Chapitre 12

La première sensation qui enveloppa Ran tandis qu'elle sortait petit à petit des limbes du sommeil fut la douceur de l'étreinte de la personne qui l'enlaçait… Une douceur et une tendresse qu'elle voulut continuer de ressentir en prolongeant le plus possible le rêve qui était en train de se dissiper… Un rêve dans lequel elle était auprès du détective qui avait enfin cessé de la regarder comme une amie d'enfance…

Non, cela faisait des mois qu'il avait cessé de le faire, mais il n'avait trouvé le courage de le lui avouer que depuis quelques heures seulement… Et même s'il l'étreignait en ce moment, de la même façon qu'il l'avait fait ce jour là, celui où sa mère avait quitté le domicile familial, les sentiments qu'il éprouvait pour elle avaient bien changés… Ou peut-être pas tant que ça ? Après tout, il désirait toujours la protéger à la place de celle qui n'était plus là pour le faire, il désirait toujours combler par sa présence le vide laissé par l'absence d'une certaine avocate, il désirait toujours la voir heureuse… Les sentiments de ce petit garçon n'avaient pas changés, c'est lui qui avait changé pour devenir un adulte… Un adulte contre lequel une petite fille se blottissait en n'ayant plus peur de lui dissimuler des sentiments qui avaient changé tout en demeurant identiques…

Mais petit à petit, le nuage de bonheur sur lequel Ran se laissait dériver dans le ciel de ses rêves commença à se dissiper…Sans emporter avec lui la personne qui en avait été à l'origine… Se pouvait-il qu'il ne s'agisse pas d'un rêve mais d'un souvenir ? Est-ce que le petit garçon de ses souvenirs avait enfin laissé la place à l'adulte qui remplissait ses rêves ?

Ouvrant doucement les yeux, l'amie d'enfance du détective commença à murmurer le nom de celui qui n'était plus un simple ami pour elle…avant de s'interrompre brusquement dès qu'elle se rendit compte que la personne dont elle était amoureuse avait fait place à une autre, qui n'éprouvait que de l'amitié pour elle …

« Shi…ho ? »

Le doux murmure de la lycéenne ébahie ne fût pas suffisant pour tirer la chimiste de son sommeil et n'eût d'autre résultat que de la pousser à resserrer son étreinte.

Ran pensa à se dégager doucement des bras de son amie sans la réveiller, mais continua malgré tout de demeurer dans l'incertitude, au lieu de concrétiser sa pensée… Pourquoi hésitait-elle à le faire ? Parce qu'elle ne voulait pas arracher sans le vouloir la scientifique au bonheur innocent dans lequel elle semblait immergée, en la réveillant par mégarde ? Parce qu'elle voulait profiter d'un des rares moments où la distance entre elle et la lycéenne taciturne semblait s'être totalement abolie, au propre comme au figuré ? Ou bien…parce qu'elle sentait, qu'elle aussi, ressentirait de la tristesse au moment où ce rêve qu'elle faisait éveillé prendrait fin et qu'elle serait séparée de celle qui le faisait avec elle ?

Elle ne savait pas… La seule chose dont elle était certaine était qu'elle ne voulait pas voir s'effacer trop vite l'expression sereine du visage qui était à quelques centimètres du sien…

Au fur et à mesure que les minutes passaient, les souvenirs des derniers instants qu'elle avait vécue avant de sombrer dans le sommeil refirent surface dans la conscience de Ran… Elle ne comprenait toujours pas comment elle avait pu se laisser submerger aussi soudainement par la fatigue, pas plus qu'elle ne comprenait les raisons qui avait poussé Shiho à l'enlacer jusqu'à ce qu'elle s'endorme à son tour…Quoique…

Il y a quelques semaines, lors de sa dernière journée avec sa mère, elle avait surprise la reine du barreau endormie devant son bureau… Et au lieu de tirer l'avocate de son sommeil pour éviter de perdre quelques unes des précieuses minutes quelle passait avec elle, elle avait préféré l'étreindre doucement, de la même façon que l'aurait fait cette petite fille qui attendait le retour de sa mère…Cette petite fille qui pendant quelques minutes, avait pu oublier qu'elle continuait de l'attendre…

