La colère entre eux s'est évaporée aussi brusquement qu'on exploserait une cloque ; une fois le fluide et la gêne drainés, il ne reste plus qu'à laisser la plaie guérir en paix. Malgré ça, ils ne sont pas totalement apaisés. Le mois de novembre est l'un des plus déprimants de l'année parce que les journées se raccourcissent, parce que les guirlandes de Noël ne sont pas encore installées, et parce que la finale du Grand Prix est imminente.

En dehors de l'entraînement au Sports Palace, il n'y a pas grand chose à faire, pas qu'ils soient assez en forme pour faire quoi que ce soit d'autre que s'allonger devant la télévision ou parfois se lancer dans une partie de Mario Kart.

— Beka ?

Otabek se tourne vers Yuri, lui lançant un regard plein de questions. Il était concentré, en train de regarder un reportage sur les animaux de la savane. Yuri aime bien les lions, mais s'il reste une seconde de plus sur ce canapé à se morfondre, il risque de se tirer une balle.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— On devrait sortir, dit Yuri.

— Pourquoi ?

— Parce qu'on tourne en rond et que ça va me rendre dingue.

— Mouais…

Yuri, adossé contre l'accoudoir du canapé, tend la jambe pour planter ses orteils dans les côtes d'Otabek.

— Il faut qu'on sorte, abruti ! Ne pense pas que j'ai oublié ton anniversaire.

— C'était il y a une semaine, rétorque Otabek.

— Pas grave !

Le Skate America et le Skate Canada tombent systématiquement fin octobre, l'anniversaire de Beka passe donc toujours à la trappe. Il n'est pas plus friand des célébrations que Yuri l'est, il se satisfait de messages gênants de numéros qu'il a oubliés et d'appels vidéos de sa famille entre deux avions à prendre. Il est sans doute surtout soulagé de ne pas avoir à le célébrer avec eux. Yuri aimerait dire qu'il comprend, mais il n'a de toute façon aucune famille avec qui fêter le sien.

— Aller, viens ! s'exclame Yuri. Tu m'as bien trainé dehors pour mon putain d'anniversaire !

Il croise les bras sur son torse, affiche une moue boudeuse, celle qui fait céder Otabek à chaque coup. Celui-ci attrape la télécommande, pousse un long soupir, puis appuie sur le bouton off avec une lenteur exagérée.

— Qu'est-ce que tu as prévu ? demande Otabek.

— Tu aimerais bien le savoir, hein ?

— Oui. Si c'est encore du vandalisme, j'aimerais le savoir en avance…


À la sortie du tramway, Yuri marche dans les flaques d'eau en grimaçant. La neige n'a pas encore pris ses droits sur la ville, mais le grésil et la pluie frappent les rues un jour sur deux. Ils utilisent déjà un produit chimique pour faire fondre la glace qui couvre les rues. En plus de lui tremper les pieds, ça va flinguer ses bottines. Ce sont des Chanel, avec un petit talon et de fines chaînes. C'était un cadeau de Beka, comme la plupart de ses fringues chères.

— Météo de merde, râle-t-il.

— C'est toi qui voulait sortir.

D'un air amusé, Otabek regarde Yuri alors qu'il fait de grandes enjambées pour éviter le plus gros de l'eau. La brume cache la plupart du paysage, Yuri doit plisser les yeux afin de les guider à travers l'avenue. Il tire légèrement Otabek par la manche de sa veste et il siffle :

— Tais-toi ! Je fais ça pour toi !

Honnêtement, Yuri ne peut pas en vouloir à Otabek d'être déprimé. La saison olympique ne fait que exacerber des sentiments qu'ils ressentent déjà.

La première fois que Yuri avait entendu parler des Jeux olympiques, il avait dix ans. Il était assis dans la cuisine avec Nikolaï, et, s'il prenait déjà des cours avec Diana, l'idée que son patinage puisse toucher quelqu'un d'autre que sa mère ne lui avait pas traversé l'esprit. Ils n'avaient pas la télévision, mais écouter le ton sérieux des présentateurs de radio avait suffit à changer sa perception de ce que sa mère faisait.

