De l'autre côté de la rive
Un regard, des yeux. Un héritage, un seul. Ce qu'il voyait lui appartenait, cependant impossible de l'obtenir. Outrage, sacrifice. Il est partit, jamais il ne reviendra. Seul témoignage de sa vie, ces yeux gris sombres déstabilisant l'enfant lui faisant face. Un enfant qui reconnut immédiatement ces yeux éclatants dans le noir. Il ne voyait qu'eux. Eux ne voyaient que lui. Ils étaient seuls. L'enfant était seul face à cet homme, cet homme qu'il a connu, cet homme qui tendait la main, se heurtant à une paroi de glace. Froide, impartiale qu'était cette glace, séparant un homme de son fils, un père de son enfant. Deux êtres ayant chacun besoin de l'autre se trouvaient séparés par une vitre de verre incassable, une ombre les observant au loin de son sourire édenté, l'Ankou se délectant de ce désespoir, de ce besoin non assouvi, de cette tristesse. De cette mort.
Castiel se réveilla en sursaut. Son cœur battait vite, il ne contrôlait plus rien. Non. Il n'était pas réveillé. Ils étaient là. L'ombre et l'homme. Le destructeur et le créateur. La mort et la vie. L'assassin et le père.
Ça ne pouvait être que ça. Un cauchemar. Et pourtant, une dame entra dans la pièce, affolée. Elle portait une blouse blanche. Castiel n'entendait que vaguement ce qu'elle disait.
- Oh… Dieu… Je… Vite!
Dieu… La fin… L'enfant regarda autour de lui. Tout était vague, flou. Réel? Non, ça ne pouvait l'être.
- Garçon… Tranquille…
Castiel regarda celui qui lui parlait. Un monstre. Un homme au visage déformé lui parlait.
- Tranquille…
Le garçon sentit sa respiration saccadée s'accélérer. L'homme s'approchait, lentement, doucement. Un feu vous rongeant lentement grignotait son esprit, son courage, ne laissez pas la peur et l'instinct. La survie. Non. Non. Il ne fallait pas mourir. Il lui avait promis. Elle avait pleuré, rit avec lui, il ne devait pas.
- Mademoiselle…
La pluie. Seule témoin de la course effrénée de l'enfant courant dans le froid, l'eau et l'obscurité. Tonnerre, flaques, peur. Il était suivi. Une ombre, un spectre. Qui? L'enfant s'enfuit.
Ses pieds nus martelant le sol glissant, le goudron lacérant la peau de ses jambes lors de tombait, Castiel continuait à courir, encore et encore. Où allait-il? Que faisait-il? Peu lui importait, il lui fallait la retrouver. Vite. Etait-elle loin? Était-elle là? Il ne savait plus, il ne savait rien. Comment savoir? Chercher, trouver. Affolé, l'enfant atteignit enfin une rue animée. Était-elle là?
L'enfant ralentit son rythme. La tête lui tournait. Son cœur battait de manière irrégulière, jusqu'à lui faire mal. Mal. Il allait mourir. Mais était-il vivant? Trop. Il y avait trop de monde ici, il ne se sentait pas bien. La foule. Il était emporté par la foule. Dans sa tête résonna un gong. Il se sentit défaillir, atterrit sur ses fesses. Un autre gong. Sa tête pulsait comme appareil cardio-vasculaire. Un dernier gong. Il s'évanouit.
- Eh… Ça va?
-…
- Tu as failli te faire écraser, tu sais? Quelle idée de dormir dans la rue… Tu es sûr que ça va?
-… Où… Où suis-je? ...
- Tu es au «Souffleur de vent», tu sais, la boutique d'instrument de la rue Bataillon?
L'enfant ouvrit les yeux. Une petite femme rondelette était penchée sur lui, quelques mèches de cheveux lui balayant le visage. Il se redresse, mais la dame le força à s'allonger aussitôt.
- Hop là, assiste à un peu mon petit! J'ai appelé les secours, tu restes ici. Ils ne vont pas tarder.
- Les… Non, il faut que je la retrouve…
- Enfin! Allez, reposes-toi! Georges? Tu les vois?
Une voix retentit dans la rue, juste à côté.
- Non, mais j'entends les sirènes!
Alors, Castiel bondit comme un seul homme, renversa quelques flûtes, sortit en trombe de la boutique et courut dans la rue sans demander son reste. Il fallait qu'il la retrouve. Seule elle pouvait le comprendre, l'aider.
