Chapitre 14
Ran demeura silencieuse face à la question qu'elle désirait entendre…mais qu'elle craignait plus que tout de se voir poser… Non pas parce qu'elle y répondrait de manière négative mais…Parce qu'elle savait que des mots ne seraient sans doute pas suffisants pour convaincre son interlocutrice que la réponse qu'elle lui donnerait serait sincère…Parce que des mots ne pouvaient sans doute pas suffire pour lui faire comprendre qu'elle ferait tout son possible pour l'aider, de la même façons que ses deux meilleures amis avaient fait tout leur possible pour l'aider, elle, quand elle en avait eue le plus besoin…
Mais peut-être…qu'un geste suffirait ? Comme celui qu'elle avait fait à New York, il y a quelques mois… Cette fameuse nuit où elle avait agrippé la main d'un tueur en série pour lui sauver la vie, en empêchant son corps vieillissant de s'écraser quelques étages plus bas…
La chimiste tressaillit quand elle sentit son amie prendre doucement sa main dans la sienne, mais elle ne trouva pas la force de se dégager…
« Pourquoi est ce que tu me demandes ça ? »
« Pour rien…C'est juste…une question que je me posais…Est-ce qu'un criminel peut avoir des ami qui tiennent à lui ? Ou bien, est ce qu'il ne peut en avoir…qu'à condition de leur dissimuler ce qu'il est vraiment ? »
« Mais dans ce cas…il n'aurait pas vraiment d'ami…. »
Ran se mordit légèrement les lèvres quand elle sentit le tremblement infime qui avait commencé à agiter la main dont elle sentait la chaleur dans la sienne.
« Pourquoi ? S'il tient sincèrement à eux…S'il fait tout pour les rendre heureux…S'il leur cache sa vraie nature uniquement pour ne pas les blesser… »
« Il serait l'ami des personnes qu'il fréquentent…Mais ces personnes ne seraient pas ses amis, juste les amis de la personne qu'elles s'imaginent connaître… La personne qui leur donne son affection…elles ne pourraient pas l'aider en retour quand elle en aurait vraiment besoin…parce qu'elles ignoreraient tout de ses vrais problèmes… »
Shiho baissa les yeux en espérant que ce serait suffisant pour dissimuler la mélancolie qui s'y reflétait.
« Mais si ces problèmes…Non seulement, elles ne pouvaient rien faire pour les résoudre…Mais qu'en plus, tout ce que ça leur apporterait de les connaître serait de souffrir à leur tout… Souffrir parce qu'elles ne peuvent rien faire pour en délivrer celui qui en souffre devant eux…Souffrir parce qu'en essayant de le faire malgré tout, elles perdraient ce qu'elles ont de plus précieux…et ferait perdre à leur ami ce qu'il a de plus précieux…Ses amis… »
Resserrant doucement son étreinte autour des doigts de son amie, Ran attendit patiemment que le tremblement qui les agitait cesse avant de prendre la parole de nouveau, après avoir mûrement réfléchi aux mots qu'elle devait employer…
« Les vrais amis…n'hésitent pas à partager les souffrances de ceux qui leur ont offert leur amitié…Si les amis n'étaient là que pour partager les joies…Alors, on ne pourrait pas véritablement les appeler des amis…Tu doit penser que je suis trop naïve mais…C'est comme ça que je vois les choses…et c'est comme ça que les choses se sont passées avec mes deux meilleurs amis… »
Le silence retomba de nouveau tandis que la lycéenne résistait de son mieux à la tentation de se tourner vers la scientifique pour voir sur son visage les traces visibles que ses paroles y avaient laissés…
« Mais…est ce que tu pourrait accepter d'aider quelqu'un qui a détruit le bonheur de plusieurs personnes ? Est-ce que tu pourrais souffrir pour une personne qui a fait souffrir les autres ? Est-ce que tu pourrais risquer de perdre ta vie pour quelqu'un qui, il n'y a pas si longtemps, n'aurait pas hésité à t'arracher la tienne ? »
Ce fût au tour de la main de Ran de trembler légèrement. Où est ce que Shiho voulait en venir ? Si ses pires craintes s'avéraient justifié, le seul bonheur qu'elle aurait gâché aurait été le sien…La seule vie qu'elle aurait pu détruire, la sienne…Alors pourquoi ? Est-ce qu'elle commençait à hésiter ? Est ce qu'elle essayait de dissimuler la confession qu'elle s'apprêtait à faire, en faisant tout son possible pour donner l'impression qu'elle parlait de quelqu'un d'autre ? Ou bien…
Le tremblement de sa main s'accentua tandis qu'une angoisse commençait insidieusement à pénétrer dans le cœur de l'amie de la chimiste… Une angoisse qu'elle ne pouvait rattacher à rien de précis…ou plutôt…elle faisait tout son possible pour ne pas la rattacher à quelque chose de précis… Mais malgré tous ses efforts, son imagination commençait à donner un visage précis à cette peur sans objet…
Un visage défiguré par le temps et les pêchés que son propriétaire avait souillé avec…Un visage encadré par de longs cheveux argentés… Un visage dans les yeux duquel se reflétait une mélancolie identique à celle qui faisait vibrer la voix avec laquelle il s'était adressé à sa future victime…Le visage du tueur en série qui avait été sur le point de la tuer sans que Shinichi puisse la sauver…Le tueur dont l'une des main vissait consciencieusement un silencieux sur le revolver qu'il tenait de l'autre… La main qu'elle avait agrippée de toutes ses forces pour sauver quelqu'un…qui ne le méritait pas ?