Yuri se souvient avoir été à la patinoire la semaine suivante et avoir abandonné le périmètre de la piste, où les amateurs patinaient, pour s'avancer vers le milieu de la piste, plein de détermination, où les plus expérimentés s'entraînaient. Évidemment, il était tombé sur son cul et tout un groupe de fillettes s'étaient moqués de lui. Il s'était tout de même relevé, puis avait proclamé à Diana qu'il comptait se rendre aux prochains Jeux olympiques.

L'année de ses quatorze ans, Yuri avait regardé Vitya patiner à Sotchi, à travers le grand écran plat du Sports Palace. À ce moment, c'était à peine si Viktor savait qui Yuri était et Yuri l'avait observé avec une curiosité sans bornes. Il avait déjà ressenti ce type d'admiration en regardant les vieilles VHS des prestations de sa mère, excepté que, cette fois, il éprouvait une étrange amertume en plus. C'est bien plus tard, lorsqu'il avait commencé à concourir aux côtés de Viktor, qu'il avait compris que c'était de la jalousie. D'une certaine façon, même à vingt ans, il est toujours ce gamin qui rêve de faire mieux et qui ne peut s'empêcher d'être envieux. Et c'est débile de chercher autant à plaire.

À quoi bon, après tout ? Contrairement à Otabek, Yuri n'a personne à impressionner. Grand-Père est mort et Diana pourrait tout aussi bien l'être.

— C'est juste là !

Yuri lâche le bras d'Otabek et désigne un bâtiment de pierre et de verre. Otabek plisse les yeux, il lui faut quelques secondes pour déchiffrer la signalétique, puis ses yeux s'ouvrent grands comme des soucoupes.


Les poissons s'enfuient dans toutes les directions lorsque Yuri tapote de la pointe de l'index sur la vitre. Il camoufle du mieux qu'il peut son ennui parce qu'Otabek est visiblement ravi. Il n'a de cesse de babiller des trucs incompréhensibles à propos des espèces de poiscaille et a même forcé Yuri à prendre un selfie avec lui pour l'envoyer à sa sœur. C'est dire son enthousiasme.

— Yura ? Regarde !

Yuri se retourne et suit la main d'Otabek du regard. Un long tube transparent s'élève jusqu'au plafond, des méduses flottent entre les bulles créées par leur mouvement. Les faisceaux lumineux éclairant l'aquarium semblent traverser leurs corps, c'est à la fois fascinant et angoissant. Yuri n'est vraiment pas fan de la vie marine, alors il s'approche avec hésitation, comme si les bestioles pouvaient lui sauter au visage pour le piquer. Il a entendu dire que ce serait juste douloureux, pas mortel, mais il préfère s'en tenir éloigné.

— Ouais ?

— Elles sont comme toi, dit Otabek. Elles n'ont pas de cerveau, mais elles ont un estomac.

Sans répondre, Yuri se retourne et file dans la direction opposée. Pourquoi est-ce qu'il veut rester ami avec Otabek, déjà ?

— Hé, Yura ! Yuraaaa !

Yuri avance plus vite, évitant soigneusement de regarder tous ces machins gluants aux yeux globuleux et aux grandes bouches dégueulasses. Les familles amassées dans les couloirs râlent lorsqu'il les bouscule, ce n'est que lorsque le personnel de l'aquarium lui jette des regards noirs qu'il s'arrête enfin de marcher tout en jurant bruyamment. Otabek en profite pour trotter jusqu'à lui et dire :

— Elles sont presque comme toi. Elles ont une grande capacité d'absorption des liquides. C'est con, ça aurait été utile pour ta prochaine cuite…

— Oh, va donc te faire foutre !