Peut-être que Shiho avait voulu s'imaginer qu'elle était en train d'étreindre cette grande sœur qui semblait tant lui manquer? Après tout, d'après le contenu de la conversation qu'elles avaient eues ensemble hier, elle semblait regretter de ne plus pouvoir se comporter comme une petite sœur avec celle dont elle était séparée… De la même façon qu'une championne de karaté regrettait de ne plus pouvoir être la petite fille qu'une avocate serrait dans ses bras…

Peut-être que c'était pour cela qu'elle hésitait à tirer la chimiste de son rêve…Parce qu'elle savait mieux que personne ce qu'elle ressentait à l'instant présent… Ou peut-être pas ? Peut-être qu'il y avait une autre raison ?

Oh et puis après tout, elle se moquait bien que ses sentiments diffus ne se manifestent pas dans sa conscience sous une forme plus claire, la seule chose qui comptait pour elle, c'est qu'ils la poussaient à fermer les yeux à son tour pour profiter pleinement de ce moment de tendresse… Un moment de tendresse qui se prolongea…combien de temps ? La lycéenne n'en avait pas la moindre idée, pas plus qu'elle n'avait la moindre idée des raisons qui la poussèrent à ouvrir de nouveau les yeux, pour faire face à ceux de la chimiste, qui était sorti de son sommeil entre temps… Mais ce n'était pas de la terreur qui se reflétait dans ces yeux bleus cette fois, juste de l'étonnement…De l'étonnement qui finit par être submergé par la tristesse tandis que leur propriétaire libérait doucement Ran de son étreinte.

Se retournant pour ne plus faire face à celle qui lui avait sauvé la vie sans le savoir, la scientifique demeura silencieuse, attendant calmement que son amie exige des explications sur ce qui venait de se passer….Des explications qu'elle n'exigea jamais… Aussi Shiho finit-elle par se lever de son lit en soupirant…

« Excuse-moi…de m'être endormie aussi vite…Je ne sais pas ce qui m'as pris… »

Voilà qu'à présent elle s'excusait de son assoupissement auprès de sa seule et unique responsable… Décidément sa naïveté devenait de plus en plus désespérante… Et pourtant… Pourtant, la chimiste espérait, sans pour autant se l'avouer, que son amie soit encore plus naïve et idiote que ce qu'elle imaginait… Naïve au point de continuer à vouloir être l'amie d'une criminelle cynique, après s'être rendu compte de ce qui se dissimulait vraiment derrière ce masque sarcastique qu'elle arborait… Non pas une petite fille vulnérable séparée de sa seule famille mais une meurtrière impitoyable qui avait manqué de peu de la séparer à tout jamais de la sienne… De toutes façons, cette idiote ne pourrait jamais la démasquer et elle ne serait jamais assez idiote pour lui confesser ses crimes alors à quoi bon espérer que.. ?

« Tu n'as pas à t'excuser…C'est moi qui…n'as pas osé te réveiller… »

Adressant un sourire timide à celle qui continuait de lui tourner le dos, Ran entreprit de se lever du lit à son tour pour se rapprocher de son amie, avant de s'interrompre quand son regard se posa sur la table de l'appartement…et la seringue que la chimiste y avait déposé… Est-ce qu'elle prenait d'autres médicaments que des somnifères ? Si c'était le cas, elle avait visiblement prévue de s'injecter sa dose quotidienne avant d'oublier de le faire au moment où elle l'avait enlacée…S'inquiétant des risques pour l'état de santé de son amie dont pouvait être à l'origine la négligence qu'elle avait causé sans le savoir, Ran referma délicatement ses doigts autour du tube de verre avant de tapoter doucement l'épaule de sa propriétaire…

Lorsqu'elle se retourna vers son amie, et que son regard tomba sur l'objet qu'elle lui brandissait sous le nez d'un air interrogateur, les yeux de la chimiste s'écarquillèrent dans une expression de terreur avant qu'elle n'arrache brusquement la toxine mortelle des mains de celle qui la lui avait dérobé… Est-ce qu'elle était finalement tout sauf une idiote ? Est-ce qu'elle avait à deux doigts de lui faire goûter sa propre médecine ? Mais dans ce cas, pourquoi avait-elle pris le risque d'attirer l'attention de sa victime avant de frapper ?