Au bout de plusieurs minutes de cours, l'enfant s'arrête devant une grille. Une grille en fer forgé, d'où on pouvait voir des pierres, des croix se dressant dans l'obscurité de la pluie. L'enfant passa le portail, une angoisse lui tirant le ventre, le cœur battant la chamade. Lentement, il passa près des tombes, jusqu'à apercevoir une silhouette se tenant debout près d'une des pierres. Une silhouette habillée de noir. Dressant un parapluie de couleur rose.
Les soubresauts de la poitrine de l'enfant s'arrêtèrent. Elle était là. Elle pleurait. Seule. Devant une tombe. L'enfant s'approcha. C'était une tombe pour enfant.
Les jambes de Castiel tremblèrent. Le visage de l'enfant devint spectrale, ses yeux vides, sa bouche béante. Il ne ressentait plus rien. Il ne voyait plus rien. Il ne sentit pas sa voix traverser sa gorge pour articuler ces mots d'une voix horriblement désespérée:
- C'est moi, n'est-ce pas?
Il entendit la jeune fille se retourner. Il avait l'impression de voir sur son visage une expression étonnée, mais il ne pouvait pas la voir. Ce n'était pas plus.
- Cette tombe est la mienne…, souffla-t-il.
- Castiel?
- Je suis mort, c'est ça?
Il sentit qu'elle accourait, qu'elle prenait son visage de ses deux mains. Il crut voir ses yeux embués le regarder. Alors il se mit à pleurer, et articula d'une voix déchirée:
- Je suis mort… Je ne suis plus. Je t'avais promis, mais… Mais…
- Castiel, mais qu'est-ce que tu racontes?
Sa voix était parcourue de sanglots. L'enfant regarda la jeune fille. Cette dernière se retenait de rejoindre la pluie dans ses chagrins. Il crut voir une ébauche d'un sourire fou sur le visage de la demoiselle.
- Tu n'es pas mort… Non. Tu es là, tu vois? Je suis là.
Et elle le prit dans ses bras. Doucement, Castiel accrocha ses mains au chemisier noir de la jeune fille. Ils restèrent comme ça à peine quelques instants avant qu'une voix défaillante ne les importune.
- Toi! Toi… Petite salope!
Aussitôt, la demoiselle se redresser et observer le nouveau venu. Un homme, la cinquantaine. Il tenait une bouteille à la main.
- Sale pute! Reviens, que je t'apprenne à venir voir ton salaud de frère! Ce lâche… Viens, pauvre conne!
La jeune fille passe ses mains autour du torse de l'enfant et le porta, commence à s'enfuir.
- Qui c'est?, Demanda innocemment Castiel.
- C'est quelqu'un, quelqu'un…
Et elle courut sous la pluie, échappant aux cris éplorés de l'homme.
- Eh! Reviens tout de suite, salope! Tu croyais pouvoir t'enfuir? Oh non, jamais, tu m'entends? Jamais je ne te laisserais partir! Je vais te tuer, blondasse. Je vais te tuer, toi et cet enfant minable! Vous ne méritez pas de vivre!
La jeune fille regardait à droite et à gauche, se dissimulant dans le labyrinthe des rues de Saint Amoris, cherchant une issue pour se cacher de l'homme les suivants. Finalement, elle s'arrête dans le parc de l'autre jour et se blottit avec l'enfant entre deux haies. D'ici, on ne pouvait les voir. La demoiselle avait toujours son parapluie, et elle le déploya discrètement au dessus de leurs têtes. Recroquevillé sur lui-même, l'enfant répéta doucement:
- Qui c'était?
La jeune fille éternua et resserra son gilet autour de son corps, dans le vain espoir de se réchauffer. Finalement, elle réussit:
- Mon père.
Castiel baissa la tête, et dans un murmure presqu'inaudible, souffla:
- Ce n'était pas de lui dont je parlais.
