Chapitre 5
« Est-ce qu'elle me va bien, à ton avis ? »
Ran aurait voulu dire à sa nouvelle amie que la somptueuse robe de soie noire lui allait à ravir et mettait superbement ses formes en valeur.
Au lieu de cela, elle ne pu que balbutier quelques mots timides d'un air gêné.
« Je ne sais pas, Shiho… Est-ce que ce n'est pas un peu lugubre ? On croirait que tu choisis ta tenue pour un enterrement… »
La chimiste regarda son reflet dans le miroir mis à sa disposition…
Oui, cette jeune femme au regard glacial c'était elle, celle qu'elle était vraiment…
A quoi bon vouloir fuir sa destinée, elle la rattrapait toujours au moment où elle pensait lui avoir échappée…
« Je croit que tu as raison… Je vais en essayer une autre… »
Ran baissa les yeux pendant que son ami disparaissait de nouveau derrière le rideau de la cabine d'essayage.
Elle ne lui avait pas dit, mais c'était exactement dans ce genre d'endroit que sa mère l'aurait emmené… Contrairement à son époux, la reine du barreau n'avait aucun problème à comprendre que sa petite fille n'en était plus une, et elle faisait de son mieux pour l'aider à faire ses premiers pas dans le monde de la féminité… Comment est ce que Shinichi aurait réagi s'il l'avait vu dans cette tenue qu'elle avait déconseillée à celle qui l'avait traîné ici ?
Aurait-il haussé les épaules d'un air indifférent ou se serait-il enfin décidé à la voir autrement que comme une amie d'enfance ?
Le rideau s'écarta de nouveau, révélant la jeune métisse dans une délicate robe de soie grise qui s'accordait à merveille avec l'expression légèrement mélancolique qu'avait prise son visage.
« Et celle-là ? »
Ran se mit à réfléchir à la réponse qu'elle devait lui donner. C'était déjà une nette amélioration par rapport à tout à l'heure mais…
« Elle est superbe mais… Je trouve que la couleur est un peu… Quand je la vois, j'ai l'impression de contempler un ciel pluvieux… »
Elle s'attendait à ce que la chimiste commence à s'irriter du fait qu'elle trouvait toujours à redire à ses choix mais, contrairement à ses attentes, elle sembla tomber d'accord avec elle.
« Est-ce que tu ne pourrais pas me conseiller pour la prochaine ? »
La jeune femme sentit sa gêne s'accroître, d'habitude, c'est elle qui réclamait des conseils en la matière, elle ne se sentait pas encore prête à passer de l'autre côté de la barrière.
« C'est toi qui porteras cette robe, pas moi… Je ne pense pas que je devrais choisir à ta place… peut-être que… Est ce qu'il n'y a pas une couleur que tu préfère particulièrement ? Une couleur qui te rend joyeuse quand tu la vois ? »
Demeurant indécise quelques instants face à la suggestion de Ran, la scientifique finit par faire son choix et par disparaître une énième fois derrière le rideau sans que son amie ait eu le temps d'apercevoir la robe qu'elle venait de prendre avec elle.
Au fur et à mesure que le temps passait dans la boutique, le mépris de celle qu'elle commençait tout juste à connaître semblait se dissiper petit à petit… De même que l'expression méfiante avec laquelle elle n'avait cessé de la dévisager avait fini par devenir de plus en plus imperceptible jusqu'à s'estomper totalement…Ran se demanda ce qui pouvait avoir causé ce changement dans son attitude…
La question lui occupait encore l'esprit quand elle se retourna vers celle qui l'avait suscité.
Cette fois, Ran demeura le souffle coupé.
Son amie était à présent revêtue d'une robe d'un rouge éclatant qui se serait confondu avec la couleur de ses cheveux s'ils avaient été aussi longs que les siens…
Mais ce qui avait interloqué la jeune femme avant tout, ce n'était pas tant la robe que l'expression timide de celle qui la portait.
Elle ne la regardait plus comme une inconnue dont elle se méfiait ni comme une idiote dont la bêtise l'irritait mais comme…une grande sœur ?
C'était le même regard qu'elle avait eue dans le parc quand elle lui avait tendu son mouchoir…
« Elle… On dirait qu'elle a été faite pour toi… »
Un sourire radieux accueillit les paroles de Ran.
« T…tu le penses vraiment ? »
Elle acquiesça.
« Si je pouvait avoir une robe comme ça moi aussi… Peut-être que Shinichi… »
« Shinichi ? C'est ton petit ami ? »
Le teint de la jeune femme n'eût plus rien à envier à celui de la robe portée par celle qui lui faisait face.