L'expression terrifiée de la scientifique accrut les inquiétudes de son amie… Plusieurs années auparavant, une petite fille qui apportait à son père le repas qu'elle lui avait préparé avait eue la désagréable surprise de croiser un monstre terrifiant qui se serait probablement jeté sur elle s'il n'avait pas été fermement maintenu par deux policiers… Celle que cette vision de cauchemar avait fait sangloter dans les bras de son père avait finit par comprendre avec le temps que le mort-vivant qu'elle avait croisé dans les couloirs d'un commissariat était bien un être humain, ce qui le rendait d'autant plus effrayant… Elle avait aussi fini par comprendre les explications qu'un policier gêné avait du fournir à sa fille curieuse, trop curieuse à son goût... Et elle avait aussi compris pourquoi le policier qui escortait les deux autres tenait un sac en plastique transparent contenant une seringue et des sachets de poudre blanche… Une poudre blanche dont une jeune femme craignait à présent qu'elle se trouve à l'intérieur du tube de verre que son amie serrait entre ses bras tremblants… Est-ce que cela expliquait la méfiance de Shiho à son égard, tout comme son étrange comportement quand elle avait évoqué le métier de son père devant elle ?

Si c'était le cas, sa nouvelle amie avait encore plus besoin d'elle qu'elle ne se l'était imaginée… Mais elle devait éviter autant que possible d'avoir des conclusions hâtives. Si elle allait jusqu'à l'accuser de… Si jamais elle se trompait, elle perdrait définitivement une amie…

« Qu'est ce que c'est, Shiho ? »

L'expression rassurante et compréhensive de son interlocutrice fût loin de dissiper la méfiance de la criminelle. Est-ce qu'elle voulait la pousser à avouer les crimes dont elle la soupçonnait, maintenant qu'elle avait retrouvé l'arme avec laquelle elle les avait perpétrés ?

« Tu n'as pas à le savoir… »

Frissonnant au ton cinglant de celle qui lui tournait de nouveau le dos, Ran avala péniblement sa salive en réfléchissant à la meilleure manière d'aider son amie… Shinichi aurait sans doute su quoi faire mais elle…Quoique….Shinichi savait comment démasquer les criminels mais est ce qu'il était aussi capable de les aider au lieu de les emprisonner? Non, même si ses craintes pouvaient s'avérer être vraie, elle ne devait pas voir son amie comme une criminelle mais comme une victime… Une victime qu'elle devait aider…

La victime qui se serait volontiers passé de son aide réfléchissait également à la meilleure manière de sauver une amie… Une amie qui risquait bien de devenir, cruelle ironie du sort, la victime de la criminelle qu'elle avait sauvé d'elle-même… La chimiste se voyait mal prétendre être diabétique, si elle donnait cette excuse à son cobaye, elle aurait du mal à trouver une raison valable pour laquelle elle différerait plus longtemps l'injection de sa dose d'insuline…

Elle préférait épargner la vie de quelqu'un qui cherchait à la tuer que d'assassiner une idiote qui avait mis les pieds dans le plus sombre des marécages sans le savoir… Elle l'avait déjà fait trois fois de suite, et le faire une quatrième était au dessus de ses forces… Quoique… La main qui tenait la seringue avait cessée de trembler, si elle parvenait à dissiper la méfiance de son cobaye suffisamment longtemps, par exemple en lui faisant croire qu'elle ne contenait effectivement rien d'autre que de l'insuline…

Levant les yeux, la scientifique manqua de défaillir devant le regard qui croisa le sien… Un regard plus glacial et inhumain que tout ce qu'elle avait imaginé dans ses pires cauchemars… Le même regard que celui de Gin… Le regard de l'inconnue qui lui faisait face… Le regard de son reflet dans le miroir de son appartement…