À l'intérieur du bâtiment, tout semble étrange, un peu irréel. Yuri en oublie le monde extérieur, la météo dégueulasse et les responsabilités qui l'attendent en plein jour. Il commence à comprendre pourquoi Otabek apprécie ce genre d'endroits. Celui-ci déambule à côté de Yuri, rêvassant en silence. Il est détendu. Plus détendu que Yuri ne l'a vu depuis son retour à Saint-Pétersbourg.

Chacun des aquariums est éclairé de néons et Yuri oublie de regarder les animaux, concentré sur la manière dont les traits d'Otabek changent sous les différents éclairages. Il se colore de rouge, d'orange, de jaune, puis de violet. Yuri songe aux soirs et aux matins à Almaty, où il regardait le crépuscule puis l'aube se refléter dans les yeux d'Otabek.

Yuri se rapproche de lui, il tape son épaule contre la sienne. Otabek sort de sa contemplation, il adresse une moue timide à Yuri. Leurs mains se frôlent.

— J'ai l'impression d'être dans un autre monde, dit Yuri. Ça me donne un peu envie de partir d'ici.

— Très loin ?

— Ouais.

— C'est ce qu'on a toujours dit, rappelle Otabek. Je me demande si on finira par le faire.

Ni Saint-Pétersbourg ni Almaty ne semblent pouvoir être chez eux. Yuri commence à se dire que ça n'a rien à voir avec les villes et tout à voir avec comment ils se sentent. Il détourne les yeux. Les poissons continuent leur route, enfermés dans une boîte trop petite, errant sans but contre le courant. Otabek se rapproche, il cogne à son tour son épaule contre celle de Yuri.

Nous ne sommes que deux âmes perdues nageant dans un bocal.

— Est-ce que tu viens de citer Pink Floyd ? râle Yuri.

— Peut-être.

— T'es vraiment naze, c'est affolant.

Otabek s'éloigne et la main de Yuri semble soudainement froide. Yuri aimerait lui dire qu'il s'en fiche de savoir où ils vivent, où ils pourrissent, tant qu'ils sont ensemble. Il y aurait certainement une chanson pour écrire ça, mais Yuri n'est pas doué en musique. Pas plus qu'il ne l'est en sentiments, d'ailleurs.


Ils empruntent ensuite un tunnel fait entièrement de vitres, où ils semblent se promener sous l'océan. Yuri lève la tête vers le plafond, tel chat un prêt à sortir les griffes pour les plonger dans l'énorme bocal.

Soudainement, plusieurs bancs de poissons s'enfuient à toute vitesse. Un requin passe au-dessus d'eux, sa bouche ouverte, ses dents pointues dévoilées. Avant que Yuri ne puisse se demander si c'est incroyablement cool ou clairement terrifiant, une main se pose sur son épaule. Il sursaute, puis baisse la garde en remarquant que c'est Otabek.

— Tu ne t'ennuies pas trop ? demande Otabek.

Yuri bat lentement des paupières, il observe son Otabek avec de grands yeux amusés. Généralement, les chats peuvent courir pendant des heures, en quête d'un nouveau jeu. Lorsqu'il est avec Beka, Yuri veut tout simplement attirer son attention… Et peut-être une caresse entre les oreilles s'il est particulièrement de bonne humeur.

— Tu aimes bien ces trucs, répond-il. Alors, je les aime bien aussi.

À ce stade de la visite, Yuri a écouté Otabek parler du crocodile (empaillé), des phoques (vivants), de toutes sortes de grenouilles et de crapauds (malheureusement vivants). Il ne sait pas s'il s'intéresse plus à la vie marine qu'avant, mais il sait qu'il aime entendre Otabek parler autant. Voyant bien que Yuri a décroché, Otabek émet un petit rire et souffle :

— Merci, Yura.

Yuri hausse les épaules, comme si ce n'était rien, et reprend sa marche. Ils dépassent une cascade qui s'écrase dans un étang contenant des carpes koï, puis ils atteignent des bassins ouverts. Quelques loutres barbotent joyeusement dans l'eau, projetant des gouttes sur le premier rang de visiteurs.

