. Il y avait un garde à quelques pas, l'air aussi ébranlé que lui, mais il n'allait pas le rester très longtemps.

"Il faut se battre. Maintenant !"

Malgré ses oreilles qui sifflaient toujours et les picotement dans ses yeux à cause de la fumée, le chef des voleurs chargea en avant et administra de grands coups avec son arc sur la tête du soldat. Il devait se débarrasser de lui pour sauver sa vie, mais actuellement, ce n'était pas tellement la garnison du château qui l'intéressait. Et puis, Bouc était là pour couper la route aux renforts que le shérif ne manquerait pas d'envoyer. Non, il ne pouvait s'empêcher de penser à quel point leurs amis prisonniers étaient vulnérables, attachés au gibet par le cou, et puis il y avait Gilles... Ils se trouvaient dans un environnement beaucoup trop hostile pour qu'il se sente à l'aise à l'idée de ne pas l'avoir sous les yeux.

Un autre garde lui fonça dessus, et Robin, peu à peu gagné par le feu de la bataille, lui expédia un coup de poing en plein visage. Il se tourna pour vérifier que le champ était libre, et alors que son regard se portait vers l'échafaud, son souffle se bloqua dans sa poitrine.

"Non..."

Ses amis étaient suspendus dans le vide, suffoquant, des gens fuyaient de toutes parts et une épaisse fumée voilait encore l'atmosphère, mais ce n'était pas ça qui le terrifiait. Non. Devant lui, fermement campé sur ses jambes et les mains serrées autour d'une hache dont il posait précautionneusement le tranchant sur la nuque fragile, le bourreau s'apprêtait à décapiter son frère. Robin sentit distinctement un frisson glacé lui remonter le long de l'échine et son coeur s'emballa.

"Non... !"

Alors que le sang se mettait à siffler dans ses oreilles, il croisa les yeux de Gilles. Bien qu'il ne distinguât pas clairement ses traits depuis l'endroit où il se trouvait, il pouvait lire l'effroi qui se peignait sur son visage et dans sa posture raide et tremblante. Il savait que Gilles le voyait et le regard qu'il posait sur lui était rempli de supplication, de désespoir et de terreur. Ce fut ce regard qui le réveilla, alors que Robin, trop tétanisé par l'horreur, était incapable de réagir.

"Il n'en est pas question...!"

Vite, son regard tomba sur le cadavre d'un soldat qui gisait à ses pieds, le dos transpercé d'une flèche enflammée, et, sans perdre une seconde, il se pencha pour arracher le trait des chairs brûlées et l'encocha. Ses mains tremblaient, mais il les contrôla fermement. Devant lui, le bourreau levait lentement sa hache au-dessus de sa tête, maintenant qu'il avait trouvé l'endroit où frapper pour sectionner chair, os et tendons dans le cou fragile, et, sans que Robin puisse les en empêcher, ses propres mots lui revinrent en mémoire, alors qu'il regardait le fils de Jean et Fanny s'exercer au tir à l'arc :

"Joli coup. Mais tu y arriverais si tu étais distrait ? Ou si c'était une question de vie ou de mort ?"

Il avait dit ça d'un ton sérieux, adouci d'injonctions plus badines pour rappeler que ce n'était qu'une conversation amicale, mais qui laissait tout de même sous-entendre à quel point c'était une question importante. Serais-tu capable de viser aussi bien si tu devais impérativement atteindre ta cible, là, tout de suite, sans la manquer ? Il avait demandé ça avec un ton de professeur, d'archer aguerri, mais il se demandait à présent s'il en était réellement capable, lui aussi. Ce jour-là, Marianne lui avait soufflé dans les cheveux, joueuse, emballant son tir et envoyant sa flèche se planter dans un panier de provisions, à bien des pas de la cible, mais ses souvenirs ne remontèrent pas jusque là.

"Gilles !"

