Les piles de vaisselle et de vêtements sont déformées par les ombres projetées par l'écran de télévision. Depuis le départ d'Otabek pour le Skate America, Yuri ne s'est pas donné la peine de ranger l'appartement, ni de réparer l'ampoule cassée de la cuisine.
Mila se tire du sofa dans un soupir, fait quelques pas et allume le petit sapin décoratif posé sur la fenêtre. Cette vieillerie, héritée de Nikolaï, possède au moins le mérite d'égayer la pièce, tristement vide malgré la présence de Mila.
Elle se laisse tomber à ses côtés et dit d'une voix enjouée :
— C'est bientôt au tour d'Otabek de passer !
À croire que Yuri n'est pas au courant. Ça fait des plombes qu'il martyrise nerveusement les boutons de la télécommande.
En attendant que le livestream reprenne, Mila fouille dans son sac et en tire un flacon de vernis à ongle. Un truc rouge vermeil, en accord avec ses cheveux roux. Yuri l'observe d'un œil. Il lâche la télécommande, mais il tient difficilement en place sur son siège. Ils se font face à face, les jambes repliées sur le canapé et son mollet cogne plusieurs fois celui de son amie avant que celle-ci ne réagisse. Son tracé déborde salement sur son doigt, elle tire un peu la gueule.
— Calme-toi, bon sang !
— Je ne fais pas exprès, bécasse !
—Tu es pire qu'une daronne en train de regarder son fils patiner.
— Oh, tu me saoules !
C'est plus fort que Yuri, il est une mère poule qui s'inquiète pour Otabek. Il sait que son meilleur ami est sur les nerfs, il sait que la saison olympique s'annonce plus que difficile. Il secoue un doigt d'honneur sous le nez de Mila, qui attrape sa main en plein vol. Elle garde ses doigts serrés entre les siens, c'est moite et désagréable.
— Change-toi les idées, ordonne-t-elle. C'est toi qui me fais chier !
— Tu proposes quoi ?
Mila attrape le flacon de sa seconde main et hausse un sourcil.
— Tu es sérieuse ? geint Yuri.
— Pourquoi pas ?
— Ce n'est pas une soirée entre copines !
— Tu es vraiment sûr de ça ?
Yuri jette un œil autour d'eux. Les magazines de sport sur la table basse font office de dessous de verre à des verres de vin à moitié vides et les miettes de chips constellent le tapis ainsi que les coussins du sofa. Ils portent chacun un pyjama, celui de Mila est taché de coloration à cheveux, celui de Yuri appartient sans doute à Otabek. Bon, d'accord.
— Je veux une couleur moins tape à l'œil que ça, ordonne-t-il.
Un large sourire aux lèvres, Mila tire un autre flacon de ses affaires. Le vernis est noir, ça parle plutôt bien à l'adolescent rebelle qui sommeille en Yuri. Non sans une grimace, il tend son autre main vers son amie. Elle se met à la tâche sans attendre, concentrée.
L'écran d'attente change sur la télévision et le flash de lumière fait briller quelques paillettes sur les ongles de Yuri. Il doit avouer que c'est plutôt pas mal.
Sans lever les yeux, Mila reprend la parole :
— Vu que c'est une soirée entre copines, tu veux qu'on parle enfin de nos peines de coeur ?
— Qu'est-ce que tu racontes encore ?
— Tu m'as invité chez toi pour regarder ton mec patiner.
— Je t'ai invitée chez moi pour qu'on puisse observer nos compétiteurs ! Et ce n'est pas mon mec, bordel de merde !
Yuri n'est pas loin de sauter du canapé pour éviter cette conversation, mais son amie tient fermement son poignet. Elle lui lance un regard indiscutable. Il objecte, comme dernière défense :
— Tu veux qu'on parle de Sara ? C'est ta meuf, oui ou non ?
Yuri, exilé à Hasetsu durant tout l'été, n'est pas intégralement certain de ce qu'il s'est passé entre Mila et Sara. Il est sûr d'une chose, c'est que les non-dits font du mal.
