Chapitre 7
Le regard de la scientifique resta fixé quelques instants sur le foulard rouge qui dépassait légèrement du sac plastique qu'elle venait de glisser dans la poubelle de l'immeuble où se situait son appartement. Ce foulard écarlate, sa couleur préférée, ce foulard qui avait été noué autour du cou de sa dernière victime il y a encore quelques minutes,… Non, de son dernier cobaye… A présent, il ne lui restait plus qu'une seule expérience à mener et elle serait définitivement délivrée de la sensation d'être transpercé de part en part par ce regard froid et accusateur qu'elle imaginait posé sur elle en permanence…
Oui, il lui suffirait de se débarrasser de cette idiote de Ran et ce regard s'estomperait aussitôt, faute d'avoir des yeux à travers lesquels il pouvait jaillir… Elle avait réussi à attirer sa troisième victime chez elle sans le moindre problème, alors elle ne devrait pas avoir de problème à faire de même avec sa prochaine…
Oui, tout s'était passé comme elle l'avait prévu, exactement comme elle l'avait prévu…et tout se passerait de la même façon une quatrième et dernière fois…
« Bonjour, Shiho… »
Sentant un frisson lui parcourir l'échine au son de la voix chaleureuse qui venait de prononcer son nom, la chimiste s'efforça de reprendre son calme. Lorsqu'elle se retourna vers celle qui venait de la saluer, ses traits avaient instantanément repris l'expression glaciale et impénétrable qui lui était coutumière.
« Bonjour…Ran… »
La lycéenne demeura interloquée quelques instants devant le regard froid qui semblait la jauger avec aussi peu d'humanité que si celle qui le lui adressait était en train d'examiner un détritus en se demandant dans quel catégorie d'ordure ménagère elle devait le classifier….
Poussant un soupir, Ran s'efforça de sourire chaleureusement à son amie de nouveau tandis qu'elle lui tendait les deux livres qu'elle lui avait emprunté il y a quelques jours.
Récupérant sans un mot les deux ouvrages après avoir rabattu le couvercle de la poubelle d'un geste sec, la jeune fille taciturne laissa ses doigts tapoter doucement leurs couvertures, tout en réfléchissant à la meilleure façon de paramétrer sa prochaine expérience.
« Est-ce que je peux t'inviter chez moi pour prendre le thé ? »
Même si la soudaine invitation la prît de court, Ran s'empressa de l'accepter en souriant.
Sans laisser transparaître le moindre signe de gratitude vis-à-vis de celle qui avait accepté son hospitalité, la chimiste gravit doucement les marches de l'escalier menant au palier de son appartement, suivie de près par son invité.
L'odeur de désinfectant prit la lycéenne à la gorge quand elle franchit le seuil du domicile de son amie.
« Tu viens de faire le ménage ? »
Shiho acquiesça sans un mot en ouvrant les fenêtres de son appartement pour l'aérer.
Après s'être assise à la table de la chimiste, la lycéenne écarta l'une des mèches de ses longs cheveux noirs tout en essayant de dissimuler sa gêne. Laissant son regard errer dans la pièce en quête d'une idée de conversation à lancer pour briser le silence, Ran écarquilla légèrement les yeux en découvrant le carnet entrouvert devant elle.
« Tu dessine ? »
La chimiste se mordilla les lèvres. Comment aller-t-elle lui expliquer cela ? Lui dire en toute franchise qu'elle considérait les esquisses comme de simples schémas destinés à la faire avancer dans ses recherches sur son autre sujet d'étude après l'apotoxine ?
