Chapitre 6
Loin de s'estomper, cette sensation lancinante d'être épiée par quelqu'un qui la tenait en son pouvoir, simplement en lui faisant sentir sa présence, s'était accrue au fil de jours…
Mais elle était loin d'être totalement à sa merci, et elle ne comptait pas se laisser faire sans réagir…
Son sens de l'ironie était encore suffisamment affûté pour qu'elle s'amuse du pseudonyme qu'elle avait choisi pour dissimuler son identité réelle aux autres. Il était devenu parfaitement approprié à la situation… La ressemblance entre elle et la belle Shizuko allait en s'accroissant, mais contrairement à son homonyme, elle n'était pas disposé à se laisser aimablement fouetter par son futur persécuteur… Et il allait bientôt le sentir si ses soupçons s'avéraient exact.
Il n'avait pas fallu plus d'une journée à l'organisation pour accéder à sa requête et lui retrouver le petit ami de la disparue, simplement à partir de son prénom… Une chance que ces deux idiots se soient connus à la même école maternelle bien avant de rentrer dans ce lycée.
Ces deux là étaient faits l'un pour l'autre… Il était aussi terne, idiot et inutile à la société que sa défunte fiancée…
Ce serait pure cruauté de sa part de les laisser séparés.
Cette imbécile avait fait mine de la croire sincèrement peinée quand elle était venue lui présenter ses condoléances pour la perte qu'il avait subie… Il avait fait semblant de ne pas se méfier quand elle lui avait discrètement donné rendez-vous dans le débarras du lycée, pour qu'ils y soient seuls pendant qu'elle lui confierait quelque chose que personne d'autre que lui ne devait savoir…
Idiot… Comme si elle pouvait s'être laissés prendre à son air benêt…
Pousser le vice jusqu'à garder cet air naïf et ridicule au moment où elle lui faisait subir le même sort que celle dont il s'inquiétait tant… Franchement, est ce qu'il espérait qu'elle s'apitoierait sur son sort ? A moins qu'il n'ait cru se disculper de tout soupçon en agissant ainsi ?
Peu importe, le résultat était le même… Il y aurait un disparu de plus dont on remarquerait l'absence au lycée dans les prochains jours…
Et elle avait récolté de nouvelles données qu'elle pourrait mettre en parallèle avec les anciennes quand tout serait fini…
Qui serait sa prochaine victime ?
L'idiote n'avait eue qu'une seule autre personne dont elle était proche dans ce lycée… Une amie d'enfance…
Oui, elle s'occuperait d'elle en premier, et ensuite elle enverrait cette chère Ran rejoindre ses trois amis disparus…
Curieux, ses collègues avaient été incapable d'établir un lien entre elle et ses deux derniers cobayes… Elle devait les avoir connu en dehors de leur parcours scolaire, voilà tout, qu'est ce que cela pouvait bien changer ?
Bon, quelle excuse allait-elle trouver pour appâter son prochain cobaye ?
La réponse était évidente… Elle l'avait vu donner rendez-vous à son ami… Lorsque sa disparition serait découverte, elle n'aurait qu'à l'inviter chez elle pour lui exprimer son soutien face aux malheurs qui s'abattaient sur elle.
Cette seconde idiote n'avait plus aucun ami dans ce lycée, donc personne ne ferait le lien entre elle et les trois disparitions puisque sa prochaine victime ne se confierait à personne… Et que personne ne la regretterait assez pour essayer de comprendre ce qui lui était arrivé de toute façon…
Elle se méfierait peut-être ? Tant pis, elle trouverait autre chose si ça ne marchait pas…
Refermant le couvercle de l'incinérateur pour la seconde fois, elle retourna aux toilettes se laver tranquillement les mains.
Elle soupira après les avoir reniflé une nouvelle fois…
Cette odeur ne partait pas… Au contraire, elle devenait de plus en plus difficile à dissimuler…
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Ran posa le livre en soupirant… Elle avait mis plus de trois jours pour en venir à bout, et pour quel résultat ?
