Le café de l'aéroport est dégueulasse, mais la légère brûlure sur la langue de Yuri détourne ses pensées durant quelques précieuses secondes. Il vérifie l'heure sur son téléphone pour la énième fois depuis son arrivée dans le terminal, seules cinq minutes se sont écoulées. Il boit une autre gorgée, amère et âcre, à l'instar de l'angoisse qu'il ressent.

Les avions vont et viennent dans le ciel bleu, chaque appareil qui atterrit tend davantage le nœud dans l'estomac de Yuri. Il n'a pas vu Otabek depuis cinq semaines. Là où ils auraient constamment lancé des appels audios, ils ont à peine échangé quelques messages. Otabek a été blessé, et comme tous les animaux sauvages le font dans ces cas-là, il s'est caché pour guérir en sécurité. Yuri ne sait pas comment réagir lorsqu'ils se reverront, il n'a jamais été la personne qu'Otabek fuyait.

Le terminal est bondé de voyageurs rentrant de vacances et Yuri asphyxie. Il avale le fond de son gobelet, froisse le carton, le balance dans une poubelle. Il faut qu'il bouge avant d'exploser, alors il passe la dernière demi-heure d'attente à faire les cent pas. Il y a une grand-mère qui le regarde de travers, il ravale l'idée de l'insulter pour se passer les nerfs.

— Votre attention s'il-vous-plaît, les passagers en provenance du vol 135 Air Astana au départ d'Almaty arriveront en porte A6.

L'annonce fait sursauter Yuri, ses jambes réagissent avant son cerveau. En un rien de temps, il traverse l'aéroport et se plante devant les portiques. Il n'a aucun mal à reconnaître Otabek dans la foule. Il lève une main pour attirer son attention, n'osant pas approcher le premier. Il est soudainement conscient de ses cheveux mal peignés, des cernes sous ses yeux.

— Hé, Yura.

Otabek se fige devant Yuri, martyrisant les bretelles de son sac à dos. Yuri inspire un grand coup, il attire finalement Beka contre lui. Il n'ose pas lui sauter dans les bras, ni le serrer trop fort.

— Hé, souffle-t-il, Beka.

L'étreinte dure à la fois trop longtemps et pas assez et il lui semble que leurs membres s'assemblent mal. Yuri se recule, maladroit et gêné. Otabek lui adresse un sourire, mais ça ne fait que soulever le coin de sa bouche sans montrer ses dents.

— Tu n'avais pas besoin de venir me chercher, dit Otabek.

— J'allais pas te laisser prendre le bus, c'est beaucoup trop chiant ! Et puis, Mila m'a prêté sa bagnole !

Un énième service que Yuri va devoir rendre à Baba, d'ailleurs.


La caisse en question est une Mini couleur crème dans laquelle Yuri peut à peine se faufiler. Une fois coincé sur le siège conducteur, il est obligé d'ouvrir les fenêtres pour se débarrasser de la sensation d'étouffer.

Ils rejoignent la ceinture périphérique de Saint-Pétersbourg sans échanger un mot. Les bâtiments et les routes aux environs de l'aéroparc sont gris, plus déprimants que jamais. Yuri serre les doigts sur le volant, mais les séquelles de la fracture à son poignet ne font plus assez mal pour le distraire. Il commence à tripoter l'autoradio pour se distraire mais ne comprend rien à l'appareil. Quand il arrive à faire fonctionner le son, une introduction bien connue au piano se fait entendre, suivie par une musique disco enjouée qui fait trembler les haut-parleurs.

Dancing Queen ? demande Otabek, camouflant difficilement un sourire.

Un œil fixé sur la route, Yuri fouille dans le rangement de la portière, puis balance un disque sur les genoux d'Otabek.

— ABBA, putain. Baba écoute littéralement de la musique de vieille mamie !

Le sourire d'Otabek menace de s'étendre sur son visage. Yuri profite de cette occasion, il pousse le volume plus fort et il s'époumone :

You are the dancing queeeeeen, young and sweeeeeet, only seventeeeeeen!

