Trêve de silence
Il existe des personnes qui ressentent le besoin de se faire remarquer, d'être adulée, connue et reconnue. Un besoin inextricable et pourtant tellement stupide. A quoi bon être aimée d'individus dont vous n'avez même pas conscience de l'existence ? C'était complètement idiot. C'était, en tous cas, ce que pensait Emilie. Emilie, jeune fille enfoncée dans une situation qui ne lui plaisait guère.
Croyaient-ils réellement qu'elle ne sentait pas les regards lourds de sous-entendus peser sur elle ? Des regards en coin, discrets et en apparence légers… mais qui pesaient des tonnes dans l'esprit de la jeune fille. Elle qui était d'habitude invisible, elle n'avait pas pour habitude d'être l'objet de toutes les attentions. A cette pensée, elle grimaça. Peut-être que l'idée de revenir chez sa tante n'était finalement pas une lumière en soi.
Les couloirs du lycée, autrefois banaux et envahis d'élèves insouciants, s'étaient transformés en fournaise où chaque regard se posant sur votre personne devenait aussi brûlant qu'un tisonnier. Emilie ne savait pas ce qu'elle avait fait pour attirer toutes ces rumeurs, tous ces murmures malhonnêtes à son égard, mais ce devait être réellement intrigant car on aurait dit que tout le lycée s'était passé le mot. Les regards en coins, les sourires moqueurs s'affichaient sur tous les visages. Des bouches collées aux oreilles du voisin, une expression outrée sur la figure de ce dernier. La jeune fille croyait revivre le temps de ses neuf ans. Mais à l'époque, c'était la pitié qui se lisait dans les yeux des passants.
Emilie arrivait enfin à sa salle de classe, en cours de français lorsque tous les élèves cessèrent dans un bel ensemble leurs chahuts à son arrivée. Ce fut un silence pesant qui accueillit la jeune fille, qui s'assit près de Lysandre lentement, un air renfrogné peint sur ses traits. Elle n'aimait pas être au centre de l'attention. A Reims, elle s'en souvenait, elle avait absolument tout fait pour être le fantôme du lycée. Ce n'était même pas un surnom : la majorité des professeurs oubliaient, à l'époque, de la considérer quand ils faisaient l'appel.
En parlant de professeurs, celui de français fit brusquement son apparition dans la salle, étonné de constater que les bruits de classe s'étaient estompés jusqu'à ce qu'il croise le regard d'Emilie. Qu'il fuit aussitôt. Alors, la jeune fille fronça les sourcils. Si elle avait réellement fait une chose contraire au règlement, le professeur l'en aurait sûrement informé. Alors, Emilie ne put qu'espérer que la raison de ces rumeurs dont elle ignorait tout ne soit centrée sur ce qu'elle craignait plus que tout.
L'heure de pause arrivée, Emilie se sauva de la salle en vitesse et se dirigea vers la sortie. Supporter tous ces regards était désormais impossible. Alors qu'elle courait presque dans les couloirs, une main retint son bras et l'obligea à faire volte-face. Emilie se retrouva donc nez-à-nez avec Capucine, la colporteuse de rumeurs, de mèche avec Ambre et Peggy.
- Eh bien, ma jolie !, s'exclama la jeune fille, un sourire malveillant coincé sur ses lèvres. On nous cache des choses ? Tu sais que Peggy a été trèèèèèèès enthousiaste lorsque je lui ai appris certaines choses… te concernant.
- Que veux-tu dire ?, craignit Emilie.
- Tu sais de quoi je parle. J'étais à l'école Anne Frank lorsque j'étais petite. Tu ne t'en souviens pas ?
Emilie pâlit. Ça y était. Ça allait recommencer. Tout. Alors, Capucine lui tendit un journal peu fournit. Un journal tout simple, où il était écrit en gros titre quelques lettres, formant une phrase que la jeune fille ne chercha pas à comprendre. Elle s'enfuit en courant. Car elle n'avait vu qu'une chose ; elle savait juste qu'il y avait écrit « Emilie ».
- En général, lorsqu'une fille court se cacher comme ça, c'est pour pleurer. T'es zarb.
- Sympa.
Emilie était accroupie dans un coin formé par un muret et un buisson, dans la cour du lycée. Elle y était en regardant le vague de ses yeux mornes, sans vie, jusqu'à ce qu'un garçon à la chevelure rouge vint la distraire d'une remarque qui se voulait cinglante. La jeune fille avait vu bien pire.
- Alors ? Tu m'expliques ?, s'impatienta le roux.
- 'faudrait déjà que tu me dises pourquoi tu viens m'interrompre. Je n'ai pas besoin de pitié.
- Justement, je ne sais pas pourquoi il y a tout ce bordel dans ce lycée pourri, et apparemment c'est de ta faute.
- Je n'ai pas choisi cet accident de bus. J'aurais préféré mourir avec tous les autres.
- La survivante, hein ?
D'un rire sarcastique, le jeune homme vint s'asseoir près d'Emilie, qui le regarda en haussant un sourcil intrigué.
- Qu'est-ce que tu fous ?, cracha-t-elle.
- Je m'assieds.
- Ça va, j'avais vu.
- Et c'était quoi cette question ?
La jeune fille ne répondit pas. Elle continua à fixer une marguerite poussant non loin de la serre du club de jardinage. Puis, finalement, elle répondit :
- Je me demandais juste pourquoi tu viens me parler.
- T'aimes pas te taper la discute ?
- Je déteste ça.
- Pareil, soupira-t-il.
- Alors je répète ma question : qu'est-ce que tu fous ?