— C'est un coup bas, se plaint Mila.
— C'est toi qui a commencé !
— Tu restes une ordure.
En faisant attention à ne pas abîmer le vernis humide, Yuri se penche pour verser un verre de vin jusqu'à le remplir à ras bord. En guise d'excuse, il le donne à Mila. Bien qu'ils ne soient pas toujours sur la même longueur d'onde, en rendant Viktor dingue à se hurler dessus en longueur de journée, comme ils faisaient péter un plomb à Yakov par le passé, elle reste l'une des personnes qui comprend le mieux Yuri.
Mila accepte son offrande d'un air méfiant. Il se sert également et dit :
— À nos peines de cœur.
Mila cache un sourire. Elle trinque avec lui.
— Je savais que j'aurais dû partir avec eux ! s'exclame Yuri.
C'est toujours étrange d'observer un autre athlète filmé dans le kiss and cry. Les fioritures de mauvais goût qui décorent l'aréna de Las Vegas, une sorte d'imitation de papier-peint baroque, ne détournent pas l'attention de Yuri des émotions qu'il voit passer sur le visage d'Otabek.
Malgré la réussite de sa performance, il a trébuché sur ses propres pieds à la fin. S'il est en bonne position pour monter sur le podium, c'est seulement parce que l'autre-Yuuri ne s'est pas mieux débrouillé.
— Qu'est-ce que tu aurais fait, au juste ? demande Mila. Tu aurais encore plus foutu le bordel ?
— J'aurais tenté de lui remonter le moral !
— Je crois qu'il n'a pas besoin de son ex pour lui prendre la tête, son père est déjà là pour le faire !
— T'as pas fini de me casser les couilles ? s'écrie Yuri. Il est… Il est pas vraiment mon ex ! Enfin… Il l'est, mais tu sais ce que je veux dire !
Il s'apprête à poursuivre sa gueulante, puis plisse les yeux. Il réalise :
— De quoi ? Zhenis est à Vegas ?
— Je crois bien.
— Bordel, mais pourquoi t'es au courant de ça alors que je le ne suis pas ?
— Viktor.
Évidemment. Yuri avale une grosse rasade de vin, le genre de daube qu'il achète au cubis quand Otabek n'est pas là pour critiquer ses goûts de merde et quand Mila est là pour l'aider à le finir rapidement. L'alcool n'est pas plus amer que l'arrière-goût dégueulasse qui colle à son palais. Il est dégoûté de ne pas être au courant de ce qu'il se passe dans la vie de son meilleur ami.
Yuri laisse de l'air à Otabek, certes, mais c'est douloureux de comprendre qu'il a perdu sa confiance. Qu'il a perdu la confiance de la personne qui compte le plus pour lui.
À Vegas, le podium est installé. L'autre-Yuuri est au centre, flanqué par Leo et Otabek. Ce dernier reste impassible alors qu'un type en costume passe la médaille autour de son cou. Le bronze n'est pas du tout sa couleur fétiche et Yuri voit dans la raideur de sa posture qu'il le pense aussi.
La caméra s'éloigne, filmant la moue polie de Katsuki, puis celle, exaltée, de De la Iglesia. Yuri se détourne de la télévision, il attrape déjà son téléphone pour envoyer un message à Otabek. Mila le subtilise et il n'essaye même pas de se débattre. Depuis le début de la semaine, il n'a échangé que quelques SMS avec Otabek, parce qu'elle menace systématiquement de balancer son portable dans le bras de la Néva le plus proche.
Elle planque le téléphone sous ses fesses, ignore la moue dégoûtée de Yuri. Elle demande :
— C'est quoi le truc avec son père ?
— Je ne sais pas trop, ment Yuri. Ils se prennent souvent la tête, ils ne sont pas particulièrement proches.
À force de côtoyer l'équipe russe, Otabek s'est lié d'amitié avec Mila. Les plaisanteries vont de bon train entre eux, mais ils ne sont pas proches au point de converser aussi sérieusement. Beka est une personne excessivement secrète, comme le prouve son absence des réseaux sociaux et son peu de présence dans la presse.
