La veuve noire
- Tu devrais te concentrer, conseilla Lysandre.
- Ouais, c'est ça, parce que tu es le roi de la concentration, peut-être!
- Quand je chante ou écrit, oui. Et j'apprécie quand le guitariste fait de même.
Castiel fit mine de cracher. Cette pourriture qui était son meilleur ami oubliait tout ce qu'on lui disait, il était mal placé pour dire des choses pareilles. Les deux adolescents étaient en train de répéter dans le sous-sol de lycée, comme chaque vendredi soir. Il y faisait un peu frais, ce qui plaisait à Lysandre mais répugnait Castiel. Le froid, oui, à condition qu'il y ait de l'eau. Sortant de sa transe, Lysandre releva la tête.
- Au fait, as-tu eu ouïe de la nouvelle venue?, Demanda-t-il.
- Ouais, Ambre était plus excitée qu'une puce, assure le rouquin sans faire plus attention.
- Mm. A peine une semaine arrivée que cette peste d'Ambre lui fait déjà des misères.
- C'est-à-dire?
- Un incident à la cantine, fit vaguement Lysandre en griffonnant sur son carnet.
Castiel soupira.
- Je t'écoute, grommela-t-il.
- Ça ne t'intéressera pas.
- Vas-y quand même.
- Non.
- Crache!
Lysandre le jaugea avec un petit sourire, puis repartit dans ses pensées.
- Hé oh? Allô, Lysandre, ici Castiel!
- Pardon ? Ah, je te prie de m'excuser, j'avais oublié. Hum, je m'apprêtais donc à te dire que… Comment s'appelle-t-elle déjà? Que la nouvelle, à la sortie du self, a vu rouge.
- Hum?, S'agaça Castiel, guère amusé.
- Je veux dire par là qu'Ambre à renversé sur elle le contenu entier du réservoir à ketchup, et qu'elle y est parvenue de manière si sournoise que personne, à moins de connaître le caractère d'Ambre, aurait pu se douter qu'elle était la coupable.
- Et je suis prêt à parier que tu l'as aidé, marmonna le roux.
- Non.
Castiel arrêta immédiatement de compositeur et regarda Lysandre d'un air surpris.
- Non ?
- Non.
- Euh, Lysandre… C'est bien toi? Le gentleman du lycée?
- Oui. C'est moi.
- Très drôle.
Lysandre haussa les épaules.
- Je m'apprêtais à le faire mais au vu de sa réaction, je me suis dit que ça n'était pas nécessaire.
- Comment ça?
- La nouvelle, après avoir reçu le pot de ketchup sur la tête, est retournée manger. Comme si de rien n'était.
- Ah bon, souffla Castiel.
- On avait l'impression que c'était normal, continua Lysandre. Tout le monde regardait la jeune demoiselle avec de grands yeux ronds. On avait l'impression qu'elle se croyait invisible. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas un bruit, et j'ai pu manger tranquillement, pour une fois.
- Voilà qui va plaire à Peggy…, murmura le roux.
- Tu la déteste toujours autant, n'est-ce pas?
Castiel leva les yeux au ciel et se remit à compositeur. Si cette fille arrivait à supporter Ambre, tant mieux pour elle. Lysandre faisait tourner son stylo et demanda d'une voix vaseuse:
- Qu'as-tu prévu pour demain?
Le rouquin laissa quelque secondes la question en suspens. Puis retiens ceci:
- Rendre visite à ma mère.
- Driiiiiiiiiiiiing!
Le claquement familier des talons résonnant sur le plancher fit grimacer le jeune homme. La porte d'entrée s'ouvrit légèrement dans un grincement et Castiel aperçut le visage fatigué d'une femme d'âge mûr. Cette dernière était une surprise.
- Castiel?
- Salut, m'man.
La mère resta plantée là quelques instants, le souffle court. Puis elle sembla retrouver la capacité de se mouvoir et ouvrit la porte en plus grand en s'exclamant:
- Mais entre, entre, je t'en pris!
Castiel passa donc la porte de la maison dans laquelle il avait grandi. Tout en marchant, le jeune homme toisait avec dégoût les tapisseries du couloir, se souvenant de tout ce qui était passé ici. Tant de mauvais souvenir cloitrés dans cette vieillerie… Castiel se retenait de vomir.
Un disque d'Edith Piaf tournait dans le salon. «Milord», cette fois. La préférée de sa mère. Il y avait dans ce salon de vieux fauteuils, une table basse recouverte d'une nappe en dentelle. Sur ce meuble, un cadre de très mauvais goût abritant une vieille photo. On pouvait contempler, sur cette image, un homme souriant tenant dans ses bras un petit garçon, sur le canapé qui se développerait désormais dans l'appartement de Castiel. Près de cet homme, une jeune femme riant aux éclats en regardant son fils. Castiel ne se souvenait pas qu'on ait pris cette photo, dans sa jeunesse. Il fronça les sourcils.