Otabek hausse un sourcil, mais il ne tarde pas à chanter également.

Ooooh, see that girl, watch that scene, digging the dancing queen!

Ironiquement, Yuri est un bien meilleur chanteur qu'Otabek ne l'est. Beka est doué au point de pouvoir jouer d'une multitude d'instruments, de composer, de mixer, mais il est incapable de chanter une seule ligne sans la massacrer. Tout compte fait, c'est Yuri qui explose de rire.

— Merde, Altin. Tu ne sais toujours pas chanter.

— Ça fait une demi-heure que je suis arrivé, et tu me critiques déjà ?

— Non, non. J'applaudis ta performance, mais j'ai quand même un peu envie de sauter par la fenêtre sans m'arrêter de rouler. T'inquiètes, je t'apprécie quand même.

— Je vois que tu n'as pas changé non plus.

— Ah ouais ?

— Hm, ouais. Je t'apprécie également comme tu es. Absolument pas drôle et terriblement casse-couilles.

Le silence s'étire quelques secondes de plus, puis ils éclatent de rire tous les deux.

Un trou se perce dans la petite bulle qui empêchait Yuri de respirer, et, pour la première fois depuis l'arrivée d'Otabek, Yuri s'autorise à le regarder. Une fois qu'il pose les yeux sur lui, c'est une traînée de poudre qui s'embrase. Évidemment qu'il est toujours beau, le visage baigné dans la lueur du soleil, ses traits radieux quand il rit, sa peau brillante comme de l'or poli. Yuri le redécouvre encore et encore, et chaque fois est comme la première. Il tombe amoureux encore et encore, et même s'il sait qu'il ne pourra pas s'empêcher de souffrir, il sait aussi qu'il se laissera tomber.

— T'es pas moche quand t'arrêtes de faire la gueule, dit Yuri.

Otabek passe une main dans ses cheveux. Agité, mais pas tout à fait fuyant. Sa réponse est quasiment imperceptible :

— Toi non plus.


Perchée sur le dossier du canapé du salon, Potya observe Otabek sans bouger, froissée d'avoir été abandonnée par son presque-maître. Otabek dépose ses bagages, puis tend le bras pour que le félin renifle ses doigts.

— Salut, toi.

Peu impressionnée par les salutations, Potya ignore Otabek, et, lorsqu'il cherche à lui caresser le crâne, elle saute de son perchoir afin d'aller se cacher entre deux piles de fringues traînant au sol.

— Je l'ai vexée, dit platement Otabek. Je dois puer l'avion.

Yuri ne demande pas ce qu'est censé sentir l'avion. En toute honnêteté, il ressent un sentiment amer, lui aussi. N'importe quel autre été, Yuri se serait rendu à Almaty avec Otabek. Il aurait passé ses soirées dans le grand jardin, à écouter Otabek jouer de sa dombra et à chahuter avec sa sœur pour passer le temps. Mais ce n'était pas n'importe quel été, n'est-ce pas ?

— Donne-lui du temps, dit Yuri. Les chats finissent toujours par revenir.

— J'imagine.

Yuri lui-même ne sait pas si cette théorie concerne Potya, lui-même, ou encore Otabek. Beka jette des coups d'œil dans l'appartement comme si quelque chose de dangereux pouvait surgir d'entre les meubles, manifestement mal à l'aise.

Excepté pour le bordel que Yuri laisse traîner en l'absence de son meilleur ami, leur logement n'a pas réellement changé. L'ampoule de la cuisine a grillé durant la première soirée de Yuri à Saint-Pétersbourg, au retour d'Hasetsu. Il ne s'est pas embêté à la changer. Seule la lampe sur pied à côté du sofa et les lampadaires au-dehors dessinent la silhouette d'Otabek alors qu'il marche dans la cuisine. Il attrape l'une des bouteilles de bière au frigo et il en passe une à Yuri. Ils reprennent l'entraînement dès le lendemain, mais Yuri est sur les nerfs depuis l'aéroport, alors il n'objecte pas.

— Dur trajet ?

— Dure soirée, dit Otabek. Mon père a tenu à m'inviter à l'Opéra avant que je reparte.