— Ah ouais ? s'étonne Mila. Je l'aurais pas cru !
— Ouais, je ne sais pas trop. L'ambiance a toujours été bizarre quand j'allais chez eux.
— Ses vieux semblent l'encenser à la moindre occasion ! Et puis, ils lui offrent toujours des trucs de fou.
Malheureusement, ce n'est pas une interview donnée par Zhenis ou une moto offerte comme pot-de-vin qui comblera le manque d'affection sincère.
— Faut bien sauver les apparences… dit Yuri de manière désinvolte.
L'une des bagues que porte tout le temps Otabek avait été offerte par son père à l'occasion de ses dix-huit ans. Large et dorée, une pierre de lapis-lazuli trônant en son centre. Yuri se souvient de la façon dont la matière absorbait la lumière, puis de la manière dont elle a perdu de la couleur à force qu'Otabek joue avec. Le métal n'a jamais été précieux, le plaqué or s'est arraché avec le temps.
Mila pince les lèvres, mais elle ne pousse pas le sujet. Elle sait qu'Otabek détesterait qu'elle fouille dans sa vie de famille sans son autorisation. En levant son énième verre, elle dit :
— À cette année de merde.
Yuri est bien obligé de trinquer à ça aussi. Avec Viktor à l'autre bout du globe, ils peuvent se permettre de se pointer à l'entraînement avec une légère gueule de bois.
Les quelques jours précédant le Skate Canada s'écoulent lentement. Yuri s'entraîne avec Mila durant la journée et le bruit de leurs chamailleries couvre celui de ses pensées. Le soir, il rentre dans l'appartement vide et silencieux et la petite voix au fond de sa tête prend toute la place.
Yuri traîne des pieds jusqu'à sa chambre, Potya sur les talons. Il jette un coup d'œil à son miroir sur pied, toujours couvert d'une couverture, la preuve qu'il n'a toujours pas le courage de se regarder en face. Il s'allonge sur les draps pleins de miettes, où il pousse hors du lit une canette de RedBull. Le bruit métallique n'impressionne pas le chat, qui saute sur le matelas pour rejoindre son maître.
Potya, n'est pas perturbée par l'agitation de Yuri. Le clair-obscur provoqué par les lampadaires soulignent les ombres sur son pelage et les poils clairs qui poussent sur son museau. Elle s'installe sur le torse de Yuri, sa queue bat un rythme lent et fatigué. Lui aussi est épuisé, par l'entraînement intensif, par le flot incessant de pensées qui traverse son esprit.
Yuri glisse un doigt entre les deux oreilles de son chat. Il admet à voix haute ce qui le tracasse :
— Je sais qu'il a besoin de temps pour s'ouvrir à moi… Mais je m'inquiète vraiment pour lui.
En vérité, Yuri n'est pas égoïste au point de penser que c'est uniquement leur pseudo-rupture qui a influencé le changement de comportement d'Otabek, encore moins son style de patin hors de ses habitudes. Il se doute que l'ultimatum posé par Zhenis est toujours d'actualité.
Les choses sont plus compliquées que ce que Yuri a raconté à Mila. Otabek a reçu une veste en cuir toute neuve, une moto qu'ils ont pu choisir ensemble, des chèques pour payer leur loyer ainsi que ses frais de patin. Ce sont des choses que Yuri ne reçoit pas, qu'il ne recevra jamais, mais il sait que ce n'est pas sans prix à payer.
Potya ronronne, elle appuie sa petite tête au creux de la paume de Yuri.
— Tu n'as pas de souci, toi, hein ? Tant qu'on te file tes caresses et ta patée…
L'animal le fixe de ses yeux curieux. Elle n'a pas la moindre idée de ce qu'il raconte, mais elle aime qu'il lui parle, alors, il continue. C'est plus simple de se confier à un être vivant qui ne répondra pas.
