Chapitre 2
Adossée contre le mur du débarras, elle jetait de temps à autre un coup d'œil impatient au cadran de sa montre digital.
Combien de temps il, ou elle, la ferait attendre ?
Comme pour répondre à sa question, le grincement d'une porte retentit dans le silence de la pièce, suivi du déclic d'une serrure que l'on tournait.
Est-ce que le rendez-vous auquel l'ennui l'avait conduit à se rendre allait mal tourner pour elle ?
Plongeant négligemment la main dans la poche de sa marinière, elle agrippa fermement l'arme d'autodéfense électrique qu'elle y dissimulait.
Qui que ce soit, elle allait lui montrer qu'elle n'avait rien d'un mouton attendant patiemment le couteau du boucher, elle avait bien passé sa vie dans un abattoir, mais pas du côté du troupeau qui allait y être dépecé…
« Alors tu t'es décidé à venir… »
La jeune fille se tourna vers sa camarade de classe avec un regard blasé.
Alors c'était elle qui l'avait convoqué ? Cette pauvre lycéenne aux longs cheveux noirs qui la dévisageait d'un regard haineux ?
« Qu'est ce que tu me veux ? »
Elle n'avait pas de temps à perdre.
« Tu te souvient de moi ? »
« Non. »
Pourquoi allait-elle s'amuser à essayer de retenir les noms de ceux qui l'entouraient dans ce lycée ? Tous les étudiants qui y végétaient lui étaient aussi indifférents que ses rats de laboratoire…
« Eh bien moi, je ne t'ai pas oublié… Et je n'ai pas oublié la façon dont Kenji te regardait… »
Kenji ? Oh, sûrement l'auteur d'une de ses lettres qui avait fini soit à la poubelle, soit au fond de l'incinérateur à l'arrière du lycée…
Splendide, elle allait devoir subir les réprimandes d'une pauvrette délaissée par son petit ami. Elle avait de meilleure façon d'occuper son après-midi.
« C'est à lui qu'il faut t'en prendre, pas à moi… »
Elle ne tressaillit même pas quand elle sentit sa camarade la plaquer violemment contre le mur alors qu'elle s'apprêtait à quitter la pièce.
« Ne joue pas les innocentes ! Je sais que tu essayes de me le voler depuis le début ! »
Combien de temps encore allait-elle leur servir de souffre-douleur et de bouc émissaire ?
« Regarde-moi dans les yeux quand je te parle ! »
Oh, voilà qu'elle était en train de lui agiter un cutter sous le nez. Qu'est ce qu'elle croyait faire avec ? La tuer ? Elle ignorait à qui elle avait affaire. Lui faire peur ? Elle avait du subir la jalousie de quelqu'un d'infiniment plus cruel et dangereux que cette idiote ne le serait jamais…
La mutiler pour qu'elle cesse de lui voler l'attention de son petit ami ? Elle n'avait pas besoin d 'une opération chirurgicale, son visage lui convenait parfaitement, et quand bien même ça n'aurait pas été le cas, ce n'était pas à une demeurée de première comme celle-là qu'elle allait confier l'opération.
« Ce n'est pas la peine d'essayer de faire semblant de ne pas avoir peur… »
Faire semblant ? Comme si elle avait besoin de se forcer pour la fixer d'un air plus blasé qu'effrayé…
Bon, elle n'avait pas toute la journée devant elle… Cet après-midi, elle avait prévu d'examiner toutes les données qu'elle avait collectées sur la version expérimentale de l'apotoxine, et ce n'était certainement pas en restant bloquée ici, à cause d'un malentendu de vaudeville, qu'elle allait avancer dans ses recherches… Ou peut-être que si finalement… Après tout, pourquoi ne pas profiter de la situation pour recueillir de nouvelles données ?
Cela faisait des semaines qu'elle envisageait de procéder à une expérience de ce genre, et l'occasion de passer à l'acte venait de se présenter d'elle-même…
La camarade de classe de la chimiste frissonna devant le sourire gourmand que lui adressa sa victime tandis qu'elle l'examinait d'un regard de prédateur.
L'instant d'après, elle était étendue sur le sol, terrassée par la douleur qui l'avait déchirée, en train d'observer d'un regard éberlué la lueur qui illuminait la main de celle qui lui faisait face.
Sans perdre de temps, la lycéenne taciturne s'empara d'une rallonge électrique qui était à portée de sa main et entreprît de s'en servir pour lier solidement les mains de sa camarade dans son dos. Un de ses rats de laboratoire lui avait mordu férocement la main quand elle lui avait injecté une toxine expérimentale, elle ne tenait pas à reproduire la même erreur.
Recommençant la même opération avec les chevilles de son futur cobaye, elle s'assura que les noeuds étaient suffisamment solides avant de s'éloigner de sa prisonnière pour se rapprocher de son cartable.
Ouvrant la petite boite métallique qu'elle venait d'en sortir, elle en extirpa une seringue qu'elle remplit consciencieusement du contenu d'une fiole provenant de la même boite.
Après avoir posé délicatement la seringue sur le plancher de la pièce, elle se pencha sur sa camarade terrifiée pour dénouer calmement son foulard.
« Qu'est ce que tu es en train de me f… »
Sans lui laisser le temps d'achever sa question, elle lui enfonça le carré de tissu écarlate dans la bouche avant d'en nouer solidement les extrémités derrière sa tête.