— Ouais, dur.

— C'est ça. Tu sais qu'il a des opinions sur tout, y compris sur le ballet.

Yuri étouffe un rire nerveux. Il n'a pas besoin que son meilleur ami détaille sa soirée, leur dernière sortie en compagnie de la famille Altin est encore fraîche dans son esprit. Le patriarche les avait traînés au Stade central d'Almaty pour l'un des matchs du FC Kairat. Soucieux, à l'époque, d'impressionner le père de son petit-ami, Yuri avait accepté l'invitation sans réfléchir.

Grâce aux relations de Zhenis, ils avaient obtenu les meilleurs sièges, mais Yuri n'en garde pas un souvenir plaisant. L'air était irrespirable ce soir-là. Le stade sentait la pelouse trempée par la saison des pluies, l'accumulation de sueur, et la bière renversée au sol. Yuri revoit parfaitement Zhenis, son costume Tom Ford bleu nuit et sa façon de sourire avec la bouche sans sourire avec les yeux. Il ne pouvait que sortir du lot au milieu des maillots jaunes des suporters et de leur enthousiasme sincère.

Zhenis avait commenté le moindre aspect du match, sans se soucier d'obtenir des réponses à son interminable monologue. Yuri se souvient de son ton, grave et autoritaire. Il se souvient du silence de Kymbat et Kulpynai, de leur visage caché derrière leurs cheveux longs, prétendument intéressées par le match. Il se souvient des doigts d'Otabek, serrés sur le plastique jaune de son siège, alors qu'il répondait poliment par des phrases de deux ou trois mots.

C'était comme si la voix de Zhenis exigeait d'être écoutée, comme si ses mots prenaient toute la place, comme si sa seule présence avait le pouvoir d'étouffer sa famille. Yuri lui-même n'avait pas osé desserrer la mâchoire pour détendre l'atmosphère. Il avait laissé Zhenis déverser son flot de paroles sur eux et s'était perdu dans la contemplation du stade.

L'endroit était énorme, construit tout en béton durant les années cinquante et rénové récemment afin de paraître plus colossal encore. Yuri s'était focalisé sur une fissure mal réparée au plafond, où l'eau des intempéries s'infiltrait et gouttait peu à peu sur les gradins. C'est comme ça que Yuri perçoit les Altin. Ils sont le portrait craché d'une famille parfaite, mais, si on a le malheur de chercher un peu, les apparences tombent en lambeaux. Yuri sait que Kulpynai ne rit que lorsqu'elle est seule avec son frère, il sait que Kymbat ne leur parle sans retenue les soirs où son mari est en dîner d'affaires. Il sait qu'il y a une bonne raison si Otabek a quitté Almaty.

Yuri avale une gorgée de sa boisson, observant Otabek prendre de grandes goulées de la sienne. Un seul été s'est écoulé sans que Yuri ne rejoigne son ami à Almaty, pourtant, Beka a l'air différent. Il porte les fringues hors de prix que lui offre sa mère, c'est étrange de le voir porter des vêtements formels en dehors des conférences de presse et des photoshoots.

— Nouveau style ? demande Yuri.

Otabek hausse les épaules.

— Tu connais ma mère. C'est plus fort qu'elle, elle s'est sentie obligée de refaire toute ma garde robe.

La mère d'Otabek est la couturière des costumes de son fils, y compris celui qu'il avait porté aux derniers Jeux olympiques, dont le haut était partiellement fait de dentelle, et qui n'avait pas été pas loin de coûter son sang froid à Yuri. Ce qui n'est pas le cas du pull qu'il porte aujourd'hui, un col roulé qui semble l'oppresser.

— Tu es trop bien habillé pour quelqu'un qui a passé la journée dans l'avion, s'amuse Yuri. Tu t'es foutu sur ton trente-et-un pour me revoir ?

— Je ne peux pas en dire autant de toi, plaisante-t-il.