— J'aimerais pouvoir le soulager, tu sais ? J'ai peur d'empirer la situation une fois de plus… Viktor m'a dit de rester ici, Mila m'a fait comprendre de ne pas lui envoyer de message… Je sais que j'ai merdé en ignorant ce qu'il ressent, et je sais pas comment arranger ma bourde. Cette histoire avec son père…
Yuri connaît la peur de se retrouver sans ressources financières. Sa famille ne roulait pas sur l'or, et avec chaque décès ou départ, le peu qu'ils possédaient avait été dilapidé. Tout ce qu'il reste à Yuri, c'est de la vieille vaisselle, de la décoration kitsch, et l'appartement délabré de Moscou qu'il ne peut plus payer.
Ça fait peu de temps que Yuri parvient à rentrer dans ses frais. Il se souvient avoir mangé les fonds de bouffe de Mila et avoir emprunté d'anciennes fringues de Viktor pour ses interviews. Sans une famille aisée pour filer un coup de main, il n'a pas d'autre choix que de courber l'échine, et de supplier pour finir dans des publicités de merde pour des trucs qu'il n'aurait jamais achetés. Enfin… Yuri préfère poser à moitié à poil pour un panneau d'affichage, plutôt que d'accepter l'argent de Zhenis. Un cadeau empoisonné, c'est tout ce que c'est, ce pognon.
— Ouais, je ne le sens pas, je me doute qu'il garde tout pour lui…
À qui la faute, Yuri ? Tu aurais dû te méfier. Il laisse échapper un large soupir, puis il se laisse tomber dans les oreillers.
Les dernières lueurs de la journée tracent des aplats noirs sur le mur en face de lui, tels des gros traits de marqueur sur du papier. Yuri songe à sortir son carnet de sous son lit, mais à quoi ça servirait ? Il n'a strictement rien à barrer sur sa liste, et elle ne lui a rien apporté de bon. Il débute un nouveau Grand Prix. Il a encore peur de ne pas se qualifier aux Jeux olympiques. Il n'a pas réglé ses histoires avec sa mère. Il pense chaque jour à Grand-Père. Il est de retour au point mort avec Otabek. Tu comptes faire autre chose que de pleurnicher, cette saison ?
Yuri serre les poings de frustration. C'est vrai, est-ce qu'il va vraiment réussir à se bouger ? Il s'en va le lendemain pour Vancouver et il se sent toujours aussi merdique.
L'avion décolle tôt le lundi matin, ce qui signifie que Yuri ne croisera pas Otabek. Ils n'ont toujours pas échangé de message. Yuri passe tout le trajet en taxi, celui envoyé et payé par Viktor, à fixer son fond d'écran. C'est le selfie qu'il avait pris avec Beka le soir de son anniversaire. La bouche des lions qui tiennent le cordage du Pont est grande ouverte, celle d'Otabek est étirée en un sourire. Ça manque à Yuri de le voir aussi détendu.
Avec ses cheveux roux flamboyants, c'est facile de repérer Mila devant les portes de Pulkovo. C'est à elle que Viktor a refilé toutes les informations du vol, puisque, selon lui, c'est elle qui est le plus digne de confiance.
— Ton billet, exige Mila, avant même de lui dire bonjour.
— Euh… marmonne-t-il. Salut, Baba. C'est un plaisir de te voir.
Elle lui arrache le papier des mains et elle le guide à travers les terminaux, puis à travers le check-in et les douanes. Pourquoi est-ce qu'il ne côtoie que des maniaques du contrôle ? Il aimerait lui dire qu'il est assez grand pour se débrouiller seul, mais, les trois quarts du temps, il s'engueule avec le personnel de l'aéroport si personne ne le recadre. Pour cette fois, il est trop crevé pour faire chier le monde, il déambule tel un zombie jusqu'à son siège. Alors que les hôtesses de l'air expliquent les démarches de sécurité, il déverrouille à nouveau son téléphone.
