Semer le doute...

Une belle journée ensoleillée pointait depuis quelques heures sur la ville de Chartres. Surplombant la ville de sa hauteur et de sa majesté, la cathédrale Notre-Dame qui faisait la célébrité de la ville intimidait les passants tout en les obnubilant. On pouvait se balader sous le soleil de plomb dans la vieille ville, admirer les vieux édifices médiévaux tout en profitant de la chaleur.

Castiel se doutait bien qu'il attirait les regards. Après tout, c'était exactement pareil à Saint Amoris, à la différence près que les promeneurs ne s'en souciaient plus. Son air renfrogné, sa démarche nonchalante, ses cheveux écarlates mais surtout cette aura sombre, noire, intense poussaient les passants à s'écarter sur son passage, à craindre une quelconque marque de violence à leur égard. Cette pensée arracha un sourire au guitariste. Il contrastait tellement avec cette ville que rien que le voir marcher dans les rues de Chartres aveuglait quiconque passait par là.

Mais Castiel n'était pas venu pour faire du tourisme. Il était venu pour obtenir des réponses à des questions enfouies en lui depuis neuf ans. Neuf ans à ne plus regarder sa mère dans les yeux, de peur de l'étriper. Neuf ans à espérer la revoir, neuf ans à tenter d'attirer son attention en fumant, pour lui prouver qu'il avait besoin de son sourire, de sa chaleur. Car pour ce jeune homme, le soleil ne suffisait plus à assouvir ses besoins en lumière.

Il songea un instant à ce qui avait pu pousser la demoiselle à s'installer à Chartres. Malgré le remue-ménage dans son esprit, il n'y arrivait pas, provoquant en lui une grande frustration. Il repensa à ce qu'on lui avait dit, il y a longtemps. Ces mots sortis d'une bouche dont il ne se rappelait plus le propriétaire. On lui avait demandé ce qu'il savait d'elle. Il n'avait pu répondre à l'interrogation, car elle en soulevait mille autres dans son esprit.

Il ne savait rien d'elle. Absolument rien. Castiel tenta de rallier quelques bribes de souvenirs la concernant, mais il ne se rappelait pas très bien. Il avait le souvenir qu'elle lui avait fait comprendre qu'elle aimait les chiens. Le jeune homme sourit en pensant à Démon, son beauceron. Il aurait aimé épier sa réaction s'il lui avait montré son compagnon. Il y avait la musique, aussi… Elle chantonnait souvent des airs d'Edith Piaf… Il y avait les Winged Skull aussi.

Castiel fronça les sourcils. Il se rappelait les paroles de l'homme, dans le cimetière. Les injures prononcées envers elle et… Lui ? Ou envers l'enfant mort dans l'accident de bus ? Il ne savait plus…

L'enfance de la demoiselle avait-elle été difficile ? Ses rapports avec sa famille avaient-ils toujours été si tendus ? Avait-elle des amis ? Castiel frissonna. Il n'y avait songé… Était-elle déjà amoureuse ?

Ses poings se serrèrent. Il ne devait pas y penser. Rien que la décision de se rendre ici avait été difficile à prendre. Il ne fallait pas qu'il se laisse avoir par le doute, ou il ne la reverrait jamais. C'était une certitude.

Le jeune homme s'arrêta soudain devant un écriteau bleu marine indiquant le nom de la rue. La rue « Robespierre ». Il y était. Chancelant, d'une démarche incertaine, il s'aventura sur le trottoir à la recherche du numéro trois. Alors qu'il se rapprochait, il sentait sa vision faiblir. Il arriva enfin devant l'appartement trois. Son cœur rata un battement. Il y était. Il allait la revoir. Alors il sonna.

Tac, tac, tac, tac. Des bruits de talon se firent entendre depuis le couloir. Castiel eut alors une sensation de déjà vu, comme s'il revivait un instant important. Il se rappela sa rencontre avec la demoiselle, et se souvint, en souriant, qu'au bruit de ses pas il l'avait prise pour sa mère.

