Chapitre 8
Ran fixa le lit de la chimiste avec un regard où la timidité se mêlait à la gêne, les seules personnes dont elle avait partagé le lit jusque là étaient ses parents et Shinichi, à l'époque où ils étaient suffisamment jeunes et candides pour que l'idée de voir ce garçon dormir avec leur fille n'inspire guère d'inquiétude à la reine du barreau et son mari… Mais cela remontait à loin…Très loin… Au point que l'idée de renouveler l'expérience, même avec une simple amie, l'intimidait… Surtout qu'étant donné la taille du lit, elles devraient probablement se serrer lune contre l'autre pour limiter les risques que l'une d'entre elles bascule sur le sol pendant son sommeil… Et Shiho ne semblait guère être le genre de personne à apprécier les contacts rapprochés, ce qui serait loin de faciliter les choses…
« Navré mais je n'ai pas de sofa, et comme il ne serait guère courtois de ma part de te faire dormir sur le plancher ou sur le seuil de ma porte… »
La lycéenne se tourna timidement vers son amie.
« Tu es sûre que ça ne te gène pas… Je peux toujours rentrer… »
« Si cela avait pu me gêner de t'avoir comme co-locataire le temps d'une nuit, je ne t'aurais pas proposé de rester… »
« …sauf si j'avais prévu de te faire sombrer dans un sommeil dont personne ne peut s'éveiller… Et vu la manière dont je compte m'y prendre, tu n'auras besoin ni de mon lit, ni d'un cercueil pour t'y allonger…En fait, tu n'auras plus jamais besoin ni de l'un, ni de l'autre d'ici seulement quelques minutes… »
Ran soupira.
« Mais je ne peux quand même pas dormir dans mon uniforme…et comme je n'avais pas prévu de rester, je n'ai rien apporté… »
« Je peux te prêter une de mes chemises de nuit si ce n'est que ça… »
« Un linceul ma foi hors de prix pour quelqu'un comme toi… Mais je ne compte guère m'en servir pour son usage habituel après te l'avoir prêté…Quel gâchis tout de même…Mais, après tout, qui veut la fin, veut les moyens… »
La lycéenne fixa la chimiste d'un air sceptique.
« Tu es plus petite que moi donc je ne pense pas qu'elle puisse être à ma taille…Mais…Mais j'y pense, comme ma compétition a été annulée, elle est toujours propre, je peux m'en servir comme pyjama… »
Sous le regard intrigué de son hôte, Ran entreprît d'extirper de son cartable sa tenue de karaté.
« Tu pratique le karaté, toi ? »
« Surprise ? Je suis même championne départementale si tu veux tout savoir… »
Même si le visage de Ran reflétait plus de modestie que de fierté lorsqu'elle énonça son titre à la chimiste, cette facette inattendue de la vie de son invitée ne manqua pas de lui faire écarquiller légèrement les yeux.
L'amie de Shiho interpréta comme un signe d'admiration ce qui était en réalité une manifestation de l'anxiété de la meurtrière.
Son cobaye s'annonçait beaucoup moins docile que ce qu'elle avait prévu et ce nouveau paramètre qu'elle devait prendre en compte la forçait à réajuster totalement ses plans…La solution à son problème se présenta d'elle-même sous la forme de la boite de somnifères qui reposait sur sa table de chevet.
« Est-ce que tu veux que je te prépare une tisane ? »
Ran acquiesça en souriant avant de franchir la porte de la salle de bain de l'appartement pour aller se changer.