En un instant, Mila est de retour dans son espace vital. Yuri est averti par l'odeur de son parfum, un truc qui sent comme les premiers jours de printemps, les feuilles vertes et la sève de bouleau.
— Mignon, commente-t-elle. Tu ne lui as toujours rien dit ?
— Toujours pas.
— Nickel. Laisse-le revenir vers toi.
Yuri se mordille l'intérieur de la joue, retourne son téléphone pour ne plus être tenté d'y toucher, puis murmure, comme si les autres passagers en avaient quelque chose à foutre de leur conversation :
— Tu penses vraiment que c'est une bonne idée ? Je lui ai dit que j'allais arrêter de le forcer à me courir après.
— Ce n'est pas pareil. Il t'a demandé du temps, après tout, tu as…
Brisé son coeur ?
Mila secoue la tête, ses cheveux frôlent l'épaule de Yuri.
— Fais moi confiance ! reprend-t-elle. Je sais comment m'y prendre avec les mecs !
Sur ce coup, Yuri ne peut pas la contredire. Elle sait s'y prendre avec les mecs, les meufs, et tous les autres genres. Si ce n'était pour elle, il ne serait pas aussi à l'aise avec son orientation sexuelle. Il ne serait pas non plus capable de parler avec assurance à un type, parce que c'est elle qui lui a enseigné toutes ses astuces. Qui d'autre lui aurait refilé le rouge à lèvres qui séduit tant Otabek ? Qui l'aurait traîné dans les clubs pour lui apprendre à danser sur un truc qui n'est pas de la musique classique ?
— Je me sens quand même naze, dit-t-il.
Il noie sa moue déçue dans le café immonde servi par une hôtesse de l'air.
— Tu es certain que c'est seulement… Lui qui te prend la tête ?
Yuri plonge le nez plus loin dans son gobelet. C'est vrai, ce n'est pas seulement Otabek. Certes, il est assez débile pour se torturer à son propos, mais ce n'est pas la seule chose qui l'empêche de dormir la nuit. Par essence, être un athlète olympique, c'est être égoïste. Il ne devrait même pas penser à Otabek. Il devrait uniquement se concentrer sur comment se qualifier pour Tokyo.
— C'est sans doute la saison la plus importante de notre carrière. Évidemment que je suis sur les nerfs !
— Il faut que tu te dises tu vas gérer, autrement, tu vas te planter direct.
— C'est facile à dire ! Je ne sais pas comment tu peux être aussi calme.
— Tu te souviens de notre pacte ? demande-t-elle.
Relativement bien, ouais. C'était durant les Jeux de Sotchi, c'était le jour où Yuri avait vécu sa première cuite à la vodka et le jour où Mila et lui s'étaient promis d'aller aux Jeux olympiques ensemble. Il n'avait que quatorze ans, elle en avait seize. Elle n'avait pas réussi à se qualifier, il était trop jeune pour y être éligible. Ils avaient regardé la compétition sur sa télévision, déterminés et pleins d'espoir comme seuls des gamins pouvent l'être.
À l'époque, quatre ans pour s'entraîner à un tel événement, ça semblait énorme. Pourtant, en un rien de temps, ils s'étaient retrouvés à Pyeongchang. Ni Yuri, ni Mila n'avaient réussi à gagner une médaille, et ils avaient fêté l'événement avec une pointe de déception. Otabek, lui aussi ambivalent à propos de sa cinquième place, s'était joint à eux dans la chambre qu'ils partageaient. Même leur célébration ne payait pas de mine, ils s'étaient partagé une bouteille que Mila avait ramenée de Russie et ce qui semblait être l'intégralité du menu du McDonald's du Village des athlètes.
Alors que Yuri avait écouté les autres membres de l'équipe russe festoyer dans les couloirs, il avait ressenti le même sentiment que dans la chambre de Mila. Il avait l'impression d'avoir loupé un truc, il se disait qu'il avait encore quelque chose de grand à accomplir.
Un mince sourire se dessine sur le visage de Yuri, il attrape le petit doigt de Mila avec le sien. C'est comme ça qu'ils avaient signé leur promesse de monter sur le podium à Tokyo.