Yuri s'est endormi tard et s'est levé tôt. En conséquence, il n'a pas fait attention à ce qu'il a enfilé. Il baisse les yeux et grimace en constatant sa tenue. Un jogging trop grand pour lui et un pull au logo de Led Zeppelin. L'un de ces deux vêtements, si ce n'est les deux, appartient à Otabek. Leurs vêtements sont mélangés après des mois de cohabitation.

Le pull est taché de café séché et tombe bizarrement autour du corps de Yuri. Ça n'empêche pas Otabek de le détailler intensément. L'espace de quelques secondes, Yuri a l'impression d'avoir remonté le temps et qu'ils sont à nouveau en train de se courir après. Il se redresse, luttant contre le réflexe de fuir le regard insistant d'Otabek.

Une onde de choc remonte le long de la colonne vertébrale de Yuri. Pourquoi pensait-il que les pluies qui ont rincé ces deux derniers mois pouvaient calmer la tension entre eux ? L'eau, même celle des larmes, conduit l'électricité pour la propager, peu importe à quel point c'est dangereux.

— Joli sweat-shirt, remarque Otabek.

— C'est… Il traînait dans notre linge.

— C'est pas grave, je t'assure. Tu as toujours mieux porté mes habits que moi.

Les joues de Yuri virent au rouge, mais Otabek ne le voit pas. Aussi vite qu'il a attisé l'étincelle, il l'éteint. Il détourne son attention de Yuri, attrape la télécommande, puis change les chaînes jusqu'à tomber sur Animal Planet. C'est un reportage sur les créatures sous-marines ou une connerie du même genre. Le silence s'installe, pesant et étrange, jusqu'à ce qu'Otabek reprenne la parole :

— Tu savais que les pieuvres possèdent neuf cerveaux ?

— Non ? dit Yuri.

— Elle a aussi trois cœurs.

— Trois ?

— L'un d'eux répartit le sang dans le corps et les deux autres gèrent le débit des branchies. D'ailleurs, les pieuvres ont le sang bleu.

— Euh… Ouais ?

— Pour survivre dans les profondeurs de l'océan, elles ont développé un sang à base de cuivre plutôt que de fer, ce qui rend leur sang bleu… Un peu comme de l'encre de ton stylo, si tu veux…

Yuri se force à quitter Otabek des yeux, fixant l'écran, mais il n'arrive pas à se vider la tête. Ça doit être pratique, en cas de cœur brisé, d'en avoir deux de rechange, hein ?


Au premier jour de retour de congés, l'agitation secoue le club de patinage. Les athlètes s'agitent d'un coin à l'autre de la piste, Yuri les observe d'un œil critique. Il a passé son été à être harcelé par Viktor, alors il a pris de l'avance sur les autres. Il s'avère qu'être largué par son presque-mec laisse pas mal de temps libre pour s'entraîner.

Otabek, en bon combattant, conquiert la glace sans attendre. Yuri l'a vu patiner un nombre incalculable de fois et c'est toujours aussi hypnotique.

— Alors ? Comment progresse ton plan ?

La voix de Katsudon, basse parmi toutes celles qui beuglent dans l'aréna, est à peine perceptible. Sans cesser d'observer le programme d'Otabek, Yuri répond :

— Ce n'est pas gagné.

Ils ont vécu sur des continents différents durant la majorité de leur amitié, mais Otabek n'a jamais paru aussi lointain que depuis qu'il est revenu à Saint-Pétersbourg.

— Je vois ça, dit l'autre-Yuuri.

— Hein ?

— J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de différent dans sa façon de patiner.

C'est vrai que Yuri est surpris de voir son ami se jeter dans l'entraînement avec autant de force. Chaque impulsion fait s'envoler une pluie de flocons et chaque atterrissage résonne comme un coup de fusil. Si Otabek est déterminé, il n'est pas brutal.

— En général, répond Yuri, c'est plutôt moi qui me laisse dépasser par ma colère quand je patine.

Katsuki s'approche de Yuri, sa voix baisse d'un ton encore, afin que seul Yuri puisse l'entendre :

— Ce n'est pas simplement ça. C'est étrange de le voir patiner avec un tel… Abandon.

