Chapitre 9

Lorsqu'elle ouvrit doucement les yeux pour se retrouver littéralement face à face avec celle qu'elle étreignait, le visage de Ran prît une teinte aussi écarlate que la couleur des cheveux qui lui caressait la joue.

Mais l'expression sereine de la chimiste, comme le sourire presque enfantin qui plissait les lèvres à travers lesquelles jaillissait le souffle qui caressait doucement celles de la lycéenne, finit par dissiper la gêne que la promiscuité avait fait naître chez elle.

Souriant d'un air attendrie, Ran se demanda si Shinihi avait contemplé une expression semblable sur son visage lorsqu'il s'était éveillé ce jour là…Le lendemain de celui où il avait dormi avec elle dans cette maison qu'elle ne partageait plus qu'avec son père… Elle se souvenait en tout cas que chaque fois qu'elle s'était énervé contre son ami d'enfance, celui-ci n'avait jamais manqué de répliquer qu'il préférerait revoir le sourire de celle qu'il n'avait pas osé réveiller un certain matin, plutôt que l'expression renfrognée de celle qui se retenait de ne pas lui envoyer son pied dans la figure…

Mais si le sourire de cette petite fille qu'elle ne voulait plus être aux yeux d'un certain détective était identique à celui de celle qui semblait en être redevenue une pour un court moment… Est-ce que cela signifiait qu'à l'époque, elle aimait Shinichi de la même façon que Shiho aimait la sœur qui lui avait permis de surmonter la perte de ses parents ?

Et si c'était ce sourire que son ami voulait revoir, est ce que cela signifiait qu'il la voyait et la verrait toujours comme une petite sœur ? Une petite sœur…et rien de plus ?

Fermant les yeux, l'amie de Shiho resserra son étreinte en essayant de s'imaginer que c'était avec Shinichi qu'elle avait passé la nuit… Une nuit où il lui aurait simplement témoigné son affection et sa tendresse sans aller trop loin pour le faire, en comprenant que son amie n'était pas tout à fait prête…

Mais malgré tout ses efforts, elle fût incapable d'y arriver… Shiho était trop petite pour qu'elle puisse réellement se substituer à Shinichi…

Ses cheveux était trop soyeux pour qu'elle puisse comparer leur caresse sur sa joue à celle qu'y avait faite ceux du détective lorsqu'il l'avait étreinte, dans la voiture de sa mère à New York, tandis qu'elle parcourait la route d'une manière qui était un défi au code de la route comme aux lois de la pesanteur…

La douceur de la peau qu'elle sentait sous ses doigts tandis qu'ils étaient posés sur l'épaule de la chimiste ne pouvait pas se comparer à celle de la main de son amie d'enfance… Elle était…différente, sans que Ran puisse trouver les mots pour expliquer en quoi…

Ouvrant doucement les yeux, la jeune fille se mit à contempler le visage magnifique qui était à quelques centimètres du sien… Un visage qui aurait pu être celui d'une femme des neiges, semblable à celle dont la mère de Shinichi leur avait raconté l'histoire pour aider son fils à résoudre une enquête… Oui, la pâleur de son teint aussi blanc qu'un champ de neige comme son attitude glaciale rendait la chimiste tout à fait apte à assurer ce rôle…

Quoique, dans le cas présent, l'aura glaciale qui entourait la scientifique comme un voile s'était brusquement levée pour révéler la douce chaleur qu'elle dissimulait… Une chaleur qui réchauffait le cœur de son amie aussi bien que son corps tandis qu'elle se blottissait contre le sien…Ecartant sa main de l'épaule dénudée de la jeune femme, Ran se mit à en promener doucement le doigt contre ses lèvres… Ses lèvres aussi rouges que l'était ses cheveux…

Lorsqu'elle avait essayé la robe qu'elle lui avait offerte, l'amie de Shiho n'avait pas manqué de remarquer l'expression légèrement envieuse de la chimiste tandis qu'elle laissait son regard se promener sur les formes qui étaient drapés dans la robe de soie rouge… Avait-elle été jalouse d'elle et est ce que cela expliquait en partie sa froideur à son égard ?