— Tu vois, dit Yuri, elles, je les aime bien. On dirait des chiens. Mais genre, des chiens de la mer.

— Je me disais que tu les apprécierais.

— Pourquoi ça ?

— Elles sont comme toi. Elles mangent chaque jour l'équivalent de vingt-cinq pourcent de leur masse corporelle.

— Putain ! T'es vraiment un fils de…

Une mère de famille lance un regard assassin à Yuri. Il se rattrape :

— Un fils de mouette !

Otabek est incapable de retenir un éclat de rire bruyant. Il semble rebondir sur les murs et atterrir dans l'eau, où il dérange le calme des animaux. Les gens autour d'eux se dispersent. Quand le rire d'Otabek s'éteint, il continue à ricocher dans le torse de Yuri.

— Tu sais ce qui est cool à propos des loutres ? demande Otabek.

— Si tu comptes encore te foutre de ma gueule, je ne veux pas l'entendre.

— Non, c'est pas ça. Tu vois les deux là-bas ?

La plupart des loutres sont parties se cacher, mais deux autres d'entre elles dérivent paisiblement.

— Les loutres aiment rester ensemble, explique Otabek. Du coup, quand elles dorment, elles se tiennent par la patte pour ne pas se laisser emporter par le courant.

Lentement, Otabek lève la main, puis tend le petit doigt vers Yuri. Ils s'observent un instant, comme si chacun était un poisson exotique inconnu, avant d'échanger un sourire.

— Tu te souviens de la promesse ? murmure Yuri.

— Bien sûr.

Yuri imite son mouvement et accroche son doigt au sien.


Les feuilles mortes craquent sous les pieds de Yuri pendant qu'ils remontent l'avenue. Il inspire l'odeur musquée et un peu sucrée et camoufle difficilement un sourire. L'une des premières réminiscences nettes de l'enfance de Yuri est d'avoir regardé Nikolaï ratisser un large tas de feuilles devant son appartement, puis, au grand désespoir de ses grand-parents, de s'être roulé dedans.

Maintenant que Yuri est adulte, l'automne lui rappelle surtout que les plantes se recroquevillent pour l'hiver, et que, si le parfum des feuilles est plaisant, il l'est seulement parce qu'elles sont en train de se décomposer. Comme toutes les belles choses, elles sont destinées à pourrir.

— À quoi tu songes ? demande Otabek.

Les nuages s'amoncellent au-dessus de leurs têtes, menaçant de déverser de la pluie. Yuri aurait envie d'avoir à nouveau quatre ans, de sauter partout sans se soucier de rien.

— Je ne sais pas, dit Yuri. J'ai envie que tu passes une bonne journée, mais c'est pas gagné. Le temps est à chier dans cette foutue ville.

— Je passe un bon moment, affirme Otabek.

En fin d'après-midi, il fait déjà assez froid que pour que son souffle forme un nuage à quelques millimètres du visage de Yuri, figeant dans le temps cet instant fragile entre eux. Ils ont cessé de marcher et Yuri piétine nerveusement sur place.

— C'est rien de spécial, grommelle Yuri. Je n'ai même pas de cadeau pour toi.

— Je ne veux pas de cadeau. Je veux juste passer du temps avec toi.

Les premières gouttes d'une averse s'écrasent sur le visage de Yuri. Elles coulent le long de ses joues et s'accrochent dans ses cils. Il cligne lentement des yeux pour les chasser, observant Otabek à travers le voile de l'humidité. Son ton est incroyablement sincère et Yuri a peur d'espérer que ce quelque chose entre eux puisse trouver un endroit au chaud pour grandir à l'approche de l'hiver.

Avant de faire un truc totalement stupide comme prendre la main d'Otabek, Yuri cache les siennes dans son manteau. Il cesse de martyriser sa lèvre inférieure et il demande :

— Qu'est-ce que tu voudrais faire d'autre, alors ?