Avec chaque mot, Yuri peut sentir le souffle de son collègue contre ses cheveux lorsqu'il parle et il déteste ça. Il est incapable de maîtriser sa grimace. Il ne peut pas s'empêcher de se dire qu'il a quelque chose à voir là-dedans. Katsudon, décidément trop observateur pour le bien de Yuri, agite vivement les bras et rattrape précipitamment son commentaire :

— Mais qu'est-ce que j'en sais, n'est-ce pas ? Nous sommes tous stressés en ce début de saison... Je suis certain qu'Otabek et toi allez vous en sortir sans problème !

Les remarques de Katsudon confirment l'impression que Yuri avait eue en visionnant la vidéo du quadruple Lutz d'Otabek. C'est à présent évident... Otabek, lui aussi, a passé ces deux derniers mois à utiliser la piste comme champ de bataille contre ses émotions. Il ne reste qu'une seule question... Est-ce qu'il lutte contre son affection envers Yuri, ou est-ce qu'il se bat pour la protéger ?


Viktor note, de sa calligraphie précise, le chiffre cent-cinquante-et-un sur le tableau. Yuri fixe l'encre bleue, le stress figeant ses membres. Le Skate America et le Skate Canada approchent et la saison olympique débutera avec eux.

— Pour pouvoir se coucher satisfait, il faut se lever déterminé ! s'écrie Viktor.

Une chose ne change pas, Viktor n'a pas abandonné les citations qui se veulent inspirantes.

— C'est quoi ces conneries ? s'amuse une voix.

Yuri se retourne. Mila est postée derrière lui, elle examine leur entraîneur d'un air amusé, ses longs cils maquillés papillonnant rapidement.

— Vitya les cherche sur Google, dit Yuri. Je crois que celle-ci est de The Rock.

Elle cache un gloussement derrière son gant.

— Tu crois que ça marche ? demande-t-elle.

— Pas sûr que ma détermination seule saura me mener aux Jeux olympiques...

Et Yuri n'est pas le seul dans ce cas. Guidés par Viktor, Otabek et Katsudon se partagent un coin de piste. Ils se rendent ensemble à Vancouver le mois suivant, et, à en juger les nombreuses remontrances de Viktor, ils sont loin d'être prêts.

Yuri les connait assez bien pour savoir que le poids de l'angoisse pèse sur leurs épaules, les renvoyant régulièrement au sol. Il a l'habitude de voir l'autre-Yuuri quitter la piste couvert de glace et d'égratignures après une journée particulièrement difficile. En revanche, c'est rare de voir Otabek manger la poudreuse à répétition.

— Aïe, souffle Mila. Qu'est-ce qu'il arrive à Otabek ?

Yuri hausse les épaules, feignant l'indifférence.

— Je n'en sais rien, répond-t-il.

Peu convaincue, Mila lève un sourcil.

— Tu es sûr de ça ? Vous vous faites la gueule, c'est ça ?

— Ça aussi, je n'en sais rien.

Ils ne se sont pas disputés depuis le retour d'Otabek. Ils n'ont pas vraiment parlé non plus. Excepté pour les banalités et les anecdotes à propos des animaux, Otabek n'est pas très bavard.

Yuri s'occupe les mains en attachant ses cheveux en une queue-de-cheval, puis, remarquant que son amie le fixe encore, il se baisse pour refaire les lacets de ses patins. Mila entre dans son espace vital et appuie un avant-bras sur son épaule. Depuis que Yuri a grandi, elle ne peut plus s'appuyer sur son crâne.

— Il est louche depuis qu'il est rentré de vacances. Il ne se serait pas passé un truc durant votre séjour au Japon, par hasard ? Un truc que tu as omis de me raconter et qui expliquerait vos tronches à tous les deux ?

Un truc... C'est le moins qu'on puisse dire. et Il ne faut pas être un génie pour comprendre qu'Otabek l'évite, de toute façon.

— J'ai merdé, admet Yuri.

— Qu'est-ce que t'as foutu ?

— Je l'ai blessé et je ne sais pas comment régler ça.

