Chapitre 2 : Le Mystérieux Mr. S.
Jean-Paul ne pensait certainement pas trouver ce qui l'attendait lorsqu'il entra dans son appartement l'après-midi qui suivit sa première nuit de liberté à Toronto. Un grand bouquet trônait sur la table basse de sa petite garçonnière. Son regard balaya rapidement la pièce. Il se demanda d'abord comment, puis qui avait bien pu s'introduire chez lui. Une fois qu'il s'était assuré qu'il était seul, il examina les fleurs. Il y avait une petite carte au milieu des bourgeons. Il s'en empara et l'ouvrit.
JP,
J'ai passé un merveilleux moment la nuit dernière. Retrouve-moi à 19 h 00 pour dîner à l'Epic, Royal York.
S.
Jean-Paul regarda à nouveau les fleurs, pensif ; ses sourcils se rencontrèrent. D'un côté il n'avait pas l'intention de revoir S. – quel était son nom ? Simon ? – et d'un autre côté, il prévoyait une succession de « nuit dernière », avec des partenaires différents. Il jeta un coup d'œil aux fleurs. Il ne savait pas vraiment quoi penser. Il n'était pas une femme, prête à défaillir à la vue d'un bouquet de plantes mortes. Bien sûr, c'était un geste assez sympathique, elles diffusaient un parfum plaisant dans la pièce. Il décida de se sentir flatté et accepta l'offre de S. – Stéphane ? Un rendez-vous galant n'allait pas le tuer.
Jean-Paul entra dans le restaurant à 19 h 18, un choix calculé. Il faillit ne pas voir l'homme de la nuit précédente, ou plutôt il le reconnut à peine. Les habits de soirée avaient été remplacés par un costume et une cravate, les cheveux blonds indisciplinés coiffés à la perfection avec une légère touche de gel. Il était assis et lisait le Courrier International ; son apparence semblait en parfaite adéquation avec son environnement. Jean-Paul, qui n'était pas habillé comme l'homme qui l'avait invité, mais certainement en accord avec le code vestimentaire du restaurant – un pantalon noir, une chemise bordeaux à longues manches et une veste en cuir noir – sourit intérieurement et s'avança vers lui.
S. – Samuel ? – se leva avant que Jean-Paul atteigne la table.
« Jean-Paul. »
Il lui tendit la main, que Jean-Paul serra, et il l'embrassa sur la joue avant de l'inviter à prendre place en face de lui.
« Je suis si heureux que tu aies décidé de venir », commenta-t-il, souriant lorsqu'il reprit son siège, repliant le journal et le glissant dans le porte-documents à côté de lui, s'excusant de ne pas avoir eu le temps de repasser chez lui après sa journée de travail.
« J'étais curieux : comment savais-tu où j'habitais ? » demanda Jean-Paul, lorsqu'il s'assit. « Je ne t'ai même pas dit mon nom. »
Les yeux de S. – Stanley ? – clignèrent avec espièglerie et Jean-Paul reconnut l'homme chez qui il était allé la nuit dernière. « Je n'ai pas été totalement honnête avec toi hier soir. Je savais qui tu étais au moment où je t'ai vu entrer dans la boîte. » Il rougit légèrement. « Je dois admettre que tu, comment dire, tu me… fascines depuis des années. Jamais je n'aurais pensé avoir la chance de te rencontrer et… peu importe. »
Il laissa sous-entendre le reste à l'approche du serveur, mais Jean-Paul le saisit :
« De me baiser ? »
S. – Sydney ? – fronça légèrement les sourcils, commanda à boire - Jean-Paul fit de même - avant de poursuivre.
« Je pensais sortir avec toi, mais la baise n'était pas déplaisante », commenta-t-il lorsque le serveur se détourna, mais restait clairement à portée de voix.
Jean-Paul sourit, et s'accommoda à l'idée de partager une autre soirée, qu'il espérait agréable.
« Hé bien, puisque je te suis familier, je pense qu'il serait équitable que tu m'en dises un peu plus sur toi, à commencer par ton nom. »
Le sourire de S. – Stuart ? – faiblit, et Jean-Paul vit qu'il était en difficulté.
