Le fruit du labeur

Bip. Bip. Bip. Bip. Le téléphone contre son oreille, Castiel jouait machinalement avec son stylo avec lequel il gribouillait quelques graffitis sur un vieux post-it retrouvé derrière le canapé. Enfin, on décrocha.

- Madame Grenailler à l'appareil, j'écoute.
- Bonjour, je m'appelle Castiel Levaillant, je voulais savoir s'il était possible de…
- J'habite six rue René Char à Saint Amoris. Venez me voir cet après-midi.

Et elle raccrocha. Castiel resta ainsi quelques minutes, le combiné contre coincé entre son oreille et son épaule, à remuer encore et encore les paroles de la femme. Sa voix grésillant dans l'appareil, la réponse froide qu'elle lui avait presque craché. Désormais, Castiel redoutait cette entrevue. Il reposa le téléphone et partit se préparer.

La porte s'ouvrit. C'était une vieille porte en bois qui grinçait sur ses gonds, effrayant les enfants qui avaient le malheur de s'approcher. La maison n'était pas bien grande, ni bien belle, mais elle était certainement la moins dévastée du quartier. Castiel n'avait put retenir une grimace devant toutes ces ruines.

Un visage féminin apparut dans l'embrasure de la porte. La femme en question n'avait pas l'air si âgé, pourtant ses cheveux argentés et ses rides aux coins des yeux montraient sa vieillesse précoce. Elle avait été froide au téléphone, cependant son expression traduisait plutôt de la lassitude.

- Castiel, n'est-ce pas ? Pas la peine de répondre. Entrez.

Le jeune homme ne se fit pas prier et entra donc dans la demeure. Elle n'était pas bien grande et certainement pas luxueusement meublée, cependant Castiel apprécia le peu de bazar qui y régnait : en effet, il y avait encore des cartons en peu partout, des vêtements traînant par terre, quelques photographies encadrées… ainsi qu'une légère odeur de poussière. Un canapé assez miteux trônait en face d'un vieux poste de télévision.

- Asseyez-vous, intima madame Grenailler.

Castiel s'affala donc sur l'antiquité, dégageant un petit nuage de poussière déclenchant une petite toux au jeune homme. Il songea, agacé, qu'il aurait dû être plus délicat… Madame Grenailler s'installa dans un fauteuil datant sûrement de plusieurs décennies au vu de l'état pitoyable dans lequel il était. Castiel s'apprêtait à parler lorsque son hôte leva la main pour l'arrêter dans son élan et ainsi lui dire :

- Je sais déjà qui vous êtes, Castiel, déclara-t-elle doucement. J'ai vaguement entendu parler de vous lors de ma dernière discussion avec ma fille. J'ai cru comprendre que vous viendriez me voir un jour où l'autre. C'était juste.

- Où est-elle ?, demanda-t-il sèchement.

- Du calme, petit. On n'est pas pressés… Tu as attendu neuf ans, tu peux bien patienter encore un peu. Tu ne t'es jamais posé la moindre question sur ce qu'elle est ?

Castiel tressaillit. Bien sûr qu'il s'était posé des questions. Et en ce moment, il ne faisait que ça : se souvenir d'un élément qui traduirait ce qu'elle était réellement. En vain. Madame Grenailler n'attendit pas une quelconque réaction de sa part pour poursuivre.

- Ma fille et moi ne nous sommes plus parlées depuis son départ, il y a neuf ans. Quoi de plus normal, quand on y pense. Je n'ai jamais su être une mère quand elle en avait besoin. J'ai été irresponsable, et aujourd'hui, elle refuse tout contact avec moi. Mais vous n'êtes pas ici pour que je vous raconte ma vie, n'est-ce pas ? Vous êtes ici pour savoir où elle est. C'est évident.

Madame Grenailler froissait dans ses mains un morceau de papier glacé, ressassant sûrement quelque mauvais souvenir. Castiel crut reconnaître le visage de la demoiselle, souriante, mais en plus enfantin.

- Vous devriez peut-être en savoir plus sur elle, souffla-t-elle. Ou non, je ne sais pas. Je vais vous dire ce que je sais d'elle, car bien qu'elle soit mon enfant, je la connais très mal. Je ne pouvais pas m'intéresser à elle, concentrée comme j'étais à me protéger de mon mari.

L'hôte perdit son regard dans le vague. Malgré son empressement, Castiel était curieux de connaître quelques bribes du passé de celle qu'il affectionnait tant. La femme prit une inspiration et commença :

- Cet homme et moi étions partis vivre, alors que je n'avais que seize ans, un peu partout. J'étais émancipée, je n'avais nulle part où aller, et Georges n'avait même pas son bac. Nous nous trouvions un logement à faible prix dans cette ville autrefois miteuse, et nous marions. J'ai eu mon premier enfant à vingt-neuf ans. Au départ, c'était une petite fille timide, gentille. Pas très intéressante, juste gentille. Elle avait deux ou trois amies, pas plus. Elle était douce, mon… mari, si on peut le qualifier comme tel, et moi étions heureux. Nous vivions assez difficilement, j'étais femme au foyer, et Georges travaillait dans un fastfood. Les six premières années passèrent paisiblement. Jusqu'à ce que cet homme, mon mari, perde son emploi. A partir de ce moment, tout a dérapé. Dans la panique, je suis devenue femme de ménage dans un immeuble du centre-ville. C'était mal payé et vivre devenait difficile, nous déboursions de grandes sommes pour les cigarettes de Georges. Et il s'est mis à boire. Un peu, puis tout le temps. Je n'osais pas l'arrêter, et notre fille, du haut de ses sept ans, se doutait bien que quelque chose ne tournait pas rond.