Le bourreau allait décapiter son petit frère, et lui, il était loin, trop loin pour courir le sauver, pour s'interposer entre lui et la lame, mais il y avait encore cette flèche... cette unique flèche, son seul salut, sa seule chance. Son ventre se tordit à l'idée que, s'il manquait son coup, alors Gilles mourrait définitivement et qu'il ne pourrait plus jamais le revoir, mais il la garda bien loin dans son esprit. Se concentrer... uniquement se concentrer... ne pas se précipiter, ne pas se laisser aller à lâcher la flèche trop vite, même si la panique faisait battre son coeur de façon beaucoup trop désordonnée et lui donnait la nausée. Viser, et lâcher...

Le trait fendit les airs, traversa les quelques mètres qui le séparaient de sa cible sans rencontrer d'obstacle, et se ficha dans le front du bourreau. Il tomba à la renverse, mort, et sa hache heurta violemment le sol. Robin baissa lentement son arc. Gilles était sauvé. Il était sauvé. Son coeur se remit à battre, même si ses membres continuèrent à trembler.

Après ça, Robin aurait bien aimé empoigner son frère et le secouer pour lui reprocher de lui avait fait aussi peur, mais ils n'en avaient pas le temps. Il délivra Gilles, se perdit dans la mêlée, puis fonça pour sauver Marianne. Il continua de penser à son frère durant quelques secondes, puis l'image de la jeune femme le chassa de son esprit. Maintenant, son cadet devrait se débrouiller seul. Car c'était Marianne qu'il devait sauver, désormais.

/

"Dis-moi, Jean, où est passé mon frère ? Je pensais qu'il serait avec vous à célébrer notre victoire."

Mon frère. Robin se rengorgea, très fier de pouvoir prononcer ce mot à voix haute. Mon frère, mon frère. Il fouilla des yeux la foule des hors-la-loi assemblés et victorieux à la recherche de son cadet. Il s'était uniquement soucié de Marianne tandis qu'il la sauvait du shérif, mais il avait envie de voir son frère, à présent. Il avait envie de s'assurer qu'il allait bien, et d'enfin lui reprocher la peur qu'il lui avait faite. Mais Gilles n'était nulle part.

"Non, je ne l'ai pas vu depuis qu'il a collé une raclée à ce soldat au moins trois fois plus grand que lui, répondit Petit Jean. Ne t'inquiète pas, je suis sûr qu'il va bien. Il a de l'énergie à revendre, ce garçon.

-Je ne sais pas, Jean... Il était blessé...

-Eh bien, cherche-le ! Je suis certain qu'il doit être en train de se faire désirer, rien de plus.

-Si tu le dis..."

Robin promena son regard autour de lui, peu convaincu. Il voulait voir son frère pour être sûr qu'il allait bien. C'était lui qui avait soigné et surveillé ses blessures, il savait à quel point elles étaient profondes et susceptibles de se rouvrir au moindre mouvement trop brusque. Et vu comme son frère avait été malmené par les mains de la foule, puis la façon dont il s'était démené pour se battre avec les autres, il y avait fort à parier que son dos et sa poitrine avaient dû beaucoup souffrir.

"Gilles ? Gilles, tu es là ? l'appela-t-il d'une voix forte par-dessus les exclamations d'allégresse de ses hors-la-loi."

Il avança en tenant toujours Marianne par la main, mais de façon plus distraite, et répondit par des hochements de tête et des sourires machinaux aux hors-la-loi qui s'avançaient pour l'acclamer. Marianne lui lança un regard déboussolé, prise au dépourvu par l'inquiétude qui le gagnait lentement. Son amant ne la regardait plus, focalisé sur les visages qui l'entouraient, tendant le cou pour regarder par-dessus les têtes, et appelant son frère à intervalles réguliers. Au bout d'un moment, il lui lâcha la main et s'avança plus franchement dans la foule, écartant les gens de son passage d'un geste précautionneux mais ferme, tout en essayant de gagner les zones les plus désertes de la cour. Gilles devait être là. Forcément. Il ne pouvait pas en être autrement, n'est-ce-pas ? Il était forcément là, il allait le trouver.