« Je n'avais pas pensé que tu pourrais ne pas t'en souvenir. Peut-être que nous nous faisons perdre notre temps, à tous les deux. »
Le regard de Jean-Paul délaissa le menu pour se poser sur l'homme en face de lui. Il était séduisant, très soigné. Jean-Paul savait qu'aucun homme ne pouvait avoir les sourcils si parfaits au naturel – et des ongles manucurés. Le sexe n'avait eu rien d'époustouflant, au mieux moyen, mais moyen n'était certainement pas mauvais. A l'évocation de ce souvenir, il sut que s'il menait à bien l'affaire, il pouvait être sûr de conclure le soir-même, sans compter la possibilité de faire un bon repas en bonne compagnie.
« Je peux difficilement me rappeler de ce qu'on ne m'a jamais dit, Spencer. »
Il vit les lèvres de Spencer se tordre alors qu'il s'efforçait de ne pas sourire, et sut qu'il avait mis dans le mille :
« Tu es sûr ? Je pensais que… bah, peu importe. C'est Thomas. »
Spencer Thomas était agent de change dans un bureau sur Bay Street. Il avait grandi dans la Péninsule du Niagara, au sud de Toronto, avait passé sa licence à Laurier et sa maîtrise de commerce et management à Western. Il avait trente-trois ans. Il avait un condominium avec vue sur le Lac Ontario que Jean-Paul connaissait déjà et un sourire auquel Jean-Paul devint rapidement accro.
Le sexe fut meilleur cette nuit, bien au-dessus de la moyenne, sans être époustouflant cependant. Jean-Paul s'éveilla, confortablement niché dans les bras de Spencer. Il jeta un coup d'œil à la pendule et se libéra en douceur de son étreinte. Il trouva son pantalon, l'enfila sans réveiller Spencer mais le temps qu'il fasse un brin de toilette dans la salle de bain, Spencer était parfaitement éveillé.
« Tu t'en vas ? » demanda-t-il à Jean-Paul lorsqu'il revint dans la chambre.
« Oui. J'ai un cours à donner ce matin.
- Je peux te voir ce soir ? »
Jean-Paul répondit en finissant de s'habiller, sans un regard pour l'homme dont il avait partagé le lit ces deux dernières nuits. Il lui asséna un « Non » d'un ton cassant et partit.
Il était certain qu'il n'entendrait plus jamais reparler de Spencer et bien que cela lui avait semblé agréable un moment de se réveiller dans un endroit quelque peu familier, une relation, une vraie, n'était pas ce qu'il cherchait. Nul besoin de dire qu'il fut presque choqué de découvrir, alors qu'il rentrait chez lui l'après-midi, un bouquet plus grand sur la table de la salle à manger. Encore une fois, Jean-Paul inspecta la pièce pour s'assurer qu'il était seul avant d'ignorer fermement les fleurs. Il parvint à tenir une heure avant d'éventrer l'enveloppe avec colère.
« JP,
Dîner à mon appartement, 19 h 30, demain soir. Je cuisine.
S. »
Jean-Paul jeta la carte à la poubelle et donna les fleurs à sa voisine.
Il n'entendit plus parler de Spencer, jusqu'au vendredi suivant. Il passa la journée avec deux de ses élèves les moins prometteurs. Michael était un skieur très talentueux mais impressionner les filles semblait l'intéresser plus que remporter des prix, et l'autre, Yvette, avait clairement craqué pour lui, ce qui nuisait à sa concentration chaque fois que Jean-Paul tentait de lui apprendre quelque chose. Même s'il n'avait pas été gay, elle n'avait que seize ans. Il fit une dernière descente et dévala la pente, espérant dissiper sa frustration et sa colère ; il y était presque parvenu lorsqu'il arriva au chalet. Il avait l'intention de se détendre devant la cheminée en buvant une tasse de thé, avant de repartir à Toronto. Il entra dans le vestibule, les chaussures de ski et la combinaison couvertes de neige ; il ôta sa tuque, brossa les flocons de neige tombés sur ses cheveux avant de passer la main dans ses mèches à présent trempées.
« Tu es encore plus beau à regarder maintenant qu'il y a cinq ans. »
Jean-Paul tourna la tête vers la voix familière.
« Pourquoi as-tu arrêté ? »
Jean-Paul fronça les sourcils et finit de retirer sa combinaison de ski.
« J'ai accompli ce que j'avais entrepris de faire et il a eu des changements dans ma vie. Qu'est-ce que tu fais là, Spencer ?