« Je me suis découvert une passion pour la mode… Alors, au lieu de m'en tenir à l'observation et à l'élaboration théorique, j'envisage de passer au stade pratique…Je veux dire, j'essaye de concevoir des modèles de robes par moi-même au lieu d'admirer ceux conçus par d'autre… »
« Est-ce que c'est le métier que tu voudrais faire plus tard ? »
Prise de court par la question, la scientifique se mit à y réfléchir. Oui, cela ne lui aurait pas déplu d'exercer une profession liée à son nouveau centre d'intérêt. Mais cela ne dépasserait sans doute jamais le stade de la rêverie, elle voyait mal l'organisation la laisser délaisser les recherches qu'ils lui imposaient au profit d'un métier qu'ils devaient juger comme le plus futile qui soit…
« Non…L'idée m'as bien déjà effleuré mais je ne pense pas que je puisse la concrétiser, alors j'y ait définitivement renoncé… Ce ne sera jamais qu'un hobby, personne ne portera un jour mes créations…. »
La lycéenne tourna doucement les pages du carnet.
« Tu sais, je n'y connais pas grand-chose mais je cois quand même que tu es doué… Peut-être que tu devrais te donner ta chance… »
Un soupir franchit les lèvres de la scientifique tandis qu'elle secoua doucement la tête.
« Ce n'est pas une question de talent ou non… C'est juste que…Je ne peux pas, voilà tout… »
« Mais si c'est ce que tu veux et que tu as la capacité de le faire alors… »
Shiho balaya l'objection de son amie d'un geste irrité.
« On n'as pas toujours la possibilité de faire ce que l'on a envie…de devenir ce que l'on voudrais devenir…Alors, il faut que je me contente de ce que je peux faire…et surtout de ce que je peux être, voilà tout. De toutes façon, ces esquisses ne peuvent être intéressante que pour un amateur. Comme je n'ai pas de modèles, elles sont truffées d'erreur de perspective et de proportions… »
« Mais dans ce cas, pourquoi est ce que tu ne demande pas à une de tes amies de te servir de modèle ? »
La chimiste renifla.
« Je n'ai pas d'amies, je n'en ait jamais eue… »
« Mais ce n'est plus le cas, maintenant… Après tout, je suis...je peux te servir de modèle…si tu veux… »
Ran baissa timidement les yeux devant le regard décontenancé de la chimiste. Le silence perdura quelques instants avant d'être brisé par la propriétaire des lieux.
« Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? »
« Mais non, pas du tout…Au contraire, ça me ferait plaisir de t'aider.. »
Shiho scruta d'un regard énigmatique l'expression joyeuse de son amie…Non, de son futur cobaye…
Finalement, elle sortit de son immobilité pour s'emparer d'une chaise qu'elle disposa juste devant celle où était assise son invitée avant de se pencher vers elle.
Ran tressaillit légèrement quand elle sentit les mains de la scientifique se poser sur son visage pour le disposer doucement mais fermement dans la position qui lui convenait la mieux.
Lorsqu'elle estima que la pose de son modèle lui convenait, la dessinatrice s'installa en face d'elle, après avoir posé sur ses genoux son carnet de dessin dont elle entreprit de noircir une page blanche.
Après tout, c'était en montrant à son dernier sujet d'expérience ses esquisses qu'elle avait réussi à détourner son attention, elle pouvait bien réemployer la méthode…Et puis, elle n'aurait sans doute guère d'autre occasion de trouver un modèle, alors autant joindre l'utile à l'agréable et profiter de celle que lui offrait sa victime, tout en dissipant la méfiance qu'elle devait dissimuler derrière son air faussement naïf.
Ran demeura silencieuse plusieurs minutes tandis que le seul bruit qu'elle pouvait percevoir dans la pièce était les grattements du crayon de la chimiste tandis qu'il parcourait son carnet.
« Tu sais, à propos des livres que tu m'as prêtés… »
« Oui ? »
« j'ai eue beaucoup de mal à lire le roman de Stevenson et celui d'Edogawa, mais…j'ai beaucoup aimé la nouvelle qui était à la fin… »
« Le test psychologique ? Et pourquoi est ce que tu l'as spécialement apprécié ? »
« Eh bien, tu va sans doute trouver ça ridicule mais…mon père est policier et il porte le même nom que le détective de la nouvelle, alors ça m'as beaucoup amusé… »
Si le visage de la scientifique ne laissa pas transparaître la moindre émotion, le tremblement qui agita brusquement sa main fût tel que la mine de son crayon se brisa net.