Avant que Mila ne puisse répondre, un bruit sourd les fait sursauter. Ils se redressent et fouillent la piste du regard. En son centre, Otabek et Katsuki peinent à se relever, visiblement projetés au sol après une collision. Alors que Viktor aide son mari à se relever, Otabek jure sous son souffle, puis s'éloigne en des gestes pressés, ignorant les moues inquiètes de ses collègues.

Yuri s'apprête à retirer ses protections de patin pour rejoindre son meilleur ami, mais Mila l'arrête en retenant son avant-bras.

— Non, Yura.

— Mais… proteste Yuri. C'est mon ami, il faut que j'aille lui parler !

Il se débat, et elle lâche son bras. Elle ajoute néanmoins :

— Je ne veux pas me mêler de vos histoires, mais je crois que pour l'instant, tu as assez joué les bourreaux des cœurs. À moins que tu aies une envie de mort soudaine, je te dirais de lui laisser de l'air.

La bouche entrouverte, Yuri se fige. Baba ne mâche pas ses mots avec lui, elle ne le fait jamais, mais ça lui fait quand même mal au cœur d'entendre ça. Elle n'a jamais observé leurs petits jeux d'un bon œil, et lorsque Yuri voit Otabek encercler la piste comme un prédateur en chasse, il se dit qu'elle doit avoir raison.


Le souffle de Yuri dessine des formes déstructurées dans la nuit alors qu'il quitte la patinoire à grandes foulées. Son regard fouille les rues menant au Sports Palace, ne trouvant que des arbustes d'un jaune doré rongé de noir, l'été se décomposant lentement en automne. Ce n'est qu'après de longues secondes qu'il pose les yeux sur une silhouette vêtue de cuir et de noir.

La Honda est garée sur le côté de la route et Otabek progresse le long du trottoir. La chute de tout à l'heure n'était pas bien grave, mais il y a une légère inégalité dans ses pas.

— C'est là que tu te caches ? interroge Yuri. Tu rentres à pied ?

Otabek hausse les épaules et répond :

— Tu veux m'accompagner ?

— Euh... bredouille Yuri. Ouais, ouais.

Une chose est sûre, Otabek marche beaucoup. Précisément après minuit, lorsqu'il fait les cent pas et que le sommeil ne lui vient pas.

Ils progressent en silence et ce n'est que lorsqu'ils patientent à une intersection que Yuri trouve le courage de relancer la conversation.

— Hé ? À quoi tu penses, là ?

— Tu as déjà entendu parler du chat à pieds noirs ? demande Otabek.

— Non, jamais ?

— C'est le plus petit félin d'Afrique. Il vit dans des endroits où il peut se cacher, comme dans des terriers ou des tanières. Le jour, il aime se reposer dans ces cachettes. Mais la nuit, il sort pour chasser et malgré sa taille, il est redoutable.

— Ah ouais ?

— Hm, ouais. Il est léger comme une plume et incroyablement agile. C'est pour ça qu'il ne laisse aucune chance à ses proies. C'est une véritable machine à tuer, il n'a de pitié pour personne.

Un camion les aveugle de ses phares. Yuri ferme brièvement les yeux, pas à cause de la lumière, mais à cause de la voix d'Otabek, lointaine et craquelée. La preuve du chagrin d'Otabek le frappe comme un accident de voiture. Brusque et inévitable.

Yuri ne prononce pas un mot et Otabek reprend la marche.

— Le chat à pattes noires est particulièrement connu pour son mauvais caractère, c'est impossible de le domestiquer. Ses cris sont si puissants qu'il est capable de faire fuir des animaux bien plus imposants que lui.

Yuri cache ses mains dans ses poches, où ses doigts forment des poings. Otabek refuse ostensiblement de croiser le regard de Yuri, il fixe les eaux ternes et stagnantes de la Néva qui coulent en dessous du pont. Il avait toujours semblé à Yuri que Beka était comme les flots secoués par une tempête, capable de se briser et de se reformer à l'infini. Il avait tort.

Il semble s'écouler une éternité avant qu'il ne murmure :

— Beka... Je sais que je t'ai fait du mal.