Elle n'avait pourtant aucune raison de se sentir complexée par rapport à elle… Et pour un peu, c'était même la championne de karaté qui aurait pu être envieuse de la délicatesse de ses traits comme de l'élégance presque naturelle de chacun de ses gestes…

Oui, Ran devait se l'avouer, elle enviait la facilité avec laquelle la chimiste avait totalement délaissée son rôle de petite fille pour endosser celui de femme, ce qu'elle n'arrivait toujours pas à faire elle-même aux yeux de Shinichi…

Etait-ce pour cela qu'elle était aussi attendrie que mélancolique en écartant délicatement une des mèches de cheveux auburn qui étaient tombé devant les yeux clos de son amie ? Etait-ce aussi pour cela qu'en la contemplant, elle ressentait cette émotion étrange, à mi-chemin de la joie d'avoir découvert un trésor et de la tristesse de savoir qu'elle ne pourrait jamais s'en emparer ?

Parce qu'elle aurait tant aimé vivre la même situation avec Shinichi plutôt qu'avec elle ? Parce que si elle pouvait absorber une partie de la féminité de celle qui lui faisait face, pour la laisser se substituer à la candeur dont elle n'arrivait pas à se débarrasser, elle pourrait enfin trouver la force de faire sa déclaration à Shinichi au lieu d'attendre en vain qu'il lui confesse son amour ?

Peut-être…ou peut-être pas…L'explication ne pouvait pas la satisfaire sans qu'elle puisse en trouver de meilleure…

Et pour le moment, elle n'avait guère le temps de s'appesantir sur la question, la chimiste venait d'ouvrir les yeux à son tour…

Ran s'attendait à voir son amie reprendre son attitude froide et distante dès son réveil, aussi fût-elle aussi surprise qu'émue de voir, non pas du mépris et de la méfiance, mais au contraire de la tendresse se refléter dans les yeux bleu qui étaient plongés dans les siens… Une tendresse qu'elle ressentit aussi dans la caresse de la main de la scientifique, tandis qu'elle effleurait ses longs cheveux d'un noir de jais.

« Akemi… »

Le nom qui franchit les lèvres entrouvertes dans un sourire de bonheur ramena brusquement la lycéenne à la réalité, peu de temps avant que son amie ne l'y rejoigne et que la joie ne laisse instantanément la place à l'effroi sur le visage de celle qui avait interrompue ses caresse…Au point qu'elle aurait probablement basculée hors du lit sous l'effet de la surprise si l'un des bras de Ran n'avait pas été refermé autour de sa taille pour la maintenir auprès d'elle.

« Pardon… J'aurais dû sortir de ton lit pour t'y laisser dormir seule dès mon réveil mais…tu dormais si paisiblement et j'avais peur de te réveiller… »

Le sourire gêné de son amie fit naître un mélange d'étonnement et de peur dans les yeux écarquillés de Shiho tandis qu'elle n'osait pas se dégager de l'étreinte de la jeune fille.

Elles demeurèrent dans la même position plusieurs minutes, si bien qu'au bout d'un moment l'angoisse de la chimiste s'était légèrement dissipée tandis que ses joues avaient pris un teint proche de celui de sa chevelure écarlate…

L'anxiété était toujours là mais la scientifique avait la curieuse impression que la peur légitime ressentie par quelqu'un prisonnier des bras de sa future meurtrière n'était pas la seule chose à mettre en cause pour cela…

Prenant dans la sienne la main qui était toujours à demi enfoui dans sa chevelure, Ran la fit doucement descendre tout en se dégageant délicatement de son amie pour éviter de la faire basculer.

« Tu as l'air d'être encore fatiguée alors tu ferais bien de te reposer encore un peu… De toutes façon, je dois rentrer chez moi avant que mon père ne s'inquiète trop…»

Tout en prononçant ses mots, la lycéenne avait doucement soulevé le drap du lit pour en recouvrir sa propriétaire qui la fixait d'un visage impénétrable… Mais ce n'était pas le même visage énigmatique derrière lequel elle dissimulait ses émotions, plutôt celui d'une personne qui ne savait pas de quel manière appréhender la situation à laquelle elle faisait face…

Le visage de la chimiste continuait de refléter son incertitude tandis que son invitée ressortait de la salle de bain après s'y être changée de nouveau pour reprendre son uniforme scolaire.