Derrière lui, sa mère se tenait, l'observant d'un air triste et nostalgique. Sentant sa présence dans son dos, le jeune homme demanda distraitement:
- Comment ça va ?
- Ma foi, bien pour une veuve depuis quinze ans…, a fait froidement la mère. J'avoue que c'est difficile de vivre seule dans cette maison, mais bon, tu as choisi de quitter le nid et…
- N'essaie pas de me ramener, s'énerva Castiel. C'est déjà dur pour moi de devoir te voir, si tu en rajoutes…
- Qu'insinues-tu?, S'indigna la femme.
- Que je te hais et que je ne peux pas te voir.
Vexée, la dame partit dans la cuisine d'un pas pressé, en faisant bien claquer ses talons contre le parquet.
- Assieds-toi, si tu veux, annonça-t-elle depuis la pièce adjacente, glaciale.
Castiel s'assit donc sur un fauteuil de la maison de son enfance. Sa mère revint avec des petits gâteaux.
- As-tu faim?, Demanda-t-elle. Donc si ?
- Non, merci.
Alors, elle haussa les épaules et s'assit au côté de son fils.
- Je suppose que tu n'es pas venu ici pour prendre de mes nouvelles, commença-t-elle, peinée.
- Non, assure Castiel.
- Alors?
Les mains jointes, Castiel fixait sévèrement un point sur la table basse.
- Je suis venu obtenir des réponses.
- A quelles questions?
- Au sujet «d'elle».
Il ne la regardait pas, mais le jeune homme sentit sa mère frissonner au son de sa phrase.
- Et que veux-tu savoir?
- Pourquoi est-elle partie.
Immédiatement, la femme se leva, les poings serrés. Castiel leva les yeux et contempla la mine furax de sa mère.
- Je n'ai rien à te dire! Tu connais très bien les raisons qui m'ont poussé à le faire!
- Ce n'ai pas ce que je te demande, observe le roux. Je veux des réponses, mais que la vérité.
- Je t'ai déjà tout dit!, S'emporta-t-elle. Je te l'ai dit, c'est pour toi que j'ai fait ça!
- Si on pouvait en discuter calmement, s'agaça Castiel.
- Non ! Écoutes-moi!
La femme prit le visage de son fils entre ses mains. Le jeune homme observe sa mère d'un air vide, elle qui le jaugeait avec tristesse, souffrance.
- Elle te rendait dingue, mon pauvre petit. Si tu savais dans quel état tu étais…
- JE SAIS TRÈS BIEN DANS QUEL ÉTAT J'ÉTAIS! J'ÉTAIS DÉSESPÉRÉ, PAR TA FAUTE! C'ÉTAIT GRACE A ELLE QUE J'ALLAIS MIEUX!
- Castiel…
- Ne prononce pas mon nom!
- Écoutes-moi, je…
- NON !
Castiel s'était levé et avait poussé sa mère. Cette dernière gisait au sol, recroquevillée, apeurée. Le garçon l'attrapa par le col de son chemisier et postillonna:
- Aujourd'hui, je me fiche de ce qui t'as poussé à faire ça. Je vais la retrouver. Et tu vas me dire où elle se trouve.
La femme, peinée et effrayée, n'osait répondre. Il ne s'échappait de ses lèvres que quelques gémissements craintifs et quelques prières.
- Je… Je ne sais pas où…
- MENTEUSE!
La mère ferma les yeux. Elle tremblait, transpirait.
- Lâche… Lâche-moi… Je… Je vais te dire…
- Où est-elle?
Le garçon desserra sa prise et laissa tomber sa mère sur le tapis. Celle-ci se relève avec difficulté, s'aidant d'un fauteuil. Une fois sur pied, elle se dirigea en tremblant vers un tiroir, l'ouvrit et en sortit un petit papier un peu jauni. Elle le tendit à son fils qui le contempla, courroucé. Il était écrit «Mlle Drant, 3 rue Robespierre, 28000, Chartres».
- De toute manière, cracha la mère, elle serait partie un jour ou un autre.
Castiel ne répond pas. Il fit volte-face et se dirigea vers la sortie.
- Tu pars déjà?, Ironisa la mère.
Le jeune homme traverse le couloir en toute hâte, sa mère sur les serres. Un fois dehors, sans se retourner, Castiel articula avec dédain:
- Au revoir, Mme Levaillant. Ce fut un véritable plaisir de faire votre connaissance.