Otabek arrête enfin de marcher, se retournant vers Yuri. Il n'a jamais autant ressemblé à un étranger. Il porte une nouvelle veste en cuir et un masque d'indifférence flambant neuf. Yuri ne pensait pas régler leur dispute avec une simple vidéo et quelques plaisanteries, mais il ne s'attendait pas à ce que Beka soit aussi distant avec lui.

— Je t'ai fait du mal, reprend soudainement Yuri, et quand tu as voulu m'en parler, je t'ai gueulé dessus. Je ne pensais pas ce que je disais.

— Tu as été plutôt clair dans tes propos.

— J'ai… C'est vrai. J'ai été incapable de maîtriser ma colère, ça faisait tellement longtemps que je l'emmaganisait que ça a... Putain, ça a juste explosé.

— Depuis qu'on... souffle Otabek.

— Depuis qu'on a rompu, ouais. J'avais... J'avais envie de te blesser également.

C'est difficile pour Yuri de l'admettre à voix haute. C'est difficile de vivre avec cette rancœur qui l'a fait pourrir de l'intérieur et qui cherche encore à gangréner son corps.

— Je ne pensais pas que tu m'en voulais encore, dit Otabek.

— Je ne le pensais pas non plus, mais… Notre rupture m'avait fait tellement de mal. Non, ça me fait toujours du mal. Évidemment que j'avais envie de me venger et de te faire souffrir de la même manière…

— Tu n'en a jamais parlé, Yura.

— Qu'est-ce que tu voulais que je dise ? Que j'aurais été prêt à me prendre une balle pour toi, et que finalement c'est toi qui me l'as foutu entre les deux yeux ?

Yuri réalise que son souffle est court. Que sa voix lui échappe. Qu'il va recommencer à gueuler sur Otabek. Il ravale sa salive. Il fait un pas en arrière. Il reprend :

— Je n'avais pas envie de te faire fuir. Tu venais à peine d'arriver chez moi et je ne voulais pas te perdre une seconde fois.

— Je ne serais pas parti, affirme Otabek.

Autour d'eux, les flots sont noirs comme la nuit. Yuri a l'impression que ça fait des années qu'ils ont regardé les ponts se lever durant les Nuits blanches. En réalité, ça ne fait même pas trois mois.

— Tu l'aurais peut-être fait, Beka. Tu avais tout autant les jetons que moi, non ? Pourquoi tu as attendu aussi longtemps avant d'essayer de me parler ?

— J'avais peur que tu me rejettes, avoue Otabek. Je savais que tu n'étais pas prêt à avoir une discussion avec moi.

Et Otabek avait raison. Au moment où il avait essayé d'être sincère, Yuri avait instantanément tout fait péter.

— J'en suis désolé, dit Yuri. Je ne voulais pas que ça se termine comme ça.

— On s'est fait beaucoup de mal mutuellement, hein ?

— On est vraiment d'énormes abrutis qui incapables de communiquer même en étant meilleurs amis depuis des siècles.

Otabek rit, mais ça sonne encore un peu vide. Yuri demande doucement :

— Non, vraiment…. Tu veux qu'on discute de ce qu'il s'est passé ?

— Pas tout de suite, Yura. J'ai juste… J'imagine que j'ai besoin de temps pour réfléchir.

Yuri comprend. Il n'est plus le gosse qui approchait les doigts de la plaque de cuisson sans la moindre peur d'être brûlé. Il est bien obligé d'admettre que tous ses choix ont des conséquences.

— Tu comptes pas en profiter pour remettre les voiles, hein ? plaisante faussement Yuri.

— Seulement si tu promets de rester, toi aussi.

Lentement, Yuri lève le bras vers Otabek. Il prend une large inspiration, ignorant cette voix dans son crâne qui lui dit qu'il va merder une énième fois.

— Promis, dit-il. J'arrête de fuir.

Otabek accepte la poignée de main de Yuri. Sa paume est tiède, se plaçant parfaitement dans celle de Yuri.

— J'arrête de fuir, répète Otabek.