Il sentit alors le corps de son amie se raidir, se crisper. Il avait touché une corde sensible. Qu'il avait été bête. Non seulement c'était sûrement pour elle quelqu'un de cher, mais en plus il avait probablement ravivé de douloureux souvenirs en elle à cause de son manège. Finalement, la jeune fille releva la tête, prit une inspiration et commença d'une voix faible et tremblante:
- Il… Il s'appelait Paul. Il n'était pas… Il n'était pas bien vieux. Il fallait avoir ton âge. Neuf ans. Neuf ans… Et sept mois. C'était… Un petit garçon plein de vie. Un peu dur avec le temps, mais ce n'était pas de sa faute. Ce n'était pas de sa faute. Ça n'a jamais été de sa faute. Toujours de la mienne. Et pourtant, j'ai essayé de le protéger. De l'aimer. Maman… Maman était bien trop fragile pour ça. Empêcher son mari de faire souffrir son fils lui faisait trop peur. Alors c'était à moi de le rassurer. De… Le prendre dans mes bras.
Elle renifla, essuyant son visage du revers de sa manche. Elle expira et reprit, ses yeux de plus en plus rouges fixant l'enfant avec douleur:
- Je dis que… Que je l'ai aidé, mais… Mais c'est faux! Ce n'est pas vrai! C'était toujours lui qui me protégeait. Il… Il… Quand il souriait, c'était tout ce qui comptait. Mais… Mais il y a un mois, trois jours exactement après qu'on se soit disputé, toi et moi… C'était un vendredi, et… Tous les vendredis, ils vont à la piscine. L'école. Pour… Qu'ils apprennent à nager. C'était au retour. L'allée, il n'y avait pas eu de problème, mais… Au… Au retour, le bus… Il…
La jeune fille ne savait plus où regarder. Elle avait mal, ses mains creusaient la terre sous la douleur. Elle sanglotait sans déverser de vraies larmes.
- Enfin, il y avait toute la classe. Il était avec eux, et… On m'a appelé. C'est mon numéro qui figurait sur les personnes à contacter en cas de besoin. Ils ont dit qu'il n'y avait qu'un enfant qui s'en était sortit. Avec une jambe cassée. Mais… Mais c'était une… Une petite fille… Dans… Dans sa classe, il avait très peu d'amis. Il en avait une, je crois. Ce… C'était même… Peut-être même pas une amie. La seule a choisi que je savais, c'était… Il me… parlait tout le temps d'elle, et… Il disait qu'il était amoureux, mais… Il… Il est… Mort avant de pouvoir dire ou faire quoi que ce soit …
Une seule perle roula le long d'une de ses joues. La demoiselle la chassa et secoua la tête et se força à sourire.
- Bah, c'est la vie. Il… Il est mort, c'est tout, c'est comme ça. On ne peut pas y faire grand-chose.
Et elle éclata. Elle pleura tout ce qu'elle avait sur le cœur, cria même. Castiel ne savait plus quoi faire. Il tendit une main, la posa maladroitement sur le genou de la jeune fille. Elle releva vivement la tête, le visage déformé par les larmes, rougit par la tristesse. Accablé par le désespoir. L'enfant se rendit compte qu'ils étaient venus dans ce parc il n'y avait même pas deux jours. Elle a réussi conduit ici, s'était occupé de lui alors qu'elle était en deuil. Elle ouvrit la bouche, articula sans prononcer, puis dit:
- Je viens le voir tout les week-ends. Toujours. Je ne lui parle pas, mais je lui fais savoir que je suis là, que moi je ne suis pas partie, que…
- Vous êtes chacun sur une rive opposée à l'autre, souffla le garçon.
La jeune fille fonça les sourcils. Il continue pourtant:
- Il a été emporté par le courant. Mon papa aussi. C'était quand j'avais quatre ans. Il est mort d'une épidémie de je ne sais plus quoi… A la maison, maman ne disait plus rien. Elle était assise devant la fenêtre, la bouche ouverte. J'ai même cru qu'elle était morte de tristesse, elle aussi. Je passais tout mon temps à la regarder scruter la route, quand j'étais à la maison. Et puis, un jour, j'ai posé ma main sur sa jambe et elle m'a regardé, surprise. Depuis, on dirait qu'elle l'a oublié, et elle travaille dur pour qu'on puisse vivre, elle et moi. Quand elle est là, le soir, elle me prépare des pâtes. Elle n'est pas très douée en cuisine. On mange nos pâtes devant la télé, en regardant Oggy et les cafards sur les cassettes qu'on a enregistrées. Il lui arrive même de rire, des fois.
L'enfant soutint le regard de la demoiselle.
- Je…, reprit-il. Je suppose… Qu'on oublie la douleur, au bout d'un moment.