Elle repensa aux paroles de Shinichi…et à leur signification… Personne ne méritait de mourir…alors pourquoi est ce que certaines personnes auraient mérité d'être sauvé et pas d'autres ? Le détective avait réussi à trouver les mots qui exprimait le geste qu'elle avait fait sans même y penser, parce que c'était pour elle la chose la plus naturelle qui soit… Elle pouvait sauver cet assassin et elle l'avait fait… Non, elle devait le sauver…Cet assassin qui, contrairement à elle, était étonné que quelqu'un ait risqué sa vie pour sauver la sienne…Cet assassin qui l'avait fixé d'un regard éberlué tandis qu'il était suspendu dans le vide et qu'elle le suppliait d'agripper à son tour sa main pour qu'elle puisse le hisser en lieu sûr…Ce regard identique…à celui qu'avait eue Shiho quand elle l'avait serré dans ses bras pour l'aider à vaincre sa peur de fermer les yeux…
« Si personne ne mérite de souffrir…et de mourir…Alors…ça veut dire que tout le monde mérite d'être heureux, non ? Tout le monde… »
La chimiste renifla tout en essayant de dégager sa main de celle de Ran, sans pour autant parvenir à briser l'étau qui s'était doucement mais fermement resserré autour de ses doigts…
« C'est facile de dire ça…Mais en pratique…est ce que tu essaierais vraiment de sauver un assassin qui n'aurait pas hésité à te tuer et à tuer aussi tes proches ? »
« Je l'ai déjà fait… »
Shiho tressaillit de nouveau… Est-ce que c'était d'elle que son amie parlait ?
« Ah…Mais cet assassin…est ce que tu pourrais devenir son ami ? »
Ran prit le temps de réfléchir à la question. Ce vieillard, il avait eu beau avoir l'air de se moquer d'elle au moment où il s'apprêter à la rajouter à la liste de ses victimes, son regard montrait amplement que la mort à laquelle il allait assister était loin de le rendre aussi indifférent qu'il ne voulait le faire croire…
Qu'est ce qui avait bien pu lui arriver pour qu'une telle tristesse se reflètent dans ces yeux fatigués ? Il souffrait lui aussi, alors pourquoi ne pouvait-il pas comprendre que ses victimes souffriraient aussi s'ils les assassinaient ? Non, il le comprenait très bien alors…Pourquoi ? Qu'est ce qu'il avait du subir pour pouvoir continuer de commettre ces meurtres en ayant pleinement conscience de ce qu'il faisait ? Quelles souffrances cherchait-il à éviter en faisant cela ? Quelles souffrances voulait-il faire expier aux autres en les tuant aussi froidement ? Elle l'avait dit à Shiho, les criminels pouvaient être des victimes, eux aussi… Ce vieillard était une victime même si elle ne savait pas de quoi… Ce jeune homme à l'agonie qu'elle avait croisé dans le commissariat de son père, c'était une victime, lui aussi…Shiho était…Qu'est ce qu'elle était ? Une victime…Seul quelqu'un qui avait souffert plus qu'elle, infiniment plus qu'elle, pouvait avoir aussi peur de se rapprocher des autres… Même dans les rares moments où elle avait eue peur d'être trahis à son tour, Ran n'avait jamais cherché à blesser les autres pour les faire fuir, contrairement à la chimiste alors…Ca voulait dire que…
Ran serra fermement la main qu'elle retenait encore dans la sienne, elle ne laisserait jamais personne être seul face à ses problèmes…Que ce soit ce vieillard ou Shiho, ou qui que ce soit d'autre… Shinichi et Sonoko ne l'avaient pas laissé seule, alors qu'il y avait d'autres personnes qui avaient infiniment plus besoin d'aide qu'elle, alors…Alors...
« Oui… »
Trouvant enfin le courage de se tourner vers son amie, la lycéenne posa doucement son autre main sur celle qu'elle retenait déjà. La chimiste écarquilla légèrement les yeux tandis qu'elle les levait vers ceux de Ran… Pendant un court instant, ce que Ran contempla dans les deux orbes azurés qui lui faisaient face c'était… De l'étonnement ? Oui, un étonnement qui n'avait rien à envier à celui de ce vieillard… De la gratitude ? Oui, une gratitude qui n'avait rien à envier à celle que Shinichi avait dû lire sur son propre visage…Mais aussi…de la peur ? Oui, une peur au moins aussi intense que celle qu'elle avait ressenti face à ce vieillard et à l'homme au bonnet noir qu'elle avait croisé avant lui… Une peur qui laissa très vite la place à une haine plus glaciale que jamais… Une haine aussi glaciale que le murmure qui s'échappa des lèvres tremblotantes de la scientifique, tandis qu'elle arrachait brutalement sa main de celle de son amie.