Bien, il lui suffirait de verser le contenu d'une ou deux des gélules dans la tasse de son invité pour qu'elle soit certaine que son sommeil ne soit pas troublée…ne serait-ce que par l'injection de la substance qui allait le prolonger indéfiniment…
Mais un nouvel imprévu fit voler en éclat le plan de la scientifique…En raison du stress auquel elle avait été soumise ces derniers jours, la fréquence de ses crise d'insomnie était allée en s'accroissant, la forçant à avoir recours plus souvent à son expédient favori pour les surmonter… Si bien que la boite de Pandore dont elle venait de dévisser le couvercle s'avérait désespérément vide…
Quelle idiote ! Elle avait prévue d'aller en racheter juste après avoir éliminée sa dernière victime et l'arrivée inattendue de la suivante le lui avait fait oublier… Plus elle réfléchissait aux conséquences de son oubli, plus elles lui apparaissaient catastrophiques…
Non seulement son expérience venait encore une fois d'être repoussée à une date indéterminée mais surtout elle allait être forcée de passer une nuit dans le même lit que son futur cobaye…sans somnifères pour abréger son propre supplice…
Elle n'avait partagée son intimité de cette manière qu'avec une seule personne sur terre, sa sœur…Et si elle devait accorder ce privilège à quelqu'un d'autre, cette…idiote était la dernière personne au monde qui aurait pu parvenir à le lui arracher…
Plusieurs années à souffrir des brimades qui lui étaient infligé en raison de son statut de métisse, et ce des deux côtés de l'océan pacifique, associé à la fréquentation quotidienne de ses collègues de l'organisation, lui avaient définitivement appris à mettre la plus grande distance possible entre elle et ses semblables… Aussi le fait de devoir rattraper de manière aussi brusque son ignorance totale des contacts humains suscitait bien plus d'anxiété chez la scientifique que la sensation constante d'être épié chaque jour de sa vie, que ce soit par les membres du syndicat ou par le mystérieux persécuteur qui les avait remplacé… Et si ses soupçons s'avéraient exactes, d'ici quelques minutes, il ne se contenterait pas de l'observer…et son arme d'autodéfense électrique ne serait peut-être pas suffisante contre son adversaire…
D'autant qu'elle se voyait mal la dissimuler dans sa chemise de nuit ou sous les draps de son lit sans éveiller la méfiance de sa cible…
La conclusion de ses réflexions fit frissonner la chimiste, elle se retrouvait seule, sans défense et plus vulnérable que jamais, et elle s'était mise dans cette situation on ne peut plus déplaisante d'elle-même…
Maudissant sa propre négligence, la meurtrière, qui pour la première fois de sa vie, voyait une de ses expériences se retourner contre elle, se mit à réfléchir à la meilleure manière d'intervertir de nouveau les rôles de prédateur et de proie avec son invitée…
Contacter Gin ? Oui, certes ce serait la meilleure solution mais… Si elle faisait preuve d'une telle faiblesse, il était plus que probable que ses chances pour que ses collègues lui accordent suffisamment de liberté de mouvement pour qu'elle puisse voir Akemi ,au moment qu'elle désirait, et non pas celui qu'ils choisissaient pour elles, se réduiraient à zéro…
Dire à Ran qu'elle préférerait remettre son invitation à un autre jour ? Il était trop tard pour reculer, si elle lui laissait percevoir sa faiblesse, elle serait définitivement perdue…
La seule solution qui lui restait était donc de demeurer plus impénétrable que jamais pour ne pas que son ennemie se rende compte que la situation était en train d'échapper à son contrôle…Mais pourrait-elle y arriver si elle était forcée d'être aussi intime avec elle qu'elle l'avait été avec sa sœur ?
Le contact d'une main sur son épaule fit sursauter la chimiste tandis qu'elle se retourna vers son amie.
« Tu ne devais pas préparer de la tisane ? »
Shiho avala péniblement sa salive devant le regard intrigué de son invité tandis qu'elle s'efforçait de reprendre son calme.
« Oui…mais…je…viens tout juste de me rendre compte que...j'ai oublié d'en racheter… »
« Oh…Ce n'est pas très grave, va… »
La lueur de terreur qui avait illuminé les yeux de son amie lorsqu'elle s'était retournée vers elle n'avait pas manqué de susciter une foule d'interrogation dans l'esprit de Ran.
D'autant que la terreur de la chimiste, même si elle était devenu moins visible, ne continuait pas moins de s'accroître devant un regard naïf qui, à ses yeux, était semblable à celui avec lequel elle scrutait ses cobayes juste avant de commencer ses expériences.
« Je…vais me changer… »
Se précipitant dans la salle de bain sans perdre de temps, elle en refermit brusquement la porte derrière elle avant de s'y adosser en essayant de redonner un rythme à peu près normal à sa respiration.
Lorsqu'elle trouva enfin la force de sortir de son refuge provisoire après avoir achevé d'y enfiler sa chemise de nuit, elle se dirigea d'un pas mal assuré vers le lit où son invitée était assise en train de l'attendre.
S'installant à côté de la jeune femme, elle s'efforça de dissimuler sa peur et son anxiété.