Non seulement elle ne comprendrait jamais sa nouvelle amie mais elle comprenait également de moins en moins son ami d'enfance… Comment pouvaient-ils apprécier de lire de telles horreurs ? Elle avait lutté contre la nausée à chaque minute de sa lecture tant l'univers dans lequel le roman l'avait fait pénétrer était noir et oppressant…
Finalement, elle ne se plaindrait plus jamais lorsque Shinichi la harcèlerait de nouveau avec Conan Doyle, la simple pensée qu'il ait pu partager les goûts de sa nouvelle amie la faisait frissonner… Dieu merci, il lui avait clairement confié que c'était son père qui était fasciné par Edogawa, et que, pour sa part, même s'il admirait et respectait l'écrivain japonais, il lui préférerait toujours son homologue écossais…
Qu'est ce qu'il lui avait dit à ce propos d'ailleurs ? Les paroles de son ami d'enfance lui revinrent en mémoire…
« Tu sait, Edogawa avait établi une distinction entre les deux principaux type d'écrivain policier. Il les différenciait selon qu'ils étaient du côté du criminel ou de celui du détective…
Edogawa appartenait clairement à la première catégorie et Conan Doyle à la seconde… Comme mon rêve est de devenir détective, c'est donc normal que je préfère Conan Doyle. Si j'avais choisi d'être un criminel, j'aurais préféré Edogawa… »
La jeune femme soupira… Elle n'allait quand même pas dire à Shiho que son écrivain préféré l'avait véritablement révulsé, mais quels aspect positifs trouver à ce quelle avait lu ?
Autant ce serait impossible pour le roman, autant elle pourrait lui dire qu'elle avait apprécié la nouvelle qui y faisait suite.
Ca l'avait amusé que le détective s'appelle Kogoro… Elle se l'était même représentée sous les traits de son père tandis qu'il résolvait l'enquête avec un sang froid et un professionnalisme qui faisaient tant défaut à son géniteur…
Elle se mit à sourire en posant une couverture sur les épaules de celui qui cuvait son vin en ronflant bruyamment sur le canapé. Avant de s'y écrouler, il lui avait annoncé qu'il démissionnerait bientôt de la police pour se mettre à son propre compte en tant que détective privé. Est-ce qu'il serait aussi brillant et célèbre que son homonyme s'il prenait vraiment cette décision ? Elle l'espérait de tout son cœur…
Rangeant délicatement le livre dans son cartable pour ne pas oublier de le rendre à sa propriétaire demain, elle jeta un dernier coup d'œil au titre du roman. La proie et l'ombre…
Il y avait un autre nom qui avait attiré son attention… L'un des personnages portait le même nom de famille que sa nouvelle amie… Est ce qu'elle allait s'amuser à plaisanter avec elle sur ce sujet ?
Mieux valait l'éviter. Ce ne serait guère flatteur pour Shiho d'être comparé avec Shizuko Oyamada… Shizuko, elle ne comprendrait jamais cette femme…
Qui avait-elle été réellement ? La malheureuse veuve éplorée vivant en permanence dans la crainte, parce qu'elle sentait le regard voyeur de son ancien amant peser sur elle à chaque seconde de sa vie…ou bien la romancière perverse qui, dissimulée derrière un pseudonyme, avait laissé libre cours à son imagination débridée pour donner naissance à une multitude d'assassinats des plus atroces dans ses romans, avant de ne plus résister à la tentation et de commettre un meurtre qui était tout sauf fictif?
Le roman n'avait jamais répondu réellement à la question qu'il suscitait inévitablement chez son lecteur… Et comme son narrateur, Ran demeurerait probablement dans l'ignorance jusqu'à la fin de sa vie…
Poussant un soupir, la fille du policier s'empara du second livre que son amie lui avait donné, hésitant à le lire…
Elle fit tournoyer les pages entre ses doigts d'un air absent sans parvenir à vaincre ses appréhensions…Jusqu'à ce que son regard tombe sur un passage du roman que sa propriétaire avait souligné à l'encre rouge.
« Je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champs de ma conscience, si je pouvait à aussi juste titre passer pour l'une ou l'autre, cela venait de ce que j'était foncièrement toute les deux ; et à partir d'une date reculée, bien avant que la suite de mes investigations scientifiques m'eût fait même entrevoir la plus lointaine possibilité de pareil miracle, j'avais appris à caresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces éléments constitutifs. Il suffirait, me disait-je, de pouvoir caser chacun d'eux dans une individualité distincte, pour alléger la vie de tout ce qu'elle a d'insupportable: l'injuste alors suivrait sa voie, libéré des aspirations et des remords de son jumeau supérieur ; et le juste s'avancerait d'un pas ferme et assuré sur son chemin sublime, accomplissant les bonnes actions dans lesquels il trouve son plaisir, sans plus se voir exposé au déshonneur et au repentir causé par ce mal étranger. C'est pour le châtiment de l'humanité que cet incohérent faisceau a été réuni de la sorte. Que, dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeaux antipodiques sont ainsi en lutte continuelle. N'y aurait-il pas un moyen de les dissocier ? »
