Chapitre 13

Lorsque Ran demanda timidement à son amie de l'attendre dehors, pendant qu'elle remettait un peu d'ordre dans l'appartement qu'elle partageait avec son père, la chimiste acquiesça sans faire de commentaire…

La lycéenne avait beau s'efforcer de maintenir un semblant d'ordre dans son foyer, les traces visibles du laisser aller de son père finissaient fatalement par réapparaître au bout de quelques heures…Et ce n'était pas cette image là que sa fille voulait que le policier donne aux autres...

Shiho resta pensive plusieurs minutes avant que le vent ne soulève les mèches de ses cheveux écarlates, la forçant à lever la main vers son visage pour les écarter… Mais lorsque ses doigts parvinrent à la hauteur de son nez, la scientifique demeura figée au beau milieu de son geste…

Cette odeur…Elle n'avait même plus besoin de renifler sa main pour la sentir… Une puanteur encore plus répugnante que celle des restes de ses trois victimes, plus repoussante que celle des cadavres étendus sur les tables de dissections des laboratoires du syndicat…L'odeur pestilentielle qu'elle avait senti chez chacun de ses collègues quand ils étaient dans la même pièce qu'elle… L'odeur dans laquelle elle avait été baignée la majeure partie de son existence… L'odeur qui avait fini par l'imprégner totalement… L'odeur dont ne se débarrasserait jamais le membre de l'organisation avec lequel elle était le plus intime… La trace visible des pêchés dont elle avait souillés ses mains…

Pourquoi s'obstinait-elle à considérer celle dont elle sentait la noirceur de ses crimes sur ses mains comme s'il s'agissait d'une autre personne ? Une personne différente d'elle, un simple membre du syndicat qui avait détruit sa vie… La personne dont elle croisait le regard dans la vitrine du magasin situé au premier étage de l'immeuble où habitait son amie… Ce n'était pas une inconnue…Ce reflet…c'était tout simplement le sien…

Franchissant en quelques pas la distance qui la séparait de son double, la chimiste posa doucement la paume de sa main sur celle qu' « elle » lui tendait… Elle était glaciale… Et quoi de plus normal après tout ?

Pour survivre au sein de l'organisation, elle avait été forcée de jouer un rôle, celui que le metteur en scène de sa vie voulait qu'elle tienne…Et à force d'avoir faire semblant d'être l'une des leurs pour éviter qu'ils ne fasse d'elle une de leurs victimes…Après tout ces mois, non, toutes ces années à répéter sans cesse le même mensonge… C'était ce mensonge qui était devenu la vérité et son ancienne vie un rôle qu'elle jouait, devant deux spectatrices seulement, cette fois…L'une qui était encore dupe, l'autre qui ne pouvait plus se laisser prendre au piège…Akemi et Shiho…

Mais après tout…Comment les choses auraient-elles pu être autrement ? Lorsqu'elle ne pouvait être elle même que durant quelques jours par an, ceux qu'elle passait avec sa sœur…Lorsqu'elle était forcée de se comporter comme ceux qu'elle haïssait le plus au monde, le reste du temps… Comment aurait-elle pu éviter de devenir ce qu'elle détestait le plus ?

Un mensonge qu'on s'efforce de rendre convainquant et qu'on répète aux autres en permanence, comment le distinguer de la vérité ? Les habitudes qu'ils s'étaient efforcés de lui faire acquérir, la manière de penser qu'elle s'était efforcée d'avoir pour ne pas devenir folle au sein de cet enfer, tout cela avait fini par laisser ses traces…

Elle devait fournir autant d'efforts que possible pour avoir le comportement qu'elle aurait eue si l'organisation n'avait jamais existé, tandis qu'elle agissait sans même y penser comme celle qu'elle n'aurait jamais voulu être…

Ce personnage qu'elle avait créé pour se dissimuler avait fini par prendre vie et à présent… A présent, est ce qu'il était réellement trop tard ?

Lorsque Ran posa doucement la main sur son épaule, elle ne sursauta pas…mais elle n'eût pas non plus la force d'essayer de dissimuler la mélancolie qu'avait laissé dans son regard celui de la sœur qu'elle avait contemplé…Non pas Akemi, mais une autre…

Ran, de son côté, ne chercha pas non plus à dissimuler la tristesse que le regard de son amie avait fait naître dans le sien… De toutes façons, elle n'en aurait pas été capable…

Pour un peu…Elle aurait presque souhaité revoir sur le visage de la chimiste la même expression hautaine et méprisante qu'elle arborait habituellement… Si elle avait voulu amener sa nouvelle amie à dévoiler les sentiments qu'elle dissimulait derrière ce masque froid, ce n'était pas le genre d'émotions qu'elle aurait voulu découvrir…