Enfonçant brusquement le piston de la seringue, la criminelle mit plusieurs instants à se remettre suffisamment de sa terreur pour penser à baiser les yeux vers le liquide dont elle avait aspergé le sol de son appartement… Bon, elle ne savait pas si elle devait mettre ça sur le compte de la terreur ou de son désir inconscient de croire que son amie était aussi idiote qu'elle en donnait l'air, mais le résultat était le même…Et à tout prendre, elle préférait avoir vidée la seringue de cette façon… Tout ce qu'elle avait besoin de faire maintenant, c'était d'effacer cette tâche sur le sol… Elle préférait faire le ménage dans son appartement pour ça que de la manière dont elle l'aurait fait si une quatrième expérience avait eu lieu…

Détournant les yeux du liquide translucide, la scientifique manqua de défaillir, non pas devant un reflet qui lui était de nouveau familier mais devant celui de la lycéenne qui était derrière elle… Non pas qu'elle lui adressait un regard froid et cynique, comme celui qu'elle avait eue elle même, bien au contraire, la seule chose qui se reflétait sur son visage était de la sollicitude… Mais ce visage candide… La pensée que ses traits délicats aient pu être déformés par la même souffrance qu'avaient ressenti ses trois précédentes victimes…avant de se dissoudre dans une masse répugnante de tissus en décomposition qui se serait écoulée sur le sol de son appartement et qu'elle aurait du nettoyer… Comme elle avait du le faire, il y a tout juste un jour…

Cette pensée atroce qui s'était emparée de la conscience de la chimiste se concrétisa sous la forme d'une nausée qui lui souleva l'estomac et la poussa à se précipiter hors de son appartement pour respirer un peu d'air frais… et surtout s'éloigner du lieu où s'était déroulé une scène que son imagination lui peignait à présent sous les couleurs les plus hideuses, une scène qu'elle n'arrivait plus à appréhender avec le même regard glacial et dépourvu d'émotions qu'elle avait eue lorsqu'elle s'était déroulée…

S'accrochant à la rambarde de son immeuble avec la même expression désespérée qu'une naufragée s'agrippant à sa planche de salut, Shiho s'efforça de reprendre son souffle avant de manquer de s'évanouir quand elle sentit une main se poser doucement sur son épaule…

Ran, désemparée par l'état inquiétant de son amie, ne savait toujours pas comment réagir à la situation qui semblait aussi catastrophique que ce qu'elle avait imaginé…

« Ran…Je voudrais te dire…Non, te demander…quelque chose… »

S'efforçant d'avoir un regard rassurant et compréhensif face à celui désespéré de celle qu'elle voulait aider, Ran se pencha sur la chimiste.

« Oui ? »

« Est-ce que tu pourrais…me laisser dormir chez toi, ce soir ? S'il te plaît… »

Elle ne voulait plus passer un instant de plus dans le lieu de son dernier crime, et si c'était déjà une épreuve de subir le regard innocent de celle qui avait bien failli être sa dernière victime, elle serait incapable d'affronter celui des poupées dans les yeux desquelles se refléterait le regard encore plus innocent de celle qui les lui avait offert…

Ran pour sa part était plus interloquée que jamais face à la demande incongrue… En temps normal, elle aurait refusé, préférant éviter de voir une amie rencontrer son père alors qu'il ne s'était toujours pas repris en main… Mais vu la situation… La lycéenne percevait l'appel au secours désespéré qui était dissimulé derrière les paroles de la scientifique, et elle était plus déterminée que jamais à ne pas lui faire la sourde oreille…

« Bien sûr que oui…Après tout, tu m'as bien laissé dormir chez toi, hier… »

La gratitude qui se refléta sur le visage de celle qu'elle aidait à se redresser réchauffa le cœur de la championne de karaté… Se dégageant doucement des bras de son amie, la scientifique s'empara de ses chaussures ainsi que du trousseau de clé qui était accroché près de la porte de l'appartement dont elle ne se sentait plus la force de franchir le seuil.

Même si elle pensa un moment à rappeler à Shiho que si elle voulait dormir chez elle, il aurait mieux valu qu'elle emporte quelques vêtements avec elle, Ran préféra garder le silence, de peur qu'en retournant dans son domicile la chimiste ne s'empara de la boite métallique qu'elle avait laissé entrouverte sur la table… Une boite métallique qui contenait un poison autrement plus terrifiant que celui que la jeune femme s'imaginait… Un poison dont finiraient par être victime, dans un proche avenir, deux des êtres auquel elle tenait le plus…