Pourquoi demeurait-elle encore ici si elle voulait vraiment repartir ? Pourquoi ce regard hésitant tandis qu'elle la contemplait ? Est-ce qu'elle était sur le point de trouver le courage de concrétiser le sombre projet qu'elle n'avais pas osé mettre à exécution tandis qu'elle était à sa merci ?

La vision de Ran plongeant la main dans son cartable fit frissonner Shiho. Apparemment elle ne s'était pas trompée et elle allait bientôt découvrir la manière dont son futur assassin avait décidé de la faire passer de vie à trépas…

Extirpant de son cahier le croquis que lui avait offert son amie hier soir, la lycéenne entreprît de le fixer délicatement sur le panneau de liège où était disposé les données de ses expériences… L'instant d'après, elle s'empara de l'esquisse raté où la sœur de la dessinatrice avait pris la place de son modèle avant de la placer aux côtés de son propre portrait.

« Comme ça, tu pourras te rappeler que ta sœur n'est pas la seule personne qui tient à toi maintenant… »

Le sourire timide comme les paroles de Ran renforcèrent l'étonnement de la scientifique. Etonnement qui perdura plusieurs minutes après que son invitée eut franchi la porte de son appartement.

Sortant de son lit, la chimiste, dont le corps demeurait enveloppé du drap blanc dont l'avait recouvert Ran, se dirigea vers le panneau de liège qu'elle se mit à contempler…

Qu'avait-elle essayé de faire par ce geste absurde ? Elle essayait de dissiper sa méfiance? Ou bien est ce que c'était une façon de lui faire comprendre que le regard de sa « grande sœur » serait toujours posé sur elle, aux côtés de celui d'Akemi ? De la même manière que celui du despote imaginé par Orwell était posé sur chacun des habitants de l'Angleterre en permanence à travers la multitude de portrait à son effigie destinés à rappeler son omniscience…

Elle devait déjà supporter en permanence le regard glacial d'un despote sans visage, elle ne comptait pas lui faire partager ce triste honneur avec sa nouvelle ennemie…

Levant la main vers le portrait de Ran, Shiho s'apprêta à l'arracher d'un geste rageur avant de laisser son bras retomber à mi-parcours…

Pourquoi est ce qu'elle hésitait ? Elle avait toute les raisons de le faire… Ces deux esquisses ratées n'avaient rien à faire au milieu de ses schémas et de ses précieuses équations, ces deux feuilles de papiers qui avaient été accrochées à la va-vite, et donc penchaient légèrement sur le côté, étaient un défi à son obsession de l'ordre et surtout… elle ne désirait pas sentir le regard de son persécuteur jusque dans son domicile…

Comme il était en train de le faire en ce moment même…mais il ne lui était pas adressé à travers une feuille de papier mais la vitre de sa fenêtre… Est-ce que Ran était monté quatre à quatre dans l'immeuble en face du sien, pour s'amuser à l'y espionner à la jumelle ? Impossible, elle n'en avait pas eue le temps, alors comment se faisait-il que..?

Le regard accusateur était à mettre sur le compte de son imagination, voilà tout… Mais si c'étais le cas, c'était le portrait de son cobaye qui aurait dû le lui adresser…Alors comment se faisait-il que ce n'étais pourtant pas le cas ? Et surtout, comment se faisait-il que son anxiété se réduise au lieu de s'accroître, tandis qu'elle contemplait le portrait de la seule personne qui essayait de se ménager une place dans son cœur, aux côté de la seule personne à avoir réussi à le faire jusque là?

Shiho demeura pensive de longues minutes tandis qu'elle essayait de résoudre cette question…au point de ne plus prêter la moindre attention au regard qui continuait de la scruter…

Le regard d'un homme aux cheveux aussi noir que son bonnet… Un bonnet aussi noir que le manteau dans lequel il rangeait la lunette de visée qui était en temps normal fixée sur son fusil…