Madame Grenailler marqua une pause. Castiel, à cet instant, se serait bien pris du popcorn. Il n'était effectivement pas venu pour que cette femme lui raconte sa vie. Il regretta bien vite ses pensées lorsqu'elle continua :

- Il a commencé à devenir violent. D'abords avec moi, mais j'étais souvent absente, pour qu'on puisse gagner un peu d'argent. Je n'ai pas remarqué tout de suite qu'il battait notre fille.

Castiel écarquilla les yeux. Il ne s'attendait pas vraiment à ça. Elle qui avait été si joyeuse, si réconfortante, si avenante…

- Mais même une fois que je l'eus remarqué, poursuivit-elle, je n'ai rien fait. C'était lâche, certes, mais les yeux de mon mari, lorsqu'il était ivre mort, étaient terrifiants. J'avais peur. Peur qu'il me batte moi aussi. Il en fut ainsi pendant trois ans. Je retombais enceinte après ces trois années. Lorsque ma fille eut onze ans, elle eut droit à un petit frère, Paul. Elle le prit très mal. Elle ne fut plus jamais la même, suite à tout cela.

Le regard de son hôte se posa sur Castiel. Il pouvait y lire du dégoût, mais il savait que ce n'était pas destiné à lui, mais bien à elle-même. Elle se détestait, il le sentait. Il connaissait bien ce sentiment, lorsqu'on se sentait lâche, égoïste. Il l'avait mainte fois éprouvé après le départ de la demoiselle, lorsqu'il était partagé entre sa culpabilité et sa colère. Pour se débarrasser de ce dégoût de soi, il avait rejeté la faute sur sa mère. C'était plus facile. Cette femme, elle, ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même.

- Il ne servirait à rien que je vous décrive la personne qu'elle est devenue, continua-t-elle froidement. Elle était bien différente de celle que vous avez connue. La jeune femme douce et prévenante qui vous aidait n'est apparue que plus tard, lorsqu'elle eut à peu près seize ans. Vous ne l'avez connu que quatre ans plus tard. Durant toutes ces années, elle a plus ou moins supporté la violence de son père et ma faiblesse. Vous connaissez la suite. Paul est mort dans l'accident, et elle est partie vivre ailleurs. Ce fut à cette époque que je divorçais de mon mari. Ce fut long et difficile, mais j'obtins enfin la « liberté » et recouvrais mon nom de jeune fille. Georges, lui, est parti vivre je ne sais où. Je sais juste que le mélange d'alcool et de tabac lui on été fatals : il est mort il y a six ans d'un AVC.

Le silence s'installa soudainement. Castiel pensait qu'elle allait continuer, mais elle n'en fit rien. Elle resta là, plongée dans un mutisme, fixant un point non existant sur ce qui servait de table basse. Agacé, le jeune garçon brisa la glace et maugréa :

- Pourquoi me raconter ça ?

- Je n'ai personne à qui parler, sourit madame Grenailler. J'avais besoin de vider mon sac. Et puis, on ne rend pas visite à une parfaite inconnue.

Castiel déglutit. Soit il était terriblement facile à cerner, soit cette demoiselle était secrète avec tout le monde. Parce qu'entre Kim qui avait tout deviné et sa mère qui faisait de même, il se demandait s'il méritait sa réputation de rockeur mystérieux. Il se sentait comme mis à nu. Et il n'aimait vraiment, mais vraiment pas cette sensation.

Madame Grenailler se leva et partit cherché ce qui semblait être un carnet d'adresse dans un tiroir poussiéreux. Elle revint s'asseoir face à Castiel et commença d'une voix froide :

- Elle ne me contacte plus que pour me dire où elle est. Histoire de dire. Elle ne le fait que par lettre, et vice-versa. Je n'ai plus entendu sa voix depuis neuf ans, comme vous. Aujourd'hui, elle habite dans un petit village près de Paris. Je ne sais pas ce qu'elle y fait. Je ne sais pas si elle a changé. Je ne sais pas ce que tu vas retrouver quand tu la verras.

Elle lui tendit, comme madame Levaillant et Kim l'avaient fait avant elle, un bout de papier jauni avec comme inscriptions une simple adresse. Celle-ci était décisive. Castiel s'empressa de s'en emparer et se précipita vers la porte. Avant de la passer, il attendit quelques instants sur le pas. La femme reprit d'une voix douce :

- J'espère simplement que tu ne seras pas déçu. Tu mérites le bonheur. J'en suis sûre.

Castiel resta figé quelques secondes, grommela un rapide « salut » et s'en alla.

Une fois dehors, le jeune homme s'adossa à un mur. Il ne savait plus. L'incertitude le gagnait. Néanmoins, il devait le faire. Ne serait-ce que pour la voir.