— T'as raison. On va tous les défoncer.
— Tu l'as dit, Plisetsky.
À Vancouver, un homme les attend dans le hall et les conduit jusqu'à l'hôtel. Yuri se chamaille avec Mila durant tout le trajet, ce n'est que lorsqu'il atteint sa chambre d'hôtel qu'il touche enfin à son téléphone, où quelques messages se sont accumulés. Ils proviennent surtout de Viktor, demandant de ses nouvelles, mais il n'est pas le seul expéditeur.
Yuri est bien content que Mila se soit précipitée dans la douche, parce qu'il n'est pas loin de lâcher son téléphone dans sa surprise.
[Beka] : Chat, t'y es. J'ai une médaille d'avance sur toi.
[Beka] : Tu comptes me rattraper ?
Ce n'est que quelques lignes de message, mais ça paraît plus sincère que tout qu'Otabek a prononcé ces dernières semaines. Ils ont passé un mois à se jauger mutuellement, et malgré les excuses de Yuri, aucun d'entre eux n'arrive à totalement baisser sa garde.
Yuri lit et relit les deux textos, mais il s'empêche d'y répondre. Dans presque tous les cas, il est préférable de laisser les animaux sauvages tranquilles. Ils ont besoin de s'occuper de leurs blessures seuls. Il le sait bien, parce que c'est comme ça qu'il réagit, lui aussi. Si Otabek était venu le chercher de force lorsqu'il avait fui dans l'appartement de Nikolaï, il lui aurait sans doute bouffé les doigts. Il ne peut que supposer que le voyage d'Otabek à Almaty était comparable à son court voyage à Moscou. Quelque chose de douloureux, mais de nécessaire pour s'autoriser à guérir.
Chat, se dit Yuri. Cette fois, c'est moi qui vais te rattraper.
Une fois sur la glace, la détermination de Yuri flétrit. Maintenant qu'il a l'occasion de prouver ce qu'il vaut et ce qu'il s'est vanté d'être, il n'est plus un prédateur prêt à sauter sur sa proie. Il n'est qu'un petit chat à qui on aurait coupé les griffes. Il s'élance, et, dès les premiers pas, il a l'impression d'être en dehors de son corps, que sa chair lui est étrangère, bien trop grande pour lui correspondre.
Le programme n'est pas seulement compliqué parce que Yuri n'a pas retrouvé l'intégralité de ses capacités physiques, il l'est également parce qu'il a l'impression d'être devenu faible mentalement. S'il y a une chose qu'il devrait retenir du temps passé à guérir à l'abri de la patinoire d'Hasetsu, c'est qu'il devrait affronter ses peurs en face à face. Il aimerait réussir à patiner de la même façon qu'à l'Ice Castle, tout en vulnérabilité, abandonnant ses angoisses dans les rayures sur la glace, faute de les effacer de sa stupide liste. Cependant, la peur de se mettre à nu n'est jamais loin.
C'est elle qui régit Yuri, qui s'insuffle dans ses os, dans ses muscles, qui remplace le sang et la moelle. Il est habitué à se jeter dans le patin corps et âme, à se battre toutes griffes sorties, à déchirer quiconque sur son passage. Lorsqu'il se mettait dans un tel état, enragé, insensé, acharné, il ne pouvait plus penser à ses doutes. Et, finalement, ce sont ces doutes qui font inévitablement foirer Yuri.
Sa combinaison de sauts est un peu tremblante, puis il reprend son souffle pour s'élancer dans son triple Axel. Il sait déjà qu'il va foirer la fin du programme. Il n'est plus que conscient de ses pensées, plus fortes que n'importe quel instrument ou applaudissement. Tu crois vraiment que tu n'es pas merdique, Yuri ? Tu crois pouvoir revenir en force après ta chute ridicule ? Tu crois mériter une quelconque victoire après tout ce que tu as fait ?