« Qu'est ce que tu vas imaginer ? C'est…c'est juste un ami d 'enfance, et rien de plus. »
« Ah… »
Sonoko n'aurait pas hésité à remuer le couteau dans la plaie pour lui faire avouer les véritables sentiments qu'elle portait au détective mais Shiho n'insista pas outre mesure… Elle semblait comprendre que son amie pouvait avoir besoin de garder certaines choses pour elle…
« Est ce que tu voudrais que je t'offre une robe comme celle-là ? »
Ran agita les mains d'un air gêné.
« Tu n'as pas à faire ça… Nous venons tout juste de nous rencontrer et puis, et puis… Tu ne dois pas te ruiner, même pour une amie… »
La chimiste secoua la tête.
« J'ai largement les moyens... Et puis, cela n'est pratiquement rien par rapport à ce que tu m'offres en passant cette journée avec moi à la place de…de… S'il te plait, accepte. »
Le regard de la jeune fille était si implorant qu'elle n'eût pas le cœur de lui refuser…
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Franchisant la porte d'entrée de l'appartement, la jeune femme jeta un coup d'œil timide autour d'elle tandis que celle qui l'avait invité refermait sa porte derrière elle, avant d'en tirer doucement le verrou.
Elle demeura figée par la froideur de ce qui l'entourait… Au premier abord, le seul aspect de la personnalité de sa nouvelle amie qui était visible dans le lieu où elle vivait était son absence apparente d'émotion et d'humanité.
La propriétaire des meubles avait largement privilégié la fonctionnalité à l'esthétique quand elle les avait choisi, il n'y avait aucun tableau, aucune photographie sur les murs et aucun objet dans la vaste pièce à qui on aurait pu attribuer la moindre fonction décorative
La première chose que Ran remarqua, en faisant quelque pas dans la pièce en quête de la moindre trace d'humanité qui pouvait s'y trouver, fut l'immense panneau de liége accroché à l'un des murs.
Un panneau recouvert de notes et de schémas qui y étaient fixé avec des punaises. La lycéenne était bien incapable de déchiffrer quoi que ce soit dans la série d'équations et de diagrammes qui lui faisait face mais leur disposition lui permit de découvrir un des traits de la chimiste qui s'y exprimait.
Une obsession de l'ordre et de l'exactitude qui confinait presque à la folie. Chaque feuille de papier était située à égale distance des autres, au millimètre près, et aucune ne s'inclinait, ne serait-ce que d'un degré, par rapport à la ligne droite invisible le long de laquelle on les avait disposé…
Effrayée par cette représentation concrète de l'esprit froid et calculateur de celle auprès de qui elle se trouvait, Ran recula de quelques pas en tournant les yeux dans l'espoir de trouver un semblant de chaleur autour d'elle.
Les piles de magazines de mode rassemblées sur le bureau de la chimiste, aux côtés de son ordinateur, auraient pu lui permettre de voir de nouveau Shiho comme une simple adolescente, mais les arrêtes parfaites et lisses des piles de papier glacé exprimaient, bien mieux que le reste de la pièce, le perfectionnisme inhumain de sa locataire.
Le malaise que Ran sentait peser sur sa poitrine s'accroissait au fur et à mesure que sa présence dans l'appartement se prolongeait, mais il finit par se dissiper quand son regard se posa sur les étagères qui étaient derrière elle… Plus particulièrement quand elle se retrouva face à la multitude de visages souriants et chaleureux de celles qui y étaient installées.
Elle tendit doucement la main vers l'une des poupées, avant de laisser son bras se figer dans les airs.
« Excuse-moi… Est-ce que je peux ? »
Une expression légèrement troublée s'installa sur le visage hautain de la scientifique avant qu'elle ne se reprenne et acquiesce d'un air indifférent.
Caressant doucement les cheveux de soie du jouet, Ran se mit à avoir un sourire enfantin.
« C'est toi qui les as faites ? »
« Non c'est… ma grande sœur… J'avais tout juste sept ans quand on nous a séparés alors, pour m'aider à supporter les longues périodes d'absences entre chacune de nos retrouvailles, elle m'offrait une poupée à son effigie… Elle me disait que chaque fois que je les regarderais, je me souviendrais que quelqu'un continuait de penser à moi… C'était sa façon à elle de ne pas me laisser seule… »
La chimiste gênée baissa les yeux.
« C'est ridicule, hein ? Que je puisse encore en avoir besoin mon âge… »
Son amie secoua la tête.