« Ton père…est policier… Et il s'appelle Kogoro… C'est…une drôle de coïncidence, oui… Est-ce qu'il est aussi doué que le détective dont il porte le nom ? »
La lycéenne poussa un soupir d'un air désabusé.
« Si seulement c'était le cas… Mais pour l'instant, c'est plutôt le contraire…Enfin peut-être que les choses iront mieux quand il aura quitté la police pour devenir détective… Il n'arrête pas de me dire que ses collègues sont trop bêtes pour voir à quel point il est plus doué qu'eux et qu'il n'aura aucun problème à mettre en pratique ses talents quand ils ne seront plus à ses côtés en train de le corriger sans cesse… Mais la vérité, je pense, c'est qu'il n'arrive toujours pas à accepter que depuis que maman est parti, il se laisse tellement aller que ça finit par se répercuter sur son travail et pas seulement sur sa vie privée… »
Taillant calmement son crayon, Shiho s'efforça de ne rien laisser paraître du soulagement que les paroles de son modèle avaient fait naître chez elle. Ce n'était visiblement pas son père qui allait lui poser problème… Ou bien, est ce qu'elle avait délibérément sous-évalué les compétences de son père ? Qu'importe, le plus doué des détective ou des policiers ne pourrait jamais démasquer un assassin qui faisait totalement disparaître les cadavres de ses victimes quelques minutes seulement après les avoir tué…Qu'il soit doué ou non, le père de cette mijaurée passerait sa vie entière à essayer de la retrouver…en vain…
Baissant les yeux de nouveau vers son esquisse, la chimiste manqua de défaillir. Celle qui était en train de la fixer à travers cette feuille de papier, ce n'était pas son futur cobaye mais son tout premier… Arrachant la page d'un geste rageur, elle la roula en boule avant de la jeter sur le sol avec une expression de dégoût…
Qu'est ce qui lui arrivait ? Depuis quand est ce qu'elle était incapable de dissimuler ses émotions aux autres comme elle l'avait toujours fait sans le moindre problème? Et comment se faisait-il que le visage de cette idiote qu'elle avait assassiné puisse la hanter au point de l'avoir influencé inconsciemment tandis qu'elle dessinait ?
« Tu disais que tu n'avais pas apprécié les deux romans, pourquoi ? »
« Je ne sais pas… Peut-être pour les mêmes raisons… Que ce soit cette veuve ou ce médecin, ils avaient l'air d'être d'innocentes victimes d'un criminel sans scrupule…alors qu'en fait, ce n'était qu'une façade pour dissimuler leur vraie nature… Au début, je ressentais de la sympathie pour eux et à la fin…À la fin… »
« Tu ressentais du dégoût pour eux, j'imagine… »
« Oui…enfin non…Parce qu'en un sens, ils étaient vraiment des victimes…Oui, ceux qui ont souffert le plus à cause de ce criminel, c'était eux…Ce doit être pour ça que j'ai du mal à apprécier ces deux romans… J'ai toujours cru que les criminels étaient des gens égoïste qui ne pouvaient pas comprendre les souffrances qu'ils infligeaient aux autres… Mais en fait, parfois ce sont eux les vrais victimes… »
Shiho renifla sans s'arrêter de dessiner.
« Alors c'est pour ça que tu as détesté ces deux romans ? Parce qu'ils remettaient en cause ta vision du monde ? Celle d'une idiote naïve qui est resté une gamine… »
Une lueur de colère illumina le regard de la jeune femme quand elle leva les yeux vers la chimiste.
« Je ne suis pas une idiote ! Quand j'étais petite, j'ai vu mes parents se disputer, peu de temps avant…leur séparation…Mon père reprochait à ma mère de nous délaisser pour défendre des criminels qui n'avaient pas d'excuse pour leurs crimes…Elle est avocate, et ce soir là, elle lui as répliqué que les criminels aussi avait des droits et qu'ils étaient aussi des êtres humains comme les autres… Après ça, elle a passé beaucoup de temps à essayer de me le faire comprendre…et elle y a réussie…Alors, non, je n'ai pas attendu d'avoir lu tes romans pour comprendre que les criminels pouvaient aussi être des victimes… »
« Si c'est vraiment le cas, pourquoi est ce que les deux romans t'ont déplu ? N'essaye pas d'avoir l'air plus mature que tu ne l'es vraiment… »
Ran baissa légèrement les yeux.