« J'en ai assez…Assez, tu m'entends ? Assez de cette comédie ridicule…Tu n'es pas mon amie et tu ne le sera jamais, quoique tu puisse en penser… »
Ran frissonna tandis que les yeux débordant de haine de la chimiste étaient à présent à quelques centimètres seulement des siens.
« Tu ne seras jamais…Tu n'es que…que… »
La voix de la scientifique tremblait de plus en plus tandis qu'elle se laissait absorber petit à petit par le mélange de tristesse et de peur qui se reflétait dans les yeux écarquillés qui était devant les siens…Ces yeux bleus candides…Ce bleu qui lui évoquait un océan de tendresse dans laquelle elle aurait voulu se noyer… Un monde silencieux, mais d'où la solitude était pourtant absente, un monde non pas glacial mais débordant de chaleur…Une douce chaleur identique à celle du corps tremblotant qu'elle sentait contre le sien…
Fermant les yeux pour ne plus faire face à la tentation qui s'offrait à elle, la chimiste dû cependant constater qu'elle n'avait fait que la rendre plus obsédante que jamais…
Lorsqu'elle sentit les lèvres de son amie se poser doucement sur les siennes, Ran manqua déjà de défaillir, mais lorsqu'elle entrouvrit la bouche pour la supplier d'arrêter ce geste et que la scientifique en profita pour s'y engouffrer totalement…
Elle demeura figée par la stupéfaction à la pensée qu'elle était en train de vivre son premier baiser non pas avec Shinichi mais…Shinichi… Est-ce que dans ses rêves, il l'aurait embrassé de cette façon ? Le détective aurait sûrement agi avec tendresse et douceur mais… Mais il n'aurait sans doute pas ressenti la moindre hésitation…Il n'aurait pas plus reculé une fois qu'il se serait engagé sur cette voie qu'il n'aurait reculé au moment de dénoncer publiquement un criminel qu'il venait de démasquer… La peur d'être réduit en charpie par celle à qui il volait ce baiser? Elle ne l'aurait pas plus fait reculer que la peur de voir un criminel tenter de le tuer alors qu'il l'envoyait en prison ne l'aurait empêché de le livrer à la police…
Mais Shiho… Ce n'était pas vraiment de la détermination qu'elle exprimait par ce baiser… Bien au contraire, Ran sentait qu'elle craignait en permanence d'être congédiée brutalement du lieu où elle s'était introduit…Oui, la langue qu'elle sentait doucement effleurer la sienne était timide, craintive et la délicatesse de ce baiser ressemblait plutôt à une supplication… Oui, elle la suppliait silencieusement de ne pas mettre fin à ce moment tout de suite…
La championne de karaté songea un moment à repousser fermement la chimiste mais… Est-ce que cela n'aurait pas été cruel de sa part de briser ce moment d'une manière aussi brutale ? Si elle avait été à sa place…avec Shinichi…est ce qu'elle aurait voulu que son ami d'enfance lui fasse comprendre de manière aussi crue qu'il ne l'aimerait jamais…de la même façon qu'elle ?
Ran tenta d'agir de manière plus…délicate…Mais lorsqu'elle essaya de repousser à l'aide de sa propre langue le corps étranger qui s'était si soudainement introduit entre ses lèvres…elle finit par succomber à la tendresse de l'intrus…Si bien qu'au bout de quelques instants, elle finit par tout oublier… L'absurdité de la situation, l'envers sombre que Shiho lui avait fait entrevoir, Shinichi… Tout cela finit par s'évanouir momentanément de sa conscience, qui se laissait doucement mais sûrement engloutir dans un océan de douceur, de délicatesse et de timidité…
Et au lieu de repousser son…amie…les mains de la lycéenne finirent par se refermer doucement autour de sa taille pour éviter que le moment qu'elle avait tant attendu ne prenne fin trop rapidement…Le moment où la distance entre elles disparaitrait totalement… Elle avait tout fait pour qu'il se produise…mais pas de cette façon…Non, pas de manière aussi…radicale…
Et lorsqu'elle sentit les doigts de la scientifique glisser doucement entre ses cheveux, Ran finit par songer, à sa grande honte, qu'elle aurait finalement aimé que les choses se produisent de cette façon…plus vite…
La communion se prolongea…Combien de temps ? Le temps n'avait plus vraiment d'importance… Longtemps… Très longtemps…Peut-être pas tout à fait assez pourtant…
Ran demeura les yeux fermés plusieurs instants après que la chimiste se soit doucement arrachée à son étreinte, après avoir mis fin à celle qu'elle avait initié…
Lorsqu'elle trouva la force de les rouvrir, doucement, ce fût pour constater que son amie avait baisé timidement les siens… Elle ne consentit à les lever que lorsqu'une main s'empara délicatement de la sienne de nouveau… Et ce que Ran vit s'y refléter…C'était un étonnement qui surpassait en cet instant celui du vieillard qu'elle avait retenu au bout de cette même main…