« Quelque chose ne va pas ? »
« C'est juste que…la dernière…non, la seule personne avec qui j'ai dormie dans le même lit…était ma sœur…C'est…c'est déstabilisant de le faire avec quelqu'un d'autres… »
Après tout, c'était la stricte vérité, au moins en partie, donc son invitée n'avait aucune raison de mettre en doute sa parole… Avec un peu de chance, celle qui était sûrement beaucoup moins naïve qu'elle n'essayait de s'en donner l'air ne nourrissait que de vagues soupçons à son égard pour la disparition de ses amis… Et donc, si elle se faisait passer pour quelqu'un de vulnérable, ce qu'elle était dans le cas présent même si elle détestait l'admettre, peut-être que sa méfiance s'atténuerait et qu'elle la laisserait en paix, au moins cette nuit… Lui laissant le temps de mieux planifier sa prochaine tentative de meurtre…
« Oh…Je comprend…C'est la même chose pour moi…La dernière fois que je n'ai pas dormie toute seule, c'était…avec Shinichi, juste après que maman ait quitté la maison…Mais c'était il y a si longtemps…et puis à l'époque, j'avais besoin de me sentir moins seule dans cette maison qui était bien vide depuis que…Enfin… »
Elle essayait d'atténuer sa méfiance pour mieux la prendre au piège ? Ou bien est ce qu'elle avait autant d'appréhension qu'elle à l'idée de passer à l'acte, qu'il s'agisse d'assassiner quelqu'un ou de lui faire avouer un meurtre ? A priori, les deux explications pouvaient être valables…
Le silence s'installa tandis que la chimiste continuait de détourner les yeux de celle qui partageait sa gêne.
« Tu ne prends pas tes somnifères ? Tes insomnies ont diminuées ? »
Alors c'était ça, elle attendait patiemment le moment où elle serait définitivement sans défense face à elle avant de… Si elle voulait lui faire avouer ses crimes, elle n'avait pas besoin qu'elle soit inconsciente donc ce qu'elle voulait, c'était… Oui, et avec un père policier, elle n'aurait pas de mal à détourner les soupçons… Les rôles étaient donc définitivement inversés… C'était elle qui allait être victime d'une meurtrière qui avait délibérément caché ses intentions pour mieux éliminer sa cible… Une meurtrière beaucoup plus douée qu'elle visiblement, puisqu'à certains moment, il arrivait à la chimiste de se demander si la jeune femme qui était assise à ses côtés n'était pas aussi naïve et ignorante qu'elle en avait l'air…
Malgré tous ses efforts, Shiho fût incapable de réprimer le léger tremblement qui commença à l'agiter… Surtout ne pas paniquer, après tout, elle avait au moins une excuse valable pour expliquer le fait qu'elle se refusait à fermer les yeux…en sachant pertinemment qu'elle ne les rouvrirait plus par la suite…
« Je n'en ai plus… Et avec ton arrivé, j'ai oublié d'en racheter… »
Alors c'était donc ça la raison soudaine de l'anxiété de celle qui l'avait invité… Elle pensait qu'elle pourrait surmonter sa gêne de dormir avec une inconnue parce qu'elle s'endormirait seulement quelques minutes après avoir avalé ses somnifères, ce qu'elle ne pouvait plus faire…Rassurée de voir que les causes de l'angoisse de son amie n'avait rien d'inquiétantes, Ran se mit à avoir un sourire compréhensif.
« Si tu veux, je peux attendre que tu te soit endormie avant de m'installer dans ton lit avec toi… »
Comme si elle allait se laisser piéger de cette façon… Oh non, il était hors de question qu'elle lui laisse croire, ne serait-ce qu'un instant qu'elle pouvait être à sa merci.
« Tu risque d'attendre longtemps…Voir même toute la nuit, ce n'est pas pour rien que je prends des somnifères pour m'endormir… »
« Oh…Tes insomnies sont vraiment aussi graves ? »
Bon, visiblement, elle allait devoir trouver une excuse valable pour la convaincre qu'elle n'aura pas sa chance d'en finir avec elle cette nuit… Mais quelle explication lui donner alors que dans son état, elle ne pouvait même plus dissimuler sa peur ? Et si Ran était réellement plus intelligente qu'elle n'en donnait l'air, elle verrait tout de suite qu'elle mentait si elle essayait…Autant lui dire la vérité… De cette façon, elle pourrait réduire ses soupçons à son égard, au point peut-être de lui faire renoncer temporairement à ses projets homicides…
« Après…la mort de mes parents, j'avais peur de voir ma sœur partir très loin, elle aussi, si loin qu'elle ne pourrait plus jamais revenir et qu'elle me laisserait toute seule, comme l'avait fait papa et maman…Alors, j'avais peur de fermer les yeux, pour découvrir en les rouvrant que le moment qui me faisait si peur était enfin arrivé…et que ma sœur n'était plus là, avec moi… Quand Akemi était encore là, elle me serrait dans ses bras pour me rassurer, et je finissais par m'y endormir…Mais un jour…un jour, elle a fini par partir loin de moi… »
La chimiste s'empara de sa boite de somnifère vide avant de la faire tourner entre ses doigts d'un air mélancolique.