La porte s'ouvrit. Mais cette fois, ce ne fut pas une voix douce fredonnant « La Vie en Rose » d'Edith Piaf qu'il entendit. Ce ne fut pas des cheveux blonds qui balayèrent sa vue, ce ne furent pas des yeux noirs qui le fixèrent. Ce ne fut pas une peau laiteuse qu'il reconnut, mais bien une peau chocolatée.

Ce ne fut pas la demoiselle qui vint lui ouvrir, mais une parfaite inconnue.

- J'peux t'aider ?, demanda la jeune femme d'une voix étrangement rauque.

Castiel sortit soudainement de sa léthargie et contempla avec surprise la belle inconnue. C'était une jeune femme à la peau brune, aux cheveux noirs coupés en carré plongeant et aux yeux d'un vert pomme peu naturel. Elle s'habillait comme une adolescente désireuse de se faire remarquer : débardeur moulant et décolleté, short trop court, bas dépareillés, foulard trop long et casquette customisée. Oui, une adolescente… mais avec une dizaine d'années de plus.

La jeune femme le détaillait avec cette fois un peu d'inquiétude.

- Hep là, n'me dévisage pas trop ou tu vas m'transpercer !

- Euh…

Le jeune homme perdait ses moyens et ses mots devant l'apparition. Il ne saurait dire si c'était la surprise qui le prenait de court, ou bien la déception. Il ne savait s'il devait pleurer sa tristesse ou hurler sa colère. Quoi qu'il en fût, la brune semblait soucieuse et donna une grande tape dans le dos du jeune homme, dans l'espoir de le réveiller un peu. Tentative qui, manifestement, se révélait fructueuse : un grand cri déchira le ciel lorsque le nez de Castiel rencontra le mur.

- Désolée, vieux, j'ne contrôle pas ma force !

- Ça oui, j'avais remarqué !

Une poche de glace plaquer contre son nez ensanglanté, Castiel tentait tant bien que mal de retenir ses pulsions meurtrières, tandis que la jeune femme le fixait d'un air amusé, ce qui ne faisait qu'empirer la rage de l'autre.

- Et alors, comment vous vous appelez ?, demanda subitement le jeune homme, agacé.

- Moi c'est Kimberley, mais on m'appelle tout l'temps Kim. Et toi ?

- Castiel, grogna-t-il.

- Cast' ? Bah oui, tiens, ça m'rappelle quequ'chose c'te nom.

Soudainement, le jeune homme reporta toute son attention sur Kim.

- Vraiment ? Qui vous a parlé de moi ?

- Comment j'pourrais l'savoir, moi ? J'ne suis pas un oracle, l'ors si tu pouvais m'foutre la paix avec tes questions stupides…

- C'est important…

Castiel se mit alors à fouiller dans ses poches et trouva palpa enfin le bout de papier au contact si particulier. Il sortit donc la photo et la présenta à la jeune femme. Aussitôt, elle sursauta et s'exclama :

- Bah tiens ! C'est ma coloc' !

- Vous vivez avec elle ?, espéra le jeune homme.

- Bah ouais, mais c'tait y'a longtemps… Elle est partit y'a cinq ans. Ca fait neuf ans que j'vis ici, et elle a passé les quat' premières années comme coloc'. C'tait une bonne copine.

Une bouffée de chaleur s'empara du corps de Castiel. Il allait la retrouver, il en était sûr. Alors, il lui demanda :

- Vous savez où elle habite ?

- Mon dieu, ça non ! Quand elle est partit, elle n'm'a pas dit où elle allait. Elle était secrète, c'te meuf. Mais sympa… On n's'est pas reparler depuis, elle a dû r'faire sa vie…

- Mais vous avez bien son numéro, quand même !, s'exaspéra Castiel.

- Eh, n't'énerve pas comme ça ! J'te l'ai dit, on a coupé les ponts. Et puis, pourquoi tu tiens tellement à la voir ?

Le jeune homme fut pris de court. Il ne pouvait tout simplement pas expliquer les raisons de sa recherche, peut-être n'y en avait-il pas. Il songea un moment à ce qu'il allait dire, puis, finalement, murmura :

- J'ai besoin d'elle…

- Ah, l'amour !