— Un truc qu'on aime tous les deux.

— Mais merde, je te dis que j'ai bien aimé l'aquarium !

— Un truc qu'on aime réellement tous les deux, insiste Otabek. Qu'est-ce que tu penses de retourner danser ?

Ça fait bien trop longtemps depuis leur dernière sortie en club. Au mois de mars de l'année dernière… Pas que Yuri s'en souvienne précisément. Il s'apprête à demander à Otabek quel endroit il a en tête, mais Otabek a déjà dégainé son téléphone pour trouver l'adresse la plus proche.


— Arrête de bouger, espèce de bouffon ! ordonne Yuri.

Ils ne portent pas des fringues adaptées pour sortir, en tout cas de l'avis de Yuri, alors il faut qu'il rattrape le coup d'une manière ou d'une autre. Il a fouillé le fond de son sac et il a récupéré un vieil eyeliner que Mila lui avait refilé. Il est installé entre les genoux d'Otabek, qui est assis sur le lavabo des chiottes dégueulasses, et il retrace la ligne de ses cils avec la pointe du feutre.

— Est-ce que ça vaut la peine de risquer de me défigurer ? geint Otabek.

Yuri ne répond pas tout de suite. Il tire la langue entre ses lèvres pincées, un peu comme Otabek le fait lorsqu'il est concentré. Il termine le second trait de khôl au coin de sa paupière. Il se relève ensuite, contemplant son œuvre.

— Oui, dit Yuri. Tu es canon, arrête de râler.

À ces mots, Otabek redresse la tête. Il papillonne des yeux, laissant des traînées de mascara sur sa peau. Yuri passe délicatement son pouce dessus pour les essuyer. Le noir charbon souligne l'or des yeux d'Otabek et la flamme farouche qui brille au fond de ses pupilles.

Sérieusement, Yuri n'a pas menti. Otabek est vraiment canon. Lorsque Yuri le voit comme ça, il ne peut pas s'empêcher de le vouloir pour lui seul. Tout ce dont il a envie, c'est de l'embrasser. Il en a tellement envie, excepté qu'il ne veut pas souiller sa bouche avec son rouge à lèvres.

La chair des genoux de Yuri picote à l'endroit où elle touche les cuisses d'Otabek à travers les déchirures de son jeans. Une de ses mains n'a pas lâché le visage de Beka. L'autre tremble un peu, il lutte contre l'envie de la poser sur sa nuque pour guider son crâne vers le sien. Il se demande comment Otabek réagirait.

Yuri recule d'un pas. Son bras tombe le long de son corps.

— Tu es prêt, dit-il. Viens, on va danser.


La boîte de nuit est une ancienne usine, l'intérieur est minimaliste, les jeux de lumière habillent la piste de danse autrement dépouillée. Ce n'est pas plus joyeux qu'au-dehors, juste de la brique et du béton, mais l'atmosphère est intime et l'absence de décoration oblige à se focaliser sur la musique.

Une amie d'un ami d'Otabek mixe ce soir, elle fait de la dream-pop et de l'électro-pop qu'ils aiment tous les deux. La pénombre ambiante est fendue par un éclairage rouge qui exagère les ombres de la salle. La foule bouge en un seul mouvement, pareille au roulement de la mer, son murmure incessant est comparable à celui de la houle.

Yuri écoute les voies distordues de la musique, il ne comprend pas les paroles. Il est focalisé sur Otabek. Les couleurs écarlates soulignent ses pommettes et sa mâchoire. Avec chaque scintillement de la lumière et avec chaque clignement des yeux, Otabek disparaît, puis réapparaît. Yuri ne le quitte pas des yeux, comme pouvait vraiment s'en aller.

— Tu veux une autre pinte ? propose Otabek.

Ils dansent depuis des heures ou depuis quelques minutes, Yuri n'en sait rien. Sa gorge est sèche et son verre est vide dans sa main.

— Non, non. Je suis juste bien là.