Miraculeusement, il arrive à atterrir le triple Axel correctement, mais lorsqu'il s'éloigne pour la transition qui mène aux pirouettes, la dent de son patin reste accrochée dans une légère dépression sur la piste. Ce n'est pas assez pour chuter, mais c'est suffisant pour perdre de précieux points.
Sur le banc du kiss and cry, Yuri fait de son mieux pour ne pas tirer la gueule lorsque les scores sont annoncés et qu'il remarque que Leroy se qualifie en première position. Histoire de ne pas arranger son humeur, Viktor se penche vers lui et murmure :
— Je me doutais que tu allais faire une erreur. Tu n'étais pas prêt pour la compétition.
De mauvaise augure et complètement désagréable. Du grand Nikiforov.
— Ne t'inquiète pas, grogne Yuri. C'est possible de changer mes erreurs, contrairement à ta personnalité exécrable.
Viktor retient un rire et en profite pour saluer le public de grands gestes des bras. Yuri serre une peluche de chat entre ses bras crispés, il fait de son mieux pour sourire à la caméra. Il pense aux applaudissements de Viktor lorsqu'il s'entraînait à Hasetsu et il se hait de toujours souhaiter son approbation. Il sait, au fond, que son entraîneur a raison, il ne se sentait pas prêt. S'il veut patiner un programme sincère, il va falloir qu'il apprenne à se dévoiler complètement sur la glace. C'est un énième truc à ajouter sur la longue liste de choses qu'il doit rectifier.
— Peut-être que je n'en suis tout simplement pas capable, geint Yuri.
— Tu as terminé second, relativise Mila.
— Tu étais première ! Et moi, je me suis fait doubler par Leroy !
— Second, appuie-t-elle. Arrête de te prendre la tête !
— Tu parles ! On en reparlera d'ici quelques semaines quand il faudra se qualifier pour la finale ! Toi aussi, tu vas péter un câble !
Face à tant de mauvaise foi, Mila lui donne un coup dans l'épaule. Yuri boude et ignore pleinement son amie. Des petites explosions clignotent sur son téléphone alors qu'il fait semblant de s'intéresser à un jeu en attendant le décollage. Il tapote rapidement sur l'écran et saute quasiment de son siège quand une notification apparaît en haut. Il n'a pas le temps de la consulter, puisqu'un rideau de cheveux roux lui bouche la vue et que des doigts se referment instantanément sur l'écran.
— C'est quoi cette tête ? Ce ne serait pas Otabek ?
Yuri arrache le portable des mains de Mila avec brusquerie et s'écrie :
— Non !
— Évidemment que si ! taquine-t-elle. Tu es tout rouge !
— Il fait chaud dans l'avion.
— Arrête de mentir, dis-moi plutôt si vous êtes enfin réconciliés.
— C'est mort ! Ce ne sont pas tes affaires.
— Alors c'est bien lui, fanfaronne Mila.
Alerté par les cris, Viktor se redresse derrière eux, passe la tête entre les sièges et les interroge :
— Qu'est-ce que c'est que cette agitation ?
Mila et Yuri se jettent un coup d'œil. Viktor est une commère de première, ce n'est plus à prouver. Face à un même ennemi, ils sont bien obligés de s'unir.
— Rien du tout, piaillent-ils en cœur. Rien du tout, coach Viktor !
[Beka] : Bravo. Tu m'as doublé. On se voit à la maison.
Les marches de l'escalier grincent alors que Yuri les grimpe quatre à quatre. Ce n'est qu'une fois arrivé à son étage qu'il ralentit, puis qu'il se fige devant la porte, un mélange de hâte et d'appréhension tordant son estomac.
La porte s'ouvre avant que Yuri puisse appuyer sur la poignée. Otabek se tient devant lui. Il porte le jogging de l'équipe olympique kazakhe, ceux d'il y a quatre ans. Il est un peu trop serré pour lui, il souligne les formes de ses cuisses et épouse celles de ses hanches.
— Yura ? Je me disais bien que c'était toi.
— Hein ? dit-il.