S'emparant de la main inerte de celle qu'elle voulait sortir du cauchemar dont elle ne s'éveillait toujours pas, Ran la conduisit doucement mais fermement dans le foyer qui était de nouveau dans un état de propreté acceptable, compte tenu du peu de temps qu'elle avait eue à sa disposition pour le remettre en ordre…

Ce n'est qu'une fois que sa seule amie eût refermé derrière elle la porte qu'elle lui avait fait franchir que Shiho se décida à se manifester de nouveau…

« Dis moi…Ran…Est-ce que je…pourrais…prendre un bain…maintenant ? »

La demande aussi timide qu'inattendue décontenança un court instant Ran.

« Oh…Bien sûr…Mais…quels vêtements est ce que tu va bien pouvoir mettre après t'être lavé ? D'ailleurs qu'est ce que tu vas porter cette nuit ? Vu que tu n'as rien emporté avec toi… »

Baissant les yeux vers l'uniforme scolaire d'un noir de jais dont elle était toujours revêtue, la chimiste poussa un soupir.

« Je n'aurais qu'à…garder la tenue que je porte en ce moment….de toutes façons, aucun de tes vêtements ne pourrait m'aller… »

« Et ce n'est pas seulement un problème de taille…Hélas… »

« Ecoute…Est-ce que tu pourrais au moins me confier tes vêtements pendant que tu te laves ? De cette façon, je pourrais les nettoyer et ils seront propres quand tu les remettras demain, d'accord ? »

La lycéenne mélancolique haussa les épaules d'un air apathique.

« Si tu veux…Mais ça ne fait que déplacer le problème…Qu'est ce que je vais bien pouvoir porter en attendant qu'ils soient propres? »

Ran s'enfonça dans une expression pensive, à la recherche de la solution du problème qu'elle venait de soulever.

« Si j'avais eu un peignoir de bain, j'aurais pu à la rigueur te le prêter mais…Je sais ! »

S'éclipsant dans sa chambre, l'amie de Shiho en revint quelques minutes plus tard en portant un yukata dans ses bras.

« C'est celui que je portait il y a deux ans…Alors il ne devrait pas être trop grand pour toi… »

Jetant un coup d'œil aux fleurs de camélias qui étaient brodés sur le vêtement qui lui était tendu, la scientifique finit par l'accepter, autant par lassitude que parce que ça ne la déplaisait pas de le porter…Après tout…Ces fleurs écarlates sur un fond aussi noir que les plumes d'un corbeaux…C'était une tenue qui refléterait parfaitement l'âme de celle qui la porterait temporairement…

Disparaissant dans la salle de bain de la maison une fois que sa propriétaire lui en eût indiqué l'emplacement, la jeune femme entreprît de se déshabiller après avoir ouvert le robinet de la baignoire… Une fois qu'elle fût remplie, elle se glissa à l'intérieur…

Mais la chaleur de l'eau ne fût pas suffisante pour qu'elle s'enfonce dans un moment de détente… Et elle eu beau se frotter le corps d'une manière aussi frénétique que celle avec laquelle elle avait nettoyé son appartement des traces de…sa dernière expérience, cette odeur ne partait toujours pas…

A quoi bon essayer de la faire disparaître ou même de la dissimuler de toutes façons ?

Ce n'était pas une odeur qu'on pouvait effacer à l'aide d'un simple savon… Et à quoi bon essayer de la dissimuler puisqu'il n'y avait qu'une seule personne qui pouvait la sentir, elle-même…

Cette puanteur ne partirait jamais…Elle allait devoir s'y habituer, voilà tout…Si elle avait réussi à s'habituer à celle de ses collègues, elle finirait tôt ou tard à se faire à l'idée qu'elle la partageait maintenant avec eux… On finissait toujours par s'habituer…Que ce soit au meurtre, à l'absence d'une sœur, à la solitude… On finissait toujours par s'habituer aux aspects les plus déplaisants de sa vie quand il n'y avait pas moyen de les faire disparaître…Ou peut-être pas finalement…Après tout, même après plusieurs années, elle ne s'était pas habituée à la solitude ni aux absences interminables de la seule personne capable de la combler… Même après trois crimes, elle n'avait pas encore réussi à s'habituer à l'idée que le meurtre était la chose la plus normale qui soit…

