Récolter l'incertitude

Sur frappait à la porte. Des coups d'État insistants, violents. La demoiselle avait peine à croire que derrière ces cris emplis de colère et de rage se cachait son père. Il fallait encore avoir trop bu…

Depuis les derniers évènements, c'était devenu courant. Après la mort de Paul, lui qui était déjà ivre mort toute la nuit durant, il se mettait à déambuler dans des virées non seulement nocturnes mais aussi diurnes. Son pas chancelant était désormais craint de tout le quartier, et lorsque les yeux des passants croisaient ceux de la demoiselle, on pouvait lire de la pitié ou de la crainte selon la personne. Était-elle comme son père? Ou subissait-elle sa fureur?

Malgré cette avalanche de pensées, la demoiselle n'arrivait plus à détourner son esprit de sa véritable inquiétude. Évènement ne datait que de la veille penser, et pourtant elle ne cessait de se passer au petit garçon couché dans ses draps blancs, observant d'un air neutre extérieur, visible depuis la fenêtre.

L'opinion de madame Levaillant avait été clairement définie: c'était de la faute de la jeune fille si l'état de Castiel empirait. Et malgré tout ce qu'elle pouvait donner comme excuse, la demoiselle ne pouvait pas le nier: son influence sur Castiel était nocive. Cependant, il était vrai qu'il retrouvait peu à peu son innocence d'enfant. C'était peut-être une bonne chose, mais au prix d'une autre: sa vie.

Tel était le choix: l'innocence au prix de la vie, la vie au prix de l'innocence. Et indirectement, ce choix revenait à la demoiselle. Elle pouvait toujours revenir le voir, le guérir de sa maturité trop précoce, et ainsi le tuer. Ou alors le garder en vie en s'éloignant, et ainsi le corrompre. Dans les deux cas, elle le tuait.

La jeune fille enfouit son visage dans ses mains, en proie au doute et à la souffrance. Elle n'entendait plus la porte grincer sous les coups de son père, ni les cris furieux de celui-ci ou ceux, éplorés, de sa mère. Ne restait plus que deux possibilités: rester ou l'abandonner. Elle ne pouvait se résoudre à partir, mais avoir sa mort sur la conscience la terrifiait.

Les gonds de la porte commencent à céder. Le regard morne, vide, la jeune fille attrapa distraitement son parapluie, ouvrit la fenêtre et sauta. La maison ne comportant aucun étage, aussi elle atterrissait sur le gazon mal entretenu en souplesse. Son parapluie au bras, elle s'en alla vers le centre ville, une étrange sensation lui nouant l'estomac.

- Eh ben, ma petite! Ça fait un bout de temps que je ne t'ai pas vu, non?
- En effet, Maurice…

Jouant distraitement avec une orange de l'étale, la demoiselle écoutait vaguement les propos de l'épicier. Ce dernier, soucieux, bavardait de tout et de rien pour tenter de changer les idées de la demoiselle, car il savait qu'elle ne venait le voir que si elle faisait face à un dilemme ou une épreuve. Ainsi, elle était venue pleurer sur son épaule lors de la mort de son frère.

Maurice était un commerçant d'un petit quartier miteux de la ville. Son air bourrue était trompeur, et lorsque le client n'était pas trop désagréable, il se révélait extrêmement sympathique et de nature joyeuse. Son soutien lors des moments difficiles faisait de lui un ami précieux, et la demoiselle s'estimait chanceuse de l'avoir rencontré.

L'épicier, agacé de constater l'indifférence de la jeune fille, se mit à maugréer:

- Ma petite, il faut que tu m'expliques. J'ai d'autres clients, je n'ai pas de temps à perdre avec des sottises!

La demoiselle ne l'épargne rien. Elle se dirigeait vers un bouquet de marguerites et sourit devant ce que ces fleurs lui rappelaient.

- Tu penses encore à lui?

La jeune fille se retourna. Maurice affichait un air soucieux, et sa question était emprunte d'angoisse. Face à cette expression, la demoiselle lui adressa son plus beau sourire et dit:

- Bien sûr que je pense à lui! Il fait partie des personnes qui m'ont aidé à me relever, avec grand-mère, toi et…

Sa voix se perdit à la fin de sa phrase. Son sourire sonnait faux.

- Et Paul, n'est-ce pas?

La demoiselle hocha difficilement la tête.

- C'est lui qui te tracasse?
- Non, il est mort. Il faut que je m'y fasse. C'est un tout autre problème qui me pèse.

Maurice haussa un sourcil. La jeune fille n'était ni mal-à-l'aise, gênée ou quoi que ce soit. La tristesse ne semblait pas apparente, mais il y avait une angoisse, une tension présente. Et une grande lassitude, un désespoir qui se pressentait jusque dans les tripes du pauvre épicier. En soupirant, la demoiselle s'affala contre un mur, et interrogea l'homme ainsi:

- Je suis face à un choix. Je n'ai que deux possibilités. L'une comme l'autre ont pour conséquence une perte vitale: dans le premier cas, la vie, dans le second, l'innocence. Pour quelle possibilité opterais-tu?

Maurice ne fut pas surpris, ni même pris de court. Il envisage la jeune fille avec dureté, froideur. Il soupira et se mit à trier des légumes. Tout à sa tâche, il demanda de sa voix rauque:

- C'est un enfant?
- Oui. Mais qui a vécu et qui vit des choses difficiles.
- Mm…

L'homme réfléchissait. Si l'enfant souffrait, il valait peut-être mieux la mort, afin de mettre un terme à la douleur. D'un autre côté, ce choix était bien cruel, mais retirer l'innocence à un enfant ... Finalement, l'homme déclara:

- La mort est irréparable. Si tu choisis de préserver la vie, tu peux toujours tenter de rattraper le coup.

La demoiselle en resta sans voix. Ainsi, son choix était fait. Elle ne l'épargne rien, passa la porte et s'en alla. Elle disparut, plus silencieuse qu'un fantôme.

Le poids ne s'envola pas. Mais il se faisait plus léger, moins insistant. Malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher de songer à ce qu'il arriverait par la suite. Elle allait devoir déménager. Trouver un emploi. Loin de cette ville, de ceux qu'elle aimait. De ceux qu'elle détestait. Loin du lieu où elle espérait jadis revoir celle qu'elle attendait. Désormais, son destin était scellé. Celui de Castiel, incertain.

Ses pas la dirigèrent naturellement vers l'hôpital. Elle observa de ses yeux noirs le bâtiment blanc tout en songeant qu'elle détestait réellement cette couleur. D'un pas décidé, elle s'engouffra dans le bâtiment qui empestait désormais la fatalité.

Elle se présente devant la porte. Elle passa l'embrasure, et ce qu'elle vit lui serra le cœur. Une mère caressait les cheveux de son enfant. Celui-ci était faible, mais il parlait doucement, le sourire aux lèvres. La mère répondait par des baisers, des paroles, des regards de ses yeux rougis par les pleurs. La demoiselle, devant cette vision, sentit sa détermination s'envoler. Ça allait être plus compliqué qu'elle ne le pensait…