« Parce que…quand on découvre les choses du point de vue du criminel…quand on voit à quel point ce n'était pas la fatalité qui l'as poussé au crime mais que c'était tout les choix qu'il a fait dans sa vie…que s'il avait pu prendre les bonnes décisions au bon moment, personne n'aurait souffert, à commencer par lui…On a une impression de gâchis… C'est triste de voir que ni Shizuko, ni le docteur Jekyl ne pouvait remonter en arrière pour effacer leurs erreurs… Au point de devoir se suicider… »
« Tu ressent de la compassion pour eux ? Tu n'as pas à en avoir… Tu l'as dit toi-même, personne ne les a forcé, leurs crimes n'étaient que les conséquences de leur choix… Des choix qu'ils ont été trop faibles pour assumer jusqu'au bout… C'est trop facile de mettre fin à ses jours pour fuir les conséquences de ses actes et les reproches de ceux que vous avez trahi… »
« Tu me disais que je n'étais pas assez mature mais en fait… C'est toi qui ne l'es pas… Si tu avais été à leur place, obligé de mentir à tes proches chaque jour de ta vie, de sentir que leur affection ne s'adresse pas à toi mais à un masque derrière lequel tu te cache, être obligé de commettre d'autres crimes pour ne pas que les premiers soit découvert alors que tu regrettes déjà de les avoir commis… Non, vraiment, si tu étais à leur place, tu ne dirais pas ça… »
La mine du crayon de la chimiste se brisa de nouveau, mais cette fois ce n'était pas la peur qui avait fait trembler sa main mais la fureur.
« Je peux les comprendre bien mieux que tu ne te l'imagine, bien mieux que ne peut se l'imaginer une idiote comme toi… Une idiote qui as eue tout ce qu'elle voulait sans jamais avoir eue besoin de souffrir ni de faire souffrir les autres pour ça…et qui se permet d'avoir de la compassion pour ceux qui n'ont pas eu autant de chance… C'est trop facile de jouer les bons samaritains dans ces conditions… L'erreur de Jekyl et de Shizuko, ce n'était pas d'être devenus des criminels, c'est d'avoir été incapable de cacher leur nature aux autres… »
« Et je ne commettrais pas la même erreur qu'eux, oh non… Et si tu crois que je vais me mettre à fondre en larmes avant de te confesser mes crimes, tu es encore plus idiote que tu n'en as l'air… »
L'irritation du modèle n'avait plus rien à envier à celle de l'artiste.
« Je n'ai pas eue tout ce que je voulais dans ma vie ! Je ne voulais pas que mes parents se séparent, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour les en empêcher et je continue de faire tout ce que je peux pour qu'ils comprennent enfin qu'ils ont eu tort de le faire… »
« Non, décidément tu ne peux pas comprendre… »
Ran s'apprêta à répliquer avant de s'interrompre devant le regard de la chimiste, un regard qui contenait plus de mélancolie que de mépris.