- Ah oui, ta sœur.
- Tu es au courant. » Jean-Paul se pencha pour déboucler les attaches de ses chaussures. « Tu n'as pas répondu à ma question.
- Un week-end de ski avec des amis. Mais j'ai bien peur de ne pas savoir skier. Je pensais que tu pourrais peut-être m'apprendre ? »
Jean-Paul se déchaussa, laissant le tintement plaisant de liberté courir le long de ses jambes, avant de s'étirer les jarrets.
« Je n'apprends pas aux gens comment skier. » répondit-il d'un ton dédaigneux non-déguisé : « J'apprends aux skieurs comment gagner. »
Il jeta un coup d'œil autour de lui. « Je ne vois pas tes amis. »
Spencer haussa les épaules et sourit avec malice.
« Ma sœur et son petit copain. J'ai bien peur de tenir la chandelle. Mais j'espère bien changer ça. »
Jean-Paul le fusilla du regard : « Ouais. Bonne chance. » Il grimaça une esquisse de sourire et partit.
Il ne fut pas vraiment surpris quand vingt minutes plus tard, Spencer s'assit dans le fauteuil en face de lui. Il parvint à l'ignorer pendant dix minutes jusqu'à ce que la présence de Spencer devienne vraiment insupportable.
« Qu'est-ce que tu veux ?
- Toi.
- Tu m'as déjà pris. »
Spencer fronça les sourcils et se pencha en avant. « Ce n'est pas ce que je veux dire.
- Mais c'est tout ce que tu obtiendras de moi. »
Il sourit, mais l'étincelle dans ses yeux et l'inclinaison de la tête auraient dû suffire pour avertir Spencer de son sérieux.
Spencer recula dans son fauteuil et gratifia Jean-Paul d'un sourire de prédateur. « Je suis un homme qui obtient ce qu'il veut, Jean-Paul. »
Jean-Paul fronça les sourcils de colère ; l'arrogance et l'effronterie de l'homme le rendaient nerveux.
« Qu'est-ce que tu veux, Jean-Paul. Je te donnerai tout ce qui est en mon pouvoir…
- Et si je te demandais de me laisser seul ? »
Le sourire de Spencer devint sincère : « Ah, maintenant, si c'est vraiment ce que tu veux, tu me l'aurais déjà demandé. »
L'esprit de Jean-Paul flancha, se demandant s'il n'y avait pas un peu de vrai dans les mots de Spencer. Il avait certainement été désiré par le passé, mais jamais vraiment poursuivi. Il ne voulait pas laisser aller ses pensées dans cette direction. Il se leva et partit sans ajouter un mot ni laisser à Spencer le temps de s'exprimer.
Pas de fleurs, cette fois. A la place, une bouteille de vin et une enveloppe. Jean-Paul ne prit pas la peine de fouiller l'appartement mais sut qu'il devrait changer la serrure. Il déchira l'enveloppe : des billets pour un spectacle, le week-end suivant. Il les jeta sur la table et alla se coucher.
La nuit suivante, Jean-Paul se trouvait dans une autre boîte avec l'intention qu'il avait eue à plusieurs reprises auparavant : une nuit de sexe au hasard et sans conséquence. Et pourtant, chaque fois qu'il se trouvait à parler avec quelqu'un dans la même intention, il ne cessait de se demander si Spencer allait faire une apparition, et finissait par décliner l'offre – quelle que fut sa nature. Il retourna chez lui, seul, et regarda fixement son lit vide pendant plusieurs minutes avant de se faire une raison.
A trois heures du matin, la station de ski était étrangement silencieuse, et Jean-Paul était nerveux. Il toqua à la porte aussi fort qu'il osait, ne voulant pas perturber le silence, se refusant peut-être à réveiller l'homme à l'intérieur. La porte s'ouvrit doucement, avec précaution et Spencer sourit lorsqu'il se pencha dans l'encadrement de la porte, les cheveux en bataille et les yeux voilés de fatigue. Jean-Paul le trouva sexy comme un diable.
« On dit de moi que j'ai mauvais caractère et que je ne suis pas très sympathique », dit-il en guise d'explication.
Le sourire de Spencer s'élargit. Il l'attira vers lui pour l'embrasser avant de l'entraîner à l'intérieur de la chambre d'hôtel. La nuit de sexe fut torride.