"Où es-tu passé, bon sang ?, murmura Robin, de plus en plus anxieux, en écartant distraitement une autre femme qui venait le féliciter et qu'il remarqua à peine."

Il ne lui vint même pas à l'idée de baisser les yeux sur les cadavres qui gisaient au sol. Gilles ne pouvait pas être parmi eux, c'était impossible. Non, ça ne se pouvait pas.

"Gilles ? Gilles !"

Ses appels se faisaient de plus en plus désespérés. Son frère ne lui répondait pas, et ce n'était pas normal. Il avait accouru dès que Robin avait appelé ses hommes à installer une catapulte près de la muraille pour se propulser de l'autre côté et sauver Marianne, alors pourquoi ne venait-il pas maintenant, alors que le danger était écarté ? Il n'y avait qu'une seule possibilité, il devait être blessé, gisant dans son sang, quelque part. Il fallait absolument qu'il le retrouve.

"Gilles ! Gilles, réponds-moi !"

Et puis, Robin perçut une clameur, quelque part sur la gauche, dans un renfoncement obscur du mur d'enceinte, sous une tourelle. Un groupe de hors-la-loi était assemblé là, dont la plupart faisait partie de ceux qui avaient failli être pendus. Ils semblaient penchés sur quelque chose ou quelqu'un, et en s'approchant, l'archer s'aperçut que ce n'était pas de l'inquiétude qui agitait le rassemblement, mais de la colère. Le coeur battant, il se mit à courir.

"Traître ! vociférait l'un des hors-la-loi. Tu pensais pouvoir t'en sortir comme ça ? Le bourreau t'a peut-être manqué, tout à l'heure, mais ça ne sera pas not' cas !

-Arrêtez... lâchez-moi !

-Je ne sais pas comment ça se fait que personne n'ait réussi à te régler ton compte, dans la mêlée, mais on peut aussi bien s'en charger ! renchérit un autre avec une satisfaction pleine de suffisance.

-Vous ne comprenez pas... Je..."

La voix, plaintive et étouffée, s'interrompit sur un gargouillis étranglé. Mais Robin l'avait reconnue, et il fonça dans le groupe de hors-la-loi, horrifié.

"Arrêtez ! ordonna-t-il d'une voix agressive qui ne lui ressemblait pas. Arrêtez, ça suffit !"

Il écarta les quatre hommes et les deux femmes presque violemment et se pencha sur la petite forme étendue par terre, une corde enroulée autour du cou et qu'on avait serrée presque jusqu'à l'étranglement.

"Gilles ! Gilles, oh mon Dieu, murmura Robin, bouleversé, en manipulant doucement la tête de son frère dans ses mains pour s'assurer qu'il n'avait pas perdu connaissance, et en défaisant, les doigts tremblants, le lien de chanvre qui enserrait sa gorge fragile."

Le groupe de hors-la-loi ébahi vit alors leur chef bien-aimé soulever le paria dans ses bras et l'attirer tendrement contre son coeur. Il l'y berça longuement, visiblement incapable de le lâcher. Dans son oreille, il percevait les halètements saccadés et étranglés de son frère, qui peinait à déglutir et à reprendre son souffle.

"Tout va bien, tout va bien, murmura le chef des voleurs d'une voix tendre, qui visait presque autant à apaiser Gilles que lui-même. Tu vas bien. Tu es vivant."

Son frère tremblait toujours, sous le choc, et semblait incapable de lui répondre. Alors, pour lui laisser le temps de se remettre, Robin s'en prit aux hors-la-loi.

"Vous voulez bien m'expliquer ce qui vous est passé par la tête ? gronda-t-il, rendu particulièrement agressif par la peur qu'il avait eue. Condamner ainsi l'un de vos camarades à être étranglé, sans aucune forme de procès ? Et pour quelle raison, je peux le savoir ?!