Il n'ajoute pas qu'il a envie d'être un minimum sobre pour profiter de cette soirée et qu'il a peur de la gâcher s'il boit un verre de trop.

— Moi aussi, dit Otabek.

Les gestes d'Otabek sont contrôlés, lents. Ceux de Yuri sont larges, disjoints. Ils deviennent deux personnes très différentes une fois qu'ils quittent la glace. C'est dans ce genre d'endroits qu'ils se sentent le plus à même de se dévoiler. Leurs émotions dégoulinent de leurs mouvements et leurs torses s'entrechoquent, ils sont deux vagues qui s'écrasent l'une contre l'autre.

— Doucement, demande Otabek. Même pour danser, tu es brusque.

— T'abuses ! T'es encore en train de te moquer.

— C'est mon genre de musique. Je sais ce que je dis.

— Montre-moi, alors, et je danserai comme tu veux.

Yuri lance un regard de défi à Otabek, qui prend sa main dans la sienne, puis place son autre paume sur la taille de Yuri. Sans avoir besoin d'instruction, Yuri cherche l'épaule d'Otabek pour s'y ancrer.

— Doucement, répète Otabek. Suis-moi.

Ils piétinent de longues minutes. Ils manquent de s'écraser mutuellement les pieds et se chamaillent plus qu'ils ne dansent. Ce n'est que lorsque Yuri cesse de se débattre, qu'il accepte d'être guidé, qu'ils retrouvent leur rythme ensemble.

Yuri bouge lascivement, de la manière que Mila lui avait enseigné pour séduire les connards de mecs avec qui il sortait. Il ne peut qu'espérer que ça marche aussi sur Otabek. Ils sont ballotés par les autres danseurs, une marée inlassable, un courant sans pitié. Maintenant, à part pour Otabek, toute la salle est plongée dans le noir. Les néons rouges définissent mal ses contours. Pour ne pas le perdre dans la foule, Yuri noue une main autour de sa nuque.

Le souffle d'Otabek s'échoue partout sur le visage de Yuri, et, tout d'un coup, Yuri décide qu'il va faire quelque chose de stupide. Otabek doit sentir son pouls s'agiter là où leurs paumes sont jointes, il doit comprendre la lueur d'hésitation dans ses yeux. Il ne lâche pas sa main, il pose la seconde au creux de son dos pour le garder proche. Alors, Yuri embrasse Otabek, précautionneusement, délicatement. Et Otabek l'embrasse en retour, plus intensément, plus profondément. Cette fois, les baisers n'ont pas le goût de regrets.


Il est tard lorsqu'ils quittent le club, mais Yuri insiste pour marcher. Après autant de temps passé à nager dans la sueur d'autres personnes, il a besoin d'air. Ils traversent un square, un raccourci qui mène directement à leur quartier. La nuit, de couleur plomb, obscurcit le bitume et les prive des couleurs vives auxquelles l'aquarium et le club les avait habitués.

La mare au centre du parc est gelée, recouverte de tas de feuilles orangées, et d'ici deux semaines, il n'y aura plus que de la neige dessus. Tout est délavé sous les lampadaires, tout paraît mélancolique à Yuri. Il espère au moins qu'Otabek a vraiment passé une bonne journée.

— Beka ? J'ai un peu menti, tout à l'heure.

Otabek s'arrête, il se retourne vers Yuri. Il hausse un sourcil.

— Menti ? demande-t-il.

— J'ai un cadeau pour toi, déclare Yuri.

— Tu m'as acheté quelque chose ?

— On va dire ça !

Le second sourcil d'Otabek rejoint le premier, haut sur son front. Yuri lève une main et se justifie :

— Hé, j'ai fait un effort. C'était mon seul acte de vandalisme de ce soir.

Le rire d'Otabek est court, rapidement remplacé par sa moue sérieuse. Il fait un pas vers Yuri.

— C'est vrai que tu fais des efforts, dit-il doucement.