- Je m'assieds.
- Cool.
Un silence pesant s'installa. Emilie arracha nerveusement l'herbe par poignées, fixant toujours la marguerite de ses yeux moroses. Elle ne voulait pas que ce garçon reste. Puis, étrangement, ses yeux s'écarquillèrent : ça faisait des années qu'elle n'avait pas eues une telle discussion… Enfin, excepté avec l'autre. La jeune fille jeta donc un coup d'œil discret au jeune homme assis à ses côtés. C'était un grand gaillard, le genre de garçon qu'il ne fallait pas s'amuser à embêter, sa carrure indiquait qu'il avait vécu quelques bagarres. Son affreuse teinture rouge était un peu passée, on voyait les racines sombres d'un noir d'encre. Ses yeux d'un gris obscure fixait lui aussi une marguerite perdue sur la pelouse, des yeux, eux aussi, morts. Emilie eut un pincement au cœur. Cette expression… Elle lui rappelait quelqu'un. Une personne qu'elle croisait toujours dans le miroir, dans les vitrines, dans les flaques d'eau, sans jamais réellement la voir, sans jamais avoir essayé de la comprendre.
Elle hésita. Ça faisait longtemps qu'elle se prenait pour un fantôme, qu'avait-elle à perdre avec lui ? Après tout, si ça se trouve, elle n'aura peut-être plus jamais l'occasion de discuter de cette manière… Alors qu'elle remuait ces pensées, ce fut finalement lui qui rompit le silence :
- T'as perdu un tas d'amis dans ce bus, non ?
Emilie fronça les sourcils. Il avait dit ces mots en regardant la jeune fille dans les yeux, directement, sans hésiter. Il n'avait pas peur de lui faire mal, c'était peut-être son but. Non… Ces yeux étaient froids, sombres. Sérieux. Durs, inaccessibles. Comme s'il essayait de lui faire comprendre quelque chose… La jeune fille détourna vite le regard vers ses chaussures, puis répondit enfin :
- Pas tant que ça. Je n'ai jamais été douée pour me faire des amis.
Elle sentit qu'il hochait la tête, non pas pour montrer qu'il compatissait, comme on aurait pu s'y attendre, mais plutôt comme s'il était satisfait. Emilie se retenait de vomir. Elle se sentait mal près de lui. Toutes ces années de solitude l'avait rendu plus sèche et dure qu'une pierre, et se retrouver de nouveau confronté au contact d'un jeune la rendait presque fiévreuse. Finalement, elle dit d'une voix tremblante :
- Et toi ? Tu… connaissais quelqu'un ?
Il la regarda un sourcil haussé, manifestement il ne comprenait pas.
- Dans le bus…, ajouta-t-elle, regrettant déjà d'avoir prononcé ces mots.
Elle sentit alors qu'il serrait ses poings, visiblement agacé. Peut-être avait-elle touché un point sensible ? Cependant, il répondit faiblement :
- Personne que je ne connaisse réellement, non.
- Réellement ?
Sous une impulsion soudaine, il se leva vivement, faisant sursauter la jeune fille.
- Ne poses pas trop de questions, fit-il en s'éloignant.
En le voyant ainsi de dos, Emilie se souvint alors de quelque chose. D'une phrase, ou plutôt de deux. Elle avait l'impression que c'était important, qu'il fallait qu'elle lui dise. Alors, ses lèvres bougèrent d'elles-mêmes, sa voix s'éleva sans qu'elle n'en reçoive l'ordre, et Emilie prononça ces mots, doucement, lentement, appuyant sur chaque syllabe comme pour en intensifier le sens :
- Les bonnes personnes finissent toujours par disparaître…
Le garçon se stoppa net dans son élan. Il ne tourna que sa tête, cependant Emilie put voir distinctement ses yeux outrés, écarquillés, choqués. Détournant son regard de cette étrange vision, elle reporta son attention vers le ciel, et dit dans un murmure :
- Elle va s'en aller. Tu ne la reverras pas.
Elle ferma les yeux, les poings serrés. Elle ne contrôlait pas ce qu'elle disait, elle ne comprenait pas le sens de ces paroles. Mais visiblement, lui, les comprenait. Un léger souffle parvint aux oreilles du garçon, un souffle reproduisant faiblement une ultime phrase :
- Toutes les bonnes choses ont une fin.
Emilie rouvrit les yeux. Étrangement, elle trouva une ressemblance entre ce garçon et… qui ? A qui donc pensait-elle ? Cette expression, ce regard, ce choc se lisant sur son visage… Elle avait déjà vu tout ça. Il y a longtemps…
- Qu'est-ce que tu en sais ?
Emilie en resta bouche bée. Le garçon avait craché ça avec mépris, les lèvres tremblantes, visiblement en colère. Apparemment, il avait très bien compris le sens des paroles qu'avait prononcé la jeune fille. Elle fronça les sourcils, alors qu'il s'en allait, et lui cria :
- Comment tu t'appelles ?
Étrangement, elle le sentit sourire, d'un sourire ironique, alors qu'il disparaissait déjà au loin dans la rue. Pendant qu'il s'éloignait, il sortit son paquet de cigarettes, et alors qu'il s'apprêtait à en allumer une, il s'arrêta et contempla le bâton en ricanant légèrement.
- Ne jamais fumer, hein ? Pff, foutaises…
Ainsi, il s'éloigna dans la rue, une clope aux lèvres, en chantonnant un air qu'il avait entendu quelque part il ne savait où, un air lui rappelant quelque souvenir lointain, remontant à plusieurs années en arrière…
- Emporté par la foule…