-Mais, Robin... Il nous a trahis ! tenta de se défendre l'un des hors-la-loi. Il nous a abandonnés à notre sort et il a passé un pacte avec le shérif pour lui rapporter ta tête !

-Bien sûr que non, il n'a jamais rien fait de tel, rétorqua sèchement leur chef tandis que Gilles paraissait enfin trouver la force de se cramponner à ses bras, et bougeait la tête sur le côté pour aspirer plus d'air, haletant. C'est lui qui nous a prévenus pour l'exécution. Comment pensiez-vous que nous avions su quand venir vous sauver ? Qui nous a donné le temps d'élaborer un plan et de préparer cette mission de sauvetage, selon vous ? Gilles, ça va ? ajouta-t-il d'une voix infiniment plus douce. Tu arrives à reprendre ton souffle ?"

Même s'il aurait voulu continuer à le cajoler, le chef des voleurs tira son frère hors de son étreinte pour observer sa respiration, son corps tremblant, ses yeux épuisés. Sa tête se balançait et ployait en avant à cause de la fatigue, et chaque mouvement de son cou lui arrachait des grimaces de souffrance. Il sursauta lorsque Robin posa délicatement ses doigts sur les marques violacées et rougies qui marquaient sa gorge, visiblement découragé. Etait-il vraiment incapable d'épargner des blessures à son petit frère ? Il prit son visage dans ses mains pour soutenir sa tête et le regarder dans les yeux.

"Gilles. Est-ce-que ça va ? insista-t-il en réalisant que son cadet ne lui avait donné aucune sorte de réponse depuis qu'il l'avait retrouvé."

Le jeune homme lui renvoya un regard brumeux.

"Vous lui avez donné un coup sur la tête ? exigea Robin en attirant son visage dans ses bras et en reportant son attention sur les hors-la-loi."

Ceux-ci se tortillaient, gauches et mal à l'aise, le regard fuyant.

"Nous... nous avons essayé de l'assommer pour qu'il cesse de se débattre..., osa l'un d'entre eux en faisant un pas en avant, allant même jusqu'à ôter son bonnet en un signe un peu déplacé de respect et d'humilité."

Il recula bien vite devant le regard mauvais que son chef lui lança.

"Vous avez essayé de l'assommer ? gronda-t-il, de plus en plus énervé. Allez me chercher Azeem. Dépêchez-vous !"

Les hors-la-loi déguerpirent, complètement interloqués par le comportement de leur meneur. Lui non plus, il n'avait jamais apprécié Gilles. Alors pourquoi le couvait-il avec autant de tendresse et pourquoi leur reprochait-il aussi sèchement de l'avoir blessé, tout à coup ? C'était à n'y rien comprendre.

"Gilles. Gilles, tu m'entends ? murmura Robin d'une voix douce, tout en changeant de nouveau sa tête de place."

En effet, alors qu'il caressait ses cheveux blonds, il sentit une grosse bosse sous ses doigts. Ces brutes ne l'avaient pas manqué, soupira-t-il avec découragement.

"Gilles, dis-moi quelque chose, supplia le frère aîné. N'importe quoi. Fais-moi au moins un signe."

Le jeune homme laissa retomber sa tête contre son torse, mais, au prix d'un colossal effort, il parvint à émettre un grognement de douleur.

"Voilà, c'est très bien, rit son frère, soulagé d'obtenir enfin une réaction. Azeem va arriver pour t'examiner, d'accord ? Tout va bien se passer."

Il baissa les yeux pour observer le jeune homme installer sa tête contre son torse et resserra tendrement ses bras autour de lui.

"Je ne laisserai jamais rien t'arriver, Gilles, murmura-t-il en effleurant ses cheveux avec son nez. Tu peux me croire sur parole. Je te protègerai."