Le regard de la jeune fille devint étrange. Il n'était plus ni triste, ni abattu, ni même joyeux ou résigné. Il était… Indescriptible. Incertaine, elle tendit faiblement ses bras vers l'enfant, et le prit délicatement dans ses bras. Doucement, elle le berça en fredonnant une berceuse qu'elle avait sûrement apprise en tentant d'endormir Paul. Les paupières de Castiel s'alourdirent en écoutant la chanson. Une douce musique. Ni heureuse, ni triste. Une chanson qui parlait de baleines… De parapluie…
- Tenez.
- Oh mon Dieu, il va bien?
- Oui, je pense. Il s'est endormi.
- Je vais l'allonger dans sa chambre. Mon Dieu, il est trempé! Ah, ne partez pas si vite, mademoiselle! Sa mère souhaite vous voir!
La jeune fille fronça les sourcils. Alors que l'infirmière se dirigeait vers la chambre de Castiel, une jeune femme se tenait devant la demoiselle. Ses longs cheveux d'ébène tombaient raides dans le bas de son dos, recouvrant une partie de son tailleur impeccable. Ses yeux bleus fixaient froidement la jeune fille, puis ses serres claquèrent contre le sol. Elle allait à la rencontre de la demoiselle. Cette dernière reconnut immédiatement le magnifique visage de la mère de Castiel, une femme de trente-et-un ans qui paraissait en avoir vingt-deux à peine.
- Mademoiselle Drant.
- Bonjour, madame Levaillant…
- Épargnez-moi les politesses, cracha la jeune femme avec hargne et mépris. J'ai à vous parler.
La jeune femme aux cheveux d'encre invita la blonde à la suivre dans une pièce oublié du couloir. Une fois face à elle, la mère de Castiel dévisagea l'autre de ses yeux rougis. Son mascara avait coulé le long de ses joues tant qu'elle avait pleuré. Finalement, elle dit:
- Vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai vécu cet après-midi.
- Je…
- Non, vous ne pouvez pas. J'ai quitté mon travail sans dire quoi que ce soit à mon patron. Je cours le risque de me faire renvoyer, et j'ai besoin de cet emploi, ne serait-ce que pour lui. Nous avons à peine de quoi tenir, et avec toute cette histoire, sa maladie, je… Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi j'ai hurlé au combiné pour que la police retrouve mon enfant, mon fils qui a disparut durant tout l'après- midi alors qu'il faisait une autre de ces crises. S'il était resté tranquille, comme le lui avait intimé le médecin, ça aurait pu se passer autrement. Le… Le docteur m'a… dit que cette crise pouvait lui être fatale, et que même après, s'il s'en sortait… Bref, il m'a aussi dit que le dernier mot qu'il prononce avant de s «enfuir était« mademoiselle ». C'est comme ça qu ' il vous intimé, n'est-ce pas? Mademoiselle? Depuis que vous êtes apparue dans sa vie, Castiel est certes plus joyeux, mais dès que vous vous absentez, il devient incontrôlable. Il ne vous l'a pas dit, je me trompe? Que son état empire de jour en jours, de minute en minutes. Que si la recherche du traitement n'est pas plus rapide, d'ici une semaine ou deux, il…
La jeune femme détourna le regard, alors que la blonde se tenait droite, affrontant le chagrin de cette mère qui avait déjà vu mourir l'homme qu'elle aimait.
- Ecoutez…
- Non, je ne veux pas écouter. Vous, en revanche, vous allez m'entendre. Mon fils vous prend pour je ne sais quel ange protecteur, et de ce fait vous êtes comme une drogue pour lui. Je vais peut-être assister aux derniers instants de mon fils, après avoir vu ceux de mon mari. Je ne veux pas voir Castiel mourir en tant que fou. Je veux que vous partiez, que vous le quittiez, et que jamais vous ne reveniez.
Elle avait tout dit d'une traite, les yeux accrochés fermement à ceux de la demoiselle. Celle-ci regarda par la porte le visage de Castiel, bordé par une infirmière.
- Pourrais-je au moins lui dire au revoir?, Souffla-elle distraitement.
- Demain seulement. Pour lui, je m'occupe de.
Sur ces mots, la jeune femme passa la porte de la chambre de son fils et caressa son visage. Ce dernier se réveilla et sourit faiblement en voyant sa mère. La demoiselle s'approcha de cette vision attendrissante et porta une main à l'embrasure de la porte. C'est alors que Castiel la remarqua et fronça les sourcils. La demoiselle lui sourit tendrement, croisa le regard froid de la mère et s'en alla.