Mais peut-être que ce n'était finalement pas une mauvaise chose…Cela prouvait qu'elle restait humaine, ou en tout cas avait conservé quelque vestige de l'être humain qu'elle avait été à une époque… Mais peut-être aussi…qu'elle aurait beaucoup moins souffert si elle avait réussi à effacer les dernières traces de ce qu'elle avait été aussi facilement que celles qu'avaient laissé ses trois meurtres…Du moins les traces visibles, puisque celles qu'ils avaient laissés sur son âme…Elle ne pourrait jamais les effacer…Pas plus que cette odeur qui imprégnait non pas son corps, comme elle l'avait tout d'abord cru, mais l'âme qui y étaient emprisonnée…

S'immergeant complètement dans cette eau qui ne pouvait pas plus la purifier de ses pêchés que de sa tristesse, la chimiste retint son souffle de la même façons qu'elle retenait au fond d'elle toutes les souffrances et les regrets qu'elle n'avait jamais pu confier à qui que ce soit, fautes d'avoir trouvé une oreille qui aurait pu les retenir…

Et elle les relâcha brusquement dans le même cri silencieux étouffé par le monde dépourvu d'air où elle s'était enfoncée, un monde identique à celui où elle vivait quotidiennement, un monde où elle ne pouvait pas respirer librement…

Toussotant tandis qu'elle sortait sa tête de l'eau, la criminelle demeura figée, se demandant si il y avait des larmes pour se mêler à l'eau qu'elle sentait ruisseler sur son visage…

Une fois qu'elle eût trouvé la force de s'arracher à ses pensées moroses comme à la baignoire, l'invitée de Ran s'essuya calmement avant d'enfiler la tenue que son amie lui avait prêtée…

Ce reflet dans le miroir de la pièce…Elle n'arrivait toujours pas à le reconnaître… Qui n'arrivait pas à s'identifier avec qui d'ailleurs ? La scientifique froidement rationnelle de l'organisation avec cette ombre mélancolique qui était incapable d'assumer ses crimes ? Ou bien l'orpheline sans espoir avec cette criminelle cynique qui portait une tenue adaptée à sa personnalité ? Aussi noire que l'organisation, rehaussée par un rouge qui n'avait rien à envier à celui du sang qu'elle et ses collègues avaient fait couler…

Faisant disparaître ses doutes avec l'eau de la baignoire dont elle retira le bouchon, la chimiste regretta de ne pas avoir emporté un flacon de sa toxine avec elle… Si elle l'avait fait…elle aurait pu faire disparaître avec cette eau ce double d'elle-même qui la révulsait de plus en plus… Mais s'agissait-il de Shiho…ou de Sherry ?

Sans se préoccuper de trouver une réponse à sa question, elle ramassa ses affaires avant de sortir de la pièce pour les confier à celle qui les lui avait réclamé et qui l'attendait dans le couloir avec un air presque aussi mélancolique que le sien…

Une fois qu'elle eût glissé dans la machine à laver les vêtements de son amie, Ran entreprît de la guider doucement dans sa chambre avant de la pousser à s'asseoir sur son lit avec elle…

Les deux jeunes filles demeurèrent silencieuse un long moment sans oser confier à l'autre ce qu'elles avaient chacun sur le cœur… Ses inquiétudes pour Ran…Ses regrets pour Shiho…

L'amie d'enfance de Shinichi sentait son cœur se resserrer tandis qu'elle ressentait de nouveau une solitude presque identique à celle dans laquelle elle avait basculé après le départ de sa mère… Etait-ce la solitude qu'avait ressenti le détective tandis qu'il devait faire face à son incapacité à dissiper la tristesse de son amie ? Sûrement…Mais s'il avait réussi à surmonter son incapacité avec le temps, est ce qu'elle arriverait à en faire autant ?

Celle qui désirait plus que tout être l'amie de Ran, sans parvenir à se convaincre qu'elle en avait le droit, sentait pour sa part son âme s'effriter et tomber en miettes tandis qu'elle était rongée par une solitude plus désespérante que jamais… La seule autre personne qui lui apportait un semblant de compagnie à l'instant présent…était cette inconnue dont elle ne savait plus si elle existait réellement ou non… Qu'elle s'appelle Shiho ou Sherry… Qui d'autres aurait pu la sortir de ce monde aussi glacial que silencieux ? Akemi ? Elle n'était pas là et même si elle avait été présente…Ran ? Mais pour cela…Il faudrait inévitablement qu'elle l'entraîne dans ce monde… Et si la jeune femme en sortirait sans doute assez vite, est ce qu'elle l'emmènerait avec elle ? Ou est ce qu'elle l'y abandonnerait ?

Il n'y avait qu'une seule manière de répondre à cette angoissante question…

« Ran… »

« Oui ? »

« je me demandais… »

« Oui ? »

« Est-ce que tu pourrais…devenir l'amie…d'une criminelle ? »