« Non, au contraire c'est… Quand je vois ça, je me dis que j'ai eu tort d'avoir peur d'oublier ma mère à force de la voir de moins en moins souvent… Tant que je voudrais me souvenir d'elle, je sentirais toujours sa présence auprès de moi. Merci… »
« Merci ? De quoi est ce que tu me remercies ? »
« De m'avoir permis de comprendre ça… »
Loin de dissiper le trouble de la jeune fille, les paroles de son invité semblèrent l'accroitre.
S'éloignant des étagères, Ran se rapprocha doucement du lit de la scientifique. La première chose qui capta son attention fût la boite de pilules qui se trouvait sur sa table de chevet.
« Tu es malade ? »
Elle secoua la tête.
« Non, ce sont juste des somnifères… Je souffre d'insomnie depuis que je suis toute petite… »
Après avoir reposé la boite de médicaments, la lycéenne prit délicatement entre ses doigts le livre qui se trouvait à côté. Un livre familier qui contribua à la rassurer un peu plus sur ce qui l'entourait.
« Tu lis Edogawa ? »
Shiho écarquilla légèrement les yeux sans pour autant quitter son air impassible.
« je ne pensais pas que c'était un écrivain que tu pouvais apprécier ou même seulement connaître… »
« Oh, je ne l'ai jamais lu… C'est juste qu'un de mes amis m'en a beaucoup parlé… Enfin, même s'il l'appréciait beaucoup, il me disait qu'il préférait largement Conan Doyle… »
La chimiste renifla.
« C'est exactement l'inverse de mon cas… Et quitte à aimer un écrivain écossais, je préfère largement Stevenson à Conan Doyle. Enfin, c'est sans doute normal, c'était l'un des écrivains préféré d'Edogawa…»
« Je peux te l'emprunter ? »
Elle haussa les épaules devant la requête timide de la jeune fille.
« Tu peux même le garder, je le connais par cœur… Mais tu sais, je ne pense vraiment pas que ce soit un écrivain que tu puisses apprécier… »
« Deux personnes que j'apprécie aiment lire ses livres, alors ça vaut bien la peine que j'essaye de m'y intéresser... Et puis, j'aimerais bien surprendre Shinichi en lui montrant que je suis capable de m'intéresser aux même choses que lui… Cela devrait lui faire plaisir après toutes les fois où je lui aie dit que j'en avais assez de ne jamais l'entendre me parler d'autre chose que de roman policier… »
Après avoir rangé le livre dans son cartable en prenant bien soin de ne pas en corner la couverture, la jeune fille leva les yeux vers celle qui le lui avait prêté en souriant.
« J'aurais aimé rester plus longtemps mais… Mon père va bientôt rentrer, et comme il est incapable de se faire la cuisine tout seul, il faut que je sois à la maison avant lui si je ne veux pas qu'il meurt de faim… »
La chimiste avait vraisemblablement l'air déçue mais elle ne fit aucun commentaire et se contenta de déverrouiller sa porte.
Au moment où Ran passa devant elle pour quitter la pièce après l'avoir remercié de son hospitalité d'une dernière courbette, elle lui agrippa fermement le bras.
« je suis vraiment désolé mais je ne peux pas rester ce soir… Mais je pourrais revenir un autre jour, maintenant que je connais ton adresse… »
Shiho fixa d'un regard glacial le visage timide de son amie avant de la relâcher en soupirant.
« Bien, ce sera donc pour un autre jour… Oui, j'espère que nous serons de nouveau seules dans mon appartement, bientôt… Oh, une dernière chose… »
Se dirigeant calmement vers sa bibliothèque, elle en sortit un livre qu'elle tendit à Ran, toujours sur le seuil de sa porte.
« Puisque tu découvre Edogawa… Tu peux bien essayer de faire la même chose avec Stevenson… »
« Tu m'as dit que c'est un écrivain écossais… Et contrairement à toi et à Shinichi, je ne sais pas très bien lire l'anglais… »
La chimiste secoua la tête en fourrant le livre dans les mains de son invitée.
« Pour parfaire ma maîtrise de cette langue, j'ai racheté tout mes romans préféré dans une version traduite en japonais… Tu n'auras pas de problèmes à le lire… Et puis…et puis ça me fait plaisir que tu essayes de t'intéresser aux mêmes choses que moi. »
Souriant face à l'expression renfrognée qu'elle attribuait à la timidité de son amie, Ran accepta son cadeau avant de courir chez elle en la saluant d'un dernier signe de la main.
Lorsqu'elle eut refermé sa porte derrière elle, le regard de la scientifique reprit son expression glaciale.
« Oui… j'espère que nous nous retrouverons de nouveau seule ici. Pour que je puisse te faire comprendre les raisons pour lesquels j'apprécie autant Edogawa…et tout ce que j'ai appris en le lisant… »