A l'entente de ce mot, Castiel frissonna. Il releva vivement la tête et toisa Kim avec mépris et répliqua, les dents serrées :

- Je ne suis pas amoureux d'elle.

- Vraiment ? Nan, mais vieux, y'a qu'très peu d'raisons qui poussent un homme à r'voir une meuf à tout prix. Mais elle n'est pas un peu vieille pour toi ? Elle a, quoi, vingt-neuf ans maintenant ?

Castiel reçut comme une décharge électrique. Il n'y avait pas pensé… Si ça se trouvait, elle était totalement différente de ses souvenirs… D'ailleurs, était-elle en bonne santé ? Le doute s'insinua dans l'esprit de Castiel. Il avait idéalisé cette rencontre. Peut-être allait-il la retrouver dans un boite, sous terre, avec comme seul souvenir d'elle une pierre sur laquelle serait gravés quelques mots… Il se souvint de l'année où son père disparût. Les larmes brûlantes de sa mère lorsqu'elle le serrait dans ses bras, tous ces inconnus habillés de noir… Il se souvint du regard voilé qu'arborait son reflet dans le miroir. C'était là qu'Ambre apparût. Il sourit à cette pensée. Ils avaient été tellement proches, lorsqu'ils n'avaient que quatre ans… Elle lui avait permis d'oublier la triste fin de son père et le chagrin terrible de sa mère.

Il sentit sur lui peser le lourd regard de Kim. Celle-ci semblait s'inquiéter du remue-ménage qui se formait dans la tête de Castiel, car il était vraisemblablement comme absent.

- Eh vieux… Ça va ?

Secouant la tête pour se débarrassé de ces pensées parasites, le jeune homme répondit :

- Mêlez-vous de vos affaires. Savez-vous autre chose d'elle ?

- J'te l'ai dit, elle était vachement secrète c'te fille. J'ne connaissais même pas son nom ! Et pourtant on était d'anciennes connaissances, j'l'avais rencontré au lycée !

Castiel écarquilla les yeux. Il ne savait pas comment la demoiselle s'appelait, car il avait refusé d'entendre son nom, mais il ne pensait pas que même ses proches l'ignoraient… A cette nouvelle, Castiel ne put retenir cette question enfantine :

- Comment l'appeliez-vous alors ?

- Au lycée, elle avait un surnom bien particulier, mais il n'est plus valable aujourd'hui… En fait, j'ne lui donnais pas d'nom en particulier… Des fois, j'l'appelais par son nom de famille, par exemple pour qu'elle se grouille à la salle de bain. C'tait vraiment une drôle de fille, Drant !

Après cette discussion, un long silence plana. Kim et Castiel se fixaient droit dans les yeux, sans cligner des paupières, ce qui arrachait un sourire amusée à la jeune femme et une moue renfrognée au garçon. Finalement, Kim murmura :

- J'sais qui t'es, Cast'. J'espère qu'tu n'vas pas la voir pour d'mauvaises raisons.

Castiel arqua un sourcil intrigué. Il ne voyait pas vraiment où la jeune femme voulait en venir, car pour lui, il n'allait pas retrouver la demoiselle au parapluie avec de mauvaises intentions… Peut-être aurait-il dû revoir sa tenue, le rock faisait mauvaise impression… Alors, Kim soupira, puis se leva.

- Attends ici, 'spèce de brute ! J'viens d'me souv'nir qu'j'ai l'numéro d'sa mère.

Etonné, Castiel ouvrit de grands yeux lorsque Kim revint avec un post-it jaune qu'elle lui présenta d'un habile et gracieux maniement de doigts. Grommelant un remerciement presqu'inaudible, le jeune garçon attrapa le bout de papier et constata que cette femme habitait à Saint Amoris. Se souvenant de l'épisode au cimetière, Castiel frissonna. Il n'avait franchement pas envie de tomber sur l'homme bourru aux paroles brûlantes qu'il avait rencontré il y avait neuf ans. Alors, il demanda à Kim :

- Son… Son père, vous le connaissez ?

- De loin, ouais. J'lai vu une fois ou deux, c'tait pas un enfant d'chœur. Mais n'vous inquiéter pas, il vous f'ras pas d'mal.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il est mort.