Les cris de souffrances des rongeurs étaient plus que suffisants pour lui vriller les oreilles, elle n'osait pas imaginer l'équivalent avec celle qui prenait leur place aujourd'hui. Accessoirement, elle ne tenait pas à attirer quelqu'un dans la pièce pour la déranger, elle n'avait besoin que d'un seul sujet d'expérience pour le moment…
Demeurant sourde aux gémissements étouffés de sa victime, elle lui releva la manche et procéda à l'injection après avoir noté l'heure sur le cadran de sa montre.
« Début de l'expérience. La version expérimentale a été injectée au sujet à 10 heures 37minutes. Le sujet d'expérience est une jeune fille de dix-sept ans, en bonne santé physique. »
Le regard implorant du sujet d'expérience en question ne l'ébranla pas le moins du monde, tâtant le pouls de sa victime, elle actionna de nouveau l'interrupteur de son magnétophone de poche.
«Le rythme cardiaque a subi une accélération qui ne peut pas être imputable uniquement à la peur. Le processus de dégénérescence cellulaire affecte en premier lieu le cœur du sujet, conformément à nos prévisions. La cause de la mort devrait vraisemblablement être un infarctus. »
Contemplant la douloureuse agonie de sa camarade du même regard glacial et dénué d'émotion qu'elle réservait à ses rats de laboratoire quand ils étaient dans la même situation, elle remit en route l'appareil qu'elle tenait en main.
« Une odeur de chair brûlée commence à environner le corps du sujet. Le processus de combustion spontanée occasionnée par l'autodestruction des cellules vient de débuter. Il est 10 heures 40 minutes. Pour autant que nous puissions en juger aux spasmes qui agitent le sujet, il est encore en vie pour le moment. »
Le tremblement de la malheureuse se prolongea durant des secondes qui lui parurent aussi interminables qu'à sa tortionnaire, en raison de la douleur pour l'une, de l'ennui pour l'autre.
Lorsque les tremblements cessèrent enfin, l'oraison funèbre de la morte fût prononcée d'une voix monocorde.
« Heure du décès : 10 heures 42 minutes. L'apotoxine a mis une minute de plus que prévu à faire son effet. Le processus de décomposition a déjà commencé. »
Epoussetant légèrement sa jupe pour la nettoyer des traces grisâtres que la poussière accumulée sur le sol y avait laissé, la chimiste se leva et commença à verser le contenu d'une bouteille d'eau de javel dans un seau avant d'aller le remplir au robinet de la pièce.
Déposant le seau devant la flaque de substances malodorantes qui avait commencé à s'étendre au centre de la pièce, elle alluma une nouvelle fois son magnétophone avant de le ranger dans sa poche.
« 10 heures 45minutes. Le processus de décomposition s'est achevé. »
Après avoir enfilé une paire de gants, elle s'empara du bout des doigts des vêtements souillés qui flottaient sur le sol de la pièce avant de les ranger dans un sac poubelle avec une légère moue de dégoût.
Quelques minutes plus tard, elle ouvrit les fenêtres du débarras après avoir remis en place la serpillière et le seau qu'elle avait emprunté, non sans avoir auparavant vidé son macabre contenu dans l'évier.
« 10 heures 55 minutes. Les résultats de l'expérience sont probants. L'apotoxine correspond parfaitement à nos attentes. Il n'a fallu que dix minutes pour se débarrasser de façon définitive du « cadavre » du sujet. Et ce, en ayant eu recours à un minimum de moyens. Bien que plusieurs autres tests devront être menés dans l'avenir pour le vérifier, la version expérimentale de l'apotoxine, nom de code 4869, s'avère être un succès complet. »
Une fois le magnétophone remis à sa place, au fond de son cartable, elle renifla une dernière fois l'air de la pièce. La seule odeur qui y flottait encore était celle des désinfectants, elle n'avait plus rien à y faire.
Son cartable dans une main, le sac poubelle dans l'autre, elle sortit tranquillement du lycée pour se rendre à l'incinérateur qui se trouvait au fond de l'arrière cour.
Après avoir craqué une allumette, elle mit calmement le feu aux dernières traces de son crime avant de refermer dans un bruit sec le couvercle d'acier qui émergeait du réservoir de briques rouges surmonté d'une cheminée.
Franchissant la porte des toilettes du lycée, elle déposa son cartable à ses pieds avant de se laver les mains à grand renfort d'eau et de savon. Ses gestes étaient méticuleux, il n'y avait pas le moindre signe de stress ou de peur dans son comportement.
Une fois qu'elle eût fini de les essuyer, elle porta calmement ses doigts à son nez avant de les renifler.
Par-dessus l'odeur du savon, elle en sentait une autre… Particulièrement répugnante et obsédante…
Mais ce n'était pas l'odeur laissée par les fluides de décompositions… Non, c'était cette même odeur désagréable qu'elle sentait chez Gin, Vodka et tout leurs autres collègues… Leurs autres collègues… Ses autres collègues plutôt.
Levant les yeux vers la glace, elle examina calmement le visage qui lui faisait face.
Pas la moindre trace d'un changement quelconque, elle était resté telle qu'elle l'avait toujours été.
Lorsqu'elle fût sortie du bâtiment, elle s'assit sur l'herbe de la cour, à l'ombre d'un cerisier en fleur.
Posant son ordinateur portable sur ses genoux après l'avoir extirpé de son sac, elle l'alluma avec un petit sourire de satisfaction, ayant hâte de comparer ses nouvelles données avec les anciennes…
Finalement, elle avait eue raison d'écouter sa sœur, son séjour au lycée était très enrichissant.
