One-shot écrit dans le cadre de la cent-treizième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Bouder". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP !
Il avait toujours su que la tâche serait longue, difficile et ardue, surtout pour son jeune frère. Dès l'instant même où il l'avait appelé dans l'immense salle réchauffée par un grand feu de cheminée, celle-là même où ses précepteurs lui faisaient suivre leurs enseignements jadis. Dès qu'il avait posé une grosse pile de livre sur la table de chêne, et déclaré que, désormais, Gilles avait besoin de travailler toutes ces choses que les nobles de naissance apprenaient dès leur plus jeune âge. Il savait que ça ne serait pas facile, car on ne passait pas de paysan à comte en un claquement de doigts. Pour autant, son frère lui avait depuis longtemps prouvé qu'il était un jeune homme réfléchi, intuitif et intelligent, et il ne doutait pas que ces qualités lui permettraient de faire des progrès fulgurants. Pour l'instant, son apprentissage était toujours en cours, depuis les longs mois où ils avaient aménagé dans le château, mais Robin avait été conforté dans ses certitudes. Gilles apprenait vite. Pas toujours correctement, pas toujours du premier coup, mais vite.
Par contre, s'il y avait bien une matière sur laquelle Robin ne s'était pas attendu à buter, c'était l'équitation.
"Gilles, ce n'est pourtant pas difficile, répliqua le jeune comte, éberlué de voir son frère échouer à chaque fois qu'il tentait de monter sur la selle.
-Parle pour toi ! maugréa le nouveau noble avec mauvaise humeur. Les chevaux ont passé plus de temps à me piaffer au visage qu'à m'accueillir sur leur dos !
-Si tu pars comme ça, c'est clair que tu n'arriveras jamais à rien, soupira Robin en enfourchant gracieusement sa monture pour lui faire une nouvelle démonstration. Le cheval n'est pas ton ennemi. Fais-lui confiance, et il te fera confiance aussi."
Gilles lui lança un regard noir et fit une nouvelle tentative, mais il manqua l'étrier et, en poussant un glapissement de surprise, il s'emmêla les pieds et chuta dans la boue. Marianne, qui assistait à tout ça, ne put s'empêcher de pouffer discrètement, à l'abri de sa main, et tous les amis du couple assemblés dans la cour firent de même. Robin, lui, fut moins subtil et éclata franchement de rire. Sauf que se moquer de Gilles était loin d'être une bonne idée. Le jeune homme, la moitié des vêtements tâchés et le visage rouge de honte et de colère, se releva avec rage et tourna les talons pour s'éloigner à pas rapides des écuries.
"Gilles, attends ! le rappela Robin. Tu ne vas quand même pas bouder pour si peu !
-Je crois qu'il est vexé, lui souffla Marianne, inquiète. Tu devrais aller le chercher.
-Oui, j'y vais."
Robin se dépêcha de courir après son frère pour le rattraper. Il le trouva derrière le mur du château, à brosser rageusement la boue de son pantalon.
"Gilles, je suis navré d'avoir rigolé, s'excusa Robin sans parvenir à ravaler son sourire hilare. Tu ne vas pas m'en vouloir pour ça, hein ?
-Laisse-moi ! gronda le jeune homme en repoussant brutalement le bras que son frère venait de poser sur son épaule.
-Gilles, attends... ne boude pas, je te demande pardon.
-Ah oui, c'est facile, maintenant que j'ai été humilié devant tous les domestiques et la moitié de tes amis ! Pourquoi tu m'as forcé à pratiquer l'équitation aujourd'hui ? Alors qu'il y avait tout ce beau monde pour regarder ! Alors que tu sais pertinemment à quel point j'ai cette discipline en horreur !
-Excuse-moi, je ne pensais pas que ça t'affecterait autant. Je me suis simplement dit que tu aurais peut-être plus de motivation avec un public.
-Eh bien tu avais tort !"
Gilles se laissa glisser au sol le long du mur, et porta une main au bas de son dos. Une grimace de douleur passa en un éclair sur son visage, mais Robin la vit très bien.
"Tu t'es fait mal ? s'alarma-t-il en se laissant tomber à côté de lui.
-Seulement un peu au coccyx, murmura Gilles en osant à peine effleurer le point sensible du bout des doigts. Il y avait des aspérités plutôt dures à cet endroit. Mais j'imagine que tant que vous avez eu droit à un bon spectacle, c'est le principal !
-Gilles, pardon. J'aurais dû me douter que c'était une mauvaise idée."
Son frère ne répondit rien, gardant les yeux obstinément fixés droit devant lui, et Robin s'enfonça contre les pierres du mur avant de demander :
"Dis-moi, est-ce que, par hasard... tu aurais un problème avec les chevaux ?
-Je ne les aime pas, répondit immédiatement l'ancien voleur. Trop souvent, j'ai failli mourir piétiné sous les sabots de ces horribles animaux.
-Ce sont des animaux très nobles, tu sais, murmura Robin en lui posant doucement une main sur le genou. Ils sont très fidèles et puis, on voyage bien plus vite à dos de monture qu'à pied.
-Je le sais bien, marmonna le jeune homme d'une voix sourde. Mais à chaque fois que je m'en approche, je revois ce cavalier qui a fait se cabrer son destrier juste devant mon visage. Il s'en est fallu de peu que je me reçoive un coup de sabot en plein visage, et j'en ai été quitte pour un bras cassé lorsque je suis tombé en arrière.
-Je suis désolé, Gilles. Je ne savais pas... Mais pourquoi ne m'en avoir jamais parlé ?
-Je ne voulais pas que tu me prennes pour un poltron...
-Hein ?
-Je ne voulais pas que tu me prennes pour un poltron.
-Gilles, voyons ! Je ne penserai jamais une chose pareille !"
Robin se pencha vers son frère et glissa un bras autour de sa taille pour le rapprocher de lui. Ses épais cheveux blonds qui se posèrent près de son menton dégageaient une douce senteur de plantes, de linge propre et d'autre chose, plus indistinct. L'odeur de Gilles, qui en quelques jours à peine était devenue aussi familière que celle de sa propre maison.
"Je suis navré de ne pas t'avoir posé la question avant. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu sembles si inquiet en compagnie des chevaux.
-Mmmm...
-Gilles, je ne peux pas te forcer à les aimer, mais... j'aimerais que tu essayes. Prends tout le temps dont tu auras besoin, mais les nobles doivent savoir monter à cheval, c'est indispensable. Et puis...
-Et puis ?
-Ça me manque de ne plus avoir quelqu'un de cher avec qui monter."
Gilles releva la tête de son épaule.
"C'est vrai ?
-Oui. J'aimerais pouvoir cavaler dans les champs avec toi, Gilles. Comme le feraient deux frères.
-Dans ce cas, j'essaierai de faire des efforts avec les chevaux...
-Tu me le promets ?
-Oui. Et tu sais, tu n'es pas le seul. Moi aussi j'ai envie de faire autant de choses que possible avec toi.
-Et on le fera, Gilles. Il y a encore des centaines de choses que j'ai envie de t'apprendre."