Mélancolie qui s'accrût quand elle baissa de nouveau les yeux vers son esquisse…pour se retrouver face à sa sœur… Le seul être sur terre qui ressentait de l'amour pour elle…Mais était-ce vraiment le cas ? Elle était bien forcé de reconnaître que non… Akemi ressentait de l'amour pour Shiho, elle n'en ressentirait jamais pour Sherry… Est-ce que Shiho existait encore d'ailleurs ? Evidemment que oui puisqu'elle continuait de désirer plus que tout au monde l'amour de sa sœur…Mais Sherry existait aussi…
Cette personnalité froide et calculatrice qui faisait tout son possible pour protéger le bonheur de Shiho en commettant sans le moindre remords les pires atrocités, parce qu'elle était plus intime encore avec la métisse que cette dernière ne l'était avec sa sœur, elle ne pouvait pas faire comme si elle n'existait pas et qu'il ne s'agissait que d'un masque destiné à tromper l'organisation qui la maintenait sous son emprise…
Non, Jekyl et Hyde avaient beau être deux personnalités distinctes, ils ne formaient en réalité qu'une seule et même personne… Le rêve du scientifique fou de Stevenson n'avait été qu'un rêve…Elle ne pouvait pas garder une personnalité pure et innocente digne de l'amour de sa sœur… Elle avait été obligée de devenir quelqu'un capable de protéger sa sœur, aussi bien de l'organisation que des crimes qu'elle accomplissait pour eux… Et une telle personne ne pouvait pas être digne de l'amour d'Akemi…Non…
Arrachant une seconde fois la page de son carnet, mais d'un geste qui exprimait plus de lassitude que de colère, la chimiste la laissa glisser sur le sol sans même prendre la peine de la rouler en boule…
Retaillant une seconde fois son crayon, la scientifique poussa un soupir en le posant de nouveau sur une page vierge de son carnet.
Surprise de voir que le visage de Shiho avait perdu son caractère hautain pour ne plus exprimer que des regrets et une tristesse qui lui semblait infini, Ran se pencha pour ramasser le portrait qui était à ses pieds.
Il était loin d'être raté, bien au contraire, il semblait bien plus expressif que ne l'aurait été une photographie, alors pourquoi sa dessinatrice donnait l'impression de considérer que c'était le cas ?
« Il est magnifique alors pourquoi est ce que… »
« je devais faire ton portrait et j'ai fini par faire celui d'une autre donc, de ce point de vue, il est complètement raté… »
Ran examina plus attentivement le dessin. Au départ, elle avait cru que Shiho avait délibérément modifié sa coiffure mais à présent, elle se rendait compte que la vérité se trouvait ailleurs… Oui, en y regardant de plus près, ce n'était pas son propre visage qui lui souriait tandis qu'elle le contemplait mais celui de quelqu'un d'autre… Quelqu'un qui avait pourtant un curieux air de ressemblance avec elle… Est-ce que la dessinatrice avait inconsciemment mélangé ses traits avec ceux d'une autre ou est ce que le modèle du dessin lui ressemblait comme…
« C'est ta sœur ? »
Le tremblement de la main de la chimiste s'accentua légèrement bien que son crayon continuait de demeurer figé, sans bouger d'un seul millimètre.
« Comment est ce…que tu as deviné ? »
La lycéenne désigna l'étagère où étaient rassemblés les poupées.
« Toutes les poupées que t'as offert ta sœur ont la même coiffure que celle qui est sur le dessin à ma place, et tu me disais qu'elle te les avait offert pour te montrer qu'elle était toujours avec toi, alors… »
Shiho demeura silencieuse.
« Ta sœur… Je crois que je commence à me rendre compte à quel point tu tiens à elle… »
« Non, tu ne peux pas comprendre… C'est la seule famille qui me reste, non, la seule que j'ai jamais eue en fait, puisque je n'ai jamais eu le temps de connaître mes parents… Elle était toujours là pour me protéger, c'était la seule à qui je pouvais me confier, la seule à me comprendre… »
Cette fois, il n'y avait pas le moindre mépris dans les paroles de la chimiste tandis qu'elle affirmait à la lycéenne qu'elle ne pourrait jamais la comprendre.
« Pourquoi est ce que tu parle d'elle comme si elle était morte ? Elle continue de veiller sur toi, non ? Même si elle te voit moins souvent, tu peux toujours te confier à elle, et elle continue de t'écouter, non ? A t'entendre, c'est comme si tu l'avait perdue…»
La chimiste leva un regard désabusé vers son interlocutrice.