Ils se tiennent proches l'un de l'autre. L'odeur musquée des feuilles mortes ne parvient plus à Yuri. Il ne sent que celle d'Otabek. Il porte un parfum trop franc pour lui, mais entêtant quand même. Yuri se racle la gorge et fouille dans sa poche, soucieux de reprendre contenance.

— Tu veux voir ton cadeau ou non ?

Otabek tend la main, Yuri y dépose un porte-clé en forme de loutre. Entre ses pattes, elle tient un coquillage au centre duquel est attaché un aimant. Juste une babiole en plastique, rien à voir avec les fringues hors de prix.

— C'est pour tes clés de l'appartement, explique Yuri. Et… J'en ai un aussi. Regarde ça.

Cessant de jouer avec le rebord de sa poche, Yuri tire le second porte-clé de sa poche. Il l'approche de celui d'Otabek. Les deux aimants s'attirent et les loutres s'attrapent mutuellement. Il demande à voix basse :

— Tu trouves ça naze ?

Otabek s'approche encore. Il ne prononce aucune réponse, excepté celle qu'il trace de ses lèvres lorsqu'il les presse contre celles de Yuri. Ce baiser, à peine esquissé, semble bien plus fort que tous les autres.


Otabek prépare le thé alors que Yuri sort les tasses de la vieille vaisselle de Nikolaï. Ils s'installent l'un en face de l'autre à la petite table. Un silence agréable plane dans la pièce, entrecoupé par le cliquetis de la cuillère d'Otabek contre l'intérieur de la tasse. L'ampoule réparée éclaire ses traits détendus, il sourit en lisant les messages de Kula sur son téléphone.

C'est si normal, même si cet équilibre paraît encore fragile à Yuri. Machinalement, il touche son poignet. La douleur est fantôme et la fracture n'était de toute façon le véritable problème qui persistait entre eux. Le problème, Yuri, c'est que tu merdes tout, tout le temps, parce que tu es égoïste.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

Les yeux d'Otabek passent de la main de Yuri à son visage.

— Je n'en sais rien. Enfin… Si je sais. J'ai l'impression d'être à chier, comme pote.

— Je t'assure que j'ai passé une bonne journée.

Otabek a accroché le porte-clé à son trousseau. Il joue distraitement avec, les clés tapent sur le plastique de mauvaise qualité. Yuri a du mal à trouver les mots pour décrire ce qu'il ressent. Il soupire, frustré :

— C'est pas juste aujourd'hui…

— Qu'est-ce que c'est ? encourage Otabek.

— C'est…

Yuri détourne les yeux. Il essaye. Il essaye vraiment d'être quelqu'un de meilleur. Ce n'était pas avant de risquer de perdre Otabek qu'il avait réalisé qu'il le considérait comme acquis. Il ne s'était même pas imaginé qu'il puisse rentrer à Almaty. Sa présence à ses côtés allait de soi, ainsi que son soutien sans bornes qu'importe ses choix. Il en avait oublié qu'Otabek aussi porte ses douleurs, sans doute plus que ce qu'il peut envisager.

— Je m'en veux pour ce qu'il s'est passé à Hasetsu, avoue Yuri. Je voulais te foutre la paix avec cette histoire, mais je n'arrête pas d'y penser.

— On s'est tous les deux mal comportés.

— Non, non. C'est cliché comme phrase, mais là… Ce n'était pas toi, c'était moi. C'était, genre… Ce que je ressentais me paraissait trop énorme pour être contenu dans mon corps. J'avais peur de perdre le contrôle de mes émotions et j'ai explosé. Je fais toujours ça.

Même là, Yuri a du mal à rester immobile. Il serre les doigts fort autour de son poignet pour qu'ils cessent de trembler.

— Tu détestes te sentir sans défense.

— J'ai tellement de rage accumulée en moi, dit Yuri. Si je m'en détache… Je ne sais pas quoi faire. J'ai peur de me rendre vulnérable.