Il se peut que Yuri détaillait Otabek avec un peu trop d'intensité.
— J'ai reconnu le son de tes pas. Qu'est-ce que tu fais planté dehors ?
Il y a un drôle de moment de tension où Yuri ne sait pas comment agir, comme si une ligne à haute tension venait d'être tirée entre eux et qu'il risquait d'être foudroyé s'il s'approchait trop. Il hésite à étreindre son ami pour le saluer.
— J'ai… Perdu mes clés.
Otabek hausse un sourcil. Il ferme derrière Yuri et demande :
— Tu veux un thé ?
— Oh… Ouais, ouais.
Les bagages de Yuri sont abandonnés dans l'entrée, il s'installe à la table de la cuisine avec Otabek. Celui-ci pousse une tasse de thé vers lui. Yuri le remercie et se réchauffe les mains contre la céramique. À la fin du mois d'octobre, les nuits commencent sévèrement à se rafraîchir.
Le silence entre eux est étrange, à peine comblé par les habituels bruits du voisinage, déjà endormi depuis quelques heures. C'est tout aussi étrange qu'Otabek soit encore debout à cette heure là. Yuri se demande s'il devrait dire quelque chose à propos des poches sous ses yeux, mais Otabek prend la parole en premier :
— Comment s'est passé Vancouver ?
— Mon programme long était naze, dit Yuri. Je m'en sortais bien, excepté pour ma connerie à la fin.
— Naze ? Ton interprétation artistique était belle. Ton erreur n'a pas gâché toute ta prestation.
— Tu as…
Yuri serre les doigts autour de son mug. Il se doutait qu'Otabek l'avait regardé patiner, mais entendre la confirmation verbale fait étrangement battre son cœur. Il avale bruyamment sa salive et poursuit :
— Euh, ouais, c'est ce que Vitya m'a aussi dit. Enfin, il pense que mon erreur a gâché ma performance, mais il a apprécié l'émotion de la prestation.
— Et toi ? Qu'est-ce que tu en as pensé ?
En temps normal, Yuri aurait fait comme d'habitude, il aurait rejeté la faute sur Viktor, insulté Leroy, menacé de quitter le patin. Il aurait laissé sa colère gonfler au point de remplir toute la pièce, quitte à écraser Otabek avec.
Avec ses quelques messages, Otabek a planté un drapeau blanc entre eux. Ils existent dans une paix fragile, une paix que Yuri ne veut pas détruire avec une bombe pleine de mauvais sentiments.
— Je n'en sais rien… Je n'étais pas dans le même état d'esprit que d'habitude. Pour une fois, je n'ai pas pensé à mettre une raclée à mes adversaires ou à en foutre plein les yeux à Viktor pour qu'il ferme sa gueule. J'étais concentré sur ce que je ressentais… Je voulais juste m'exprimer sincèrement.
— Ça se voyait.
Caché derrière sa tasse, Yuri observe Otabek à la volée. Il demande doucement :
— C'était pas trop naze ?
— J'ai beaucoup aimé. C'était poignant de te voir aux prises avec tes émotions.
Le compliment n'est pas loin de faire rougir Yuri. Il pensait au moins un peu à Otabek lorsqu'il était sur la glace et il a l'impression qu'Otabek peut décrypter ça avec aisance. Il ne peut répondre qu'avec une insulte :
— Putain de flatteur.
— Ta poésie m'avait manquée, s'amuse Otabek.
— Ah ouais ? Tu m'as manqué aussi, putain d'abruti de merde.
Les lèvres d'Otabek frémissent, puis elles s'entrouvrent alors qu'il rit. Yuri observe son rire créer des fossettes dans ses joues. Et puis, il se perd dans les détails de son visage. Ses yeux étincelants, ses joues empourprées, ses lèvres charnues. Yuri cligne des yeux, surpris, comme s'il redécouvrait les traits d'Otabek. En levant les yeux vers le plafond, il réalise qu'Otabek est assis en pleine lumière et que la pièce n'est plus plongée dans la pénombre.