« Oui, elle continue de m'écouter…Mais c'est moi qui lui parle de moins en moins, et ce n'est pas seulement parce que les moments où nous pouvons être ensemble sont de plus en plus rares…C'est parce qu'en fait…en fait…Je ne suis plus vraiment cette petite sœur dont elle prenait soin…Non, maintenant, je suis quelqu'un d'autre qu'elle ne connaît plus vraiment, et qu'elle ne pourrais plus comprendre… »
« Même si tu as changé, tu sera toujours sa petite sœur, non ? Je ne suis plus la petite fille dont ma mère prenait soin quand elle vivait encore avec moi, il y a certaines choses dont je ne peux pas parler avec elle mais…C'est toujours ma mère et elle le sera toujours, et je sais que je serais toujours sa fille… Nous nous sommes peut-être éloignée au fur et à mesure que le temps a passé et que nous avons vécu chacune de notre côté, mais je ne l'ai pas perdue…Alors ce doit être la même chose avec ta sœur…Enfin, c'est ce que je pense… »
La main de Shiho s'ébranla légèrement, commençant à tracer une ligne sur la page blanche.
« Elle sera toujours ma grande sœur pour moi mais est ce qu'elle me verra toujours comme sa petite sœur ? »
Ran eût un sourire compréhensif.
« Papa continue de me voir comme cette petite fille qu'il faisait sauter sur ses genoux… mais maman, elle, a compris que je n'était plus cette petite fille qu'elle serrait dans ses bras quand elle avait un cauchemar…Pourtant, elle me voit toujours comme sa fille, même si c'est d'une façon différente que quand j'étais petite…Et même si c'est différent, c'est…toujours la même chose au fond…Elle continue de veiller sur moi et d'essayer de me rendre heureuse…Parfois, elle ne se rend même pas compte de ce qu'elle m'apporte simplement en étant là, même si c'est juste pour quelques jours ou même quelques heures mais… »
La fin de la phrase de la jeune femme se perdit dans le silence tandis qu'elle cherchait ses mots, un silence qui n'était troublé que par le léger crissement du crayon de la chimiste parcourant le papier.
« Désolé, je sais que je m'expliques très mal mais… »
« Non… Je vois ce que tu veux dire…Oui, ma sœur ne peut pas se rendre compte de ce qu'elle m'apporte simplement en étant là… »
« …en bien comme en mal…Parce que si elle n'avait jamais été là…Est-ce que ça aurait été mieux…ou pire pour moi ? »
« …mais elle ne peut pas se rendre compte à quel point elle me fait souffrir…et le pire c'est qu'elle ne le fait pas de manière délibérée…Au contraire, elle veut plus que tout me rendre heureuse… »
« Oui, Akemi… Est-ce que tu peux seulement te rendre compte de ce que tu me fais subir en me disant que tu aimerais que nous nous voyions plus souvent? Est-ce que tu sais le prix que je dois leur verser pour qu'il m'autorise à te voir ? Oh non…Et je ne veux pas que tu le sache de toutes façon… »
« …enfin, de toutes façons, tu ne peux pas comprendre, toi non plus… »
Ran soupira d'un air exaspéré.
« Pourquoi est ce que tu dis toujours ça ? Bien sûr que je peux comprendre…Quand j'étais petite et que je disais à ma mère que je voudrais la voir plus souvent, tu sais ce qu'elle m'a dit ? Qu'elle allait officialiser son divorce de manière à obtenir la garde alternée avec papa… Mais ce n'est pas de cette façon là que je voulais qu'elle soit plus souvent avec moi…Quand je lui ai parlé de…des problèmes de papa et du fait que j'avais de plus en plus de mal à le voir détruire sa vie en étant aussi irresponsable…Elle m'as proposé de venir vivre immédiatement chez elle pour ne plus subir ça…Elle voulait sincèrement m'aider en faisant ça mais…mais ce n'est pas de cette façon là non plus que je voulais qu'elle le fasse…C'était si dur que ça de comprendre que tout ce que je voulais, c'était qu'elle revienne vivre avec papa pour le forcer à redevenir sérieux ? »
Le silence s'installa de nouveau et perdura plusieurs minutes jusqu'à ce que la chimiste repose son crayon en soupirant.