« Ma peur de fermer les yeux était toujours là…mais je n'avais plus ma sœur pour la faire disparaître…et tout ce que j'ai trouvé pour la remplacer, ce sont les somnifères…Mais cette nuit, je n'ai plus rien pour ça…Plus rien… »
Une lueur de tristesse brilla dans les yeux de Ran tandis qu'elle contemplait celle qui se reflétait dans ceux de la scientifique.
« J'ai l'impression que je ressemble beaucoup à ta sœur, je me trompe ? »
« Oui…en fait, tu pourrais plus facilement passer pour sa petite sœur que moi… »
Un sourire aussi sarcastique que désespéré plissa les lèves de la chimiste tandis qu'elles laissèrent échapper ces mots. Oui, si elle était telle qu'elle se l'imaginait, Ran était bien digne d'être la petite sœur d'Akemi au même titre qu'elle… Après tout, elles étaient toutes les deux des meurtrières froides et sans scrupules, qui étaient prête à tuer pour l'amour malsain qu'elles éprouvaient pour leurs êtres chers, et qui dissimulaient à la perfection la noirceur de leurs âmes derrière un masque indéchiffrable aux autres… Et si elle était aussi candide et naïve qu'elle en avait l'air, Ran méritait plus qu'elle d'être la sœur de la seule personne au monde qu'elle avait pu aimer…
Lorsque les bras de la lycéenne se refermèrent doucement autour de sa taille, les traits de Shiho se déformèrent instantanément pour arborer une expression semblable à celle de ses trois victimes avant qu'elles ne succombent… Sa terreur était si intense qu'elle était incapable de faire le moindre effort pour se dégager de l'étreinte de celle qui s'était décidé à lui faire payer ses crimes.
Fermant brusquement les yeux, la chimiste attendit avec une impatience grandissante le moment où la mort allait l'envoyer rejoindre ses trois cobayes… Un moment qui ne vînt jamais…
Percevant, aussi bien à l'accroissement de la pâleur de son visage qu'au tremblement qui l'agitait, que celle qu'elle serrait dans ses bras était dévorée par l'angoisse, Ran passa doucement sa main dans ses cheveux écarlate pour les caresser.
« Je ne peux sans doute pas remplacer ta grande sœur mais…je peux essayer… »
Après avoir abaissé l'interrupteur installé à côté du lit, la jeune fille s'y allongea sans relâcher son étreinte sur son amie.
Qu'est ce qu'elle essayait de faire ? La tuer ne la suffisait pas ? Elle la haïssait au point de vouloir lui faire subir une trahison semblable à celle qu'elle avait infligé à ses deux dernières victimes ? Oui, ce devait être ça, Ran voulait qu'elle aussi ressente la même terreur et la même souffrance, quand elle se rendrait compte que celle qui avait fait mine de compatir à sa douleur et de l'aider à la surmonter ne cherchait en réalité qu'à la tuer… Et le pire, c'est qu'elle allait sûrement y arriver malgré le fait que sa victime l'avait percé à jour… Dans la pénombre, celle qui allait la tuer ressemblait tellement à sa sœur qu'on ne pouvait que les confondre…et le moment où elle allait mettre son sombre projet à exécution était beaucoup trop semblable à l'un des souvenirs les plus intense de la gentillesse et de la sollicitude de sa grande sœur…
Non, elle n'allait pas se laisser prendre au piège, elle mourrait peut-être mais elle ne laisserait pas sa meurtrière l'emprisonner dans cette illusion morbide…
La chimiste ouvrit les yeux, prête à faire face sans sourciller au moment où le visage si cher à son cœur laisserait la place à celui de son assassin…Un moment qui tardait à trop à venir à son goût…et qui continua de le faire pendant de longues minutes…
« Pourquoi est ce que tu fais ça ? »
« Mais…parce que nous sommes amies… »
Shiho demeura interloquée face à la tendresse qui se reflétait sur le visage souriant qui lui faisait face… Et après plusieurs minutes à se perdre dans la lueur de gentillesse qui illuminait le regard qui la contemplait, la chimiste fût incapable de résister plus longtemps à la tentation… Quitte à mourir, autant que ce soit avec l'illusion qu'elle avait passé ses derniers instants avec sa sœur… Avec un peu de chance, elle n'aurait pas le temps de s'en rendre compte lorsque sa tortionnaire finirait par briser le rêve qu'elle lui offrait…
Fermant de nouveau les yeux, la scientifique se blottit doucement contre celle qui l'étreignait…
Lorsqu'elle finit enfin par s'endormir, elle avait fini par totalement oublier que celle qui la serrait dans ses bras n'était pas sa sœur…