Yuri serre les dents. Tu as peur de souffrir à nouveau et ça te fait agir comme un sale gosse.

— Tu pensais que j'allais te blesser, dit Otabek.

— Pas vraiment, rectifie-t-il. J'arrive à m'ouvrir avec toi. C'est flippant. Assez flippant pour que je cherche à te faire fuir.

— Je le comprends.

Yuri laisse échapper un reniflement à mi-chemin entre le rire et le sanglot.

— Tu le comprends ? Tu es toujours tellement calme.

— Ton entourage s'est servi de toi depuis ton enfance et personne n'a prêté attention à ce qu'il se passait. Si te sens fragile à nouveau, n'importe qui pourra te faire du mal… Face à ça, il y a deux réactions possibles. Blesser avant d'être blessé ou se renfermer assez pour ignorer la douleur.

Otabek a posé le porte-clé. Le son est remplacé par le bruit métallique de ses bagues. Yuri sait qu'il parle de lui-même autant qu'il parle de Yuri.

— Toute cette pression autour des Jeux nous fait péter un câble, dit Yuri.

— Certains jours, j'ai l'impression que je ne vais pas y arriver.

— La plupart des jours ?

— Ouais. C'est comme si c'était une montagne à gravir et que je restais bloqué au premier obstacle.

— Qu'est-ce qu'on est censé faire, si on arrive pas à atteindre le sommet ?

Le visage d'Otabek se referme d'un coup, même le cliquetis de ses bagues cesse. Durant quelques secondes, Yuri a peur qu'il redevienne l'inconnu dans la nouvelle veste en cuir. Puis, Otabek inspire et admet précautionneusement :

— Si je ne me qualifie pas… Peut-être qu'il sera temps pour moi de retourner à l'université. Ils ont des programmes intéressants et mon père pourrait m'avoir une place.

— Oh…

Yuri ne s'attendait pas à ça. C'était donc ça, les photos sur son compte Instagram. Le bâtiment jaune et bleu devant lequel Otabek et ses parents posaient lui disait quelque chose. Yuri lutte contre le réflexe d'être en colère et de se sentir trahi.

— C'est ta décision ou celle de ton père ? demande-t-il.

— Concourir, c'est ta décision ou celle de ta mère ? dit Otabek.

— Bien vu.

Yuri a bien du mal à croire que c'est le choix d'Otabek, mais comment pourrait-il savoir ce qu'il s'est passé à Almaty cet été ?

— Bah merde… marmonne Yuri. Tu vas laisser tomber comme ça ?

— Je ne veux pas abandonner. Je me demande simplement si ça vaut le coup de sacrifier autant.

— Tu penses qu'on perd notre temps à courir après un rêve impossible ?

— Ça te traverse l'esprit aussi, non ? Ce que tu m'avais dit, lorsqu'on était chez Nikolaï…

Yuri ne sait pas quoi répondre. Pyeongchang s'était déroulé en un éclair, encore plus en ayant manqué le podium. Il ne sait pas si ça valait le sacrifice de sa relation avec sa mère. Il ne sait pas si ça valait le sacrifice de son temps avec Nikolaï. Il ne sait pas si une nouvelle qualification vaut sa santé mentale.

Réussir à obtenir une médaille à Tokyo est un rêve qui les motive à sortir du lit chaque jour, mais ils sont assez lucides pour se douter qu'ils ne s'en satisferont pas. C'est ce qu'il est arrivé à Viktor, après tout. À la suite d'années entières consacrées à un seul objectif, le moment de gloire est bref, brusque. Tout s'arrête d'un coup. L'adrénaline. Le battage médiatique. L'attention. La rage de se battre. Il ne reste alors plus qu'une seule question… Est-ce que ça vaut réellement le coup ?

— On est pas dans la merde… ironise Yuri.

Otabek siffle un rire. Il tend la paume vers Yuri. Leurs doigts s'entremêlent, signant une autre promesse.

— Au moins, dit Otabek, on est dans la merde ensemble.