« C'est encore raté…Enfin, ça l'est moins que les deux autres… »
Se levant de sa chaise, la lycéenne se rapprocha de la scientifique pour examiner le portrait qu'elle venait d'achever. Une fois encore, Ran ne pouvait pas comprendre les raisons qui la poussaient à rejeter sa création…Pour un peu, elle l'aurait presque supplié de lui donner pour qu'elle puisse l'offrir à Shinichi…
« Pourquoi est ce que tu dis ça ? »
« Tu devais juste servir de mannequin à ma robe sur cet esquisse… Ton rôle était celui de faire valoir à ma création, de cobaye… Au lieu de ça…C'est l'inverse…C'est toi qui met en valeur ma robe et pas l'inverse…Enfin, au moins le résultat n'est pas trop désagréable à regarder… »
Arrachant doucement la page qu'elle venait de noircir, Shiho la tendis à Ran sans lui accorder un autre regard.
« Si tu veux la garder… »
« Je peux ? »
La gratitude et la joie qui perçait dans la question purement rhétorique de la lycéenne décontenancèrent quelques instants la chimiste avant qu'elle ne se reprenne.
« Si ça peut te faire plaisir, tout en m'évitant d'encombrer inutilement ma corbeille à papier… »
S'emparant du croquis, Ran le rangea délicatement entre deux pages d'un de ses livres de cours pour ne pas qu'il se froisse avant de remettre le tout dans son cartable.
« Il commence à faire nuit, je vais devoir m'en aller… »
« Pourquoi est ce que tu ne resterait pas ici pour dormir ? »
La proposition inattendue manqua fit tressaillir la lycéenne.
« Mais…J'aurais bien voulu mais…Mon père va s'inquiéter si je ne rentre pas… »
« Tu voulais qu'il arrête de te voir comme une petite fille, non ? Tu as largement l'âge de dormir chez une amie… Si j'étais un garçon, je pourrais comprendre mais là… »
Ran écarquilla légèrement les yeux.
« Alors tu me considère comme une amie ? »
Shiho détourna son regard gêné de celui incrédule et chaleureux qui lui faisait face.
« Si ce n'étais pas le cas, je ne te proposerait pas de dormir chez moi… »
« …sauf si c'était pour pouvoir me débarrasser de toi le plus tranquillement du monde, en étant sûre de ne pas être interrompue…comme je l'ai fait avec l'idiote qui t'as précédé cet après-midi… »
« …alors dans ce cas… Je peux bien rester ici cette nuit…si ça ne te dérange pas… »
La scientifique soupira en se levant.
« Franchement…A ton avis, si ça me dérangeait, est ce que j'aurais été trop timide pour ne pas avoir l'honnêteté de te le dire en face ? »
« Non… C'est vrai… »
La lycéenne posa discrètement son cartable contre l'un des murs de la pièce en regardant celle qui l'avait invité se diriger vers sa cuisine pour préparer le repas. L'idée que son père puisse s'inquiéter de son absence avait beau la faire culpabiliser, celle de pouvoir se rapprocher de sa nouvelle amie la réjouissait trop pour qu'elle ait le cœur de refuser sa proposition…Et puis… Si son père la sermonnait pour son comportement irresponsable, elle n'aurait aucun problème à lui rétorquer qu'il était bien mal placé pour lui faire la leçon… Et peut-être…peut-être qu'en s'y prenant de cette façon, elle le forcerait à redevenir plus mature et responsable lui-même, de manière à ce que sa fille l'écoute à nouveau…Au point de redevenir celui que sa mère avait épousée…si bien qu'elle n'hésiterait plus à revenir habiter avec eux…
Oui, elle avait toutes les raisons du monde d'accepter l'invitation de Shiho…Après tout, son amie avait parfaitement raison, qu'est ce qu'elle pouvait bien risquer en dormant chez une jeune fille qui vivait seule ? Ce n'était effectivement pas la même chose que si le cas de figure s'était présenté avec Shinichi…
Ran soupira en pensant que cela ne lui aurait peut-être pas déplu si ça avait été le cas…
